L’Aviateur inconnu/05

La bibliothèque libre.
Éditions de la « Mode nationale » (p. 44-51).

CHAPITRE V

Il était midi et demie à peu près ; les Bergemont venaient de se mettre à table pour déjeuner, on attaquait les hors-d’œuvre lorsque le valet de chambre vint annoncer qu’on demandait Mlle Elvire Bergemont.

— Qui ça « on » ? interrogea l’oncle Tristan.

Le domestique répondit :

— Monsieur, c’est un homme de la campagne !

L’oncle grommela :

— Ce garçon s’exprime comme une tireuse de cartes !

Mais déjà Elvire s’était levée et avait gagné l’office, où l’on avait fait rentrer un brave homme, au visage coloré, qui tenait à la main un petit paquet confectionné avec un journal.

— Ma chère demoiselle, commença-t-il en son parler plein de bonhomie, faut vous expliquer premièrement que j’eus un jardin de maraîcher à Rouxmesnil, qu’est une petite localité pas loin d’ici, comme vous savez p’tèt’ben !

— Je connais Rouxmesnil, dit Elvire, et alors ?

— Alors, ce matin, comme à l’accoutumée, j’me dirige donc du côté de mes plants de choux pour aller au marché à Dieppe, quand voilà que j’aperçois une si drôle d’affaire que, censément, j’ai eu un coup dans l’estomac, vu que j’avais cru d’abord voir une bombe ! Ah ! dame, par le temps qui court faut s’étonner de rien, pas vrai ?

— Mais je me demande en quoi tout ça me concerne ! interrompit la jeune fille.

— Attendez, vous allez voir, ma chère demoiselle, vous allez voir, c’est une vraie histoire à raconter… Ce machin qu’était dans mes choux, c’était pareil qu’une espèce de grosse cartouche, un genre de tube si vous aimez mieux. Après un moment et voyant qu’il n’y avait pas de mèche au bout, je l’ramasse, je l’trouve assez lourd et j’m’aperçois tout d’un coup que c’est un truc qui se dévisse, un étui !

— Et vous l’avez dévissé ?

— Et je l’ai dévissé, répéta le rural qui tenait à ménager ses effets et à tirer de son récit le maximum d’avantages, et dedans, j’ai vu un papier. Une enveloppe, pas davantage, mais avec des mots écrits dessus… Et savez-vous quoi ? Votre nom, ma chère demoiselle ! Hein ! C’est-y curieux, tout de même ?

— Mon nom ?

— Écoutez, je ne pense pas qu’il y ait d’erreur, fit le commissionnaire en dépliant son papier, vous allez pouvoir en juger par vous-même, car j’ai tout apporté, le contenant et le contenu…

Et il exhiba aux yeux d’Elvire un court cylindre de métal, semblable à ces étuis dans lesquels les marins enferment les papiers pour les soustraire à l’humidité. Ayant dévissé la partie supérieure, il tira du tube une enveloppe fermée dont la suscription était rédigée ainsi :

« La personne qui trouvera cet objet est priée de bien vouloir faire parvenir la présente lettre à Mlle Elvire Bergemont, Villa Cypris, Pourville (Seine-Inférieure). Très urgent. »

— Justement, acheva le maraîcher, je venais aujourd’hui à Dieppe, rapport au marché ! Je me suis dit que c’était pas gênant, avec ma bagnole, de faire un crochet en m’en retournant. J’ai demandé si on vous connaissait par ici. Et voilà comme quoi je suis venu vous voir, ma chère demoi­selle !

Elvire sentait venir la suite de la mystification. Pressée de rejoindre les siens, elle offrit au campagnard un rafraîchissement qu’il accepta sans se faire prier, puis, après lui avoir glissé un billet, revint dans la salle à manger.

— Nous ne sommes pas délivrés, prononça-t-elle, et sa voix frémissait de colère, le plaisantin à qui nous avons affaire a juré de nous tourmenter sans pitié. Savez-vous ce qui nous arrive ?

En quelques mots brefs, elle conta la découverte de l’étui dans les environs de Pourville.

