L’Aviateur inconnu/13

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Éditions de la « Mode nationale » (p. 115-127).

CHAPITRE XIII

Aurait-on jamais pensé que cette aurore, marquée par le passage dans le ciel de Pourville d’un avion semblable à celui de Jean-Louis dût être l’aurore du triomphe pour Bergemont cadet ? Et pourtant il en fut ainsi, car la matinée s’achevait à peine que deux jeunes gens, deux des invités d’Elvire à la soirée de la veille, sonnaient à la grille et, riant comme des fous, exhibaient aux regards de Mlle Bergemont une pancarte d’épais carton portant ces mots en lettres massives : « Hommage à la belle de la villa Cypris ! »

D’abord, Elvire crut à une mauvaise plaisanterie, très mauvaise même et qui passait les limites… Mais bientôt, en entendant l’explication des porteurs de la pancarte, explication entrecoupée de rires, elle fut bien obligée d’accueillir cette vérité monstrueuse : Les messages aériens recommençaient, l’Aviateur inconnu, un moment oublié, se manifestait de plus belle !

Oui, telle était l’écrasante évidence ! Que Jean-Louis Vernal fût sans cesse présent aux côtés de sa fiancée, cela n’empêchait point, apparemment, qu’il circulât dans les airs ! Il trouvait le moyen de faire en même temps sa cour à Elvire et sa course nocturne ! Tout cela, Elvire l’enregistra en un instant, ses pensées s’assemblèrent avec une rapidité fulgurante, et, cédant au premier mouvement, laissant dans le jardin ses amis qui commençaient à regretter de lui avoir apporté la pancarte, elle rentra dans le vestibule et cria :

— Flossie ! papa ! mon oncle ! venez-vite ! il se passe des choses qui me rendent folle !

On imagine bien que ce pathétique appel révolutionna le placide intérieur. Flossie fut tout de suite en bas ; Tristan arriva ensuite, mais la jeune fille avait déjà commencé de narrer la nouvelle prouesse de l’Aviateur inconnu lors que Bergemont cadet, bon dernier, fit son apparition. Il avait une excuse ; il était en train de se raser, en sorte qu’il se montrait le visage mal essuyé, une joue lisse et l’autre râpeuse.

— Ah ! par exemple, s’exclama-t-il, comprenant tout en quelques mots. Voilà le comble des combles ! Que penses-tu de ça, monsieur mon frère ? ajouta-t-il, s’adressant à Tristan d’un air de triomphe.

— Je pense, je pense, fit celui-ci, que… mais… je ne pense rien !

— Tu as tort ! grand tort, insista Félix. Ton devoir, en pareille occurrence, est de penser que nous sommes des dupes, ou je me trompe du tout au tout !

— Papa, prends garde à ce que tu vas dire ! s’écria sa fille.

— Et pourquoi donc mesurerais-je mes paroles ? Nous sommes en face d’un fait scientifique…

— Oh ! oh ! modula Tristan.

— Je maintiens le mot ; scientifique. Ce matin, entre trois et quatre heures, M. Jean-Louis Vernal faisait le joli cœur ici même, cependant que l’Aviateur inconnu reprenait la série de ses habituelles politesses. Or, à moins d’avoir le don d’ubou… d’ibi…

— D’ubiquité, précisa charitablement son frère,

— C’est ça, d’uquibi… enfin, peu importe… à moins d’avoir ça, Vernal ne peut être à la même minute au « plafond » et sur le plancher des vaches !

— Et après, quelle déduction fais-tu, papa ? interrogea Elvire, déjà contractée.

Bergemont cadet, avec une fausse bonhomie, répliqua :

— Cette déduction, mon Dieu, que notre petit ami Vernal a oublié de prévenir son collaborateur et que celui-ci, croyant bien faire, s’est montré trop tard ou trop tôt.

— Mais non… non, fit Tristan. Il ne faut pas penser des choses pareilles !

Inutile effort. Le père d’Elvire voulait extraire de son sujet tous les effets possibles.

