L’Aviateur inconnu/07

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Éditions de la « Mode nationale » (p. 60-69).

CHAPITRE VII

Le premier soin que prit Elvire Bergemont, après les compliments de bienvenue, après les détails de l’installa­tion de Flossie à la villa Cypris, fut d’entraîner dans sa chambre sa petite tante pour lui relater par le menu les événements dont elle était, bien à contre-cœur, l’héroïne. Elle traça rapidement le portrait moral de son père, plus que jamais toqué de progrès, de sciences nouvelles et de perfectionnement social, portrait qui n’étonna guère Flos­sie. Au cours de ses précédentes vacances, elle avait pu, en effet, se rendre compte des manies de son beau-frère, sans y attacher d’importance, d’ailleurs, car ces manies, étaient bien inoffensives. Mais quand elle apprit que l’amateur d’aviation était devenu assez dangereux pour mettre en péril le bonheur d’Elvire, elle commença de se passionner… Puis, mise au courant des faits réellement extraordinaires qui se déroulaient à Pourville, en l’honneur d’Elvire, elle témoigna d’un enthousiasme auquel la jeune fille était loin de s’attendre.

— Mais c’est très amusant, ce que tu me racontes, dit-elle, c’est tout à fait very exciting ! Tu me parles de cela comme d’une calamité, ma chère… je ne trouve pas qu’il y ait sujet de se tourmenter, voyons !

— Ah ! je te demande pardon ! rétorqua Elvire ; com­prends donc que mon honorabilité, mon amour-propre sont en jeu ! De quoi ai-je l’air, je te le demande ?

— Tu as l’air… tu as l’air… mais d’une personne qui a du succès, puisque l’on n’hésite pas à lui faire la cour par des moyens exceptionnels ! Je t’assure que si, en Angle­terre, pareille chose avait lieu, tout le monde y serait très sympathique !

— Je ne dis pas le contraire, mais nous sommes en France, dans un pays où il est toujours désagréable de se faire remarquer ! Sais-tu comment on m’appelle, dans Pourville, à l’heure qu’il est ? On m’appelle la bien-aimée de l’aviateur.

— Et puis après ?

— On me tourne en dérision… Quoi ! ça te semble tout naturel ?

L’Anglaise se mit à rire.

— Vous êtes drôles, vous autres Français, fit-elle, vous vous vantez à chaque instant d’être un peuple libre, vous avez toujours à la bouche les mots d’indépendance et de droit… Et quand l’un de vous commet une action un peu spéciale, vous vous scandalisez… You are funny, certainly !

— Le droit et la liberté n’ont rien à voir en cette cir­constance, dit Elvire. Ce farceur qui m’a choisie pour victime est absolument libre d’agir comme il lui plaît, à condition de n’importuner personne. Or, il me tracasse et me fait du tort !

— Tu n’as qu’à ne lui accorder aucune attention ! Le ciel est à tout le monde !

— Mais les lettres qu’il a l’audace de semer dans tous les coins du pays !

— Déchire-les sans les lire ! Ou encore, refuse-les ! Tu verras que ton aviateur finira, plus tôt que tu ne crois, par se lasser de ton indifférence !

Elvire garda le silence un instant. Visiblement ce pro­cédé ne lui paraissait pas assez radical. Elle prononça :

— Non, je veux savoir à quoi m’en tenir, je tiens à avoir raison de mon tourmenteur, à le confondre…

— Bon… en ce cas, il t’intéresse ! dit Flossie. Avoue qu’il t’intéresse, darling !

— Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de montrer à papa que je ne suis pas sa dupe, car, pour moi, aucun doute n’est permis, papa est l’âme du complot.

Flossie, à son tour, demeurait silencieuse. Mlle Berge­mont insista :

— Tu es bien de mon avis, n’est-ce pas ? C’est mon père qui a ourdi toute cette machination ?

— Ça m’étonnerait beaucoup, répondit Flossie. Autant Félix est l’homme des enthousiasmes irréfléchis et, souvent, absurdes, autant il est incapable d’organiser cette espèce de raid. Il n’a pas assez de suite dans les idées pour réa­liser un tel programme. Songe donc que ça ne s’improvise pas en quelques minutes… D’abord, a-t-il des rapports avec l’aviation, ton père ?

