L’Aventure de Fiume/01

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XXX
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 347-383).
FIUME, L’ADRIATIQUE
ET
LES RAPPORTS FRANCO-ITALIENS

I
AVANT L’ARRIVÉE DE G. D’ANNUNZIO

L’épreuve de la paix est plus délicate pour les alliances que l’épreuve même de la guerre. Elle l’est encore davantage pour une coalition, dont chaque participant doit, devant chaque question, tenir compte, non seulement de soi-même et d’un autre, mais de plusieurs autres.

L’expérience en a été faite plus ou moins aux dépens de nos rapports avec tous nos alliés, particulièrement avec nos alliés italiens.

Les armistices du 4 et du 11 novembre 1918 avec l’Autriche-Hongrie et avec l’Allemagne ont trouvé les rapports franco-italiens établis sur un état d’opinion favorable de part et d’autre à la pratique d’une politique d’entente. L’après-guerre les a trouvés trop souvent troublés par des récriminations, venant principalement du côté italien, réagissant sur l’opinion publique française et compliquant, pour les deux gouvernements, la difficulté des problèmes à résoudre.

Aucune question n’avait plus contribué à ce fâcheux résultat que la question de Fiume, récemment résolue dans des conditions dont nous sommes en droit d’attendre, au contraire, une heureuse influence sur nos relations avec l’Italie.


I. — CONVENTION DE LONDRES. — PACTES DE CORFOU ET DE ROME

Fiume n’est pas au nombre des territoires revendiqués par l’Italie au moment de son entrée en guerre. Ces territoires sont énumérés dans la convention conclue à Londres, le 26 avril 1915, entre l’Angleterre, la France, l’Italie et la Russie. Non seulement Fiume n’y est pas comprise, mais elle est mentionnée (article 5) comme devant revenir à la Croatie.

La Convention de Londres affecte la forme d’un mémorandum, communiqué par le gouvernement italien aux trois autres contractants, qui déclarent y donner leur plein assentiment et le transforment de ce fait en un traité à quatre. Elle est donc censée représenter les propositions formulées par l’Italie elle-même et agréées par ses trois nouvelles alliées. Il ne s’ensuit pas que ces propositions n’aient pas été soumises à une discussion, au cours de laquelle ont pu se produire des éliminations. Fiume a-t-elle fait l’objet d’une élimination ? Nous ne le croyons pas. Nous croyons au contraire qu’à aucun moment de la négociation, le gouvernement italien n’a élevé de prétention sur Fiume.

Il lui a été vivement reproché depuis lors de ne l’avoir pas fait. Les adversaires de MM. Salandra et Sonnino[1] leur ont fait grief d’avoir omis Fiume, parmi les acquisitions territoriales stipulées en faveur de leur pays, et plus encore d’en avoir admis l’attribution expresse à la Croatie. Dédaigneux des attaques, M. Sonnino ne s’est pas défendu contre ce reproche. M. Salandra y a répondu, en alléguant que son gouvernement avait dû compter avec les vœux de la Russie, alors puissante et protectrice attitrée des Slaves. Mais il lui a été répliqué que, renseignements pris auprès de M. Sazonoff[2], la Russie n’avait pas eu à refuser Fiume à l’Italie, parce que l’Italie ne la lui avait pas demandée. Entre ces deux assertions, la contradiction peut être plus apparente que réelle, le gouvernement italien ayant pu s’abstenir de revendiquer Fiume parce qu’il avait des raisons de croire à l’opposition du gouvernement russe. Mais surtout la polémique à ce sujet est vaine, pour une raison que, d’une part ni de l’autre, on ne se soucie de donner, et qui pourtant explique pourquoi la Convention de Londres ne réserve pas Fiume à l’Italie.

C’est qu’en avril 1915 il n’existait en Italie ni mouvement d’opinion, ni tradition politique en faveur de l’annexion de Fiume. Aucun Italien n’en parlait et très rares devaient être ceux qui y pensaient. Trente et Trieste résumaient pour la masse l’irrédentisme national. Le nom de Fiume n’avait à aucun degré la même signification, n’exerçait nullement le même pouvoir d’attraction. Au-dessus de la foule, une élite étendait sans doute son irrédentisme aux peuplements italiens de la rive orientale de l’Adriatique ; entendait, en même temps que la voix du sang, celle des souvenirs historiques, qui lui parlaient de l’empire de Venise et même de l’Empire romain ; faisait enfin entrer en ligne de compte des considérations politiques, stratégiques et économiques. Mais c’était là un irrédentisme principalement intellectuel. Les noms de Fiume et de Dalmatie n’étaient évocateurs d’italianité et de domination ancienne qu’à l’esprit d’un petit nombre d’Italiens. Économiquement, Trieste paraissait une aubaine suffisante à satisfaire les plus difficiles. Stratégiquement, le port commercial de Fiume ne présentait aucun intérêt ; Pola et Vallona semblaient devoir, avec Tarente, assurer la maîtrise de l’Adriatique : la possession ou la simple neutralisation du littoral et des îles dalmates achèveraient de garantir la sécurité de la côte italienne. Politiquement, personne ne s’attendait à l’entière dislocation de l’Empire austro-hongrois ; et laisser un débouché sur l’Adriatique à la Croatie, province de la Hongrie ou partie d’une monarchie trialiste, paraissait une concession logique et dépourvue d’inconvénient. Tel est l’état d’esprit qui a été celui des négociateurs italiens de la Convention de Londres, d’où est résultée la rédaction même de l’acte, et qui leur a permis d’avoir, en le signant, la conscience en repos. La plus exigeante des consciences italiennes s’en fût satisfaite alors comme celle de ces grands Italiens, les Sonnino, les Salandra.

La Convention de Londres a été tenue secrète, d’un secret qui a été decrescendo. L’opinion publique italienne a d’abord ignoré les conditions mises à l’entrée en guerre de son pays ! nombre d’Italiens ont été longtemps sans savoir même que leurs buts de guerre avaient fait l’objet d’un contrat avec les Alliés. Cet état d’ignorance s’est dissipé peu à peu, au cours des hostilités, sous l’effet d’indiscrétions partielles, qui ont révélé le fait et la teneur générale de la convention. Il a pris fin complètement, pour le public qu’on est convenu d’appeler bien informé, lorsque les bolchévistes ont publié le texte de l’acte, reproduit ensuite par la presse ennemie, neutre et même alliée. La lacune depuis lors si véhémentement dénoncée à propos de Fiume n’a provoqué alors aucun tolle en Italie. C’était en 1917 ; la guerre, arrivée à sa phase la plus critique, absorbait toutes les préoccupations.

Entre temps avait surgi un candidat nouveau à la succession des Habsbourg, dans la province à laquelle la Convention de Londres attribuait Fiume (la Croatie) et dans celle qu’elle reconnaissait à l’Italie (la Dalmatie). Ce candidat s’appelait le Yougoslave, nom générique sous lequel se confondaient les Croates, les Slovènes et les Serbes. Les représentants des trois tronçons de ce peuple avaient signé à Corfou un pacte posant les fondements de leur unité politique future, sous le sceptre du Roi de Serbie. La question de l’Adriatique ne mettait donc plus l’Italie en présence seulement de ses ennemis et de ses alliés, mais d’une entité politique nouvelle, formée de la race à laquelle appartient la majorité sur la côte orientale de cette mer. La perspective de l’unité yougo-slave n’a pas souri à ceux des Italiens, qui, suivant les événements diplomatiques et sociaux au milieu du fracas des batailles, se sont avisés de celle-là. Elle leur a fait craindre des compétitions pouvant aller jusqu’à leur contester l’Istrie et Trieste. Dans ces conditions, tandis que leur gouvernement se maintenait strictement sur ses positions, un certain nombre d’entre eux ont commencé à se demander s’il ne convenait pas à l’Italie d’asseoir sa politique adriatique sur autre chose qu’une convention avec trois grandes Puissances non riveraines et de préluder à la liquidation de la succession austro-hongroise par un rapprochement avec les Yougo-slaves.

En avril 1918 se réunit à Rome, au Capitole, un « Congrès des nationalités opprimées par l’Autriche-Hongrie, » composé de délégués des Conseils nationaux polonais, tchéco-slovaque, Yougo-slave, transylvain, de représentants officieux du peuple italien et de personnalités françaises, anglaises et américaines. Ce Congrès, auquel n’ont pas participé officiellement les gouvernements de l’Entente, bien qu’ils le vissent d’un bon œil, avait été précédé de pourparlers entre M. Trumbitch, pour les Yougo-Slaves, et M. Torre, pour les Italiens, et aboutit au vote d’un ordre du jour, dont la première partie scelle une sorte d’alliance générale entre les opprimés contre leur commun oppresseur, et dont la seconde pose les principes fondamentaux d’une conciliation particulière entre les Italiens et les Yougoslaves. C’est ce qu’on a appelé le pacte de Rome. Sans doute, ni le travail préparatoire du Congrès, — les pourparlers préliminaires italo-yougo-slaves, — ni le pacte lui-même, n’ont-ils infirmé la Convention de Londres, restée en marge de l’un comme de l’autre. Sans doute, ni l’un ni l’autre n’ont-ils substitué ni opposé à la solution adriatique de la Convention un nouveau projet de solution. Le pacte de Rome a expressément ajourné au moment de la paix la discussion des questions territoriales intéressant directement Italiens et Yougo-Slaves. Mais, en stipulant que ces questions seraient réglées à l’amiable, « sur la base du principe de nationalité et du droit des peuples à décider de leur propre sort, de manière à ne léser les intérêts vitaux d’aucune des deux nations ; » en spécifiant que des garanties seraient accordées, pour leur langue et leur civilisation propres, leurs intérêts moraux et économiques, aux éléments d’une des deux nationalités englobés dans le territoire de l’autre, le pacte de Rome n’en a pas moins admis implicitement, mais très clairement, l’éventualité d’une solution transactionnelle de la question adriatique. Nous ignorons si les promoteurs de ce pacte se sont jamais essayé (contradictoirement) à mettre cette solution sur le papier, à traduire en actes les principes posés dans la déclaration au bas de laquelle ils ont apposé leurs signatures. S’ils l’ont fait, nous avons peine à imaginer que ce puisse avoir été sans que les Italiens aient consenti à de notables concessions par rapport au programme territorial de la Convention de Londres. En fait, pacte de 1918 et Convention de 1915 s’inspiraient de principes différents, correspondaient à deux systèmes distincts. Le jour où le pacte, si la fortune en avait été plus heureuse, aurait dû servir de base à des clauses de traité, l’application en eût fatalement entraîné la renonciation des Italiens à la majeure partie de la Dalmatie, moyennant des garanties en faveur de leurs groupes nationaux sur la côte et dans les îles Dalmates. Elle eût, en revanche, pu comporter pour Fiume des garanties analogues, un régime spécial, l’autonomie, l’indépendance : certainement pas l’attribution de cette ville, en toute souveraineté, à l’Italie. Et par-là elle eut, il est vrai, partiellement corrigé la disposition de la Convention de Londres attribuant sans plus Fiume à la Croatie ; mais elle n’y eût pas substitué la solution de Fiume italienne. A moins de s’être mis en contradiction avec le principe même de leur politique, les promoteurs italiens du pacte de Rome n’ont pu avoir en vue, au-delà de l’Istrie, d’autre objectif que des garanties largement conservatrices de l’italianité et la préservation de quelques foyers d’italianisme comme Fiume et Zara[3].

