L’Avenir du livre français

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L’Avenir du livre français
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 151-164).
L’AVENIR DU LIVRE FRANÇAIS

Le Congrès du Livre, qui vient de tenir ses assises au Cercle de la Librairie, a remporté un succès si net que les plus beaux profits pour la prospérité du commerce français peuvent, sans vain optimisme, en être dès maintenant escomptés. Dans notre vieille maison corporative du boulevard Saint-Germain, auteurs, éditeurs, imprimeurs, graveurs, tous ceux qui créent le livre, le fabriquent, le vendent, tous ceux qui l’aiment, se sont groupés en un solide faisceau, pour mieux organiser désormais à travers le monde sa propagation et, partant, assurer, au lendemain de la guerre, l’épanouissement des idées françaises.

C’est l’an dernier à Lyon, à la Foire du Livre, dont la paternité revient à M. Edouard Herriot, que le fécond projet naquit, prit corps et grandit. Tous les techniciens du livre se trouvaient réunis. Quelle plus favorable occasion pouvaient-ils espérer pour rechercher en commun les moyens de développer le commerce de la librairie française et de lui donner la place à laquelle il a droit ? La « Société des gens de lettres » avec son président M. Pierre Decourcelle, les hommes de science, les artistes, lus industriels et les ouvriers, tous se rapprochèrent, se serrèrent les coudes pour marcher au but. Le « Cercle de la Librairie, » dès le premier jour, se donna de toute son âme au mouvement. Le jeune et actif « Comité du Livre, » fondé sous les auspices de M. Maspero par un groupe d’académiciens et d’universitaires, présidé aujourd’hui par M. Emile Picard, ne marchanda pas davantage son concours. La « Maison de la Presse, » de son côté, apporta sa large contribution. Les associations, les syndicats patronaux et ouvriers exposèrent leurs vues, leurs suggestions et leurs projets en des rapports soigneusement étudiés, richement nourris de faits et de chiffres. La coordination de toutes les bonnes volontés fut si étroite, — la guerre, qui fit de nous il y a deux ans de si prompts improvisateurs, va-t-elle nous donner le génie de l’organisation ? — que M. Pierre Decourcelle, chargé de rapporter les décisions de la conférence de Lyon, n’eut pas de peine à les faire unanimement adopter et à grouper en une seconde et plus éclatante manifestation tous les artisans du Livre. Au cours de réunions tenues à la Société des Gens de Lettres, auxquelles prirent part les représentans des auteurs et des musiciens, des éditeurs et des imprimeurs, des fabricans de papier, des graveurs, de toutes les associations, en un mot, qui constituent le Cercle de la Librairie, l’organisation d’un Congrès national du Livre fut décidée et les rapporteurs se mirent incontinent à l’œuvre avec une ardeur et une compétence dont témoignent les travaux soumis au Congrès.


Pour beaucoup d’entre nous, dans le monde du livre, l’image colossale de Leipzig, citadelle formidable de l’édition allemande, était devenue depuis quelques années une obsession, une véritable hantise. Et cependant, à voir clairement les choses, celle hégémonie, que l’orgueilleuse ville marchande s’arroge si fièrement, est-il exact qu’elle la détienne, ou, à supposer que cela soit, qu’on ne puisse la lui ravir ? Capitale du livre, l’est-elle vraiment ?

Pour l’Allemagne et tous les pays de langue allemande, certes elle l’est et le restera. Sa puissance s’étend au delà des frontières de l’Empire, en Scandinavie, en Russie, où plus d’un million et demi d’hommes parlent allemand, en Suisse allemande. Ce privilège, elle le doit tout d’abord à sa situation géographique. Centre de chemins de fer, elle se trouve au milieu de l’Allemagne, installée comme l’araignée au cœur de sa toile. Des rails, encore des rails, toujours des rails convergent vers elle et partent d’elle. Depuis qu’elle a détrôné Francfort, l’ancienne cité du livre allemand, force a été pour tous les Etals du Nord de l’Europe de s’adresser à ses commissionnaires, chargés par les éditeurs de l’Allemagne entière de grouper tout ce qui s’imprime outre-Rhin et tout ce qu’il arrive de livres français et anglais sur le territoire de l’Empire.