— Non, pas que je sache !… Mais il a pu en créer !…

— Raisonnons un peu, repartit la pratique Anglaise, si Félix n’avait pas, en réserve, un aviateur candidat à ta main…

— Évidemment non… Du reste, sa frénésie pour l’avia­tion, son serment de n’accepter qu’un aviateur pour gendre, tout cela est né d’un moment d’exaspération !

— Donc, il ne préméditait rien. Donc, il lui aurait fallu, pour forcer les circonstances à lui donner raison, entreprendre des démarches, se mettre en contact avec des professionnels de l’air… Est-il beaucoup sorti, ces der­niers temps ?

— Non, il n’a pas quitté Pourville !

— A-t-il écrit ou reçu des lettres plus nombreuses qu’à l’ordinaire ?

— Mais non !

— Eh bien, tu admettras qu’il ne suffit pas de pronon­cer un serment comme le sien, pour, instantanément, faire apparaître celui qui doit en bénéficier. On ne dispose pas d’un aviateur comme d’un cycliste, c’est très difficile, en général, de mobiliser ces messieurs-là !

Les objections présentées par Flossie étaient trop sen­sées pour ne pas frapper Elvire. Toutefois, elle exigeait une explication bonne ou mauvaise ; elle reprit :

— Si papa n’est pas à l’origine de la mystification, d’où vient que celle-ci a coïncidé avec son caprice ?

— Darling, on constate les coïncidences, on ne les explique pas ! déclara Flossie. Le mieux, jusqu’à nouvel ordre, est d’attendre, de patienter, d’observer pour essayer de se faire une opinion. Mais rien ne sert de boule­verser sa vie à cause d’une histoire, au fond, plutôt humo­ristique !

Mais il était écrit que les hôtes de la villa ne connaî­traient jamais le repos. Vingt-quatre heures après cet entretien, une offensive se produisit, non plus dans le ciel, mais sur la terre.

Le surlendemain de l’arrivée de Flossie, au moment où Elvire après le déjeuner matinal, pris en commun à la salle à manger, venait de regagner sa chambre, elle aperçut, délicatement posés sur le jeu de brosses de sa coiffeuse, deux journaux. Deux journaux dans lesquels elle reconnut tout de suite des feuilles qui lui étaient familières : Le Pourvillais, organe de la petite commune, et Le Réveil de Dieppe, qui embrassait un plus large segment de population, car il était lu à trente kilomètres à la ronde. Quelle main discrète avait placé là ces journaux ? qui avait eu soin de les disposer de telle sorte qu’Elvire, en s’approchant, fut frappée par un entrefilet marqué au crayon bleu et rédigé en ces termes :

M. Félix Bergemont, domicilié villa Cypris, à Pourville (Seine-Inférieure), fait savoir que, lassé des mauvaises plai­santeries dirigées contre des personnes de sa famille par un aviateur inconnu, intime à celui-ci défense expresse de per­sévérer dans une audace qui frise l’outrage, faute de quoi il sera dans la nécessité de porter plainte devant les tribunaux.

Dans Le Réveil de Dieppe aussi bien que dans Le Pour­villais, le texte était le même, preuve que ces deux jour­naux n’avaient fait que de se conformer aux indications de l’intéressé et que l’insertion avait été payée par lui.

Telle était donc l’admirable revanche promise par le père d’Elvire lorsqu’il s’était écrié : « Je saurai te prouver que je ne suis ni assez sot ni assez misérable pour provo­quer sa recherche ! » Il n’avait rien trouvé de mieux, le naïf honnête homme, avec l’intention, bien certainement, de clore à jamais l’incident qui bouleversait sa vie, il n’avait rien trouvé de mieux que d’assurer, par la voie des journaux, une publicité retentissante à ses déboires.

« Ainsi, pensait Elvire, après le premier moment de stupéfaction, jusqu’à présent la malignité publique ne s’exerçait à mes dépens qu’à Pourville. À dater d’aujour­d’hui, c’est le canton tout entier, c’est presque l’arrondis­sement qui vont faire des gorges chaudes ! Certes, l’in­nocence de mon pauvre père m’apparaît maintenant et je vois que Flossie n’avait pas tort… mais, je ne puis m’em­pêcher de donner raison à l’oncle Tristan lorsqu’il parle du pavé de l’ours. »

Au surplus, cette malheureuse affaire recevait à chaque pas des complications tellement ahurissantes que la jeune fille, peut-être gagnée par l’optimisme britannique de sa tante, ne trouvait plus assez de ressort en soi pour s’exas­pérer. Et quand, au repas de midi, en franchissant le seuil de la salle à manger, elle aperçut la mine satisfaite de son père, évidemment très heureux de la riposte qu’il avait trouvée, elle ne put se défendre d’éclater de rire. Cette hilarité surprit Bergemont cadet et presque le contraria, car il s’attendait à un témoignage de reconnais­sance.