On a quelquefois voulu voir dans leur entreprise un acte d’hésitation et de doute. C’est se méprendre sur leur intention et faire injure à leur ardent patriotisme. Sans doute eux-mêmes rattachent-ils aux enseignements de la guerre et de ses vicissitudes l’origine de leurs avances aux Yougo-Slaves et de leur tentative de conciliation. Celle-ci n’a pas, toutefois, procédé d’un sentiment de dépression, mais bien d’une politique : la politique des nationalités.

Elle est née des nationalités elles-mêmes, tchéco-slovaque, polonaise, yougo-slave, roumaine, qui sont entrées en lutte contre le Germain et le Magyar, identifiant ainsi leur cause à celle de l’Entente et mettant leurs ressources à sa disposition. La France a, la première, adopté cette cause et utilisé ces ressources, en donnant l’hospitalité de Paris aux conseils nationaux des quatre peuples, en leur fournissant des subsides, en constituant sur son territoire leurs armées nationales. Ceux qui ont ensuite fait passer les Alpes à l’idée de lier partie avec ces auxiliaires sont les délégués mêmes et les propagandistes qu’ils ont envoyés en Italie, et, au tout premier rang, le capitaine, depuis général Stefanik, cet apôtre de la patrie tchéco-slovaque. Le terrain était donc, à Rome même, préparé par les contacts et par la collaboration qui s’étaient établis entre Italiens et représentants des Tchéco-Slovaques et des Polonais, quand les promoteurs du Congrès et du pacte de Rome sont entrés en action. Leur tâche propre a consisté à aborder la question par son côté le plus difficile : à entrer en rapports avec les Yougoslaves, le seul des peuples opprimés par nos ennemis avec lequel s’entendre fût malaisé aux Italiens ; à jeter les bases d’un accord avec ce peuple ; enfin à donner, par la solennelle manifestation du Capitole, un notable retentissement à la politique des nationalités. Et le premier résultat qu’ils aient atteint, — demeuré le seul par la suite, — a été de faire apparaître une conception nouvelle de l’intérêt italien : une conception moins rigide que celle dont s’était inspirée la Convention de Londres, se réclamant de l’idéal mazzinien, se proposant un bénéfice moral, en même temps que matériel, plaçant les relations de bon voisinage avec la Yougo-Slavie au-dessus de certains agrandissements territoriaux, demandant la sauvegarde du caractère national, dans des agglomérations relativement distantes de la mère-patrie, à d’autres procédés que l’annexion du sol.

Cette conception, quand elle a été proclamée du haut du Capitole, n’a soulevé en Italie aucun scandale, voire aucune protestation. Il serait certes exagéré de dire qu’elle ait recueilli l’assentiment général ; mais ceux qui n’y ont pas adhéré se sont tus ou bien ont parlé bas. Personne n’y a dénoncé un coupable renoncement, soit à la Dalmatie, soit à Fiume. Parmi les noms des délégués italiens au Congrès de Rome, ne relevait-on pas d’ailleurs ceux de nationalistes notoires, juxtaposés à ceux des champions les plus qualifies de la politique conciliante ? A vrai dire, il n’était pas impossible de discerner dès lors que leur phalange comprenait deux catégories d’adhérents : les convaincus et les autres. Mais, s’agit-il, pour les seconds, d’un assentiment donné du bout des lèvres, cet assentiment n’en excluait pas moins l’opposition. Au-dessous, dans le public, aucune réaction d’intransigeance.

Aucune non plus de la part du gouvernement. Comme les Cabinets de Paris et de Londres, celui de Rome s’est sans doute tenu en dehors du Congrès du Capitole : mais il ne l’a pas ignoré. Comme eux, il n’a pas été partie au pacte final : mais il a fait plus que s’abstenir de le désavouer ; il l’a approuvé par la voix du président du Conseil. Recevant les congressistes, le 12 avril 1918, M. Orlando leur a adressé une allocution, où, parlant au nom du gouvernement, il a affirmé sa sympathie pour leur œuvre, rappelé les paroles d’adhésion à leur politique, qu’il avait déjà prononcées à la Chambre des députés et au Sénat du Royaume, dénoncé, comme suscitées et entretenues par l’astuce autrichienne, la défiance et la rivalité mutuelles des races italienne et yougo-slave, préconisé enfin l’adoption d’une politique qui fût propre à créer entre elles la solidarité, et qui se confond à peu près avec celle des promoteurs du pacte.

Ce n’est certainement pas sans accord préalable avec son ministre des Affaires étrangères, le baron Sonnino, que M. Orlando avait reçu et harangué en ces termes les congressistes. Dans quelle mesure l’assentiment de M. Sonnino impliquait-il son accord réel avec le président du Conseil sur le fond de l’allocution présidentielle ? C’est ce qu’il est très difficile de déterminer avec certitude.

M. Sonnino n’était pas irréductiblement hostile à la politique des nationalités. Il était beaucoup trop avisé pour ne pas apercevoir le parti matériel et moral que les Alliés pouvaient en tirer et le devoir qui s’imposait à eux de la pratiquer, au point où l’immense conflit en était arrivé. En effet, le général Stefanik et M. Bénès avaient trouvé tout concours auprès de lui, en faveur de la cause tchéco-slovaque, et sous ses auspices avaient été conclus des arrangements entre le gouvernement italien et eux. Les Polonais avaient rencontré de sa part mêmes dispositions et même accueil. Enfin, il avait souscrit séance tenante à un projet de déclaration, dont il avait été saisi, dès la fin de 1917, par notre ambassadeur à Rome, M. Barrère, bien que la teneur en fut d’intonation nettement sympathique aux aspirations des « nationalités soumises, soit à la couronne d’Allemagne, soit à celle d’Autriche-Hongrie. »

Mais M. Sonnino était retenu d’adhérer à la politique du pacte de Rome par plusieurs considérations. D’abord, par la crainte de surcharger, en engageant les gouvernements à fond dans cette politique, les buts de guerre de l’Entente, au moment même où la partie la plus avancée de l’opinion publique en réclamait la réduction. Ensuite, par l’appréhension d’affaiblir l’autorité de la Convention de Londres, implicitement mise en question dans tout rapprochement italo-yougo-slave : non qu’il se dissimulât qu’elle serait retouchée lors de la paix ; mais il tenait à pouvoir l’invoquer auprès de ses alliés et l’utiliser comme base de l’inévitable transaction avec les tiers intéressés. Enfin, par une répugnance à se lier les mains envers les Yougo-Slaves, dont il se défiait : il doutait de la possibilité d’apaiser leur antipathie, à moins de leur céder beaucoup, plus que n’étaient disposés à leur sacrifier les prosélytes mêmes d’un arrangement avec eux ; il les soupçonnait de ne vouloir lui soutirer une renonciation à la Dalmatie que pour lui contester ensuite l’Istrie et Trieste. Pour ces raisons, M. Sonnino préférait ne pas compromettre le ministre des Affaires étrangères dans les manifestations d’une orientation politique nouvelle, divergente de celle qu’avait tracée la Convention de Londres.

Pour pouvoir être appliqué, du consentement mutuel des deux peuples italien et yougo-slave, au règlement de la question adriatique, l’esprit du pacte de Rome aurait dû commencer par l’être à leurs rapports pendant la guerre. La liquidation amiable, prévue par le pacte, des questions territoriales qui les divisaient, aurait dû être précédée par la réalisation pratique de cette « union morale, » que proclamait aussi le pacte. C’était une condition sine qua non. Elle n’a pas été remplie. L’Italie et la Serbie, officiellement alliées, le sont restées ; l’Italie et la Yougo-Slavie ne le sont pas devenues. Entre les Italiens d’une part, les Croates et Slovènes d’autre part, il ne s’est pas créé ce courant de sympathie qui s’était établi, par-delà le front, entre le bloc de l’Entente, Italie comprise, et d’autres nations opprimées, Polonais et Tchéco-Slovaques, et qui existait entre les alliés de l’Italie et les Yougo-Slaves. A l’état matériel d’hostilité a correspondu, jusqu’à la fin de la guerre, un état moral d’inimitié entre les Italiens et les deux tiers de la nation yougoslave, les Croates et Slovènes. Chacune des deux parties en rejette sur l’autre la responsabilité. Les Italiens disent aux Croates et Slovènes : « Vous avez été nos ennemis les plus acharnés, les meilleurs soldats de l’Autriche-Hongrie. Vous avez combattu contre nous, de bon cœur, tant qu’il y a eu une armée austro-hongroise. Vous n’avez posé les armes qu’on même temps que les Autrichiens et les Hongrois eux-mêmes. Vous n’avez jamais déserté sur notre front, comme vous le faisiez sur le front serbe ou sur le front russe. Vous ne vous êtes séparés de l’Autriche-Hongrie qu’in extremis, lorsqu’elle a été à terre et en morceaux. A l’intérieur même de la monarchie, votre action n’a jamais eu le caractère nettement séparatiste de celle des Tchéco-Slovaques, par exemple, et vous vous êtes, en réalité, réservé de choisir entre le trialisme et l’indépendance. Vous êtes donc mal venus à vous targuer aujourd’hui d’avoir été des auxiliaires de l’Entente. Pour nous, vous ne pouvez être que d’anciens ennemis. » Les Croates et Slovènes répondent aux italiens : « Nous aurions été bien naïfs de nous en remettre à votre générosité. Car c’est à cela que serait revenue, en la supposant possible, la désertion en masse de nos soldats dans votre camp. N’éleviez-vous pas des prétentions sur une partie de notre pays ? Ne refusiez-vous pas de renoncer à vos ambitions ? Ne vous opposiez-vous pas à notre unité nationale et politique ? Si vous vouliez que nous cessions de vous tirer dessus de bon cœur, il fallait commencer par abandonner vos projets de conquête à nos dépens et votre arrière-pensée de maintenir séparés les tronçons de notre race. »

Il ne s’agit pas ici de juger, mais de constater. Les Croates et Slovènes se sont comportés, sur le front italien[4], contre l’armée italienne et, le cas échéant, contre les contingents anglais et français, en soldats fidèles de l’Autriche-Hongrie. Il en a été ainsi jusqu’au lendemain de la bataille de Vittorio de Veneto, quand les proclamations d’indépendance de tous les peuples de la monarchie ont dissous l’armée austro-hongroise. De mai à la fin d’octobre 1918, les désertions de soldats yougoslaves sur le front italien n’ont jamais atteint des proportions considérables[5]. On cite bien, en revanche, une mutinerie des équipages dalmates de la flotte austro-hongroise à Pola ; la reddition aux Italiens de deux torpilleurs autrichiens ; celle d’un aviateur, venu annoncer en Italie la mutinerie de l’escadre ennemie. Malheureusement, au moment où ces événements se produisaient, l’attention était, à tort ou à raison, plus tournée Vers les armées que vers les flottes ; et, dans l’armée austro-hongroise, les soldats yougo-slaves ne suivaient pas l’exemple des matelots de Pola.

