L’Aviation militaire/Note n°7

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Berger-Levrault (p. 59-86).

NOTE No 7

STRATÉGIE AVIATRICE[1]


Préambule

Deux considérations principales, combinées l’une à l’autre, semblent devoir présider à cette nouvelle branche de l’art militaire : d’abord, la situation topographique du lieu ; ensuite, la proximité ou l’éloignement des voies aériennes de tout point terrestre ou aérien à défendre ou à attaquer.

Sans parler de la topographie dont on possède des bases suffisantes, qu’on trouvera sur les cartes de l’État-major, on saisit les difficultés, voire même l’impossibilité, qui se présentent pour établir, d’emblée, les cartes des voies aériennes ; précédemment, nous nous sommes contenté d’indiquer l’impérieuse nécessité de les posséder le plus tôt possible ; en leur absence, force nous sera donc, ici, de ne nous occuper que des généralités stratégiques et exceptionnellement de quelques détails lorsqu’ils se présenteront à propos. Nous le dirons très simplement, tel que cela nous apparaissait alors et tel que nous le voyons encore aujourd’hui.

Plus tard, — nous ne nous tromperions peut-être pas en disant bientôt, — la stratégie aérienne et sa filiale la tactique se développeront considérablement. Il adviendra que ces sciences prendront une grande place dans l’érudition militaire et demanderont de grands efforts d’intelligence à leurs adeptes ; elles laisseront bien loin leurs devancières continentales et maritimes qui ont eu des siècles pour se former, tandis que celles-ci, toutes nouvelles, n’auront que quelques années pour naître et les dépasser.

Nous ferons remarquer que l’ancienne stratégie ne changea qu’avec regret ses moyens d’action ; chaque fois qu’apparut une arme nouvelle, elle ne l’adopta que difficilement. Nous ne savons guère ce qui se passa pendant le Moyen Age ; la stratégie devait être bien simple. L’armement ancien se composait de piques, javelots, lances, épées, flèches, frondes, etc. La poudre les fit disparaître, — pas toutes, puisque nous avons gardé la cuirasse, le sabre et la lance. — Nous savons mieux ce qui arriva plus récemment et ce qui se passe de nos jours. Sous le premier Empire, le fusil à balle ronde et le canon à boulet rond étaient les maîtres. À Magenta et à Solférino, les Autrichiens, qui se défendaient avec des canons à boulets ronds, furent battus par les Français, qui les attaquaient avec des canons rayés et des obus. À Sadowa, les Autrichiens, qui avaient conservé l’ancien fusil, furent écrasés par les Prussiens, qui étaient armés du fusil à aiguille. À Sedan, les Français mettaient en batterie leurs canons de bronze rayés et furent vaincus par les Prussiens qui, de très loin, les mitraillaient avec leurs canons d’acier se chargeant par la culasse.

Eh bien ! malgré ces dures leçons, on vit, après les désastres de 1870, des personnalités militaires s’obstiner à conserver le canon en bronze, c’est à peine si on le modifia en lui mettant une culasse mobile. Il est vrai qu’au bout de quelques années on entra résolument dans la réforme de l’artillerie et qu’on la munit de canons en acier. Trop tard, le bien et le mal étaient accomplis ; le mal pour nous et le bien pour nos ennemis. L’acier militaire avait fait l’unité allemande et l’acier industriel la maintient.

Cette suite de fautes, œuvre de la routine et de l’impéritie, va-t-elle se continuer pour l’aviation armée ? Espérons fermement que les étapes qui se succéderont pendant la période de son organisation n’auront pas autant de déboires que la première[2]. Il appartient aux stratégistes aériens, affranchis des vieilles idées, de forcer toutes les résistances.

Les frontières, où seront-elles dans le courant du siècle ? Si, comme terme de comparaison, nous les admettons actuellement à portée de canon, nous pouvons bien prédire qu’elles deviendront plus tard à portée d’avion ; obéissant ainsi à la loi de l’extension des grands États aux dépens des petits qui suivra son développement naturel, jusqu’à l’unification des peuples. L’aviation militaire couronnera ce grand événement. Sera-ce par la liberté ou le despotisme ?

Puissent nos gouvernants, en face de l’histoire, songer aux pages qu’ils y occuperont : élogieuses ou remplies d’amers commentaires !

LA FRANCE

Paris ? Malheureuse situation topo-météorologique. Trop près de partout. À vol d’avion : 180 kilomètres de la frontière belge ; 275 de Metz ; 150 des falaises de la Manche. Et ces distances, aériennement parlant, peuvent doubler, tripler, quadrupler, ou se raccourcir dans les mêmes proportions, selon que les vents seront contraires ou favorables et que les voies aériennes seront en activité ou au repos. Si jamais ville demande à être défendue, c’est bien notre capitale, placée, on peut dire, entre deux feux : Metz et Londres. Deux points providentiellement situés nous ont paru désignés pour exercer une action prépondérante dans sa défense ; ils se trouvent à Satory et à Vincennes, diamétralement opposés, observant l’ouest et l’est.