Au delà des mers, Leipzig a l’avantage également d’une forte clientèle de naturalisés, Germains de l’Amérique du Nord, fils des deux millions d’Allemands qui se sont expatries depuis 1870 et qui, au recensement de 1910, se chiffraient par neuf millions, Germains de l’Argentine, Germains du Brésil encore, véritables colonies allemandes, prenant leur mot d’ordre à Berlin.

Mais de ce que la librairie allemande, à la veille de la guerre, était prospère, faut-il conclure, comme on le fait couramment, que la nôtre fût en déconfiture, et que Leipzig ait su infliger à Paris une défaite telle que nous ne puissions jamais nous en relever ? Rien de moins exact. Cette opinion pessimiste, trop répandue, les chiffres la contredisent formellement. Sans doute, la librairie française n’était pas aussi florissante qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû l’être, qu’elle le sera demain, mais il s’en faut du tout au tout qu’elle eût depuis quelque dix ans glissé, comme certains se plaisent à le répéter, sur la pente de la décadence. Le vrai, c’est, au contraire, que depuis dix ans, le livre français à l’étranger n’a cessé de progresser. Les rapports de MM. Max Leclerc et J.-P. Belin en ont fourni au Congrès l’irréfutable témoignage.

En 1913, nous avons importé 62 537 quintaux de livres, de brochures, de revues et journaux ; nous en avons exporté 132 590. Or, l’exportation du commerce français en 1904 n’atteignait pas tout à fait le chiffre de 78 000 quintaux. En neuf années, le progrès a donc été de 70 pour 100. N’est-ce pas là un résultat remarquable, infiniment encourageant pour la lutte future ? Si l’on envisage séparément les différentes catégories exportées, on constate pour les livres une augmentation très voisine de 50 pour 100 et pour les périodiques de plus de 160 pour 100. Pour les plaquettes, les catalogues, les imprimés purement commerciaux, de 20 060 en 1905 le chiffre a monté à 31 337 en 1913. Un gain très sensible aussi a été réalisé au chapitre des cartes de géographie, passant pendant cette même période de 141 à 357 quintaux. Peu de progrès en revanche pour la musique, l’Allemagne sur ce point nous écrasant par son organisation et par un matériel d’impression qui lui permettait de nous fournir ses éditions classiques à très bon marché et en même temps d’établir dans d’excellentes conditions pour elle des tirages de nos propres productions. Dans la catégorie des gravures enfin, nous obtenions à tout le moins, avant la guerre, une diminution constante de l’écart très large séparant nos importations considérables de nos exportations très faibles.


Jetons un coup d’œil sur la carte mondiale de ces progrès. Situons exactement nos meilleurs cliens. Puisque le livre français entame la lutte avec le livre allemand, il est bon que nous sachions où sont ses amis, ceux qui souhaitent sa venue de plus en plus fréquente et tendent les mains vers lui, que nous sachions aussi où on ne le voit pas assez ou trop peu, alors que la victoire de nos armes lui promet partout pour demain un cordial accueil.

Au premier rang de notre clientèle, et de beaucoup, la Belgique. Dans l’année qui précéda la guerre, elle suffit à elle seule à absorber la moitié, ou peu s’en faut, de notre production exportée, exactement 56 047 quintaux sur le chiffre total de 132 590 établi par le Tableau général du commerce de la France. Là nos progrès ont été si rapides, que la consommation a doublé en neuf ans. Le livre à vrai dire a peu gagné, mais à l’endroit des périodiques la faveur de nos voisins a fait passer leur envoi du chiffre de 16 449, qu’ils atteignaient en 1905, à celui de 42 134 en 1913. Progrès aussi en Suisse. Si nos périodiques y sont, même en pays romand, bien moins lus qu’en Belgique, le livre en revanche a progressé de 1 691 quintaux en 1905 à 3 349 quintaux en 1913. Au Canada, c’est un véritable triomphe qu’a remporté la librairie française. De 653 quintaux en 1906 la vente de nos livres s’est élevée jusqu’au chiffre de 3181 en 1916. Elle a quintuplé. Presque partout à travers le monde, nos livres ont vu se doubler le nombre de leurs acheteurs, en Italie, aux Etats-Unis, en Argentine, au Brésil. Si la situation en Egypte est restée stationnaire, nous marquions avant la guerre un point en Turquie. Un seul échec : en Espagne. Le succès de nos armes aura vite fait de le réparer. Avec le revirement plus sensible de mois en mois de l’opinion espagnole à notre égard, la voie se prépare lentement, mais infailliblement, pour le passage de nos productions littéraires, scientifiques et artistiques. Quant à nos exportations en Angleterre, leur chiffre n’a guère varié depuis dix ans, mais il n’y a sans doute nulle témérité à escompter chez nos loyaux et fidèles alliés une pénétration plus large du livre français. A tout prendre d’ailleurs, la Grande-Bretagne était pour nous avant la guerre une bien meilleure cliente que l’Allemagne.