D’autre part, il est de fait que le gouvernement italien n’a donné aux Yougo-Slaves aucun apaisement sur ses projets territoriaux. Aucune sanction explicite n’est venue, de sa part, corroborer le pacte de Rome. Aucune initiative n’a été prise pour en appliquer les principes à un règlement anticipé de la question adriatique. A-t-il été question de former en Italie une légion yougo-slave, sur le modèle des corps polonais et tchécoslovaques qui servaient aux côtés de l’armée italienne : le projet n’a pu aboutir, parce que le gouvernement italien s’est opposé à ce que le serment de fidélité y fût prêté au Roi de Serbie. Les prisonniers tchéco-slovaques, polonais, transylvains ont-ils été, en Italie, internés à part et traités différemment des Autrichiens et des Hongrois : il n’en a été usé de même avec les prisonniers yougo-slaves que tardivement et jamais complètement. Les alliés de l’Italie lui ont-ils demandé que ces prisonniers fussent mis[6] à la disposition de l’armée serbe, sur le front de Macédoine : le gouvernement italien ne s’y est jamais prêté que pour un très petit nombre d’hommes. Il a donc donné l’impression, vraie ou fausse, de ne pas se résigner à l’inévitable, c’est-à-dire à la formation d’une Yougo-Slavie unitaire.

Ainsi est-il advenu que l’armistice du 4 novembre 1918 a trouvé Italiens et Yougo-Slaves dans un état d’inimitié mutuelle, qui avait fortement réagi sur les rapports de l’Italie avec la Serbie, et qui ne correspondait ni aux sentiments ni à l’attitude des autres alliés envers la nation yougo-slave.

Dans ces conditions, le règlement de la question adriatique ne pouvait être que hérissé de difficultés, non seulement entre l’Italie et le nouvel État serbe-croate-slovène, mais, par réaction, entre l’Italie et ses alliées, parmi lesquelles la France.


II. — L’OCCUPATION INTERALLIÉE DE FIUME. — L’INSTALLATION DE LA BASE FRANÇAISE

La victoire finale ne pouvait pas ne pas exalter le sentiment national italien. Elle l’a exalté d’autant plus que, plus longtemps attendue, elle a été plus complète et plus éclatante. Et dans tous les pays le sentiment national est d’autant plus exigeant qu’il est plus exalté. Au lendemain de Vittorio Veneto, l’opinion publique italienne a donc vibré davantage aux revendications extrêmes de l’irrédentisme ; elle s’est prise de sympathie pour des causes qui n’avaient pas encore touché la fibre populaire, comme la libération des frères de Fiume et de Dalmatie ; elle a conçu une haute idée de ce qui était dû à l’Italie ; elle est devenue plus regardante aux garanties de sécurité pour le royaume, plus sensible aux rappels de grandeur passée, plus fière d’une gloire toute fraîche, plus ambitieuse pour les destinées de la patrie. Par-là, elle s’est trouvée dans un état de réceptivité exceptionnelle aux émotions, prédisposée à répondre à des excitations parties d’Italie, à réagir contre des oppositions venant de l’étranger. À cette heure de l’histoire, où l’optimisme a été pardonnable à des vainqueurs, la foule simpliste a considéré que la victoire était assez complète pour permettre la réalisation intégrale des aspirations nationales et pour la justifier. Au-delà de Trente et de Trieste, occupées le même jour, le sentiment public a suivi les troupes en marche, les vaisseaux en route, vers des cités, des côtes, des îles où se trouvaient aussi des agglomérations italiennes, vers la Dalmatie, vers Fiume.

La haute Adriatique est ainsi devenue le point de mire italien, sur son rivage et sur son archipel ; ils ont concentré leur attention et leur susceptibilité. Une première expérience en a été faite quand, à la veille de l’armistice, la flotte austro-hongroise de Pola a arboré le pavillon yougo-slave. Cet événement ne pouvait porter aucun effet juridique : une force navale ennemie ne se soustrait pas, après quatre ans de guerre, à la saisie des vainqueurs dont elle est le gage, en se rangeant sous les couleurs d’une nationalité nouvelle. Y eut-il alors, dans les marines ou dans les gouvernements alliés, une hésitation sur la nullité de cette naturalisation in extremis ? Pas que nous sachions. Le Conseil Suprême, en arrêtant les conditions d’armistice, a traité l’escadre austro-hongroise en force ennemie. Mais il a suffi de quelques expressions de satisfaction, émanant de Français et d’Anglais, heureux de voir la flotte de Pola amener le pavillon impérial et royal, pour mettre les Italiens sur leurs gardes et leur faire craindre de se voir frustrés.

Les clauses militaires et navales de l’armistice avec l’Autriche-Hongrie leur ont donné toute satisfaction, et sur terre et sur mer. C’était naturel ; cela leur a toutefois paru si naturel qu’ils n’en ont pas fait grand cas. Les Alliés ont ensuite, par la manière dont ils ont appliqué les clauses navales, fait preuve d’amitié envers l’Italie, par exemple en la laissant arborer seule son pavillon à Pola et prendre seule en consigne les vaisseaux de guerre austro-hongrois. Les Italiens ne leur en ont guère su gré et la plupart s’en sont à peine avisés.

Ils se sont bien à tort formalisés de ce que quelques torpilleurs français eussent été promener notre pavillon dans le bassin septentrional de l’Adriatique. Combien à distance paraissent vaines les méfiances d’alors ! L’involontaire ombrage que les rares croisières de deux ou trois torpilleurs ont pu porter à nos pointilleux alliés ne justifiait nullement les philippiques qui ont éclaté dans la presse de la Péninsule. Bien des mois plus tard, un journaliste romain de talent ne craindra pas d’écrire des « éphémérides adriatiques, » où l’on voit que des officiers français ont dansé tel jour dans un cercle yougo-slave, et qu’un de nos bâtiments a dirigé telle nuit son projecteur sur un navire italien. Après quatre ans de fraternité d’armes, sur terre et sur mer, il y avait, Dieu merci ! d’autres éphémérides à écrire. Mais, dans un tel état d’esprit, le tour de valse d’un enseigne à Fiume a pris aux yeux de certains une portée politique. L’Adriatique était devenue, si l’on peut dire, le siège des susceptibilités nationales.

Bientôt ces susceptibilités se sont concentrées sur Fiume. De concentration en concentration, elles n’en devenaient que plus redoutables.

Fiume n’est pas parmi les territoires dont l’armistice stipulait l’occupation par l’armée italienne. Au-delà de la zone d’armistice, aucune ligne de démarcation ne fut tracée entre les occupations qui incomberaient, en cas de besoin, au groupe des armées alliées d’Orient (général Franchet d’Esperey) et à celui des armées italiennes (général Diaz). Mais le gouvernement français eut soin de demander au gouvernement italien s’il n’avait pas d’objection à ce que l’armée d’Orient occupât des points situés en dehors des limites de la Convention de Londres. M. Orlando et M. Sonnino répondirent qu’ils n’y pouvaient avoir aucune objection. Fiume était en dehors de ces limites. Des dispositions furent prises pour l’occuper. Nous doutons que ce fût une bonne inspiration de choisir, pour cette occupation, un bataillon serbe. Fiume est un port de population mixte ; la ville proprement dite est habitée par des Italiens ou italianisants ; le faubourg, Sussak, par des Slaves. Le premier groupe ethnique est le moins nombreux, mais il est compact et constitue la plus forte agglomération italienne de toute la côte orientale de l’Adriatique, après Trieste bien entendu. Les Italiens du royaume regrettaient déjà que Fiume ne fût pas englobée dans leur zone d’armistice. Y installer des Serbes, leurs concurrents, c’était aviver leurs regrets, stimuler leur envie d’y envoyer des troupes, et leur en fournir le prétexte. Toutefois, comme l’armistice de Vittorio Veneto était fondé sur le traité de Londres et avait exclu Fiume de l’occupation italienne, on doit reconnaître que, théoriquement, il était naturel de considérer Fiume comme rentrant dans la sphère yougo-slave et de faire occuper cette ville par des troupes serbes.

A peine le bataillon serbe était-il entré à Fiume, qu’une escadre italienne se présenta devant le port. Le Gouvernement de Rome, le Commando supremo et l’Amirauté avaient jugé la sécurité des Italiens de Fiume menacée par la présence de soldats serbes dans la ville, en raison de l’état d’esprit qui en résultait chez les Yougo-Slaves de Sussak. Déjà, disaient-ils, l’ordre public était compromis, des troubles se produisaient et leurs frères de race faisaient appel à leur protection. En réalité, il n’avait été constaté à Fiume ni désordres, ni vexations infligées aux Italiens. De la part de ces derniers, il ne pouvait donc être question encore que d’inquiétude, de froissement à leur sentiment d’italianité. Mais c’était assez pour déterminer le Gouvernement de Rome à intervenir et à profiter de l’occasion. Entre l’amiral Rainer, qui commandait l’escadre, et les autorités militaires serbes de Fiume, des pourparlers s’engagèrent, qui eurent pour témoin un officier de marine français. Les Serbes consentirent à s’en aller, à condition que les Italiens ne débarquassent pas, ce que promit l’amiral Rainer. En conséquence, le bataillon serbe évacua Fiume-ville. Mais le commandant italien de troupes d’infanterie, embarquées sur l’escadre, déclara qu’il n’était pas placé sous les ordres de l’amiral, dont l’engagement ne le liait pas, et qu’il avait l’ordre de ses supérieurs militaires de débarquer son contingent. L’amiral ainsi désavoué, le contingent italien fut, en effet, débarqué, aussitôt les Serbes retirés aux portes de la ville.

L’acte fut sévèrement jugé par ceux, peu nombreux, qui en eurent alors connaissance. Il est certain que cette initiative d’un subordonné, interprétée, avec quelque apparence de raison, par les Serbes comme un manquement à la parole donnée, a été grosse de conséquences et a pesé sur les relations des Italiens et des Yougo-Slaves à Fiume et ailleurs.

Quoi qu’il en soit, donnant un témoignage de leur esprit d’amitié envers l’Italie, les Alliés s’inclinèrent devant le fait accompli. Les troupes italiennes demeurèrent à Fiume ; elles furent portées à un effectif supérieur à celui du contingent français, et à leur tête fut placé un général de rang et d’ancienneté suffisants pour lui permettre de prendre, à titre de commandant d’armes, le commandement de la garnison interalliée. Le commandement français, dont dépendait le bataillon serbe détaché des armées d’Orient, maintint cette unité en dehors de la ville et l’en éloigna encore par la suite.

Ainsi commença à Fiume, dans des conditions viciées dès le principe par un, manque de coordination, un régime d’occupation interalliée, où Français, et Italiens se trouvaient seuls représentés, les Serbes étant maintenus à quelque distance. Notre contingent fut maintenu à Fiume et son effectif fut de tous le plus considérable, exception faite du contingent italien. Il ne pouvait en être autrement, dès l’instant que le Gouvernement français avait dû établir à Fiume la base principale de l’armée d’Orient.