— Il est évident, remarqua l’oncle Tristan en tournant le cylindre entre ses doigts, que ce tube est cousin du cône de plomb de l’autre matin. Toutefois ma petite, avant de te mettre martel en tête, tu devrais bien lire la lettre qui t’est adressée.

— Je vous avoue que je répugne à le faire, répliqua Elvire.

— Pourquoi ? Nous n’avons aucunement droit de supposer que l’envoyeur est répugnant le moins du monde !

Cette protestation émanait de Bergemont cadet ; dans le cas où la lettre provînt d’un aviateur ou, du moins, eût été lancée d’un avion, il prenait position pour défendre ses favoris.

Elvire déchira l’enveloppe, déplia le feuillet qu’elle renfermait et lut ces lignes tracées d’une écriture imper­sonnelle :

J’ai eu la joie infinie de rencontrer Mlle Elvire Bergemont. Je n’ai pu affranchir ma mémoire de son image. Il ne m’est pas encore permis de me révéler à elle. Jusqu’au jour où je serai autorisé à rompre l’incognito, qu’elle veuille bien accueillir sans déplaisir les témoignages de respectueuse constance que je lui adresserai du ciel.

Et c’était signé : L’Aviateur inconnu.

— Ah ! pour le coup, ça dépasse les bornes ! s’exclama Tristan Bergemont en assénant sur la table un magistral coup de poing.

Elvire ajouta ;

— Les bornes de la décence, oui, certes ! Cette fois, nous ne pouvons invoquer la coïncidence, le hasard… que sais-je ! Non, non, je suis bien la victime que s’est désignée le misérable auteur de cette épître ! L’Aviateur inconnu… je vous demande un peu ! Mais c’est du roman feuilleton de dernière catégorie !

Félix Bergemont avait ajusté son pince-nez et lisait la lettre ; il déclara :

— Tout ce que tu voudras, ma fille, mais ce plaisantin, à supposer que c’en soit un, n’a pas du tout un mauvais style. La formule qu’il emploie me paraît pleine de courtoise déférence !

— Je discerne précisément là, repartit Elvire, une condition aggravante. J’aimerais mieux être aux prises avec un homme vulgaire, dont on se débarrasse par le mépris.

Bergemont cadet, absorbé dans la contemplation de l’étrange missive, n’entendit qu’imparfaitement cette phrase. Mais Tristan y démêla un sens tout particulier : Elvire à son insu venait d’avouer qu’elle accordait de l’attention à l’entreprise dirigée contre elle. Cependant, il garda pour lui sa réflexion.

— La moralité de cette nouvelle tentative, continua la jeune fille, c’est la confirmation que des gens sont au courant des paroles prononcées ici par toi, papa, au sujet d’aviateurs et de mariage. Nous avons certainement été trahis et, maintenant, on s’acharne à nous importuner. Dieu sait comment tout ça finira ?

Sans vouloir écouter les protestations de son père, elle mit son chapeau et sortit pour tenter de dissiper son mécontentement. Elle se voyait engagée dans une mésa­venture des plus scabreuses ; elle savait son amour-propre à la merci d’un écervelé, sinon de plusieurs, enchantés de rire à ses dépens. Quand elle eut erré sans but, pendant près d’une heure, elle revint par la plage et, comme elle l’espérait, aperçut Jean-Louis Vernal en train de brosser une étude sous son parasol de peintre. À sa vue, il posa précipitamment pinceaux et palette. En lui décochant un salut cérémonieux afin de tromper la vigilance d’un groupe de baigneurs tout voisin, il lui dit, assez bas pour qu’elle seule put entendre :

— Chérie adorée, voilà une rare faveur ! Je n’ai pas souvent la chance de vous voir, dans la journée sans garde du corps… surtout depuis que votre père m’a signifié son opposition !

— Ah ! Jean-Louis, c’est un peu pour cela que je viens à vous ! Il y a du nouveau et j’en suis bien agacée.

Derechef, il lui fallut narrer l’histoire de la lettre. Le jeune homme suivit le récit sans l’interrompre, sans trop s’étonner même. Lorsqu’elle eut achevé, il posa cette question :

— Et M. Félix Bergemont, que pense-t-il de ces façons d’agir ? Est-ce qu’il ne se repent pas de son imprudente détermination ?