Ce coup d’œil rapide n’a rien, on le voit, de désobligeant pour l’honneur de notre librairie nationale. La situation aurait-elle pu être meilleure ? Certes. Pouvons-nous être lus davantage à l’étranger ? La pensée française, ennoblie par toutes nos souffrances, sanctifiée par le sang versé et, au contraire de l’allemande, pure de tout esprit de domination, la pensée française, désintéressée et discrète, qui s’offre sans s’imposer et ne se déguise pas sous l’hypocrisie du masque, peut-elle voler d’un vol plus ample, toujours plus loin ? On n’en peut douter. À condition toutefois que nous fassions un effort qui, dans les circonstances actuelles, se présente comme un devoir.


Cet effort, il nous faut le donner puissamment, à plein collier. Dans quel sens ? C’est ce qu’ont cherché tous ceux qui sont accourus au Congrès du Livre. Et d’abord il a été nécessaire de réagir contre une opinion toute faite, de nous libérer d’une obsession qui nous paralysait. Aux éditeurs et aux libraires de France, depuis quelque cinquante ans, on n’a cessé de vanter Leipzig et son organisation colossale. Leipzig, c’était le modèle que nous devions à tout prix imiter. En dehors de la copie absolue de Leipzig, rien à tenter. En vérité, l’Allemagne avait-elle trouvé la formule unique et valant pour tous les peuples ? Voyons donc Leipzig à l’œuvre. Demandons-nous si ses méthodes, admirablement appropriées, nous le reconnaissons, aux conditions du commerce allemand, à ses besoins, aux goûts et aux idées d’outre-Rhin, peuvent répondre aux conditions, qui sont celles de la librairie française, aux besoins, aux goûts, aux idées de chez nous.

Avant toute chose, il convient de tenir compte de la situation où se trouve géographiquement la librairie allemande. À l’inverse de ce qui existe en France, où, à de rares exceptions près, tous les éditeurs sont installés à Paris, qui est devenu en fait la capitale du livre français, ceux de l’Allemagne sont éparpillés à travers l’Empire tout entier. Pour ne citer que les grandes villes, Berlin, Stuttgart, Münich, Tubingen, Gotha ont comme Leipzig leurs importantes maisons d’édition. Le libraire détaillant, quand il lui faut s’approvisionner de nouveautés ou satisfaire aux commandes, serait donc dans l’obligation de s’adressera vingt villes différentes et dans l’impossibilité de grouper ses expéditions : perte de temps, perte d’argent, lenteurs coûteuses.

La librairie allemande a senti l’impérieux besoin d’un centre, où tous les éditeurs auraient leur représentant et où ses correspondans d’abord, ceux de l’étranger ensuite, seraient assurés de trouver immédiatement tous les livres désirés. La position de Leipzig, la prospérité de son commerce antérieur, qui, au cours des siècles, avait rendu à tous les Allemands sa route familière, désignaient sans conteste cette ville au choix des éditeurs et des libraires, et ce privilège millénaire, cette manière de monopole, dont l’origine remonte au Moyen âge, tout a concouru à le maintenir et à le développer. N’est-il pas singulièrement significatif que tous les livres édités en Allemagne, que ce soit à Francfort, à Dresde ou à Breslau, puissent arriver à Leipzig franco de port, un libraire de Mannheim qui achète à Leipzig un volume édité à Berlin n’ayant à payer que les frais de Leipzig à Mannheim, tandis que le reste demeure à la charge de l’éditeur d’origine ?