— Savez-vous ce que ça me rappelle, demanda-t-il. Ça me rappelle l’histoire du brave curé qui, voulant frapper l’esprit de ses paroissiens, le jour de la fête du Saint-Esprit, avait posté dans les combles de l’église un gamin chargé de lâcher au bon moment une blanche colombe. Jugez du désespoir de l’honnête pasteur quand il entendit, un quart d’heure avant le moment fixé, la voix de son complice qui criait : « Dépêchez-vous, M. le Curé, y a votre pigeon qui me mord ! »

Flossie, qui jusque-là ne s’était point mêlée à la conversation, avait observé en revanche que la blague du père d’Elvire mettait l’amour-propre de la jeune fille en assez grave péril pour qu’elle en ressentît du chagrin. Il lui parut que le moment était venu d’intervenir, ne fut-ce que pour empêcher entre le père et la jeune fille une nouvelle scission :

— Permettez-moi de donner mon avis, fit-elle avec autorité. Vous ne devez pas oublier que c’est à moi qu’est due la révélation du stratagème de Jean-Louis Vernal. C’est par moi que vous avez appris sa métamorphose de paisible artiste peintre en aviateur téméraire… Il me semble que dans la circonstance présente, mon avis personnel a une certaine valeur.

— Nul ne le conteste, repartit Bergemont cadet, mais, ma chère, tu conviendras que nous sommes en droit de témoigner de la surprise.

— Incontestablement, affirma l’Anglaise. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le problème de l’Aviateur inconnu s’est présenté à vous d’une façon hermétique jusqu’au jour où je l’ai résolu.

— Résolu ! résolu ! interrompit Félix Bergemont. Nous avons eu cette nuit la preuve du contraire !

— Pardon ! pardon ! n’anticipons pas ! je le répète, je vous ai apporté la solution du problème de l’Aviateur inconnu et jusqu’à nouvel ordre je la tiens pour définitive. De ce problème, un autre semble jaillir : je vais l’étudier, je le retournerai en tous sens et j’en viendrai à bout, c’est certain. En attendant je ne vois pas la nécessité de mettre M. Vernal en cause et surtout de l’accuser, attendu qu’il est peut-être lui-même la première dupe.

Malgré l’assurance que montra Flossie en formulant cette déclaration, son beau-frère ne se tenait pas pour battu. Il essaya derechef de prendre l’offensive. Mais alors, ce fut sa fille qui le rabroua :

— Ah ! non ! je t’en prie, papa. Ne te lance pas à corps perdu dans les idées préconçues. Tu accuses Jean-Louis sans avoir une preuve sérieuse de sa culpabilité.

— Comment pas de preuves ! s’exclama Félix Bergemont.

— Mais non, reprit Flossie, nous sommes exactement dans la même situation qu’auparavant : nous ignorons d’où vient cette manifestation. Eh bien !… il faut chercher, s’enquérir et surtout réfléchir. Inutile de parler en pure perte.

Mais lorsqu’elle eut regagné sa chambre, promptement rejointe par Elvire, elle se montra beaucoup moins affirmative. Ainsi qu’elle l’expliqua tout de suite à la jeune fille, son dessein avait été de dissiper l’orage qui déjà menaçait… À vrai dire, la pancarte jetée par le nouvel Aviateur inconnu lui causait quelque désarroi.

— Je n’y comprends rien, avoua-t-elle, je suis toute disposée à croire que ton fiancé a été absolument véridique, j’ai, de mes yeux, constaté qu’il était sur le point de partir en avion quand je l’ai déniché à Buchy, j’ai moi-même recueilli l’attestation du capitaine de Jarcé, mais…

— Oh ! fit Elvire tout à coup.

— Quoi donc ?

— Rien, continue. Tu disais que M. de Jarcé !

— Oui, M. de Jarcé n’a pas essayé un instant de me déguiser la vérité. J’ai donc tout lieu de penser que l’Aviateur inconnu de naguère et Jean-Louis Vernal n’ont jamais fait qu’un… Néanmoins…

— Tu ne trouves pas, interrompit Mlle Bergemont, que le capitaine de Jarcé se fait bien désirer ? Il y a longtemps que nous ne l’avons vu.

Flossie, étonnée, la regarda.

— Pourquoi me dis-tu cela, Elvire ?

— Mais pour rien, une association d’idées, tu te rappelles que je l’ai invité à se joindre à nous hier soir. Je comptais recevoir un petit mot tout au moins pour exprimer son regret de ne pouvoir assister à la petite fête.

Et comme Flossie demeurait silencieuse, elle ajouta, d’un ton léger :

— Il est très pris, sans doute… ou bien, qui sait, il est sollicité par d’autres occupations plus captivantes. En ce cas, c’est toi qui aurais raison en ne discernant chez lui qu’un flirt passager à ton égard !