Satory

Le vaste plateau de Satory, très peu connu des excursionnistes, quoique touchant Versailles, est, depuis le camp jusqu’à Saint-Cyr, assez haut d’altitude pour dominer les coteaux avoisinants ; c’est un endroit désert, presque sauvage lorsqu’il est dépeuplé de soldats. Pays où on ne va pas, il ne mène nulle part, sauf un chemin peu fréquenté qui arrive au versant du midi vers Chevreuse, et qu’on pourrait dévier très facilement. Terrain rugueux, mauvais lorsqu’il pleut. En revanche, les vents y règnent pour ainsi dire en permanence. C’est là, rappelons-le en passant, que, le 14 octobre 1897, par un temps affreux, l’Avion n°3 périt, au bout d’une envolée de 300 mètres, dans un malheureux atterrissage.

Cette immense plate-forme naturelle, à l’ouest de Paris, constituera une position stratégique unique pour sa défense aérienne. Elle peut, et elle devra, contenir tout ce qu’il y aura d’engins aériens puissants, avec des installations terrestres formidables, pour rendre la place imprenable et son armée aviatrice invincible ; car celles-ci perdues, Paris le serait de suite.

D’abord, le plateau devra être complètement entouré d’une enceinte fortifiée bastionnée avec ouvrages détachés s’il le faut ; ainsi que d’autres systèmes de défense que la pratique et la clairvoyance des officiers du génie auront fait découvrir. À part les grosses pièces de forteresse, il faudra une nombreuse artillerie spéciale pour tenir le plus possible à distance les avions ennemis ; si les infortunes de la guerre amenaient ce cas, les canons verticaux permettraient, peut-être, à quelque compagnie d’avions de réserve de se porter au secours de la place.

Toute l’étendue de Satory sera utilisée : ce serait une grande faute d’en restreindre l’occupation. On pourra y établir une dizaine de petites aires pour les manœuvres ordinaires, mais, en outre, il sera indispensable d’en organiser une principale, très grande, que l’on divisera en deux parties bien distinctes : l’une pour les envolées, l’autre pour les atterrissages, afin de permettre aux avions de partir et d’arriver en masse, en ordre de combat. Ce sera l’âme de la position. Les avions seront très nombreux, quatre ou cinq mille certainement ; les avions de ligne y domineront sur les torpilleurs et les éclaireurs, tous, toujours prêts à s’envoler à la première alerte, contre un ennemi aérien signalé ayant passé la frontière, et se dirigeant sur Paris.

De grands approvisionnements de munitions de toutes sortes seront logés dans des magasins souterrains ou à fleur du sol, selon la nature des objets à enfermer. Des casernements devront être construits en conséquence, car une organisation de cette importance exigera beaucoup de personnel militaire. Enfin, toutes les installations, organisations de service et précautions déjà prévues et décrites précédemment dans le chapitre des aires permanentes fortifiées, devront être appliquées à Satory, et on comprend qu’elles le seront dans de bien plus grandes proportions.

Vincennes

Ici, l’emplacement ne fera jamais défaut, aussi pourra-t-on y édifier tous les bâtiments qu’on voudra. L’arsenal d’avionnerie et du matériel d’aviation devra être complet ; il sera probablement le centre le plus important de la fabrication des avions, à cause des ressources en ouvriers et en fournitures qu’on trouvera plus facilement à Paris qu’en province. On lui demandera de fournir des avions et du matériel à toutes les aires du nord, de l’est et de l’ouest de la France, précisément les régions les plus exposées aux attaques aériennes. Cet arsenal sera la caractéristique de la place de Vincennes ; sans exclure, cependant, les divers ateliers de construction répartis sur les points principaux du territoire français qui, en cas de défaite dans le Nord, pourraient continuer à produire des avions et du matériel pour entretenir la résistance dans le centre et les parties méridionales de la France.

Dans les grandes clairières du bois, qu’au besoin on pourrait élargir à volonté, s’organiseront les administrations de tous les services de l’armée aviatrice : les pistes d’entraînement ; l’école de manœuvre des avions, du montage et du démontage des aires mobiles ; les exercices particuliers aux manipulations des munitions, du matériel de transport ; le maniement des instruments pour les opérations ayant rapport aux voies aériennes ; les exercices du tir vertical, du déclanchement des torpilles, etc., etc., en un mot, tout ce qui devra concourir à l’instruction à donner aux élèves aviateurs. Cet ensemble sera enclos par des murailles assez hautes ; il serait, peut-être, excessif de le fortifier.

Bien séparée des services ci-dessus sera la position stratégique, c’est-à-dire l’aire permanente fortifiée. Moins bien située topographiquement et météorologiquement que celle de Satory, à cause de sa situation en terrain bas et de son éloignement des voies aériennes, elle sera plus exposée à des attaques violentes, toujours possibles, venant de l’est. Elle devra donc présenter une résistance au moins aussi formidable que sa congénère de l’ouest et davantage si cela devient possible. Toute l’étendue du polygone de Vincennes devra lui être consacrée et en plus une partie du terrain boisé pour en régulariser le périmètre. Une zone nue, inaccessible au public, barrée par des palissades, précédera ses fortifications. Son enceinte bastionnée, ses diverses constructions, ses aires, surtout la principale, seront établies sur les modèles de Satory. L’armée aviatrice y sera puissamment installée avec un grand nombre d’avions.

Vigilance sur Paris

Flanqué de ses deux défenseurs, Satory et Vincennes, Paris sera bien gardé, à la condition qu’il se résignera à en supporter la sujétion et qu’il voudra et saura s’imposer les sacrifices indispensables pour contribuer à sa propre garde, car il serait injuste de la mettre entièrement à la charge de la nation. Étant donnée la susceptibilité de son tempérament, qu’un rien irrite, ce ne sera pas une tâche médiocre pour ceux qui entreprendront de lui faire comprendre le danger nouveau ; il faut pourtant que les Parisiens se fassent à cette idée, que dans deux heures la ville peut être détruite, et que, quoi qu’ils fassent pour se préserver de cette catastrophe, ils n’en feront jamais trop.