L’armée d’Orient avait poussé des détachements en Bulgarie, Serbie, Croatie, Slovénie et jusqu’en Hongrie. Ces détachements se trouvaient à des centaines de kilomètres de Salonique, à laquelle ils n’étaient reliés que par des routes défoncées et par une voie ferrée sur laquelle avaient été opérées par l’ennemi des destructions longues à réparer. Le ravitaillement de l’armée ne pouvait donc plus s’opérer uniquement par Salonique, à laquelle il fallait substituer, au moins en partie, une base moins distante de l’hinterland adriatique. D’où l’idée de choisir cette base sur la côte orientale de l’Adriatique, où Fiume était le meilleur port, disposant de l’outillage nécessaire et relié à l’intérieur par le chemin de fer. Un officier français y fut envoyé de Rome pour se rendre compte des moyens d’installation d’une base. Les résultats de son enquête ne pouvaient être que favorables. Les conclusions en furent adoptées à Paris. La décision prise constituait certainement la solution la plus pratique.

Nous n’avions pas, pour procéder à l’installation de la base, d’autorisation à demander au gouvernement italien, dont les troupes n’étaient à Fiume qu’au même titre que les nôtres. Il convenait toutefois de l’en avertir par courtoisie et ce fut fait.

Il était d’ailleurs impossible de choisir une base différente. Les autres ports de la côte orientale, tels que Spalato ou Raguse, ne pouvaient être utilisés par l’armée d’Orient, tant parce que leur outillage était défectueux que parce qu’ils ne possédaient pas des communications suffisantes avec l’intérieur.

On commença donc à procéder aux installations. Elles se heurtèrent aussitôt aux résistances des autorités militaires italiennes et des pouvoirs civils locaux.

Sans doute le commandant de notre détachement et de notre base, le général Tranié, disposait-il du droit de réquisition, accordé à l’occupant dans toute zone occupée en vertu d’un armistice. Mais, en pratique, l’exercice de ce droit nécessitait, pour être efficace et exempt d’incidents, la bonne volonté du général italien, le général Grazzioli, commandant supérieur de la garnison interalliée, et au moins la soumission du Conseil national[7], qui gouvernait la ville en s’appuyant sur le commandement italien. Nous ne reconnaissions à ce conseil national aucun pouvoir légal ; mais les pouvoirs de fait qu’il exerçait ne lui permettaient pas moins de contrecarrer l’exécution des ordres du général Tranié. Or ni le général Grazzioli et ses subordonnés, ni le Conseil National à sa dévotion ne virent d’un œil favorable une importante base française, avec tout ce qu’un tel établissement comporte de personnel et d’aménagements, venir s’adjoindre au détachement français d’occupation.

Déjà la seule cohabitation des deux contingents alliés avait suscité des difficultés. Conflits d’attribution entre les chefs ; les Italiens, portés à se considérer comme chez eux, prétendant disposer de tout, autoriser ou interdire à leur gré, régenter à terre et sur rade, accaparer matériel naval, stocks, approvisionnements ; les Français, faisant valoir leurs droits et s’efforçant de maintenir le caractère international de l’occupation. Incidents entre subordonnées des deux commandements, chacun exécutant sa consigne. Pour faire place à la base, il fallut bien autrement jouer des coudes. Pas un quai dont voulût le général Tranié et qui ne se trouvât précisément indisponible ; pas un bâtiment sur lequel il jetât son dévolu et dont n’eût précisément besoin le Conseil National. Et ainsi de suite : restrictions au libre usage de la gare et du chemin de fer ; censure sur les communications postales, télégraphiques et téléphoniques. Deux principes se heurtaient dans tous ces cas d’espèce : celui de l’égalité entre occupants, le seul applicable en droit ; celui d’une préséance italienne. Des contacts quotidiens entre le général Tranié et le général Grazzioli, qui surent conserver leur sang-froid et leur esprit de camaraderie militaire, amortissaient heureusement le choc des doctrines opposées. Mais, après intervention du premier, le second n’en subordonna pas moins l’installation et le fonctionnement de la basa française à une série de six conditions[8].

Ces démêlés donnèrent lieu à un échange d’explications entre Paris et Rome, qui se prolongea de la mi-novembre à la mi-décembre 1918.

Le plus fâcheux, à beaucoup près, n’était pas ces explications de gouvernement à gouvernement, qui ne troublaient nullement l’harmonie de leurs rapports et ne changeaient rien à leur ferme propos d’entente. C’était le contre-coup des affaires de Fiume sur l’opinion publique italienne. Chaque incident, si minime fût-il, était soigneusement recueilli par des journaux locaux, de Pola, de Fiume, de Zara, et transmis à la presse de la péninsule par ses correspondants dans les ports adriatiques. Et les reproches, les récriminations d’éclater contre nous, à propos de l’attitude de nos officiers, de nos marins, de leur prétendue antipathie envers l’Italie, de leur soi-disant partialité en faveur des Yougo-Slaves ; toutes imputations étayées sur des faits d’une complète inconsistance. Des Anglais, des Américains, pas encore arrivés, ou encore en petit nombre, il n’est toujours pas question. L’affaire de Fiume tourne ainsi au conflit franco-italien, au moins au conflit italo-yougo-slave, où la France est censée prendre le parti des Yougo-Slaves. Aussi l’opinion publique italienne s’excite-t-elle contre nous.

Simultanément, elle est ancrée dans sa passion naissante pour Fiume par la contradiction qui lui est dénoncée comme venant de nous. Fiume prend de jour en jour plus d’importance par le bruit fait autour de son nom. Une campagne de presse, qui a toutes les sympathies des marins, de beaucoup de militaires, de quelques-uns des éléments les plus patriotes du pays, rappelle sans cesse l’attention de la masse sur Fiume et la Dalmatie. L’amiral Cagni, à Fiume même, prononce un discours où il déclare que cette ville est et restera italienne. L’amiral Del Bono, ministre de la Marine, donne à un journal une interview énumérant les raisons militaires, économiques, ethniques, pour lesquelles Fiume doit être réunie à l’Italie. L’amiral Thaon di Revel, chef d’Etat-major général de la Marine et commandant en chef de l’armée navale, se prononce dans le même sens.


III. — LA QUESTION DE L’ADRIATIQUE DEVANT LES PUISSANCES ALLIÉES ET ASSOCIÉES. — LE MESSAGE WILSON

Dans la seconde quinzaine de décembre 1918, le roi Victor-Emmanuel se rend à Paris. Il y reçoit un accueil très chaleureux. L’écho des acclamations qui l’y ont salué contribue beaucoup à apaiser les ressentiments qui grondaient dans la péninsule. D’autre part, l’instruction envoyée au général Grazzioli de n’entraver en rien l’exercice des pouvoirs du général Tranié a résolu la question sur place. Une tranquillité relative s’établit à Fiume et les esprits se calment en Italie. Mais la question de Fiume était posée devant l’opinion publique italienne, au tout premier plan de ses préoccupations.

La fin de décembre est l’époque où chacun des gouvernements alliés dresse ses batteries en vue des négociations de la paix. Et c’est aussi l’époque où le Président Wilson, débarqué depuis peu en Europe, est entouré de tout le prestige qui lui présageait le rôle d’arbitre. On savait depuis longtemps qu’il ne reconnaissait pas les traités secrets conclus entre les Alliés, donc pas la Convention de Londres. On n’avait pas été sans remarquer en Italie ce qu’il y avait de vague, de flou dans celui de ses quatorze points qui concernait les revendications italiennes. Aussi n’était-on pas très rassuré sur ses dispositions. L’ambassadeur des États-Unis à Rome, M. Page, qui portait intérêt aux Italiens, avait instamment conseillé à M. Sonnino de ne pas invoquer auprès du Président la Convention de Londres, mais bien de lui indiquer ce qu’il jugeait nécessaire à la sécurité de son pays ou justifié par des considérations de nationalité. Ce conseil est suivi par MM. Orlando et Sonnino, lorsqu’ils rendent visite à M. Wilson à Paris. Le ministre des Affaires Etrangères lui expose les buts de guerre de l’Italie, sans faire mention de la Convention de Londres. Le président du Conseil insiste spécialement sur la sauvegarde de l’italianité dans les contrées d’outre-Adriatique. M. Wilson admet la justification de la frontière du Brenner, celle de l’annexion de l’Istrie occidentale. Pour le reste, il exprime l’avis que le Royaume pourra assurer sa sécurité par des neutralisations et recourir à la Société des Nations pour préserver les centres d’italianité. Sa confiance dans la Société des Nations, dont il lance alors l’idée, est extrême. La perspective de rapporter à leurs compatriotes cette panacée, ce deus ex machina, comme solution de quelques-uns des plus passionnants problèmes de la question adriatique, sourit médiocrement à MM. Orlando et Sonnino. Mais ils pressentent dès lors que le Président des États-Unis a des vues arrêtées sur cette question et, peut-être, des engagements pris.

Sous l’influence du même pressentiment, et plus encore de tendances ou de convictions personnelles, certains hommes politiques italiens se reprennent alors à pencher vers la politique du pacte de Rome. Opter pour elle, c’était prendre le contre-pied de la majorité, plus impérieuse que jamais dans ses exigences. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient se permettre l’audace de heurter de front l’opinion publique. M. Bissolati eut cette audace. S’étant séparé du Cabinet, il prononce à Milan un discours, où il préconise la renonciation à la Dalmatie, à l’Istrie orientale, un régime spécial pour Fiume et pour Zara : il est hué et traité d’anti-patriote. La Dalmatie de la Convention de Londres, plus Fiume, en toute souveraineté, est le seul programme qu’il soit alors possible de soutenir en Italie, sous peine d’ostracisme.

Cependant M. Wilson est venu à Rome, au, début de janvier 1919. Il a été acclamé à tout rompre, ainsi qu’à Milan, Turin, Gênes. Mais il n’a pas eu de conversation concluante avec les ministres du Roi. Le seul homme politique qu’il ait fait mander au Quirinal, pour s’entretenir avec lui, a précisément été M. Bissolati ; et le choix a, à juste titre, paru significatif. On a attendu de lui, dans sa réponse au toast du Roi ou dans une de ses multiples allocutions, une adhésion aux aspirations nationales italiennes : aucune n’est venue. Recevant des journalistes italiens au Quirinal, il a risqué cette plaisanterie : « New-York est certainement la plus grande ville italienne du monde ; j’espère bien cependant que vous n’élèverez pas de prétention sur elle. »

Les enseignements discrets, mais clairs, des premiers contacts avec le Président des États-Unis ne tempèrent nullement l’ardeur des champions de l’expansion italienne. L’opinion publique, surchauffée par eux, demeure hypnotisée sur Fiume et sur la Dalmatie, quand la délégation italienne à la Conférence de la paix arrive à Paris.

Les hommes qui la composaient, MM. Orlando, Sonnino, Salandra, Barzilai, Salvago-Raggi, offraient entre eux, en dépit de différences d’origine et de tempérament, cette analogie d’avoir tous été des interventistes militants, des partisans déclarés et actifs de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Entente, des adhérents à ce fascio (faisceau) parlementaire, qui avait incarné et prêché la résistance à outrance et la lutte jusqu’à la victoire finale. C’était, à leurs yeux et à ceux de leurs compatriotes, un titre à la bienveillance des délégations alliées et même associées ; effectivement, c’en était un. C’était aussi pour eux une raison, s’ajoutant à leur patriotisme, de souhaiter que la politique interventiste trouvât dans les résultats concrets de la guerre une justification pleinement suffisante à satisfaire le sentiment national. À cette considération, aucun d’eux ne pouvait être indifférent. La paix qu’ils signeraient ne pouvait pas, en infligeant une déception sentimentale à eux-mêmes et à leurs disciples, démentir les espérances fondées sur la victoire et sur l’alliance anglo-franco-italienne.