Ce disant elle appuyait sur sa petite tante un regard pénétrant et elle put constater que ses paroles ne laissaient pas de troubler la jolie Anglaise.

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L’inconvénient des pays restreints, c’est qu’il est impossible d’y garder longtemps pour soi les choses confidentielles. Si la joie y déborde aisément, les secrets, eux aussi, s’échappent vite… On se figure bien que l’histoire de la pancarte trouvée non loin de la villa Cypris n’avait pas tardé à courir les champs ; mais, ce qui avait amusé, quelques semaines plus tôt, commençait aujourd’hui, non seulement de ne plus intéresser le public, mais encore de lui fatiguer les nerfs. Les Pourvillais avaient assisté avec curiosité aux manifestations de l’Aviateur inconnu, puis s’étaient solidarisés avec les Bergemont, puis avaient accepté avec une satisfaction visible le dénouement si heureux de cette romanesque aventure. Mais à présent que tout semblait devoir se terminer par un mariage, comme dans les honnêtes comédies, les gens ne voulaient plus entendre parler de péripéties supplémentaires… En sorte que Mlle Bergemont, quand elle eut échangé quelques mots avec les personnes du voisinage, s’aperçut que la sympathie dont elle était entourée d’ordinaire, se mêlait à présent d’agacement et d’impatience.

— De toute nécessité, dit-elle à son fiancé, qu’elle avait rejoint sur la plage, il nous faut sortir de cette équivoque. Je ne suis pas comme mon père, Jean-Louis, je ne mets pas en doute votre bonne foi, mais…

— Ah ! M. Bergemont me refuse sa confiance ? interrogea le peintre.

— Oui, j’aime mieux vous en avertir. Papa, au fond, n’a jamais été tout à fait content de me donner à vous, non par antipathie mais parce qu’il a été obligé de s’avouer battu. Jugez donc s’il a saisi l’occasion de reprendre espoir !

— « Reprendre espoir » est une expression vraiment charmante lorsqu’il s’agit d’un futur beau-père qui souhaite ne l’être jamais !

Elvire ne releva pas cette réflexion amère ; passant au principal objet de sa préoccupation, elle reprit :

— Si papa conserve une secrète défiance, tout le reste de la maison est avec vous, Jean-Louis… Nous savons bien que l’Aviateur inconnu, c’était vous… Nous ne gardons à ce sujet aucune arrière-pensée !

— Vous me le dites avec tant de force, murmura Jean-Louis, que vous semblez chercher à vous convaincre vous-même !

— Oh ! mon ami !…

— Je ne vous en fais pas grief, Elvire chérie ! À la vérité, il m’arrive une complication par trop extraordinaire. Pour obtenir votre main, je n’hésite pas à affronter des périls, sur la nature desquels, évidemment, j’aurais mauvaise grâce à insister, mais qui n’en sont pas moins appréciables ; je réussis à m’embaucher dans l’aviation : grâce à des dispositions particulières, je parviens assez vite à piloter un appareil, j’exécute mon programme, je force, en un mot, M. Bergemont à être fidèle à son serment tout en comblant mes vœux… Et, au moment où je recueille le fruit de mes efforts, il faut qu’un misérable l’éloigne de mes mains… Je vous assure, Elvire, que malgré tout mon optimisme, je me demande s’il n’est point absurde de lutter quand l’être qui m’est le plus cher au monde ne paraît pas très sûr de mon honnêteté !

Sous cette petite mercuriale d’autant plus accablante que Vernal l’avait prononcée sans colère aucune, d’une voix douce et résignée, Elvire se sentit bourrelée de remords. Elle songea que rien ne justifiait l’ombre qui avait passé sur son amour, qu’elle était en faute vis-à-vis de Jean-Louis. Et, parce qu’elle était droite et franche, elle lui dit sans faux embarras :

— Vous ne m’adresserez jamais autant de reproches que moi, Jean-Louis ! Mais non, n’attachez pas plus d’importance qu’il ne faut à un mouvement de fatigue morale. Ce que vous éprouvez a passé en moi d’abord et voici que nous souffrons du même mal !