Des doubles patrouilles aériennes, de jour et de nuit, feront la navette entre Satory et Vincennes, en se croisant sur la ville. Des avions-sentinelles, relevés d’heure en heure, planeront, en faisant des orbes, sur les grands monuments, les principaux édifices, la résidence du président de la République, le Sénat, la Chambre des députés, quelques ministères, celui de la guerre surtout, etc., et, par signaux, resteront en communication constante entre eux, avec Paris et avec leurs aires respectives. Le brouillard ne les arrêtera pas, ils voleront au-dessus et se serviront alors de signaux acoustiques ou autres qu’on découvrira ; ce sera même en temps de brouillard que la vigilance devra redoubler d’activité.

Les avions-sentinelles au-dessus des aires de Satory et de Vincennes exerceront aussi une surveillance sévère et très étendue ; tout ce qui paraîtra suspect dans l’air comme sur terre, sur Paris ou ses environs, sera aussitôt signalé.

L’espionnage

L’espionnage, principalement, devra être rendu difficile, sinon impossible, préventivement, par des précautions radicales. Ici, il est bien à craindre qu’il ne surgisse de grands désaccords entre le monde militaire et le monde sportif. Le voisinage de l’importante position de Vincennes avec Paris, si précieux pour l’arsenal, si rassurant pour la sécurité de la capitale, deviendra peut-être un sérieux inconvénient. Dame ! les dimanches, pendant les fêtes, on fera partir des ballons et des montgolfières ; tous les jours, quand le vent soufflera, s’élèveront des cerfs-volants, rien ne sera plus aisé que de prendre des instantanés sur l’aire, sur l’arsenal, et de voir ce qui s’y passe. L’espionnage, de ce côté-là, aura beau jeu. On se chapitrera beaucoup, entre clans opposés, sur la question de savoir si on doit déranger Paris dans ses divertissements ou si on doit le livrer aux espions.

Ensuite, on peut se demander quelle attitude devront prendre les autorités militaires aviatrices à l’égard des dirigeables et des aéroplanes sportifs. Si on leur interdit la faculté d’évoluer dans l’atmosphère, cela soulèvera des protestations et des récriminations interminables. Si on leur laisse la liberté de voler, la défense aérienne de Paris deviendra illusoire. Si on réglemente ce sport, on se heurtera aux réclamations de quantité de monde. De sorte que, quelles que soient les décisions que l’on prenne, on fera une nuée de mécontents.

Cependant, il pourrait survenir des faits bien graves. On sait que le cyclisme a eu ses pédalards, l’automobilisme ses chauffards ; et, comptez-y, l’aviation aura ses aviatards, ses aéroplanards. Plaie capable de toutes les incongruités, peut-être de méfaits, réprouvés et exécrés d’avance par tous les amis réunis de la nouvelle arme et du nouveau sport.

Ne se trouverait-il pas des aéroplanards qui, pour de l’argent, prendraient un compagnon venant tout droit d’un état-major étranger, pour l’emmener planer sur les aires et les places fortes, et à l’aide de la photographie dresser très exactement les plans de tous nos ouvrages de défense aérienne ; découvrir où sont les entrées des poudrières souterraines pour mieux les torpiller plus tard ; compter les avions sur les aires et surprendre le secret de leurs manœuvres ? etc., etc.

Sans aucune intention criminelle, pour la simple plaisanterie, par exemple, pour protester contre la prise de la Bastille, qui peut certifier qu’il ne viendra jamais à quelque jeune aviatard l’idée de se payer l’exorbitante excentricité, un jour de fête nationale, de jeter des pétards dans les rues et d’affoler ainsi la foule ?

Il semble qu’il suffirait qu’on reconnût toutes ces mauvaises actions comme possibles, pour mettre tout le monde d’accord. Peut-être cela arrivera-t-il si, chez nos gouvernants, une volonté ferme apparaît, assez forte pour maîtriser les considérations mesquines et imposer le devoir à chacun. Le nouveau sport pourrait trouver sa satisfaction dans une participation à l’aviation armée. On a vu les corsaires et les francs-tireurs ; l’inscription maritime existe, nous pourrions bien avoir aussi l’inscription aviatrice. Le danger de l’espionnage, sans être écarté complètement, serait, par cette institution, bien atténué et l’armée aviatrice agrandie.

La province et les frontières

Il n’est malheureusement que trop vrai que, si Paris était vaincu, le reste de la France ne compterait plus. Paris sera toujours l’objectif de nos ennemis, le seul, sans aucun doute ; nous avons vu que ses moyens aériens de défense devaient être proportionnés au danger qui le menace ; nous ne le répéterons jamais assez. Mais il ne faut même pas que l’ennemi puisse s’en approcher, ses forces aériennes de Satory et de Vincennes n’étant, en cas de revers, qu’une colossale et suprême réserve pour la dernière bataille qui, gagnée, sauverait Paris et la France, et, perdue, ruinerait tout.