— Alors, papa, c’est ainsi que tu comptes avoir raison de l’Aviateur inconnu ? lui demanda Elvire.

— Mais, parfaitement, ma fille, répondit-il. Tu as voulu que je te fournisse une justification… Tu reconnaîtras, j’espère, que je n’en ai pas mesuré les termes.

Bergemont aîné intervint.

— Que s’est-il donc passé ? interrogea-t-il.

En quelques mots, Elvire le mit au courant, ainsi que Flossie, de la déclaration de guerre de son père. La nou­velle eut pour effet immédiat de provoquer chez l’oncle Tristan une explosion d’ironie.

— Ah ! je l’aurais juré. Tu ne pouvais nous ménager qu’une équipée dans ce genre. Tu es tout pareil à Gribouille, mon pauvre ami, tu te jettes à l’eau de peur d’être mouillé.

Ahuri, Félix Bergemont n’arrivait pas à comprendre pourquoi l’on interprétait si mal une démonstration dont il estimait fort la vigueur. S’adressant à son frère, il s’écria :

— C’est à croire que tu as juré de me comparer sans cesse aux personnages les plus ridicules ! Gribouille !… Je vous demande un peu ! Et pourquoi Gribouille, Monsieur l’homme d’esprit ?

— Mais, parce que l’aviateur, pour peu qu’il ait du cran, — et tu sais que les aviateurs n’en manquent point, tu nous l’as assez répété, — ne manquera pas de réagir à la lecture de ton petit pamphlet. Tu choisis le moment où nous avions recouvré la tranquillité pour agiter de nou­veau la torche de la discorde ! Achille paraissait avoir pris le parti de se retirer sous sa tente et voici que tu le pro­voques !

— Ne devais-je pas me laver des soupçons de ma fille ! prononça majestueusement Bergemont cadet.

My dear Félix, dit Flossie, vous aussi, my dear Tris­tan, il est inutile de nous disputer à propos d’une chose qui est faite. Si vous voulez mon avis, je pense que mieux eût valu laisser les journaux tranquilles. Enfin, puisque maintenant c’est imprimé, tâchons d’examiner si, à côté du désavantage de cette publication, il n’y a pas là dedans, pour nous, un certain bénéfice.

— Je me demande lequel ? fit Bergemont aîné, en haussant les épaules.

— Eh bien ! mais, poursuivit Flossie, je ne trouve pas mauvais que l’Aviateur inconnu soit poussé de la sorte à reparaître. C’est la seule manière de l’obliger à se démasquer, chose qu’il fera tôt ou tard, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Elvire objecta ;

— Pourquoi se démasquerait-il ? La mystification ne peut que l’amuser. Il y persévérera le plus longtemps possible.

— Oui, répliqua Flossie, mais, à la longue, tout se sait. N’oublions pas que notre mystificateur n’emploie pas des moyens ordinaires ; il se sert d’un avion, instrument qui n’est pas à la portée de tout le monde ; un jour ou l’autre, il attirera l’attention de l’autorité, sans même que nous nous en mêlions. Si j’ai un conseil à donner, c’est encore une fois de patienter…

Tandis que Flossie parlait de la sorte, la physionomie de Félix Bergemont était à peindre. À coup sûr, il s’atten­dait, de la part des siens, à des félicitations pour l’énergie et l’ingéniosité de son initiative… Et voilà qu’Elvire le blâmait d’avoir pris position, que Tristan le traitait de Gribouille ! que Flossie elle-même, exprimait le regret qu’il se fût découvert à ce point… C’était à dégoûter d’avoir du caractère !