Est-il besoin d’ajouter que le long regard dont cette phrase était accompagnée acheva de restituer à Jean-Louis Vernal une sécurité que, déjà, il croyait en fuite. L’épreuve n’avait point altéré l’amour qui l’unissait à Elvire, son angoisse n’avait duré qu’un instant, mais si poignante qu’elle eût été, il ne la regrettait pas puisqu’elle avait, en somme, fortifié les sentiments qui l’unissaient à la jeune fille. Celle-ci ne gardait à son égard, il le savait, il le percevait à travers toute sa sensibilité, aucun soupçon ; elle était sûre de lui comme il était sûre d’elle, tous deux pouvaient s’embarquer sur le fleuve de la vie sans craindre le naufrage de leurs illusions.

Mais il n’en demeurait pas moins qu’un Aviateur inconnu, un plagiaire éhonté, avait osé paraître au moment où ses équipées aériennes n’étaient plus qu’un souvenir. Que signifiait cette manœuvre ? Qui donc, connaissant l’histoire héroï-comique de Jean-Louis Vernal, avait l’audace de l’imiter au risque de jeter bas l’édifice de son bonheur ?

Question qui restait sans réponse, car les deux jeunes gens s’interrogeaient en vain et ne pouvaient que se lancer dans le champ infini des hypothèses.

Le capitaine de Jarcé arriva fort à propos pour jouer une fois de plus le rôle de confident. Toutefois, Mlle Bergemont commença par le gronder de ne pas s’être rendu à l’invitation qu’elle avait eu soin de lui faire parvenir.

— Ne m’accablez pas, mademoiselle, dit le capitaine, je ne viens à Pourville que pour vous adresser mes excuses. Je me suis présenté chez vous, on m’a dit que vous étiez sortie avec Vernal, et je me suis mis à errer dans Pourville, bien certain de vous rencontrer sur la plage ou au Casino.

— Vous savez, prononça Elvire, que vous nous avez beaucoup manqué, monsieur de Jarcé.

— N’aggravez pas mon désespoir ! Ce sont là les méfaits de la grandeur et de la servitude militaires ; ce soir-là, en effet, il m’a fallu me rendre au ministère, à Paris.

— Enfin, te voilà, c’est l’essentiel. Nous désirons, Elvire et moi, connaître ton opinion sur un nouvel épisode de l’histoire de l’Aviateur inconnu.

— Encore !

— Eh oui ! mon ami ! Et, cette fois, je suis le premier à n’y rien comprendre ! En peu de mots, tu vas être au courant.

Mais Elvire interrompit son fiancé :

— Un instant !… j’ai un coup de téléphone à donner. Je vais jusqu’au Casino, tandis que vous instruisez le capitaine de l’embarras dans lequel nous sommes. Je reviendrai pour entendre son avis.

Et elle se sauva, légère, cependant que Jean-Louis racontait par le menu à son ami l’incompréhensible apparition de l’Aviateur inconnu seconde manière et le préjudice auquel il se trouvait lui-même exposé, sinon dans l’esprit d’Elvire, tout au moins dans celui de Bergemont cadet. Le chef d’escadrille écouta attentivement le récit, puis, après avoir médité, répliqua :

— Je ne puis discerner là qu’une imposture dont un de nos camarades s’est rendu coupable envers toi. Pourtant, je suis à peu près sûr de mes pilotes… Tu te souviens que la plupart d’entre eux ont ignoré tes desseins et t’ont considéré, au cours de ton séjour à Buchy, soit comme un aviateur régulier, soit comme un amateur désireux de se préparer à l’aviation civile. À première vue, j’ai tout lieu de croire qu’une indiscrétion a été commise et qu’on a voulu se gausser de toi. Je te promets d’ouvrir une enquête, c’est, je crois, tout ce que je puis faire.

Mlle Bergemont revint au moment où il articulait ces mots. Elle se mit tout de suite au diapason de la conversation :

— Remarquez bien, dit-elle au capitaine, que nous ne tenons nullement, ni Jean-Louis ni moi, à ébruiter cette affaire qui n’a que trop défrayé la chronique. Peu nous importe de savoir qui s’est rendu coupable de ce mauvais procédé… en revanche, ce qui est désirable, c’est qu’il ne se renouvelle point. En tout cas, votre témoignage auprès de mon père peut seul effacer sa mauvaise impression. Accepteriez-vous de causer avec lui et de lui affirmer, en termes péremptoires, que Jean-Louis fut votre élève à Buchy ?

— Mais certainement, répondit de Jarcé.

— Alors, faites-nous l’amitié de venir à la villa dès ce soir, si rien ne vous en empêche.

— Ma foi, non, je suis venu en auto, je peux très bien repartir vers dix heures, par exemple, afin d’arriver au camp sur le coup de minuit.