Le système de défense général le plus rationnel consistera, peut-être, à garnir le périmètre national d’aires permanentes fortifiées alternant avec des aires de campement. Les unes ajoutées aux autres présenteront un front ininterrompu, très résistant, bordant intérieurement toutes nos frontières ; ces aires seront reliées télégraphiquement entre elles par des câbles souterrains. En cas de mobilisation, de concentration, de ralliement ou de retraite, il y aura, dans les régions les plus menacées, de vastes aires de campement pour recevoir les armées aviatrices victorieuses ou vaincues. Toutes les positions importantes des frontières seront pourvues de canons verticaux ; cette artillerie spéciale ne pouvant être que d’une efficacité relative contre les avions ennemis, il conviendra de n’en user qu’à bon escient et de ne placer que quelques bonnes grosses pièces plutôt qu’une multitude de petites. Tel serait en principe ce système de défense, bien variable dans son application selon qu’il s’agirait du Midi, du Nord, de l’Ouest et surtout de l’Est.

La partie méridionale de la France étant moins exposée aux invasions aériennes que ses régions du Nord, les aires permanentes fortifiées établies près des frontières pourront être assez distantes les unes des autres, par exemple de 50 à 100 kilomètres ; cependant, intermédiairement, on devra y placer deux, trois, ou quatre aires de campement, peut-être un peu plus avancées sur la ligne des précédentes.

En regard de la Suisse, de l’Italie et de l’Espagne, on ne trouve pas actuellement beaucoup de grandes forteresses et on peut s’en passer presque, puisque les Alpes et les Pyrénées sont des défenses naturelles entre nations voisines ; mais avec l’aviation armée les grandes montagnes ne seront plus des obstacles et il faudra garder là la frontière comme partout ailleurs.

Les rivages de la Méditerranée et de l’Océan n’échapperont pas à la nécessité d’être défendus, car les bateaux porte-avions ennemis pourraient bien choisir les points mal gardés de la côte pour lancer leurs avions sur notre territoire. Il faudra donc encore, non loin des plages et des falaises, des aires fortifiées et des aires de campement, ces dernières assez reculées dans les terres pour qu’elles soient à l’abri des bombardements. En outre, des navires porte-avions, protégés par des gardes-côtes, des cuirassés ou des croiseurs, devront être toujours prêts à transporter leurs avions torpilleurs sur les endroits attaqués.


Autrement sérieuse sera la proximité de l’Angleterre à travers la Manche. Que fera cette grande puissance avec l’arme aérienne ? Nous chercherons plus loin à le démêler. En cette occurrence, tâchons de nous représenter le pire et nous ne nous tromperons pas. Aujourd’hui amis, demain ennemis. Soyez forts, très forts, nous a-t-on souvent dit sous forme de conseil. Si nous sommes forts en aviation, l’Angleterre fera quelque chose de nous ; mais, consolons nous-en, nous ne ferons jamais rien d’elle.

La Manche, tout le long de ses côtes sans lacunes, devra présenter une ligne de défense et de résistance à toute épreuve ; depuis Dunkerque jusqu’à Cherbourg, même plus loin, les aires devront pour ainsi dire se toucher ou, du moins, être très rapprochées. Les gros canons verticaux placés à demeure auront, ici, leur emploi. Il va sans dire que les navires porte-avions seront indispensables et accompagneront les escadres de croiseurs et de cuirassés pour, en cas d’hostilités, agir de concert contre l’ennemi. Dans les parages de Calais et de Boulogne, il faudra, coûte que coûte, établir de grandes aires bien fortifiées avec des magasins souterrains soigneusement dissimulés ; de nombreux avions de ligne et des torpilleurs y séjourneront, prêts à tout événement. En effet, les 35 kilomètres d’eau qui séparent la France de l’Angleterre ne seront rien pour des avions ; une petite demi-heure ou un quart d’heure seulement suffiront pour passer d’une rive à l’autre.

De Dunkerque vers Lille et au delà, la frontière belge devra être rigoureusement observée et défendue suffisamment, non pour cause de méfiance à l’égard de la Belgique, mais de crainte qu’une armée aviatrice ennemie ne trouve des passages libres pour nous envahir ; il serait si facile de violer les frontières chez les neutres ! Cette première ligne de défense Cherbourg–Lille ne suffirait pas ; dans le cas où elle serait forcée, l’ennemi devrait en rencontrer une deuxième, même une troisième, capables de l’arrêter et de l’empêcher de se porter devant Paris ; par conséquent, il les faudrait, en tout point, aussi formidables que la première. N’oublions pas que Satory et Vincennes ne doivent être considérés que comme une suprême réserve.

Tournons-nous maintenant vers la frontière allemande que les désastres de 1870 ont trop rapprochée de Paris, et bien prématurément en faveur de l’Allemagne, car à cette époque de malheurs, personne chez nos ennemis n’envisageait l’aviation militaire et, l’auraient-ils pressentie, qu’ils n’auraient pas mieux réussi. Si nous avions conservé nos bornes du Rhin, notre défense aérienne aurait pu être organisée efficacement. Avec Metz prussien ce sera bien difficile. De cette place forte pourront surgir à tout moment des surprises bien dangereuses pour la France. Metz deviendra très menaçante ; songez donc qu’elle ne sera plus, aériennement, qu’à deux heures de Paris !