Dans ce centre de Leipzig, où siège le « Borsenverein » des éditeurs allemands, les grandes maisons d’édition ont été ainsi amenées à doubler leur rôle de celui de commissionnaires. Elles sont devenues les intermédiaires indispensables entre tous les libraires de l’Allemagne d’une pari, tous ses éditeurs de l’autre. Bien plus, s’étant rapidement enrichies, elles ont pris par surcroît figure de banquiers. Leurs puissans capitaux leur ont permis de mettre leur appui financier au service de leur clientèle. Aux libraires elles consentent des règlemens à longue échéance, aux éditeurs de second ou de troisième plan, à ceux dont le fonds de roulement est modeste, elles accordent des avances sur le règlement annuel, qui se traite à Pâques, époque où se tient la fameuse foire du Livre.

Les avantages qu’un tel système présente pour l’Allemagne sautent aux yeux. Un libraire détaillant de Hambourg a reçu de ses cliens commande d’une centaine de volumes publiés par des éditeurs semés aux quatre coins de l’Empire. Nul besoin pour lui d’infliger à ses employés une aussi considérable correspondance, ni à lui-même les frais de cent expéditions différentes. Une lettre, une seule lettre adressée à son commissionnaire et filant vers Leipzig, voilà que lui arrivent, groupés et, grâce à la libéralité des chemins de fer allemands à l’égard du livre, voyageant en grande vitesse au tarif de la petite, les cent volumes, accompagnés en outre de ceux que leur caractère ou leur valeur ont fait juger par son correspondant dignes de l’intéresser. Cette organisation, qui économise le temps et l’argent, est, sans conteste, parfaitement conçue et jusqu’en ses derniers détails remarquablement « méthodique. » Quand l’un des 12 394 libraires figurant sur l’annuaire de Leipzig reçoit une demande, il lui suffit en effet, s’il ne possède pas l’ouvrage en magasin, de l’inscrire sur une petite fiche de papier mince, où toutes les indications sont prévues, tous les modes d’expédition et de paiement, l’envoi à compte ferme, en dépôt ou à titre de nouveauté, etc. Quelques traits de plume sur les précisions inutiles, et l’affaire est réglée. C’est à la « Maison des Libraires » que chaque jour vient déferler de tous les coins de l’Allemagne le flot de ces petites fiches. Organe né lui aussi d’un besoin, comme Leipzig même. Avant la création de ce bureau, qui est, en quelque manière, la poste centrale des libraires allemands, les fiches étaient portées par messagers aux commissionnaires et aux éditeurs. Détail pittoresque, révélé par un auteur d’outre-Rhin : les uns et les autres, pour s’épargner courses et peines, partageaient la route en deux et se donnaient rendez-vous dans un café. On y gagnait du temps et la joie considérable de vider des pots de bière. Aujourd’hui, les fiches arrivent en vrac à la Maison des Libraires. Editeurs, commissionnaires, chacun y a sa case, comme chaque ville a la sienne à l’intérieur de nos wagons-poste ; une quinzaine d’employés tout au long du jour y distribuent le courrier dès son arrivée. Il ne reste plus aux intéressés qu’à le faire prendre. Si la distance ou leur chiffre d’affaires ne leur permet pas de consacrer un commis à celle besogne, qu’à cela ne tienne : le bureau leur fera parvenir leurs fiches deux ou trois fois par jour.