— Eh bien ! c’est entendu, termina la jeune fille. Lorsque mon père aura votre parole d’honneur que l’Aviateur inconnu et Jean-Louis Vernal n’ont jamais fait qu’une seule et même personne, je suis fondée à penser, connaissant sa vénération pour les aviateurs en général, et son estime pour vous en particulier, qu’il rendra pleine justice à Jean-Louis. Pour le moment, nous n’en voulons pas davantage, et quant à l’imitateur qui nous a importunés l’autre soir, nous finirons bien, tôt ou tard, par connaître et son identité et son but.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la villa Cypris, le capitaine Henri de Jarcé avait été, comme bien on pense, accueilli à merveille, étant donné que sa personnalité devenait inséparable de celle de Jean-Louis, dont il avait été le collaborateur le plus intime dans la conquête d’Elvire. Sous un prétexte quelconque, Henri de Jarcé, fidèle à sa promesse, s’était arrangé pour prendre Félix Bergemont à l’écart ; on l’avait vu lui parler avec vivacité, avec énergie même, et l’on avait observé aussi que le père d’Elvire paraissait impressionné par ses affirmations. Bref, quand tous deux se rapprochèrent du groupe formé par Elvire, Jean-Louis, Flossie et l’oncle Tristan, ceux-ci notèrent avec satisfaction une certaine détente sur la physionomie du chef de la famille… Au reste, Henri de Jarcé n’hésita pas à prononcer les paroles qu’il fallait.

— J’ai eu la bonne fortune de documenter M. Bergemont, dit-il, sur le camp d’aviation de Buchy et sur la manière de s’y comporter. M. Bergemont croyait impossible qu’un pilote non militaire pût y être admis… Je viens de lui démontrer que les exceptions confirment la règle et que la discipline peut fléchir en faveur de l’amour. Je lui ai donné assez de détails — et de formelles assurances — ajouta-t-il en souriant, pour qu’il se déclare entièrement satisfait.

On ne pouvait mieux envelopper le sens exact de sa démarche. Tout heureux que son amour-propre n’eût point à souffrir, Bergemont cadet fit chorus.

— Mais oui, mais oui ! Les petites présomptions que j’avais n’ont pas résisté à l’argumentation du capitaine. Je me rends compte, à présent, du beau travail que vous avez accompli, mon cher Jean-Louis, et je vous en félicite… Mais, avec tout cela, nous ne savons toujours pas qui est ce deuxième visiteur nocturne. Ce n’est pas une raison, parce que je me suis mis en tête de marier ma fille à un aviateur pour que je doive en agréer deux.

Elvire, d’une voix tranquille, repartit :

— Reste à savoir si ce deuxième visiteur nocturne est bien venu pour moi !

— Plaît-il ?

— Dame ! il y a deux femmes à la villa Cypris.

Flossie, ainsi mise en cause, eut un sursaut :

— Darling ! Mais que vas-tu chercher là ! Mais tu es folle ! s’écria-t-elle.

— Pas du tout, répondit Elvire, sans s’émouvoir. Je trouverais tout naturel qu’un autre suivît l’exemple de Jean-Louis et tentât de réussir comme il a réussi lui-même.

— Tu es folle ! répéta la jolie Anglaise avec un singulier embarras. Tu oublies que je ne connais personne ici, que je… Non ! non ! il ne faut pas faire des suppositions pareilles !

— Vraiment ! s’exclama la jeune fille, riant sous cape, comme c’est drôle, moi, qui ai beaucoup d’imagination, je l’avoue, je m’étais figuré ceci. Un ami de Jean-Louis, un bon ami, un ami sûr, ayant eu la bonne fortune de te connaître, ma chère Flossie, à la faveur de tous ces événements, a pensé qu’il serait piquant de troubler une seconde fois la famille Bergemont pour un aussi bon motif que celui de mon fiancé ; dans ma rêverie, ou plutôt dans mes divagations, pour reprendre tes propres termes, je voyais très bien ce bon ami, cet ami sûr, reprendre la voie des airs, et laisser tomber une carte de visite d’un format inusité, non plus à mon adresse, mais bien à la tienne.

— Mais, ce carton ne portait pas mon nom, objecta Flossie.

— Il n’en portait aucun ! On y lisait : Hommage à la belle de la villa Cypris ! Accorde-moi, Flossie, qu’une telle suscription peut te concerner aussi bien, sinon mieux que moi !