Certes, il ne faudra pas commettre l’imprudence de négliger aucune des fractions de la frontière allemande ; en deçà, dans des positions bien choisies, on devra opérer et prendre les mêmes précautions que sur les côtes de la Manche ; cependant, avant tout, on devra se préparer à tenir tête à des forces aviatrices considérables qui ne manqueront pas de se trouver concentrées sur les aires protégées par Metz. À moins de courir d’avance à sa perte, la France devra poser des barrières infranchissables à toute armée aérienne venant de ce côté. La moindre faute commise, la plus petite erreur de conception dans l’organisation des ouvrages stratégiques, pourraient se transformer ultérieurement en un désastre irrémédiable ; aussi, quant à nous, ne pourrons-nous conseiller rien de définitif, tant la question est sérieuse et délicate ; nous prions même nos lecteurs de noter cette restriction qui s’applique à toute la région de l’Est.

On pourrait songer à un groupement de cinq ou six aires de premier ordre formant demi-cercle devant Metz, distantes de 20 à 30 kilomètres entre elles sur la circonférence et de 50 à 60 diamétralement. Une disposition de ce genre permettrait, après des vols de 30 à 50 kilomètres, la concentration, sur un même endroit, de tous les avions des aires concourantes, afin d’agir défensivement en empêchant les envolées des machines ennemies ; ou offensivement en allant les attaquer dans l’air et sur leurs aires. Aux environs de Verdun, devenu point d’appui, pourraient être les réserves nécessaires à ce demi-cercle d’avant-garde. Reste à savoir comment l’État-major allemand accepterait une pareille disposition ? S’il s’y opposait au point d’en faire un casus belli — ce qui prouverait que le système serait bon, − on en pourrait prudemment reculer la réalisation sur Verdun en agrandissant le demi-cercle et en augmentant le nombre des aires.

Grande transversale de Châlons

Cette première ligne de défense près des frontières de l’Est, pour si formidable qu’on la suppose, ne le serait jamais assez ; elle aurait infailliblement des situations faibles dont l’ennemi pourrait profiter. Cette éventualité réclamerait une deuxième ligne parallèle absolument infranchissable qui servirait d’appui général à la première et barrerait tellement les voies atmosphériques, qu’aucune armée aérienne n’oserait la braver, sans risquer d’être prise entre deux forces parallèles ayant la faculté de se resserrer sur l’ennemi.

Il semble que Châlons soit tout indiqué pour être le centre de cet obstacle transversal à dresser devant l’ennemi ; sa conformation pourrait être rectiligne ou sinueuse et se composer d’une succession de groupes d’aires faisant chaîne ; chaque groupe affecterait la forme d’un carré de 10 kilomètres de côté, plus ou moins, dont un des angles, c’est-à-dire une des aires, serait tourné vers l’ennemi envahisseur. Une chaîne de groupes d’aires en demi-cercle dont le creux regarderait l’ennemi offrirait peut-être encore des avantages défensifs. Quelles que soient les figures géométriques adoptées, un groupe d’aires polygonal procurerait toujours aux avions une grande facilité de concentration.

L’échiquier

Ces aires, il faudrait, pour ainsi dire, les semer à profusion entre les deux grandes lignes de défense, celle de la frontière et la grande transversale de Châlons. On comprend que la plupart, sauf les plus importantes, se passeraient de fortifications ; elles serviraient surtout à la mobilisation et aux évolutions des avions, de long en large, dans toute cette contrée, comme sur un échiquier. C’est ainsi qu’on appellerait ces sortes d’étapes aériennes en tous sens, où le ravitaillement serait assuré pour des opérations offensives, comme pour aider une retraite en bon ordre en cas de revers.

Dans toutes ces régions de l’Est, les plus menacées de la France, les voies aériennes trouveront leur large part d’utilité et on devra les combiner avec toutes les positions stratégiques, puisqu’elles-mêmes en constituent de réellement importantes, au même titre que les routes sur terre par rapport aux armées en campagne. La multitude de crêtes souvent escarpées qui sillonnent le pays, dont la description serait ici trop longue et que les stratégistes connaissent d’ailleurs très bien jusqu’aux moindres détails, seront autant de voies aériennes qu’il faudra étudier avec soin pour les faire figurer sur les cartes topo-météorologiques. Il ne faudrait pas s’étonner si, par la suite, on y plaçait quelques batteries verticales pour entraver leur fonctionnement pendant les hostilités.

On devra se méfier beaucoup des atterrissages naturels que l’ennemi pourrait trouver et utiliser dans les grandes plaines crayeuses de la Champagne et autres lieux ; selon l’importance du danger couru, on y pratiquera des obstacles et, au besoin, on les gardera avec de l’artillerie verticale. Même observation en ce qui concerne les routes dont on se gardera bien de couper les arbres. En un mot, par tous les moyens possibles, il faudra empêcher l’ennemi d’atterrir, à moins que ce ne soit dans l’intention de le prendre au piège.

Que de combinaisons à prévoir encore dans cette organisation défensive de l’Est ! Tout ce qui précède, issu de réflexions pessimistes malheureusement trop bien fondées, n’est que le faible tableau des réalités futures.

L’ANGLETERRE

Que fera l’Angleterre ? D’abord rien ! Tout continuera comme ci-devant : le commerce et l’industrie resteront les grandes préoccupations du peuple anglais ; la marine et les colonies, celles de ses gouvernants. Les détracteurs du pont sur la Manche, qu’une étincelle et une seconde suffiraient pour jeter au fond de l’eau ; du tunnel que la moindre vanne inonderait en un clin d’œil, persisteront dans leur opposition par crainte de compromettre le splendide isolement.