— Non, pas du tout. Il continue de voir ça d’une manière plutôt flatteuse… Son opinion est que L’Aviateur inconnu n’est pas dénué de tact, que sa lettre est empreinte de bonne éducation, car…

Elle laissa sa phrase en suspens, brusquement frappée d’un soupçon. La voyant pensive, Jean-Louis voulut connaître sa soudaine inquiétude.

— C’est singulier, répondit-elle, je viens de m’aviser tout à coup que mon père, dans les deux circonstances où j’ai manifesté mon mécontentement d’être en butte à des persécutions anonymes, a plaidé pour les auteurs de celles-ci.

— Plaidé ?… Que voulez-vous dire ?

— Oui, la première fois comme aujourd’hui, mon père, n’a pas fait chorus pour accabler le ou les imposteurs. Loin de là, il leur a trouvé des excuses, il a paru atténuer leur geste. Je l’entends encore déclarer en lisant la lettre signée L’Aviateur inconnu qu’elle montrait de la déférence et de la courtoisie.

— Eh bien, chérie, qu’est-ce que vous en concluez ?

Elle hésita un peu. Puis, lentement :

— J’en arrive à me demander si mon père n’est pas derrière toutes ces manigances, s’il n’est pas l’organisateur de cette comédie dont ma crédulité fait tous les frais !

Chose imprévue, le peintre, qui n’avait cessé de fixer sur la jeune fille un regard anxieux, sembla soulagé par cette parole. Avec un empressement un peu trop vif pour être réellement sincère, il rétorqua :

— Vous n’y songez pas, Elvire ! Quoi ! Supposer que votre père lui-même ait ourdi, en quelque sorte, un complot contre vous ? Mais il faudrait donc admettre que sa prédi­lection pour les aviateurs atteignît à la divagation !

— Tout cela est bel et bon, reprit Elvire, mais il n’en demeure pas moins, que tout bien considéré, c’est mon père qui a le plus grand intérêt à faire intervenir un avia­teur dans nos débats de famille. Vous vous rappelez qu’il a prononcé un sermon ou peu s’en faut… Vous vous rappe­lez son attitude péremptoire quand vous êtes venu lui demander de me donner à vous… Blâmé par notre silence plein de réprobation, raillé impitoyablement par mon oncle, rien d’étonnant qu’il veuille prendre une éclatante revanche, et… de là à aider les événements…

Le peintre réfléchissait, un indéfinissable sourire se jouait sur ses lèvres, et l’on eût juré même qu’il employait tous ses efforts à réprimer une légère hilarité. Il dit :

— Vous prononcez, ma chérie, un véritable réquisi­toire contre l’auteur de vos jours, vous lui prêtez des instincts presque perfides, des intentions quasi criminelles ! Si M. Félix Bergemont était capable d’aller jusqu’à un tel forfait, le mot n’est pas trop fort, il faudrait en déduire qu’il ne craint pas de devenir votre adversaire.

— Mon Dieu, répliqua la jeune fille, la vanité contra­riée peut pousser le meilleur des hommes à des erreurs parfois très regrettables. Si mon oncle Tristan était là, il ne manquerait pas de vous citer, car lui aussi a sa manie, l’exemple du fils du célèbre Nostradamus, qui, ayant pré­dit l’incendie de la ville de Pouzin, y mit lui-même le feu pour être bien sûr que l’oracle s’accomplît. C’est un peu le cas de mon père : Il a juré que je n’épouserai qu’un aviateur, et je ne serais pas surprise qu’il inventât de toutes pièces un candidat, pour la seule satisfaction de n’avoir pas juré en vain.

Jean-Louis Vernal l’avait laissé dire sans essayer de combattre cette version. Mais lorsqu’elle eut achevé, il la supplia de ne pas s’abandonner à une opinion peut-être légère, et en tous cas, funeste à sa tendresse filiale.