L’intérêt français et anglais, en tant qu’il était lié au maintien de cette alliance, se confondait dans une certaine mesure avec leur préoccupation. La France et l’Angleterre étaient, elles aussi, intéressées à épargner à l’Italie une déception de nature, sinon à la détourner d’elles, au moins à l’en éloigner. Rapports anglo-italiens et rapports franco-italiens étaient donc impliqués au premier chef dans le guêpier adriatique.

Pire guêpier s’était rarement vu. L’Italie butée sur Fiume et sur la Dalmatie ; la Yougo-Slavie lui contestant l’une, l’autre, et quelque chose en plus ; les États-Unis opposés aux revendications italiennes sur l’une, sur l’autre, et sur l’Istrie orientale ; la France et l’Angleterre tenues par leur signature à reconnaître à l’Italie toute l’Istrie et la Dalmatie, mais pas Fiume. Dans des conditions diplomatiquement aussi compliquées, la délégation italienne ne se flatte pas de triompher sur toute la ligne. Sur les concessions à faire, l’accord n’est pas aussi complet entre ses membres que sur la nécessité d’une solution honorable et satisfaisante dans l’ensemble. M. Orlando incline personnellement à sacrifier la Dalmatie à Fiume et à la préservation de l’italianité dans quelques centres, comme Zara. M. Sonnino sacrifierait plutôt Fiume à la Dalmatie, s’en remettant au temps pour remédier au sacrifice de la première ; il répugne surtout à s’écarter de la Convention de Londres, par laquelle il tient au moins deux des membres de l’aréopage parisien. Cette divergence empêche la délégation de se résigner sans atermoiements à une transaction, dont la Dalmatie fasse les frais au profit de Fiume.

L’ordre choisi pour la discussion des questions soumises à la Conférence rejette assez loin la délimitation des frontières italiennes. MM. Orlando et Sonnino en profitent pour chercher à négocier dans la coulisse.

L’attente n’a fait qu’exaspérer l’impatience de l’opinion publique italienne quand sont abordées les questions qui l’intéressaient directement. L’obsession adriatique est telle que l’obtention de la frontière du Brenner passe presqu’inaperçue. Ce résultat essentiel, une frontière inexpugnable ; Trente, Trieste, les objectifs traditionnels de l’irrédentisme, tombèrent sur le tapis de la conférence sans procurer aux Italiens le moindre soulagement à leur fiévreuse expectative. Vient enfin ce que les correspondants de leurs journaux à Paris appellent dramatiquement leur « semaine de la passion. » C’est laisser prévoir aux lecteurs des tribulations. L’épreuve ne leur en est pas moins cruelle. C’est avec une amertume et une irritation croissantes qu’ils apprennent que M. Wilson mettait opposition à la réalisation de leurs vœux à Fiume et en Dalmatie ; que M. Lloyd George et M. Clemenceau, tout en se reconnaissant liés par la Convention de Londres, ne consentaient pas à leur accorder Fiume par-dessus le marché ; que même des transactions, tentées sur la base de concessions en Dalmatie en échange de Fiume, échouaient devant le refus des Alliés d’aller au-delà de l’internationalisation de Fiume et devant le parti pris du Président des États-Unis d’obtenir davantage pour les Yougoslaves. Alors recommencent les reproches à l’Angleterre et à la France, surtout à la France : les Alliés ont mollement soutenu auprès de l’associé la cause italienne ; ils n’ont pas rendu justice à l’aide reçue de l’Italie pendant la guerre, à son intervention spontanée, à ses sacrifices, au surcroit d’effort que lui avait imposé la défection russe ; ils ont manqué envers elle aux devoirs de la gratitude en lui refusant Fiume, ville italienne ; ils ont eu beau jeu en s’abritant derrière le président Wilson pour ne pas même remplir les engagements de la Convention de Londres. Voilà donc pourquoi la France et l’Angleterre à sa suite avaient été à Fiume, pourquoi le Gouvernement français y avait installé une base ! Combien fallait-il avoir été naïf pour ne pas le comprendre de prime abord ! Et ainsi de suite. Aux gens déçus et mécontents, le sort d’autrui parait toujours enviable. Aussi toute question intéressant la France ou l’Angleterre et déjà réglée par la Conférence est-elle dès lors considérée par les Italiens comme résolue à la pleine satisfaction des Français et des Anglais. Que l’impérialisme français triomphe sur le Rhin devient notamment un axiome. Et cet axiome rend plus cuisant l’échec infligé à des revendications italiennes, auxquelles les intéressés dénient tout caractère impérialiste.

Ces griefs ne tenaient aucun compte de notre situation. Il ne dépendait pas de nous de convertir le président Wilson à l’exécution de la Convention de Londres. Tout ce que nous pouvions était de nous reconnaître tenus par elle et c’est ce que nous avons fait. Notre politique à cet égard s’est toujours inspirée de la même pensée que cette boutade de M. Lloyd George à M. Wilson : « Vous parlez sans cesse de vos principes ! Vous n’empêcherez pas qu’il en existât un avant : c’est de faire honneur à sa signature. »

Il dépendait de nous en revanche de nous déclarer consentants aux visées de l’Italie sur Fiume. Dès l’instant que nous devions, — on le verra, — en arriver là par degrés, peut-être eût-il mieux valu commencer par là. Mais, de toute façon, notre vote favorable n’aurait pas entraîné celui de M. Wilson : aucun doute sur ce point. Nous n’aurions eu aucun moyen de vaincre son opposition et, aucune décision ne pouvant être prise qu’à l’unanimité des quatre plénipotentiaires, le résultat fût resté le même. Notre assentiment n’eût pu être qu’une manifestation platonique.

Convenait-il de nous y livrer ? Il y a du pour et du contre. Le pour est que, c’eût été avantageux à nos relations avec l’Italie. Le contre est précisément que c’eût été sans profit pour elle. Aujourd’hui, nous serions peut-être plus attentifs à la première considération ; alors, nous devions l’être davantage à la seconde. Surtout quand une délibération en est encore à ses débuts, il est logique de la considérer sous l’angle de son résultat pratique plutôt que sous celui de ses répercussions politiques. Il est rationnel d’écarter les solutions qui n’ont a priori aucune chance d’être acceptées par l’une ou l’autre des parties en cause et de se prononcer pour un moyen terme qui puisse, en définitive, rallier les suffrages des deux. Or, dans les dispositions où se trouvait le président Wilson, Fiume à la Société des Nations représentait manifestement le maximum auquel il pût être amené : et aucune conclusion possible sans lui.

Même en fait de répercussions politiques, celles que pouvaient subir nos rapports avec l’Italie n’étaient pas les seules dont nous eussions à nous préoccuper. La sauvegarde de grands et multiples intérêts français dépendait encore de l’issue de négociations en cours avec M. Wilson et avec M. Lloyd George. Envers eux aussi, il y avait des ménagements à garder, sous peine de nous les aliéner, sans que l’Italie y gagnât. Sur le terrain de la Convention de Londres, la parole donnée nous traçait notre devoir et traçait le même à l’Angleterre. En dehors de ce terrain, — et l’Italie avait pris l’initiative d’en sortir en demandant Fiume, — notre liberté d’action recouvrée ne nous dispensait pas de prudence. Nous avions fait nous-mêmes, aux vues de M. Wilson et de M. Lloyd George sur les questions qui nous touchaient le plus directement, d’importantes concessions, qui n’étaient déjà plus un mystère. Devions-nous et pouvions-nous être plus intransigeants en faveur d’autrui ?

Il était, en vérité, aisé de prévoir que l’Italie le serait davantage pour elle. On aurait sans doute envisagé alors avec des chances de succès une solution qui eût consisté à ne pas opposer de refus péremptoire aux revendications italiennes sur Fiume, sous condition d’échange contre la Dalmatie, moins Zara et, peut-être, Sebenico, constituées en enclaves italiennes ou internationalisées. A travers des hésitations, qui ne servaient pas sa cause, la délégation italienne s’acheminait vers cette transaction, qu’eût acceptée aussi, sans enthousiasme mais sans excessif regret, l’opinion du pays. Dût la transaction échouer contre l’opposition de M. Wilson et de M. Lloyd George, le bénéfice d’y avoir été favorables nous fût resté acquis en Italie. Allié d’outre-Manche ni associé d’outre-Atlantique n’auraient pu, d’autre part, nous tenir rigueur de l’avoir soutenue auprès d’eux. La plupart des Italiens sont alors hors d’état de comprendre pourquoi, même avec les alliés français et anglais, un terrain d’entente ne peut être trouvé, dont leur délégation puisse se déclarer satisfaite. Dans les contestations qui leur sont faites, ils ne voient que négation de leurs droits et préférence accordée aux Yougo-Slaves.

Négation de leurs droits : ils les estiment, parce que de caractère national et historique, imprescriptibles, sacrés, aussi respectables que les principes de M. Wilson et, dans une large mesure, conformes à ces principes mêmes. M. Wilson n’avait-il pas proclamé le droit d’auto-décision des peuples ? Eh bien ! les Italiens de Fiume, de Zara déclaraient vouloir être réunis à la mère-patrie. L’Italie, après pareille guerre, avait le droit de recueillir dans son unité ses enfants d’outre-Adriatique ; le droit aussi de pourvoir à sa sécurité de tous les côtés. Objecte-t-on que l’amitié y pourvoira du côté de la Yougo-Slavie ? Il vous est répondu que l’amitié ne se commande pas et que se fier à celle des Yougo-Slaves serait pure duperie.

Préférence accordée aux Yougo-Slaves : c’est à quoi les Italiens sont encore le plus sensibles. Ils ne tolèrent pas d’être mis par leurs alliés, dans le règlement adriatique, en balance avec les Yougo-Slaves. Déjà, avant l’ouverture des négociations, une interview accordée par M. Clemenceau, dans une bonne intention, au regretté Raimondo, n’a pas eu l’heur de plaire en Italie, parce que, contenant des conseils d’équité, elle a paru aux Italiens les placer sur le même plan que leurs compétiteurs. L’équité, selon eux, se satisfaisait à meilleur compte envers une nation dont les deux tiers avaient combattu jusqu’au dernier moment dans les rangs de l’ennemi qu’envers des alliés comme eux. Cette différence fondamentale, établie entre, eux et les Yougo-Slaves, cette tare originelle, imputée par eux aux Croates et aux Slovènes, les empêchent de discerner qu’en fait la préférence est donnée à eux-mêmes.

Car les Yougo-Slaves ont invoqué l’attribution de Fiume a la Croatie par la Convention de Londres ; et nous n’en avons pas moins consenti à revenir sur cette stipulation[9]. Car les Yougo-Slaves ont fait valoir que la possession de Fiume leur était indispensable, ce port étant leur seul débouché possible sur l’Adriatique[10] : et nous n’en avons pas moins admis que la possession leur en fût soustraite.