Puis, lorsque l’aviation militaire, perçant son voile, apparaîtra devant la Grande-Bretagne pour lui démontrer : que la Manche ne compte plus ; que ses innombrables navires de guerre, ainsi que toutes ses citadelles avec leur grosse artillerie de côtes, seront devenus inutiles ; que le territoire britannique sera désormais ouvert à tous les vents ; enfin, que Londres, sans défense, au milieu de cette formidable garde extérieure, court le danger d’être brûlée dans deux heures. Oh ! alors, ce sera chez nos voisins un épouvantable cauchemar général.

Être maître des océans et voir Londres, le cerveau de cet immense empire, à la merci d’un raid aérien ! Par les Français ? Non. Par les Allemands ? Peut-être. « Ah !… Jamais ! »

Tel sera le cri dans tout le Royaume-Uni.

L’Angleterre voudra, et sera obligée de devenir la maîtresse de l’atmosphère. Pour y parvenir, ce sera chez elle une fiévreuse activité dont son histoire ne saurait fournir un pareil exemple.

Pour être juste, il nous faut convenir que les Anglais sont à la tête de l’industrie et des arts mécaniques. Ces aptitudes leur faciliteront considérablement la tâche de former des armées aviatrices. Mais toute chose, si grande soit-elle, a ses travers : il sera curieux d’observer, dans un temps prochain, la multitude d’inventions qu’on leur présentera ; bien peu de réalisables, sans doute, au milieu d’un tas de mauvaises. Les marchands d’aviation surgiront, de tous côtés, comme par enchantement, la veille indifférents, sur l’heure débordant d’enthousiasme ; jugez donc, en Angleterre il y a de l’argent et on a besoin de l’article ! Il s’ensuivra une réclame effrénée.

Aux débuts, peut-être, tout cela tombera dans la confusion et aboutira à un grand coup d’épée dans l’eau ; mais peu importera ; l’esprit pratique des Anglais saura discerner, parmi ses premières erreurs, les vrais moyens à mettre en œuvre pour finalement, et les premiers, présenter à l’Europe leur armée aviatrice. Craignons, pour la France, que ce soit l’enclume ! le marteau se préparant ailleurs !

L’amirauté aérienne — supposons qu’on l’appelle ainsi plus tard — commencera indubitablement par assurer la défense des côtes bordant la Manche, sur une très grande étendue ; probablement depuis les pointes du pays de Cornouailles, jusque dans les parages qui s’avancent vers la mer du Nord, en accentuant les précautions, droit sur Londres, aux passages étroits, en face de Calais et de Boulogne, pour y dresser un premier rideau défensif. Tous les grands et hauts plateaux, près des plages, seront utilisés pour recevoir d’importantes aires fortifiées. Les principaux points stratégiques de ce long cordon d’ouvrages maîtrisant le rivage anglais de la Manche, particulièrement ceux situés dans le voisinage des falaises rocheuses, seront transformés en des positions inexpugnables, par leur superstructures blindées et surtout par leurs souterrains à entrées invisibles où seront placés les appareils volants et les munitions : si l’ennemi survient, il se trouvera en présence de vrais Gibraltars, abritant l’aviation armée.

Cependant, la dentelure infinie des côtes des îles Britanniques ne pourra guère être défendue partout ; sa vulnérabilité sera grande, si des attaques se produisent à l’aide de navires porte-avions. L’embarras des Anglais se trouvera encore compliqué avec le brouillard, par trop persistant, qui couvre souvent l’Irlande et le pays de Galles, pour ne pas dire l’Angleterre entière. Ce ne sera qu’au fond du Nord-Ouest écossais que la tranquillité leur sera permise ; et encore, on ne sait, avec les navires porte-avions ?

Dans tout le Royaume-Uni, les nombreuses falaises, les crêtes parallèles qui raient l’Écosse, les dépressions et les monts anglais, dans les comtés occidentaux à Londres, forment de superbes voies aériennes, actionnées par des vents fréquents qui les frappent plus ou moins normalement ; elles seront sûrement utilisées pour la défense du pays et jalonnées par des aires fortifiées. Toutes les crêtes importantes qui se trouveront sur le parcours de ces voies, même dans le voisinage des aires et des places fortes, seront fortement armées pour exercer leur action sur un plus grand rayon et une plus haute altitude possible, contre les avions envahisseurs. L’artillerie employée sera le canon vertical, qui deviendra, chez nos voisins, leur arme défensive de prédilection, et qu’ils pousseront au plus haut degré de perfectionnement.

Défense de Londres

Il est à prévoir que le principal effort de l’amirauté aérienne se portera sur la défense de Londres. En toutes les situations de ses alentours, suffisamment bien conformées pour devenir des positions stratégiques, on y établira des aires fortifiées immenses, capables de contenir, chacune, une armée aviatrice complète et tout ce qui en dépendra.

Ces unités de défense, qui à elles seules pourraient se suffire et à la rigueur mener campagne aérienne, tiendront du prodige par la complexité de leur organisation et aussi par les frais de leur établissement qui se chiffreront par des centaines de millions ; et il pourrait bien y en avoir, de la sorte, 20, peut-être 50, dans le pourtour londonien ; sans compter celles qui viendront, du côté de la Manche, en deuxième ceinture, renforcer ce formidable barrage aérien. Il va sans dire que toutes ces forces seront reliées entre elles et à un commandement central, par tous les moyens de communication connus.