Dans l’après-midi, l’Anglaise, passionnée de golf, ayant prié sa nièce de l’accompagner, toutes deux s’acheminèrent vers les falaises où sont établis, entre Pourville et Dieppe, les plus beaux links de France. Flossie ne s’y rendait pas pour jouer ce jour-là, mais pour renouer connaissance avec les amateurs rencontrés par elle au cours de son précédent séjour et aussi pour se faire inscrire. Comme elle venait de régler sa cotisation et rejoignait Elvire, elle vit, conversant avec elle un jeune homme en tenue de jeu. C’était Jean-Louis, golfeur très assidu, lui aussi.

— Flossie, dit Elvire, je suis heureuse de te présenter, M. Vernal, artiste peintre de très grand talent…

Jean-Louis se hâta de l’interrompre.

— Votre sympathie vous égare, mademoiselle !

— Mais pas du tout, prononça la jeune fille, rien ne sert d’affecter une fausse modestie, surtout devant ma petite tante Flossie qui est au courant de nos espoirs !

— En vérité, Mlle Flossie, fit l’artiste, vous êtes une tante paradoxale ! vous n’avez ni chapeau démodé, ni châle à franges, ni lunettes… On n’a jamais vu de tante comme vous, c’est déconcertant !

La jolie Anglaise, toute souriante, agita un doigt sévère :

You’re a funny boy ! un garçon tout à fait drolatique, mais n’oubliez pas que votre devoir est d’agir envers moi exactement de la même façon que si j’étais une parente grognon ! Je vous engage, dans votre intérêt, à chercher à me plaire pour vous attirer mes bonnes grâces !

— Diable ! s’exclama Jean-Louis… Et croyez-vous que j’y parviendrai ?

— Hum ! je ne sais trop ! J’ai appris que vous désirez devenir le mari de ma nièce, mais je sais aussi que mon beau-frère ne vous voit pas d’un bon œil !

— C’est parce qu’il regarde trop haut ! il regarde en l’air, dans le ciel ! dit Jean-Louis.

Flossie, abandonnant le ton badin, continua : — Il est certain que vous êtes sérieusement concurrencé ! Vous avouerai-je que les exploits de l’aviateur mystérieux ne m’inspirent pas la moindre indignation ?

L’artiste se contenta de répondre par une mimique éva­sive qu’on aurait pu traduire par « À votre aise ! » Flossie poursuivit :

— Peut-être ai-je tort de manifester de la considération pour votre rival, mais j’apprécie assez sa crânerie et son humour… voyons, en dehors de toute question personnelle, ne trouvez-vous pas qu’il agit avec une certaine élégance ?

Elle prenait plaisir à taquiner le pauvre amoureux, mais elle avait affaire à forte partie. Non moins sérieux qu’elle, Jean-Louis répliqua :

— Vous avez entièrement raison. Cet aviateur est digne d’estime… J’ajoute même que s’il réussit à conquérir Mlle Bergemont, je reconnaîtrai volontiers sa supériorité !

— Plaît-il ! s’écria Elvire, vous osez admettre ma propre défection, vous envisagez avec calme le succès de votre compétiteur ?…

— Il n’y a pour moi qu’une alternative, affirma Jean-Louis : Ou bien vous serez ma femme ou bien vous épouserez l’aviateur qui vous écrit si fidèlement. Je consens à soutenir la lutte contre lui, mais contre personne autre !

— Mais c’est déjà trop ! insista Elvire presque fâchée de trouver son fiancé débonnaire à ce point, vous feriez mieux, il me semble, de courir sus à cet effronté pour le traiter comme il le mérite !

Le jeune homme crut s’apercevoir qu’il était allé trop loin.

— Je l’aurais fait depuis longtemps, répondit-il, si une pareille attitude n’était pas de nature à déterminer un surcroît de scandale dont vous feriez tous les frais. Je n’ai aucun droit au titre de défenseur, ne l’oubliez pas, Elvire !

Mlle Bergemont parut frappée de cette remarque. Mais Flossie eut tôt fait de rendre à l’entretien un tour plus alerte :

— Le temps des tournois est passé, on ne rompt plus de lances pour la main d’une belle et, au surplus, je ne me représente pas très bien l’un des paladins au fond des cieux et l’autre sur le sol. Tout bien réfléchi, acheva-t-elle en tendant la main à Jean-Louis Vernal, celui qui est sur la terre me plaît beaucoup… Quant à celui qui chevauche à travers l’azur, c’est un mari qui ne m’inspire pas beaucoup de confiance… Il est trop dans les nuages !