Suivies en Italie avec cette passion, les conversations se poursuivent laborieusement à Paris, entre les quatre premiers plénipotentiaires, les big four, comme disaient les Anglais, quand, le 23 avril, le Temps paraît contenant un message public de M. Wilson, dont la délégation italienne a connaissance par la lecture du journal. Ce message, dont la fin contient un appel direct du Président des États-Unis au peuple italien, fait à la question adriatique l’application des principes connus de M. Wilson, déclare que les dispositions de la Convention de Londres, d’ailleurs nulles et non avenues pour lui, avaient pu se justifier par l’existence de l’Autriche-Hongrie, mais avaient perdu toute raison d’être depuis la disparition de cette Puissance, conclut enfin en limitant, à l’Est, la légitime extension territoriale de l’Italie a la ligne de partage des eaux en Istrie.

Rien dans ces idées qui puisse surprendre les négociateurs italiens. Le fond du message ne diffère pas sensiblement de celui d’un mémorandum que M. Wilson a remis le 14 avril à M. Orlando. Mais la remise de ce mémorandum a eu lieu à titre personnel. Comme M. Orlando a, alors, annoncé à M. Wilson l’intention de se retourner vers M. Clemenceau et M. Lloyd George, pour chercher avec eux un terrain d’entente, le Président des États-Unis l’y a encouragé. Aucun indice n’a, par la suite, fait penser à M. Orlando que M. Wilson refusât a priori de laisser les pourparlers se développer. Puis, tout à coup, est apparue l’intransigeance absolue et, enfin, le coup de théâtre : le message !

C’est la première fois que, sans aucun avis préalable, un plénipotentiaire, partie à une négociation en cours, transporte la discussion dans la rue et s’adresse, par-dessus la tête de délégués alliés, à l’opinion publique de leur propre pays. Grande est la stupeur des représentants italiens devant un procédé sans précédent. M. Orlando répond le lendemain et par la même voie, en s’en plaignant avec modération ; en faisant observer que plus d’une entorse avait été donnée, avec l’assentiment de M. Wilson, à ses principes sacro-saints, dans d’autres questions que celle de l’Adriatique ; enfin en plaidant la cause des revendications italiennes en Istrie orientale, en Dalmatie et à Fiume. Le premier effet du message wilsonien est donc d’amener M. Orlando à remettre en avant, par désir de justification rétrospective, certaines demandes sur lesquelles il ne discutait plus que pour la forme. Puis, comme le Président des États-Unis avait fait appel contre elle, à l’opinion publique italienne, la délégation décide de rentrer à Rome pour consulter le pays. Ses membres ne partent toutefois pas tous à la fois ; M. Sonnino ne quitte Paris qu’après M. Orlando, comme pour laisser à quelque médiateur le temps d’arrêter l’exode et aucune intervention ne s’étant produite, le secrétaire-général, M. de Martino, reste avec ses services à l’hôtel Edouard-VII pour y représenter la continuité.


IV. — LE RETOUR DE LA DÉLÉGATION ITALIENNE A ROME ET SA RENTRÉE A PARIS

Le message de M. Wilson fut accueilli en Italie comme un affront. Pour apprécier si cette impression était justifiée, il faut nous demander quelle eût été la nôtre, en présence d’un manifeste similaire, éclatant au beau milieu d’une négociation diplomatique sur la question du Rhin ou sur celle de la Sarre.

Il suffit d’un communiqué, annonçant la publication du message et en résumant les conclusions, pour mettre les esprits en émoi. Le texte du document achève l’effet de la nouvelle. Tout le monde, sans exception, approuve M. Orlando d’avoir, dans sa réponse, relevé que pareil procédé n’avait encore été employé qu’envers des ennemis. L’habitude des manifestations était prise, car il y en avait eu, les jours précédents, en faveur des revendications que la délégation soutenait à Paris. Aussi s’organise-t-il, dès la soirée du 24 avril, à Rome, Milan, Turin, Naples, Gênes, Bologne, des meetings suivis de cortèges ; qui sont dans les traditions italiennes. A Rome, la municipalité s’y rend, syndic en tête. De profonds barrages de troupes, en travers de la via Tritone, empêchent les manifestants, assemblés place Colonna, de se diriger vers le Palais del Drago, siège de l’ambassade des États-Unis. Des précautions, trop ostensibles, sont prises aux abords des ambassades de France et d’Angleterre. L’intervention des deux ambassades auprès du gouvernement obtient immédiatement l’éloignement de gardes compromettantes autant que superflues. Pour intempestive qu’elle soit, la mesure n’en indique pas moins la crainte, trop judicieuse, de voir l’impopularité de l’associé s’étendre aux Alliés. Le lendemain, l’émoi des esprits tourné à l’ébullition ; l’effervescence s’accroît dans les grandes villes. Le 26 au matin, rentrent à Rome, M. Orlando, le général Diaz, MM. Barzilai et Salvago-Raggi. Sur le passage de leur train, à Turin et à Gênes, ils ont été l’objet des manifestations enthousiastes et ont prononcé des allocutions de diapason plutôt élevé. La foule, à la gare des Termini et dans le voisinage, sur la place de l’Exèdre, dans la via Nazionale, est compacte. Cinq rangs de fantassins et deux de cavaliers barrent, à hauteur de la porte du Grand-Hôtel, la rue des Thermes de Dioclétien, par où l’on accède aux bureaux de l’ambassade des États-Unis ; des cordons de carabiniers ferment toutes les voies d’accès au palais de l’ambassadeur, mélancolique derrière tant de sabres et de baïonnettes. A l’intérieur de la gare, la salle d’attente royale et le quai sont littéralement encombrés. M. Orlando, le général Diaz, M. Barzilai passent, pressés comme harengs en caque, dans un remous de gens qui se bousculent. M. Salvago-Raggi doit, pour se frayer un passage, jouer des coudes et faire le coup de poing. Sur la place, M. Orlando, invité à parler, prononce une harangue éloquente, vibrante et passablement montée de ton : « L’Italie, dit-il, a connu la faim, pas le déshonneur ! » Le général Diaz se borne à quelques paroles, mais pour déclarer que l’armée est prête à faire son devoir, comme si une nouvelle guerre avait été à craindre. Le syndic de la ville, prince Colonna, dit le regret de Rome d’avoir acclamé M. Wilson et de l’avoir fait citoyen honoraire. Mieux vaudrait que ce ne fût pas exprimé, surtout par le maire de Rome et en présence du chef du gouvernement ; mais, à coup sûr, tous les Romains en pensent autant. Un imposant cortège populaire conduit ensuite le Président du Conseil au Quirinal, où la famille royale parait au balcon, et de là au palais Braschi. Le 27, réunion publique à l’Augusteo et procession pour réclamer l’annexion de Fiume et de la Dalmatie. Le soir, revient M. Sonnino, chaleureusement accueilli, bien que par une foule beaucoup moins dense qu’à l’arrivée de M. Orlando. Son automobile est escorté par les manifestants jusqu’à la Consulta, où, du balcon, en quelques mots prudents, il les remercie, les félicite de leurs sentiments patriotiques et fait appel à l’union de tous les Italiens. Ce silencieux et ce taciturne doit aux circonstances une heure fugitive de popularité. Les journées suivantes se renouvellent encore, comices, discours et défilés. En province, pas une ville qui ne fasse écho aux clameurs de la capitale.

L’abus des démonstrations de la rue leur enlève en Italie une partie de leur valeur démonstrative. Mais, déduction faite du déchet, le reste n’est pas, cette fois, insignifiant ; la sensation n’est pas seulement à la surface. On en a taxé la manifestation extérieure d’explosion du nationalisme, de l’impérialisme. Ce n’est pas juste. Qu’il y en eût une bonne dose, ce n’est pas douteux, Mais il y avait aussi autre chose : de l’émotion patriotique sincère, du sentiment national froissé. Si M. Wilson avait espéré séparer le peuple italien de ses dirigeants, il ne pouvait pas s’être trompé plus lourdement. Il avait réuni, autour du Gouvernement, toute la nation, dans un élan unanime de protestation contre lui-même. Son acte avait obtenu un effet diamétralement opposé à celui qu’il semble en avoir attendu : une poussée des tendances à l’encontre desquelles il avait voulu aller. La réaction contre son attitude n’avait profité qu’aux intransigeants. Céder, transiger n’en était devenu que plus difficile au Gouvernement. Personne qui ne se gardât de prendre contre le pays le parti de l’étranger. M. Bissolati proclamait publiquement, et à juste titre, qu’il avait toujours dénié Fiume à la Yougo-Slavie. Les socialistes-officiels, — les unifiés d’Italie, — invités par les labouristes d’Angleterre et la C. G. T. de France à se solidariser avec l’humanitarisme renonciataire, répondaient aux compagnons anglais et français qu’ils n’admettaient pas un wilsonisme unilatéral, rigoureux à l’Italie et accommodant aux autres États.

Cependant, on ne confondait pas les Alliés avec l’associé à qui l’on en avait. Des dépêches Havas et Reuter avaient nettement dégagé la responsabilité de M. Clemenceau et de M. Lloyd George de l’initiative personnelle de M. Wilson. Elles avaient détourné de nous-mêmes et des Anglais les éclaboussures du ressentiment contre les Américains. Le Gouvernement italien, soucieux de se ménager notre appui, s’employait à nous en préserver. Des instructions réitérées du Ministère de l’Intérieur prescrivaient aux journalistes de ne pas épancher sur nous leur bile. Le syndic de Rome, adressant une proclamation à la population, mettait France et Angleterre hors de cause et exprimait la confiance que l’Italie trouverait ses alliés à ses côtés. Malheureusement, « à ses côtés, » dans l’état d’esprit où était le peuple italien, signifiait fatalement contre l’Amérique : et de la sorte la crise des rapports italo-américains allait dégénérer en crise des rapports franco-anglo-italiens. Toujours est-il que l’opinion nous faisait crédit, et plaçait en nous, plus encore que dans l’Angleterre, tout son espoir imprécis.

Après la consultation bruyante de la rue se prépare celle du Parlement, convoqué pour le 29 avril. Une commission de sénateurs e.t de députés est nommée pour régler le programme de la séance et arrêter les termes de l’ordre du jour à voter. Un des doyens de la Chambre, M. Luzzatti, est choisi pour présider cette commission, prendre la parole et développer l’ordre du jour. Sans faire taire la rancœur ni porter aux renonciations, le sens des responsabilités garde en effet la représentation nationale des entraînements de la foule. Et il en est de même dans le Gouvernement. Une active campagne se faisait dans certains milieux pour qu’un décret proclamât l’annexion de Fiume et de la Dalmatie : pas la moindre tendance à y céder. Nullement enivré par les acclamations qui ont salué son retour, M. Orlando reste conscient de la gravité de sa situation et désire ardemment en sortir. Il se dit prêt à rentrer à Paris pour traiter sur la base de la Convention de Londres, si ses alliés y sont disposés ; prêt surtout à chercher une transaction qui puisse recueillir l’approbation des grandes Puissances. Il a souci de réserver aux Alliés les moyens de l’aider à se tirer d’embarras ; il se préoccupe d’éviter, dans ses déclarations à la Chambre, ce qui pourrait leur aliéner l’opinion publique italienne. Ainsi, M. Clemenceau et M. Lloyd George lui ont remis, le jour de son départ de Paris, une note définissant leur point de vue, en, l’autorisant à en donner lecture au Parlement italien. Comme la note, conçue en termes très amicaux, n’en exclut pas moins l’attribution de Fiume à l’Italie, il se bornera à en faire mention sans la lire. Donc, ni intransigeance, qui rendit la situation sans issue ; ni capitulation, qui désagrégeât le pays. Aucune illusion non plus chez M. Sonnino ; la résolution de ne pas humilier l’Italie, unie à celle de ne pas l’acculer aux aventures ; la même préoccupation que chez M. Orlando de sauvegarder la cordialité des relations avec la France et l’Angleterre. Cette préoccupation l’amène à nous demander la réciprocité ; en nous rappelant, sans forfanterie, que l’amitié d’un peuple de 40 millions d’habitants n’est pas à dédaigner et que ce peuple ne serait jamais quantité négligeable !