Pour simplifier encore ces rouages, de gros commissionnaires se sont institués les dépositaires d’un grand nombre de maisons d’édition n’ayant pas de siège à Leipzig. Leur rôle consiste à expédier les commandes dans toutes les villes de l’Allemagne et de l’étranger. En outre, ils emmagasinent d’énormes quantités de livres de tous les pays de langue allemande, les expédient et règlent avec les libraires. C’est ainsi qu’ont surgi ces gigantesques immeubles des Volckmar et des Kœhler, véritables gares de marchandises du livre. Plus de cinq cents employés s’agitent fiévreusement dans l’immense ruche de Volckmar, bondée, dit-on, de plus de trente millions de volumes. Son dernier catalogue comptait quinze cents pages et trente mille libraires l’ont reçu gratuitement. Rien d’étonnant, n’est-ce pas, à ce qu’une centralisation aussi fortement organisée permette à ces maisons pléthoriques de connaître une fantastique prospérité et il va de soi que, toute l’activité de la librairie allemande étant ainsi drainée vers Leipzig, au jour du règlement, le lundi de Pâques après le Cantate de Quasimodo, dans la Maison des Libraires, les chiffres atteints soient énormes.

En faut-il déduire que le seul salut pour nous, éditeurs et libraires de France, soit une plate, une servile imitation de Leipzig ? Pas le moins du monde. Nous avons à faire œuvre française, donc à créer et non à imiter.


En premier lieu, affirmons-le tout de suite, ce mécanisme, quelque bien étudié qu’il soit et intimement approprié depuis des siècles, petit à petit, aux besoins de l’Allemagne, il est faux qu’il ait pris dans son engrenage, et à beaucoup près, tout le commerce du monde. L’exportation de l’Europe ne passe pas tout entière par Leipzig. On a tendance à le croire. Il n’en est rien. Pour nous, tout particulièrement, l’intérêt est grand de savoir dans quelles proportions la librairie française est tributaire des maisons de commission de Leipzig, quelles quantités de nos livres prennent le chemin de leurs entrepôts et si nous sommes, en (in de compte, soumis à leur hégémonie. La réponse, nous la trouvons dans les tableaux des statistiques que MM. Leclerc et Belin ont si heureusement annexés au rapport qu’ils ont présenté au Congrès. Nos envois de livres en Allemagne ne dépassent pas 10 pour 100 de notre exportation globale. Que l’Allemagne absorbe pour elle-même, pour ses propres besoins intellectuels, une grande partie de ces envois, la chose est incontestable. Notre littérature, nos livres de science et de médecine ont là-bas une clientèle assidue. On nous lit en Allemagne beaucoup plus que nous ne nous plaisons à le croire. Cette absorption d’un dixième de notre exportation par un pays voisin d’une population aussi dense n’a rien d’extraordinaire. Elle est tôt faible, très faible, et de ce qui part de chez nous pour l’Allemagne il ne doit certainement rester que fort peu pour le transit.

Finissons-en donc une fois pour toutes avec la légende, suivant laquelle la librairie française serait indirectement aux mains des commissionnaires allemands. Chez nous, par suite de la centralisation du livre à Paris, le commerce d’exportation se fait en général directement. Chaque éditeur a ses cliens et ses correspondans par le monde et traite avec eux sans intermédiaire. La méthode a ses avantages ; elle présente aussi des inconvéniens : si, en effet, quelques grandes maisons françaises peuvent avoir à l’étranger leurs représentans et lancer au loin des voyageurs, il en existe d’autres, et de tout premier ordre, publiant des ouvrages de valeur, à qui il est matériellement impossible de supporter seules les frais considérables nécessités par une sérieuse représentation par delà les frontières et de l’autre côté des mers.

C’est dans cette direction qu’il faut faire porter notre effort et notre action, en opposant à l’organisation allemande, adaptée au caractère allemand, une organisation qui nous soit personnelle et convienne à notre tempérament. Quelle heure serait mieux choisie que celle où la librairie allemande, embouteillée par la guerre, voit à peu près partout s’arrêter son activité entravée, ligotée ? Dieu merci, nous n’avons pas laissé passer cette heure, et dès aujourd’hui la lutte est engagée, la bonne œuvre entreprise. Réunis en une « Société d’études pour l’exportation des éditions françaises, » un certain nombre d’éditeurs parisiens préparent la publication de catalogues, qui ne soient pas inférieurs à ceux de l’Allemagne, et projettent des voyages en commun à l’étranger pour y fonder des dépôts, en même temps que la création à Paris d’un organisme central. Armés d’une forte instruction professionnelle, des commis libraires, accrédités par la Société, iront fonder au loin des maisons de vente, où le livre français se présentera en place avantageuse, offert au client par un homme connaissant à fond son métier. L’effort commercial se doublera d’une active propagande menée par des voyageurs auprès des bibliothèques importantes qui disposent de fonds d’achats, des Universités, des Facultés des Sciences et de Médecine. Nous n’aurons garde d’oublier la publicité, dont nous nous imaginons toujours trop facilement dans notre candeur, nous autres Français, que nous pouvons nous passer. Si bonne que soit notre cause en elle-même, nous chargerons les journaux des pays où nous voulons pénétrer ou progresser, d’annoncer ce que nous publions et de tenir leurs lecteurs au courant de notre activité.