Puis se tournant vers Henri de Jarcé :

— N’est-ce pas, capitaine, que vous eussiez agi de la sorte si, par un hasard extraordinaire, l’idée vous fût venue de toucher le cœur de Flossie.

Il se fit, entre les six personnages, un silence où l’étonnement avait autant de part que la contrainte. Les Bergemont se demandaient pourquoi Elvire avait si franchement abordé ce sujet, tandis que Jean-Louis, entrevoyant la vérité, s’amusait de la témérité de la jeune fille. Enfin, Henri de Jarcé se déclara vaincu :

— Allons, dit-il, les plus fins détectives ne sont que des enfants auprès des femmes, quand elles se mêlent de débrouiller les pistes, fût-ce à travers les airs… Miss Flossie, c’est à vous que mon ami Vernal est redevable de son bonheur. Mais c’est à Mlle Bergemont que je devrai le mien, si… Il n’acheva pas, regardant la jolie Anglaise d’une manière qui valait bien des phrases. Et celle-ci riposta :

You’re a hateful man ! Ceci est un compte que nous réglerons ensemble ! Mais je tiens à vous dire tout de suite que je vous déteste !

Ce disant, elle lui tendit la main et l’expression de son visage démentait trop ses paroles pour que le chef d’escadrille en conçût un dépit bien vif. Mais, tout à coup, une réflexion suspendit son élan vers Flossie. Considérant Elvire d’un regard sévère et la menaçant du doigt, il l’apostropha en ces termes :

— Vous qui surpassez en déduction tous les maîtres, d’après quoi donc avez-vous conjecturé que j’étais l’Aviateur inconnu bis ?

— Ah ! j’ai moins de mérite que Flossie, répondit Mlle Bergemont, je n’ai pas pérégriné comme elle jusqu’à Buchy, au milieu des ténèbres. J’ai, tout bonnement, soupçonné que le capitaine n’avait peut-être pas dit la vérité en invoquant, pour n’être pas venu à notre soirée de fiançailles, l’obligation de se rendre à Paris, au ministère !

— Voyez, la fine mouche !

— Diverses observations enregistrées par moi, continua Elvire, votre manque d’assurance, capitaine, et la perplexité de ma petite tante…

— Oh ! quelle trahison ! s’écria miss Standhill.

— … me déterminèrent à croire que si j’obtenais la certitude que ce ministère existait seulement pour les besoins de la cause, je tiendrais le fil conducteur…

— Le fil d’Ariane ! cita Bergemont aîné.

— Voilà pourquoi, tantôt, je vous quittai pour téléphoner au camp de Buchy : « Allô ! allô ! Ici le ministère de la Guerre… »

— Comment ? vous avez eu l’aplomb de téléphoner de la part du ministère… Ah ! ça c’est le comble !

— Je m’aperçus immédiatement, poursuivit la jeune fille, que ces mots mettaient là-bas tout le monde en ébullition, mais il était trop tard pour reculer. Finalement, une voix se fit entendre, me demanda qui j’étais : Je répondis : la secrétaire du chef de cabinet…

— De mieux en mieux !

— Elle ne doute de rien ! admira Bergemont cadet.

— Et je repris : « Pouvez-vous m’assurer que le capitaine de Jarcé n’a pas oublié son rendez-vous avec le chef du cabinet jeudi soir ? — Mais non, je n’ai aucune connaissance de cela ! — Savez-vous si le capitaine était, ce même soir, au camp de Buchy ? — Oui, mademoiselle ! — Vous en êtes certain ? — Oh ! oui, car le capitaine a fait un vol de nuit, je m’en souviens parfaitement. — Très bien ! » Et je raccrochai le récepteur, laissant mon interlocuteur assez interdit, je suppose. Mais je tenais de quoi détruire votre alibi, monsieur de Jarcé… Le reste n’était plus qu’une affaire de probabilités !

Henri de Jarcé s’était glissé auprès de Flossie ; il lui demanda, en désignant Elvire :

— Devons-nous lui pardonner ?

— Je ne sais trop ! dit malicieusement la charmante Anglaise, c’est l’avenir seul qui en sera juge !

— Oh ! je réponds de tout !

— Cette petite, tout de même, fit l’oncle Tristan, elle est, dans son genre, aussi forte qu’Œdipe !

— Mais moins tragique, heureusement, corrigea la jeune fille ; avec moi, l’énigme finit, non seulement par un mariage, mais par deux !