Le 29, les séances de la Chambre et du Sénat se déroulent conformément au protocole réglé d’avance. Des déclarations de M. Orlando, il y a à retenir un calme exposé de la négociation et de la position des divers intéressés, le ton modéré et conciliant, l’affirmation qu’il demeurait prêt à reprendre la discussion dans le même esprit, une évocation chaleureuse de la fraternité d’armes avec les Anglo-Français, enfin un appel direct à la bonne amitié et au concours des Alliés. M. Luzzatti, en développant son ordre du jour, réussit à faire applaudir la France, à l’occasion d’une adresse de sympathie de la Chambre française. M. Turati, au nom des socialistes officiels, prononce un remarquable discours, où il exprime les idées les plus justes sur les dangers de l’isolement. Mais, comme il a déclaré respecter le droit d’auto-décision de Fiume, ses auditeurs lui pardonnent d’aussi cruelles vérités. L’ordre du jour final, court et vague, n’engageant le Gouvernement à rien de précis, est voté à une grande majorité : le Sénat le vote à l’unanimité, après un discours de M. Tittoni. Tout compte fait, la tenue des deux assemblées a donc été parfaite de réserve et de dignité. Au dehors, la population est restée calme ; de sévères mesures d’ordre avaient d’ailleurs été prises.

A partir de ce moment, un changement notable se produit dans l’état des esprits. La fièvre tombe. La courbe de la température s’abaisse. Le vote des Chambres acquis, la solidarité de l’opinion et du Parlement avec le gouvernement affirmée, le Gouvernement et le pays tout entier se trouvent en présence de l’isolement et de ses conséquences. Le sentiment qui se fait jour, à travers les fumées d’une exaltation qui s’apaise, est un désir intense de sortir de l’impasse, d’en sortir non à tout prix, mais honorablement. Aussi se prend-on à compter de plus en plus sur les Alliés, et principalement sur la France. Au sortir de la séance de la Chambre, M. Orlando donne au correspondant romain du Temps une interview qui est un appel pathétique aux bons offices de la France. Un journal comme la Tribune, qui n’avait pas épargné les critiques à M. Clemenceau, s’adresse à lui et lui fait confiance.

Confiance toutefois inquiète, dans laquelle s’insinuent peu à peu la désillusion et le soupçon. Les nouvelles de Paris répandent l’alarme, et l’amertume. Momentanément privés de leur quatrième, les big three ont repris avec un mort leur éternelle partie de bridge. Les journaux annoncent leurs réunions, les questions internationales qu’ils discutent, la convocation pour le 3 mai des plénipotentiaires allemands. Ils annoncent aussi la conclusion entre la France, l’Angleterre et les États-Unis d’une alliance à trois : et les Italiens de se froisser que leur pays n’ait pas été invité à s’y joindre. Ils n’ont pas lieu de s’en offusquer, puisqu’il s’agit d’une alliance de garantie, à laquelle ils déclineraient vraisemblablement de s’associer, sans la rendre réciproque, ce qu’elle n’est pas. Mais peu importe. L’absence de Paris de leurs délégués, rompant le contact quotidien avec les nôtres, met obstacle aux explications qui eussent prévenu les interprétations inexactes. Nous subissons les conséquences d’une situation dont nous sommes innocents. L’impression ressentie en Italie des nouvelles de la Conférence conduit les esprits à se poser une question, qui est sur toutes les lèvres : « Signera-t-on la paix sans nous ? » Le seul départ de la délégation avait déjà posé, dans la péninsule, ce troublant point d’interrogation. Mais ce n’avait été alors qu’une conjecture exceptionnellement émise et écartée aussitôt qu’émise. Voici qu’elle reparait discutée comme une possibilité. Dans la presse, dans les propos, on se met à invoquer la déclaration de Londres, qui interdit aux Alliés toute paix séparée, et toute présentation de conditions de paix à l’ennemi par l’un des Alliés, sans concert préalable avec les autres.

Il n’était, pas question, pour nous au moins, d’y déroger. A un télégramme de M. Luzzatti, M. Clemenceau avait répondu, laconiquement, mais catégoriquement, que la politique de la France ne serait jamais celle des chiffons de papier. M. Poincaré avait déclaré au journal France-Italie que la France était résolue à rester fidèle, non seulement à ses engagements, mais à son intime amitié avec l’Italie. Il n’en est que plus fâcheux que pareille question ait pu se poser à l’esprit des Italiens, car c’est là un doute qui ne pouvait que les troubler gravement et, même dissipé, laisser des traces.

M. Orlando et M. Sonnino comprenaient parfaitement que leur absence de Paris ne pouvait suspendre l’élaboration de la paix. Ils ne voyaient donc pas d’inconvénient à ce que les délibérations continuassent à trois, sur les points restant à régler du traité avec l’Allemagne, et à ce que les conditions fussent consignées aux plénipotentiaires allemands, tout en n’admettant pas que la paix, du reste encore lointaine, pût être signée sans la participation de l’Italie. Ils regardaient naturellement de plus près à ce qui touchait l’Autriche et la Hongrie. Aussi, M. Clemenceau ayant, au début de mai, notifié à l’ambassadeur d’Italie à Paris l’intention de la Conférence de convoquer les plénipotentiaires autrichiens et hongrois vers le 15 mai, M. Sonnino s’émeut-il. Il ne peut accepter, dit-il, que ces plénipotentiaires soient convoqués sans accord préalable avec lui et alors que l’entente n’est pas établie avec la principale intéressée, c’est-à-dire l’Italie, sur les conditions de paix à leur présenter. Ainsi la retraite provisoire des délégués italiens, déterminée par le message de M. Wilson sur la question adriatique, aboutit-elle à une divergence entre eux et les autres délégations sur ce qu’il est possible de faire en leur absence. Et le lourd privilège de présider la Conférence fait, en apparence, assumer à notre premier plénipotentiaire la responsabilité de cette divergence.

C’est alors que, de nouveau, les projets transactionnels se font jour ; les ambassadeurs de France, de Grande-Bretagne et des États-Unis à Rome, sur l’initiative, croyons-nous, du représentant de la République française, proposent à leurs gouvernements une solution établie sur les bases suivantes : Fiume à la Société des Nations, avec présidence italienne d’un Directoire international chargé de gouverner la ville, jusqu’à l’achèvement d’un port à construire pour la Yougo-Slavie à Buccari, par les soins d’un consortium international, et jusqu’au raccordement de ce port par voie ferrée à la ligne d’Agram ; après exécution de ces travaux dans un délai déterminé, Fiume à l’Italie ; la Dalmatie aux Yougo-Slaves, moins Zara et Sebenico ; l’une de ces deux villes à l’Italie et l’autre à la Société des Nations ; les îles dévolues comme dans la Convention de Londres ; octroi réciproque de garanties spéciales et faculté réciproque d’option pour les populations ; malheureusement, cette suggestion ne peut recevoir de suite.

C’est qu’aucune solution ayant pour base l’attribution ; fût-ce conditionnelle et retardée, de Fiume à l’Italie, n’a la moindre chance de succès auprès de M. Wilson, qui s’en tient encore strictement, pour Fiume comme pour la Dalmatie et pour l’Istrie orientale, aux conclusions de son message public : le tout à la Yougo-SIavie. Entre ses dispositions et le projet Barrère, l’écart est trop sensible. Or toujours pas de solution possible sans M. Wilson. Il ne se prêterait pas à dégager sa propre responsabilité, en se tenant en dehors de la question adriatique et en laissant aux trois autres le soin de la résoudre à leur gré. Donc aucune autre alternative que de s’accommoder avec lui ou de s’exposer à une rupture avec lui : et ce risque-là, l’Italie moins que toute autre peut le courir.

Les services mêmes que M. Clemenceau peut rendre à notre alliée latine sont limités par l’irritation de M. Wilson contre elle et par la prudence de M. Lloyd George. C’est sans excessif regret que le président Wilson a vu la délégation italienne s’éloigner de l’Edouard-VII, et, ne l’y verrait-il pas revenir, qu’il s’en consolerait aisément. Les protestations soulevées par son message, les manifestations de Rome, les attaques de presse contre sa personne l’ont vivement mécontenté. Très attentif alors à ne pas se l’aliéner, M. Lloyd George ne se soucie nullement de prendre contre lui fait et cause pour l’Italie.

Pour motivée qu’elle ait été, la retraite momentanée des plénipotentiaires italiens n’a, au surplus, pas servi leur cause à Paris. Elle a laissé le champ libre à leurs adversaires, et, en paralysant le travail de la Conférence, gêné jusqu’à leurs amis.

Si elle se prolongeait, elle leur donnerait l’apparence d’assumer la responsabilité d’une rupture, et de chercher à faire pression sur leurs alliés français et anglais, en empêchant, par leur absence, la continuation et la conclusion des négociations de paix. Aussi est-elle déjà exploitée contre l’Italie pour pousser France et Angleterre à se considérer comme déliées des engagements de la déclaration de Londres : ce qui eût été d’ailleurs une félonie. Une argumentation sophistiquée, qui ne tient aucun compte du message public de M. Wilson, cause déterminante de l’exode italien, tend à prouver que l’Italie s’est spontanément exclue de la Conférence et a relevé ses alliés de leurs engagements envers elle. M. Wilson tient rigueur à M Poincaré de sa déclaration an journal France-Italie !

Le ; comte Bonin-Longare, ambassadeur d’Italie à Paris, et M. de Martino, secrétaire général de la délégation italienne, s’aperçoivent du tort que porte à leur pays la prolongation de l’absence de ses plénipotentiaires. Ils en avisent Rome. Interrogé par le premier, M. Clemenceau n’a pas caché l’intérêt de l’Italie à ce que ses délégués fussent présents à la remise du traité de paix aux Allemands et reprissent la conversation directe sur l’Adriatique. M. Lloyd George s’est exprimé dans le même sens avec le marquis Imperiali, ambassadeur d’Italie près le gouvernement anglais. Dans ces conditions, hâtant leur retour MM. Orlando et Sonnino reprennent, le 5 mai le chemin de Paris.