Que ne feront-ils pas encore les Anglais ? C’est inimaginable. Si on réfléchit que l’existence de Londres sera l’enjeu de la partie, et qu’ils sont capables de toutes les audaces pour ne pas la perdre, c’est ici, croyons-nous, que commence le danger pour la France. La hantise des invasions aériennes poussera à l’extrême la méfiance de nos voisins et pourra faire naître des complications fâcheuses. Ils verront des espions partout, et chez eux la circulation atmosphérique deviendra bien difficile, si elle ne devient pas impossible. Comme conséquence, la question de l’espionnage sera vite tranchée ; un bill suffira : Il est défendu de voler en Angleterre.

À la moindre alerte, par suite d’aéroplanes trop nombreux aperçus dans le détroit, ou à la vue de quelque manœuvre jugée insolite par des vigies inquiètes, bien qu’exécutée simplement outre-Manche, pour exercer les aviateurs à la défense des côtes, le branle-bas général risque d’être ordonné et même d’avoir lieu. On ne peut se faire une idée de l’indescriptible spectacle que serait cette immense concentration de machines volantes armées ! L’erreur constatée, évidemment, tout reviendrait à sa place. Et dire que les Londoniens sont appelés à assister, non pas peut-être, mais sûrement, à ces mobilisations aériennes inopinées ! Néanmoins, en temps de guerre, les choses ne se passeraient pas autrement. Il résultera même de ces entraînements forcés une supériorité marquée d’avier, en faveur des aviateurs anglais.

Et lorsque le brouillard couvrira et enveloppera Londres, que faire ? À chaque instant les habitants se figureront que des avions-torpilleurs ennemis viendront, sans qu’ils s’expliquent d’où ni comment, laisser choir sur la ville des feux grégeois et des cartouches de dynamite. Pour tranquilliser tout le monde, autant que pour se renseigner elle-même, l’autorité aviatrice enverra des machines volantes par-dessus le brouillard, pour monter la garde et assurer par des signaux que la haute atmosphère est déserte.

Dans l’avenir de l’Angleterre, il y a des points d’interrogation à l’infini, bien plus que dans celui des autres puissances ; parce que c’est elle que l’aviation obligera le plus à une transformation radicale. Autrefois, la mer était sa sauvegarde ; elle pouvait braver et brave encore toutes les puissances ; dorénavant, elle sera, avec les autres, dans le même enclos atmosphérique.

Puis, il y a la question de l’Irlande, dont on n’est pas encore venu complètement à bout, et qui pourrait se raviver. Que d’événements il pourra se passer, dans les temps futurs, par-dessus le brouillard de cette mer intérieure qui a nom : canal de Saint-Georges !

Ensuite, l’Angleterre possède les îles normandes : les occupera-t-elle aériennement ? elles sont bien près de la France, elles touchent presque nos côtes ! Y établira-t-elle des aires avec armée aviatrice ? de crainte, ou sous prétexte, que depuis le cap il ne se dirige quelque ennemi envahisseur sur les comtés de Cornouailles ou du pays de Galles ; même vers l’Irlande par la ligne aérienne : Cherbourg–Cornwall–Munster ? Les Anglais savent que ces distances ne sont pas très considérables : du continent en Irlande 450 kilomètres, et jusqu’à Plymouth 160 seulement.

Nous sommes allé au devant de complications possibles, afin que la France, avertie, se tienne sur ses gardes, tout en restant correcte vis-à-vis de l’Angleterre, et pensant que c’était le plus sûr moyen de conserver son amitié.

L’ALLEMAGNE

Cherchons, maintenant, à savoir ce que fera l’Allemagne. Elle est trop figée dans sa nation armée ; sa confiance dans ses massifs régiments est trop absolue, pour qu’elle sorte imprudemment de son organisation militaire actuelle, sans y être obligée et entraînée par les armements nouveaux des puissances ses rivales. Il est infiniment probable que l’Allemagne n’aurait jamais surpris la France par l’innovation d’une armée aérienne. Pour toutes ces raisons, si nous avions eu une grande avance — elle aurait pu être, au moins, de dix ans, — nous l’aurions certainement gardée très longtemps. Quelle différence, à présent ! Nous ne pouvons envisager, sans frémir, une situation inverse !

Pour que les idées des Allemands se modifient, il suffira qu’ils s’aperçoivent que : le Rhin, leur plus puissante barrière défensive, n’existe plus. Alors, tout étant à refaire, ils le referont. Là et partout.

Sans bruit, méthodiquement, avec sa ténacité tudesque, mettant à profit l’intelligence de ses nationaux, utilisant sans scrupules tout ce que l’espionnage lui apportera, l’Allemagne transformera complètement son armement. De terrestre il deviendra essentiellement aérien. Ce sera, pour ses voisins, un autre danger qui se préparera.

Nous ne pouvons pas exposer, ici, tout ce que nous pensons relativement à la part de ce danger qui menace particulièrement la France et qui lui est réservé, si elle reste dans une coupable indifférence ; nous craindrions d’être taxé de prophète de malheur. Nous signalerons seulement trois grandes considérations stratégiques aériennes, desquelles découlent toutes les autres.