L’aviateur inconnu fut-il instruit de ces commentaires et voulut-il prouver sa constance ? C’était à croire qu’un démon familier le poussait à surgir au moment le plus opportun. Douze heures après cette conversation, il faisait de nouveau parler de lui.

. . . . . . . . . . . . . . .

Conformément au rite établi par lui-même, l’Aviateur signala son approche au déclin de la nuit, lorsque les premières clartés de l’aube commençaient de rosir l’orient. Le vrombissement de son moteur grandit avec une rapidité telle que lorsque, çà et là, les persiennes s’entr’ouvrirent, l’avion était déjà au-dessus de la bourgade. Elvire, à tra­vers son sommeil, entendit avant tout le monde le tumulte aérien. Mais, au lieu de bondir à la fenêtre ainsi qu’elle l’avait fait jusque-là, elle frappa violemment à la cloison pour avertir Flossie dont la chambre était contiguë à la sienne. En même temps, elle criait à tue-tête : « Le voilà, Flossie, voilà l’Aviateur inconnu, mets-toi au balcon ! »

La jeune Britannique ne sauta pas hors des draps comme l’eût fait une impulsive Française ; réveillée par le tin­tamarre provoqué par sa nièce, elle demeura un moment recueillie, puis tendit l’oreille et enfin consentit à pousser ses contrevents. À sa gauche, Elvire, les yeux fouillant le ciel, lui dit :

— Voilà la cérémonie qui recommence ! C’est ainsi qu’il opère chaque fois… Il s’avance jusqu’à la mer, rebrousse chemin en décrivant un grand cercle, puis s’en retourne et on ne l’entend plus.

— En tout cas, on l’entend fort en ce moment, constata Flossie. Il a un moteur très puissant, cet avion. Est-ce que tu te connais en avions, Elvire ?

— Du tout, répondit la jeune fille, et je confesse que ça ne m’intéresse guère !

— Moi, ça m’intéresse ! Je ne suis pas encore venue en France par la voie de l’air, mais j’ai exécuté quelques vols assez importants autour de Londres… Oui, continua-t-elle, en suivant du regard l’aéroplane, qui, maintenant, piquait vers la rade, oui, c’est un appareil de vitesse, taillé pour la course. Tiens ! le voilà qui tourne…

— Oui ! fit Mlle Bergemont, toujours son manège coutumier. Le bruit décroît d’abord, puis s’accen­tue de nouveau, et, son petit circuit accompli, Monsieur daigne nous laisser dormir. N’est-ce pas du dernier ridicule.

— C’est amusant, répliqua Flossie et bien inoffensif. Mais, puisque chaque visite est suivie d’une manifestation et d’une déclaration, j’avoue que je suis curieuse de con­naître celle que le jour nous réserve.

Elle fut debout de bonne heure, cette délicieuse Flossie et se mit en campagne, intriguée par la visite fugitive. En son absence, Elvire, qui avait refusé de sortir, reçut, un peu avant midi, des mains d’un fournisseur des alentours, un petit dispositif des plus curieux qui consistait en un léger parachute de soie, supportant, en guise de nacelle, une enveloppe close, portant son adresse, alourdie par plusieurs épais cachets de cire. Et quand Elvire eût ouvert ce pli, elle n’en tira qu’une simple carte, sur laquelle était tracée, en traits massifs, la lettre A.

Elle se demandait ce que signifiait cette nouvelle facétie, lorsque la bonne Noémi, revenant du marché, en rapporta deux parachutes absolument pareils au premier, ramassés sur la place par les commerçants arrivés de bonne heure. Leurs enveloppes livrèrent chacune une lettre majuscule : savoir un J et un E.

Et la farce continua. Successivement, Flossie qui était allée prendre l’air du Casino, exhiba, toujours dans une enveloppe où figurait la même adresse, suspendue au même parachute, un U ; le jardinier, dans un arbre, aperçut un peu plus tard, le même objet insolite qui révéla un O ; le facteur se chargea d’apporter encore un E… Bref, à la fin de cette journée mémorable, les habitants de la villa Cypris disposaient de neuf lettres majuscules qu’il ne fut pas nécessaire de manipuler bien longtemps pour former cette phrase éloquente ;

Je ous aime.

Seul le v manquait, emporté sans doute par un espiègle coup de vent.