Ce qui fait la force commerciale de Leipzig auprès des libraires de l’univers, c’est avant tout l’importance qu’ont su acquérir ses maisons de commission. Leipzig prospère, parce qu’au « Bestallanstalt » de la Maison des Libraires, les milliers de fiches expédiées des quatre coins de l’Allemagne reçoivent rapidement satisfaction. Si nous voulons pour le livre français une exportation victorieuse, quelle nécessité n’y a-t-il pas à posséder chez nous une organisation économe de temps et de main-d’œuvre ? Il faut nous attacher à constituer à Paris des centres d’exportation, qui se ramifieront à travers le monde entier, feront surgir partout succursales et dépôts, sauront habilement lier partie avec les librairies de gros et de détail existant déjà dans les pays où nous voulons obtenir le succès. Le système de l’entr’aide donnera, n’en doutons pas, les plus heureux résultats. Par une étroite entente avec les libraires indigènes, nous augmenterons nos propres affaires et nous faciliterons les leurs, en leur fournissant le moyen d’ajouter à la vente des livres du pays celle des livres français. On devra établir un service gratuit de bibliographie et de renseignemens où toute demande recevra incontinent réponse, et des bureaux de propagande, où l’on cherchera sans cesse de nouveaux débouchés, demeureront dans chaque succursale en relations étroites avec les journaux et les périodiques locaux ; des catalogues solidement nourris paraîtront par séries et par spécialités. Aussi bien, est-ce dans cette vie que s’était fort heureusement engagée, dès avant la guerre, une jeune maison française de commission, l’ « Agence générale de librairie et de publications, » et c’est cette méthode qui lui a permis d’aller lutter à l’étranger, sur place, contre l’influence allemande, contre le commis allemand, qui trop souvent encore tient le rayon du livre français dans les librairies du monde.

Ne serait-il pas injuste, par ailleurs, d’oublier que d’excellens commissionnaires existent depuis nombre d’années chez nous pour l’exportation du livre français : les Le Soudier pour les pays de langue allemande, les Terquem pour l’Amérique du Nord ? Ils ont rendu à notre corporation d’appréciables services, et les lendemains de la guerre ne pourront qu’ouvrir un plus vaste champ à leur activité.


Pour engager la partie contre le livre allemand, voilà certes d’excellens atouts. Mais rajeunir nos méthodes commerciales ne suffit pas ; ne nous dissimulons pas qu’il nous faut parallèlement mener un sérieux effort industriel, bien imprimer et à bon marché, si nous voulons vaincre la concurrence étrangère. C’est au perfectionnement de notre fabrication et de notre outillage qu’il faut dès à présent nous attacher pour en obtenir des moins-values de prix de revient, qui seules nous permettront en fin de compte de l’emporter sur nos rivaux. Lorsque nous aurons pour nos papiers l’alfa qui nous échappait, pour nos encres les quelques couleurs qui nous manquent, pour nos machines l’outillage moderne que la guerre va laisser derrière elle inoccupé, pour nos exportations, enfin, les moyens de transport et les lignes de navigation nécessaires, alors seulement la France pourra ambitionner et conquérir pour le commerce de ses livres la place qui lui est due à l’étranger.