— Les apparences sur lesquelles vous fondez votre raisonnement sont trompeuses, affirma-t-il ; que votre père cherche à pallier les malheurs dont vous êtes la victime, c’est, somme toute, logique, puisque, dès le premier jour il s’est déclaré un champion des hommes de l’air. Quant à imaginer que cet homme débonnaire et placide, en dépit de ses frénésies scientifiques, ait trouvé le temps et les possibilités matérielles de construire une telle mystifi­cation, croyez-moi, c’est invraisemblable !

Longuement il lui parla sur ce ton, s’ingéniant à la ramener à une juste notion des choses, lui représentant que si elle adoptait l’idée de voir en son père un ennemi, sa vie en allait être douloureusement perturbée. Il dut s’avouer, dans son for intérieur, que ses instances res­taient en grande partie superflues.

Elvire Bergemont, douée de toutes les qualités, de toutes les vertus qui font la séduction d’une femme, avait cependant hérité quelque peu de l’entêtement de son père. Quand elle avait adopté une manière de voir, il ne fallait guère compter que sur le temps pour y apporter un changement, et les plus subtils conseils, l’insistance la plus affectueuse ne servaient de rien. Bergemont cadet, embusqué dans sa résolution baroque, eût préféré donner sa tête que revenir sur le projet fantasque d’avoir un aviateur pour gendre. Pareillement, Elvire, accrochée désormais à la sourde suspicion que son père pût être la cheville ouvrière de la farce dont elle était le jouet, se complaisait à ce doute, et n’en voulait plus démordre. Un tel état de sentiments devait, nécessairement, tôt ou tard, déterminer entre le père et la fille une crise extrêmement préjudiciable à l’harmonie de la maisonnée.

Pourtant Elvire n’était pas assez impulsive pour s’abandonner sans résistance à sa nouvelle inquiétude. Si elle était bien la digne fille de son père sous le rapport de l’idée fixe, elle ne manquait ni de bon sens, ni de pondé­ration. C’est la raison pourquoi, après avoir ruminé sa crainte subite, elle se promit, avant que de questionner délibérément M. Bergemont cadet, d’attendre que les mystificateurs signalassent de nouveau leur existence. « Au moindre retour d’offensive, se dit-elle, je m’assure­rai que papa s’obstine à excuser les actes monstrueux qui m’exposent à me perdre de réputation, et je lui mettrai le marché en main, en le sommant de déposer une plainte. Après tout, c’est la meilleure manière d’en finir ; s’il est complice, il sera le premier épouvanté, s’il ne l’est pas il comprendra que la patience a des limites. »

Ces belles déterminations n’empêchaient pas Elvire d’éprouver un pénible malaise dans cette atmosphère d’in­trigue où elle se trouvait. Encore que les trois habitants de la villa Cypris fussent unis par les plus étroits senti­ments d’affection, Elvire, dans les circonstances exception­nelles, avait souvent constaté l’embarras que peut atteindre une jeune fille privée de contact féminin. Il est en effet des nuances de caractère et surtout de sentiment qui, chez une jeune fille, ne peuvent être interprétées, comprises, admises que par une autre jeune fille, une sœur, une amie, lorsque la mère n’est plus là. C’était le cas pour Elvire Bergemont, privée trop tôt de cette douce épaule si accueil­lante, au front lourd de souci, entre son oncle Tristan, qui affectait le scepticisme, et le sarcasme de son père, toujours fourré dans des manuels scientifiques, Elvire connaissait parfois des moments de découragement et de fatigue morale ; la présence de Jean-Louis chassait bien vite ses papillons noirs, mais elle ne pouvait voir l’artiste qu’à l’insu de ses parents, ce qui répugnait à son âme droite. La seule personne susceptible de la réconforter était sa petite tante Flossie, jeune sœur de sa mère, Anglaise comme elle, et pour le moment domiciliée à Brighton. Flossie, il est vrai, passait chaque année quelques semaines chez les Bergemont, mais seulement au déclin de l’été. Elvire estima, dans le cas où les manifestations de L’Aviateur inconnu continueraient de friser le scandale, aggravant ainsi son propre état d’âme, que la situation deviendrait assez urgente pour que Flossie avançât son voyage et lui apportât le secours de son flegme britannique, de son sens pratique et de son amitié.