La presse n’a pas attendu ce moment pour traduire la déception et la rancœur des Italiens à notre égard. Leurs sentiments s’exhalent avec d’autant plus de violence que l’espoir les a plus longtemps maintenus dans l’expectative. Un mouvement général d’opinion se dessine contre nous. Critiques, récriminations, attaques pleuvent. Les journaux en sont remplis, les propos en abondent. Tout devient prétexte à grief : la réception des plénipotentiaires autrichiens à Saint-Germain, la diplomatie française à Vienne, le partage colonial anglo-français, etc. Une acrimonie a envahi les cerveaux, qui obscurcit le raisonnement, empêche d’apprécier à leur valeur les résultats concrets de la guerre, fait prendre en mauvaise part toute nouvelle arrivant de Paris, voir partout l’Italie sacrifiée, méconnue par des alliés ingrats, par la France surtout. Dans l’expression de cette injuste irritation, aucune mesure, et parfois l’excès le plus pénible.

Cette explosion n’est, dira-t-on, que le réveil inéluctable de tendances germanophiles ou d’antipathies francophobes, contenues par la discipline du temps de guerre et ranimées par le premier prétexte, qui se soit offert. Alors comment expliquer que l’immense majorité du même peuple eût fait la révolution, en 1914, plutôt que d’entrer en guerre aux côtés des Empires centraux ; l’eût faite encore, en 1915, plutôt que de ne pas entrer en guerre à nos côtés ; nous ait porté aux nues aux moments les plus glorieux et les plus critiques de la lutte ait célébré le 14 juillet 1918 comme fête nationale italienne avec un enthousiasme tel qu’il n’en a été constaté de pareil nulle part ailleurs ?

Le contraste montre évidemment chez lui une surprenante facilité à passer d’un extrême à l’autre. Mais ce qui vient de le rejeter à l’extrême opposé, — ou peu s’en faut, — ce n’est pas une évolution spontanée et fatale ; ce sont les péripéties du règlement adriatique.


V. — LE PROJET TARDIEU — LA CHUTE DU CABINET ORLANDO

La conversation reprend à Paris, au point où l’avait suspendue le malencontreux message de M. Wilson. L’ambassadeur des Etats-Unis à Rome, M. Page, est parti sur les talons des ministres italiens pour ouvrir les yeux de son président sur la gravité de la crise qui sévit dans les rapports interalliés. Des entretiens qu’il a eus au Crillon, il rapporte l’impression que M. Wilson sera irréductible sur son refus de Fiume aux Italiens. Tout au plus pourra-t-on l’amener à la soustraire aux Yougo-Slaves. L’impression est la même au quai d’Orsay et à l’Astoria, Foreign Office parisien de M. Lloyd George. C’est pourquoi la délégation française, interposant ses bons offices, s’en tient encore au principe précédemment admis par elle : Fiume ni aux Italiens, ni aux Yougo-Slaves, mais autonome, sous le contrôle de la Société des Nations. Un de nos délégués, M. Tardieu, prend l’affaire en mains et, allant de M. Orlando à M. Wilson, de M. Wilson à M. Trumbitch, met sur pied un projet, qui s’étend à toute la question adriatique et sur lequel la discussion est au moins possible.

En voici les bases : Fiume-ville, sans le faubourg slave de Sussak, formera avec la région située immédiatement à l’Ouest un petit État indépendant, placé sous la tutelle de la Société des Nations, limitrophe de l’Istrie italienne et englobant la voie ferrée qui se dirige vers Saint-Peter et Lubiana (Laybach) ; Zara et Sebenico seront placées sous la souveraineté de l’Italie, qui renoncera à toute autre partie de la côte dalmate et de son hinterland ; et les dalmates présentant ! Un intérêt stratégique, soit Cherso, Lussina, Lissa et les îles extérieures qui lui sont voisines, seront dévolues à l’Italie ; la Société des Nations donnera à l’Italie le mandat sur l’Albanie, où la Convention de Londres lui reconnaît déjà une situation spéciale et la possession de Vallona.

Des pourparlers officieux se poursuivent, en dehors des séances de la Conférence et des colloques des quatre, d’après ces bases, sur lesquelles s’accuse une tendance à l’entente entre les parties jusqu’alors le moins d’accord, Italiens, Américains et Yougo-Slaves. A la fin de mai, le projet Tardieu semble en assez bonne voie pour qu’un grand quotidien, le Temps, en donne l’analyse et annonce comme imminente la solution du litige. Vain espoir ! Le jour même où a paru cette nouvelle, un entretien a lieu entre M. Wilson et les délégués yougo-slaves, à la suite duquel les chances d’entente sont dissipées, ou au moins fortement compromises. La délégation italienne a, en effet, mis à son assentiment de principe une série de conditions[11] portant sur des modalités d’application, et destinées à empêcher que l’italianité de Fiume-ville soit étouffée par l’adjonction à la cité d’une bande d’Istrie peuplée de Croates. Ces conditions n’ont pas été agréées par les Yougo-Slaves et, d’ailleurs, pas davantage par le Président des États-Unis : d’aucuns affirment même qu’il s’est montré moins conciliant qu’eux. Toujours est-il que le projet Tardieu s’en va désormais à la dérive. Et dans des discussions stériles se dérobe un accord qu’on a cru tenir.

Pendant ce temps a continué à flamber en Italie le bûcher où se brûle ce qui fut adoré. Dix jours après le départ pour Paris de la délégation, tombe l’anniversaire (24 mai) de l’entrée en guerre. M. d’Annunzio est venu à Rome pour la circonstance. Dès la place de la gare, il a commencé de parler et, bien qu’officier en activité de service et en uniforme, il a malmené le président du Conseil, coupable d’être retourné à la Conférence. Les jours suivants, on l’a vu au Capitole, déployant un drapeau tricolore, dans les plis duquel fut enveloppé un combattant tué à l’ennemi, jurant de l’arborer sur Fiume et sur Zara, et le voilant de crêpe jusqu’à ce que le glorieux emblème puisse y flotter. On l’a entendu à l’Augusteo exalter la participation de l’Italie à la victoire, pour flétrir aussitôt en termes indignés la noire ingratitude de ses alliées, décocher au passage des traits à M. Clemenceau et à M. Lloyd George et plus que des traits à M. Wilson. « Italiens, souvenons-nous-en ! » s’est-il écrié après chacun des versets de la litanie de griefs qu’il a défilée.

Pour ne nous occuper ici que de nous, le moment où M. d’Annunzio exhortait ses compatriotes à cultiver en eux-mêmes le souvenir de nos torts est précisément celui où, à Paris, nous interposions nos bons offices entre eux et leurs contradicteurs. Son appel à la rancune était donc, pour ce qui est de nous, aussi intempestif et injuste que ceux qu’il avait lancés auparavant, dans divers messages à la presse, où il avait évoqué les« Pâques véronaises, » qui sont un massacre de soldats français en 1797, et fait gronder à nos oreilles, « le rugissement du lion de Saint-Marc. »

Cette frénésie, reste heureusement son privilège. Ce qui ne l’est pas, c’est la conviction d’un déni de justice, qui se commet au détriment de l’Italie, et dont nous nous rendons complices, au moins en le tolérant. Cette conviction est fortifiée par une apologie passionnée de l’effort italien et de ses résultats, que personne ne conteste. On tend à persuader au peuple : « vous êtes les grands vainqueurs de la guerre, » pour qu’il conclue : « et les grands sacrifiés de la paix. » Le Gouvernement, privé de ses deux têtes, M. Orlando et M. Sonnino, et dirigé par un intérimaire, le ministre des Colonies, commence à être débordé.

La nouvelle du projet Tardieu détermine une détente et nous vaut un répit. Mais celle de son échec rend l’opinion italienne à un marasme. Et rien de ce qu’elle apprendra de Paris n’est propre à l’en tirer. La négociation adriatique est stationnaire et paraît arrivée au point mort. Désespérant d’y trouver une issue immédiate, la délégation italienne s’est résignée, faute de mieux, à temporiser et s’est rabattue sur la Convention de Londres, où elle se retranche envers les alliés français et anglais. « Nous sommes retranchés dans la Convention de Londres, » télégraphient aux journaux de Rome leurs correspondants de Paris. Le public se lasse avant les délégués du séjour dans cette tranchée. La position parlementaire de M. Orlando et de M. Sonnino est déjà très ébranlée, quand le Président du Conseil revient à Rome pour reprendre contact avec le Parlement. Son contact avec la Chambre est des plus malheureux : dès la première séance, après des déclarations vagues écoutées dans un froid silence, il est mis en minorité et démissionne (19 juin 1919).


XXX.

  1. Respectivement président du Conseil et ministre des Affaires étrangères en 1915.
  2. Ancien ministre des Affaires étrangères du Tsar.
  3. Dans un mémoire daté du 20 août 1917 et rendu public le 2 décembre 1919, le professeur Borgese écrivait : « L’aspiration à la Dalmatie et l’aspiration à l’amitié yougo-slave sont deux buts qui s’excluent… » « le peuple yougo-slave verrait l’Italie en Dalmatie du même œil que la France voit l’Allemagne en Alsace-Lorraine. » Dans le même mémoire, il indiquait que, selon lui, l’Italie pourrait obtenir des Yougo-Slaves, entre autres concessions, « la constitution de Fiume et de Zara en villes libres avec des garanties. »
  4. Sur le front italien, car sur le front russe, les Yougo-SIaves se sont volontairement constitués prisonniers en nombre considérable ; parmi ces prisonniers, on a pu enrôler des volontaires pour constituer plusieurs divisions qui ont combattu dans les rangs de l’armée russe ou même plus tard à Salonique dans les rangs de l’armée serbe.
  5. Malgré la propagande menée, au moyen de manifestes, par une commission mixte instituée auprès du Comando Supremo et comprenant des représentants croates et yougo-slaves.
  6. Conformément aux vœux mêmes des intéressés.
  7. Après le départ des autorités hongroises, le pouvoir avait été pris à Fiume par une municipalité yougo-slave, nommée sans élections régulières et remplacée, après le débarquement des troupes italiennes, par un conseil national italien, également nommé sans élections régulières.
  8. Emploi d’une main-d’œuvre militaire italienne ; débarquement des marchandises assuré par la marine italienne ; obligation de demander au Conseil National la disposition de tous locaux, quais, moles, édifices, matériel ; contrôle sur la gare de Fiume d’une commission interalliée présidée par un officier italien, dans des conditions prévues par le Conseil National ; interdiction à tout Serbe de pénétrer dans Fiume ; droit pour l’autorité militaire italienne d’interrompre le trafic entre Fiume et Agram.
  9. Qui n’était nullement un engagement envers eux, puisque ni Yougoslavie, ni Croatie, et pour cause, n’étaient parties à la Convention de Londres.
  10. Il faut croire que la disposition de ce débouché n’en exigeait pas absolument la possession, puisque France et Angleterre acceptaient de placer Fiume sous la souveraineté de la Société des Nations, et que M. Trumbitch lui-même a plus tard négocié et traité avec le Gouvernement italien sur la base de l’autonomie ou de l’indépendance de Fiume.
  11. Représentation diplomatique italienne de l’État libre de Fiume ; garnison militaire italienne, par assimilation à la garnison française du bassin de la Sarre ; composition du gouvernement par un délégué de Fiume-ville, un délégué de l’Italie, deux délégués de la Yougo-Slavie et des grandes Puissances ; autonomie municipale de Fiume-ville ; dans un délai déterminé, plébiscite sur le sort définitif de l’État libre, mais par commune, non en bloc.