Aux œuvres de nos écrivains, romanciers, poètes, historiens, philosophes, aux travaux de nos savans et de nos médecins, il faut une belle présentation typographique. L’idée française vaut bien d’être habillée avec goût, d’être dignement parée. Il nous faut de bons ouvriers du livre, partant des écoles professionnelles largement dotées, capables de former des élèves experts, travailleurs, consciencieux, économes de leur temps et, comme l’étaient les vieux « typos » d’antan, fiers, amoureux de leur métier. L’École Estienne joue déjà ce rôle et M. Georges Lecomte, son directeur, y a fait de louables efforts pour former en quatre années de travail de jeunes ouvriers ayant du goût, de l’élégance, de l’amour-propre professionnel, toutes les qualités incontestables de notre race. Mais, à l’heure actuelle, son enseignement est encore trop fermé, et il est souhaitable qu’elle l’étende par une entente plus directe avec les ateliers industriels.

Le bon ouvrier d’aujourd’hui, c’est le bon apprenti d’hier. L’apprentissage, grave question ! Le Congrès du Livre l’a inscrite à son programme et étudiée au point de vue de nos industries. M. Auguste Keufer a rédigé à ce sujet un remarquable rapport. Ici tout est à faire ; car de l’ancien statut de l’apprentissage en France il ne reste plus rien. Actuellement l’apprenti, le prétendu apprenti plutôt, court de maison en maison, à la recherche d’un supplément de salaire, bien moins désireux de briller au premier rang du métier, que de gagner plus et plus tôt. Il mange son avenir en herbe. Nul lien solide entre le patron, son maître, et lui. Il arrive un jour, part le lendemain, on ne le revoit plus. Quelles qualités professionnelles peut-on attendre d’une pareille instabilité ? Il est de toute nécessité, pour l’avenir du livre français et le recrutement de ses artisans, que les obligations réciproques du patron, de l’enfant et de la famille soient fixées par le contrat d’apprentissage, prévu par la loi de 1851 avec signature obligatoire. En Suisse, en Autriche, en Allemagne, conducteurs même et margeurs doivent témoigner d’un apprentissage régulier et leur compétence technique s’en trouve fort bien. Comment pourrions-nous demander moins à ceux des professionnels de l’imprimerie, dont le rôle exige plus de connaissances et plus de talent ? Enfin ne convient-il pas que le jeune apprenti prenne en dehors des heures de travail le chemin des cours de dessin, de style, de langues étrangères, que des concours annuels, des expositions de travaux piquent son ambition, que des bourses de voyage, en France et à l’étranger, récompenses des meilleurs, élargissent le champ de sa vision, enrichissent son cerveau ? Pour devenir un bon ouvrier, il faut s’élever au-dessus de son métier, le dominer afin de le mieux comprendre et de l’aimer davantage. Mais sans l’appui du Parlement, que s’assurera, souhaitons-le, le prochain Congrès de l’Apprentissage, les vœux les plus fervens de notre Congrès du Livre ne sauraient être que platoniques.

Reste un autre problème capital : la défense de notre fabrication nationale, la question des droits de douane. Jusqu’à ce jour, une opinion généreuse a toujours prévalu chez tous ceux d’entre nous qui se sont attachés à l’expansion de la pensée humaine dans le monde : la nécessité d’accorder à sa forme imprimée le privilège de circuler librement. Dans tous les congrès internationaux, les éditeurs ont jusqu’ici soutenu, contre leurs intérêts même, qu’aucun obstacle ne devait être apporté à la course des idées, aucune entrave, si légère soit-elle, imposée à la diffusion universelle de la littérature, des sciences et des arts. Pas de frontières pour le livre, qui est à tout le monde. Pas de frontières, donc pas de douanes.

Pas de douanes pour le livre de langue anglaise, ou russe, ou espagnole, ou italienne venant à nous, d’accord. Il ne vient à l’esprit de nul d’entre nous de renoncer à un principe qui est noble et nous est cher, de crier à l’œuvre d’un philosophe anglais, d’un romancier russe, d’un poète italien : « Payez, ou vous n’entrerez pas. Passez à la douane, ou nous ne vous lirons pas. » Mais qu’un livre, imprimé en français à l’étranger, que la production d’un écrivain français éditée par un éditeur étranger puisse avoir accès chez nous, sans acquitter un centime, alors que le papier, le carton, la toile, toutes les matières premières qui le composent et sont nécessaires à un éditeur français pour établir un volume semblable, sont frappés de droits à l’entrée, voilà, n’est-il pas vrai, quelque chose d’inconcevable. Une fois de plus, notre générosité et notre désintéressement se retournent contre nous et nous sommes seuls à payer les frais ! Une maison d’édition française désireuse, à l’endroit d’une collection à bon marché de nos grands classiques, d’entamer la lutte avec un concurrent étranger, ne fut-elle pas amenée récemment par cette invraisemblable anomalie de notre législation douanière, à faire fabriquer les volumes dans le pays même de son rival, l’obligation de payer les droits d’entrée sur le papier et la toile la mettant dans l’impossibilité de produire en France à prix égal ? Etonnons-nous maintenant de l’extraordinaire succès qui a accueilli chez nous ces collections de petits volumes reliés, offerts à des prix très bas et défiant toute concurrence... française.

Profitant de cet état de choses, si dommageable aux éditeurs français, l’Allemagne nous expédiait ses ouvrages de droit international, ses publications d’hygiène pratique et de médecine, ses géographies, ses Baedeker en français, enfin sa pernicieuse production de romans pour la jeunesse, ses livraisons de Nick Carter et de Buffalo Bill, tirés dans notre langue à Dresde à un nombre formidable d’exemplaires. Est-il possible que nous soyons plus longtemps dupes et que, devant leurs concurrens, mieux outillés et disposant d’une plus riche main-d’œuvre, nos éditeurs et nos imprimeurs gardent les bras liés ? Le Congrès du Livre n’a pas estimé que le livre français dût mourir plutôt qu’un principe et, la franchise en douane étant, bien entendu, maintenue entière pour les œuvres imprimées en langue étrangère, il a réclamé à juste titre que des droits protecteurs, sagement mesurés et simplement compensateurs, sur les livres imprimés en français et les publications de caractère international comme la musique et les arts graphiques, nous permettent de lutter à armes égales. Fidèles à leur tradition, les éditeurs français ne sauraient pas demander plus, mais ils ne peuvent, sous peine de mort, demander moins.

A ce Congrès du Livre, dont nous attendons beaucoup, l’Université de France a bien voulu venir prendre place et faire entendre sa voix. Par la bouche de ses doyens et de ses professeurs, elle nous a livré ses idées sur les sujets qui l’intéressent plus particulièrement. La catégorie des textes classiques, grecs et latins notamment, où nous sommes encore pour une trop grande part tributaires de l’Allemagne, nous a valu un excellent rapport de MM. Strowskiet René Pichon. M. Petit-Dutaillis a, d’autre part, fort judicieusement établi devant les éditeurs de France que le progrès de nos exportations à l’étranger demeurerait en fonction de notre expansion intellectuelle. N’était-ce pas dire du même coup que, pour le succès du livre français, l’Université peut beaucoup ? Jadis elle exerçait une surveillance sévère sur notre corporation, elle planait en quelque sorte au-dessus d’elle. Si le temps n’est plus où elle réglait la circulation des livres, fixait les taxes de vente ou de location, obtenait pour les libraires et les « stationnaires » l’exemption des impôts, du guet et de la garde des portes, les couvrait en toute occasion de sa sollicitude, elle n’en reste pas moins à jamais la grande directrice de la jeunesse française, la plus sûre conseillère, la meilleure collaboratrice des éditeurs. En attirant à elle les étudians étrangers, en envoyant hors de France ses maîtres de conférences et ses professeurs, c’est elle qui saura le mieux donner au monde le goût de notre littérature, l’amour de nos idées.

Certes, au lendemain de la victoire, le rayonnement de la France sera prestigieux ; mais pour l’entretenir et le propager, il nous faudra développer inlassablement nos relations littéraires et scientifiques avec l’univers. Nos professeurs seront les pionniers du livre français. L’Université tiendra à honneur de nous aider dans notre tâche. Notre devoir à nous est de perfectionner nos procédés de fabrication, d’organiser fortement notre commerce, et de lui gagner sur les marchés du monde la place qu’il mérite.


LOUIS HACHETTE.