Berlin est très loin de Paris et de Londres ; sur ces deux capitales, par sa position d’inaccessibilité relative, il possède aériennement un avantage immense. Sans doute, il n’y a dans cette affirmation rien d’absolu ; mais que de batailles aériennes il faudrait livrer, que d’aires fortifiées seraient à réduire avant d’arriver jusque-là !

La ligne du Rhin, avec ses formidables places fortes : Cologne, Coblentz, Mayence, Strasbourg et celles intermédiaires qui jalonnent le fleuve, reprendra son importance perdue, par la multitude d’aires qui y seront édifiées ; à n’en pas douter, elles seront toutes situées sur la rive droite, très rapprochées les unes des autres. Les machines aériennes qu’elles contiendront seront toujours prêtes à s’envoler pour des raids dévastateurs. Ce sera, conséquemment, à notre frontière un qui-vive perpétuel.

Pour comble, Metz, cette terrible dent mordant notre territoire depuis le traité de Francfort, les Allemands s’appliqueront à la rendre plus menaçante, plus dangereuse encore, en y organisant d’immenses aires retranchées, renfermant d’innombrables engins volants armés qui, au premier signal, avieront sur Paris et y seront rendus en deux heures ! Metz sera le lourd marteau constamment levé sur nos têtes, auquel nous faisions allusion lorsque nous placions l’enclume de l’autre côté de la Manche. À moins que ce ne soit la torche toujours allumée !

Voilà les trois premières thèses que les stratégistes aériens français auront le devoir d’approfondir, en face de l’Est.


Conséquences européennes

Nous n’avons rien dit de la Russie, de l’Autriche, de l’Italie, de l’Espagne, ni des puissances secondaires ; le temps arrivera, cependant, où il faudra s’en préoccuper sérieusement ; pour le moment, toutes nos réflexions, notre prudence et tous nos efforts défensifs doivent converger vers les régions du nord, de l’ouest et de l’est de la France.

Sans faire état de prescience, on peut bien prévoir que des ruptures diplomatiques peuvent venir surprendre l’Europe, et, de déduction en déduction, entrevoir les événements qui peuvent en résulter.


Guerre aérienne anglo-allemande

L’Angleterre n’aime pas qu’on touche à ses livres sterling ; l’Allemagne ne se lasse pas d’empiéter dans le domaine des mers : deux prétentions bien peu faites pour entretenir leurs bons rapports. D’un froissement à une chicane, à la suite d’un incident au milieu d’un prétexte, l’inimitié grandissant, la haine arrivée à son paroxysme pourrait en faire des ennemies.

Une lutte navale, devenue inévitable, se produirait, acharnée, jusqu’à extermination des vaisseaux de l’un des belligérants. Cependant, si une de ces deux rivales possédait un nombre supérieur de navires porte-avions, les chances tourneraient en sa faveur et l’avantage qu’elle en retirerait croîtrait avec le nombre de ses avions marins qui réduiraient vite à l’impuissance ou couleraient la flotte de son adversaire. On verrait la fin de cette guerre maritime, mais non la paix.

Resteraient les hostilités aériennes, non moindres pour les combattants, et fort gênantes pour notre neutralité, au point de provoquer de graves complications. En effet, nous allons voir qu’elles ne pourraient guère avoir lieu qu’à nos dépens et que nous aurions fort à faire pour éviter d’en être les victimes.

Dans ce qui précède on a pu se faire une idée de ce que seraient les gros armements aériens et aéro-terriens de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Si l’Angleterre voulait prendre l’offensive, par où pourrait-elle passer pour aller joindre l’Allemagne, autrement que dans l’atmosphère de la France ? Nulle autre part, si nous écartons la Belgique. L’empêcher de passer serait se brouiller immédiatement avec elle. Lui laisser traverser notre territoire, avec ou sans faculté de relâcher sur nos aires d’atterrissage, serait une provocation à l’adresse de l’Allemagne. En supposant que ce soit cette dernière qui se décide à attaquer, les mêmes causes amèneraient les mêmes effets.

Avec une France aérienne très forte, telle qu’il la faudrait ; par son attitude correcte et ferme dans sa neutralité, elle en imposerait sûrement aux belligérants, qui respecteraient ses frontières ; elle s’interposerait même entre eux comme arbitre. La conséquence heureuse de cet événement serait la fin des hostilités et la paix.

Mais si, au contraire, la faiblesse de la France la mettait dans l’impossibilité de s’opposer au passage des armées aériennes des deux nations ennemies, fatalement, ce serait sur nos têtes que se livreraient les combats aériens ; ensuite, de gré ou de force, le vainqueur se servirait de nos aires, pour, de là, continuer la campagne et poursuivre son adversaire jusque chez lui, afin de l’obliger à capituler. Résultat : pour un vainqueur, deux vaincus, dont nous, sans combattre.

Néanmoins, après tous ces combats livrés pendant l’occupation arbitraire du territoire français par les deux nations ennemies, nous ignorons encore laquelle serait victorieuse. Supposons d’abord que ce soit l’Angleterre, et examinons ce qui pourrait s’ensuivre : Après avoir forcé la redoutable position de Metz, s’être rendus maîtres de la longue ligne défensive du Rhin en bouleversant les aires et toutes les places fortes qui longent ce fleuve, et surtout après avoir précipité à terre tous les avions ennemis, les Anglais se seraient couverts de gloire dans force batailles aériennes, mais se seraient trouvés n’avoir fait qu’un pas. Cette conquête de l’Alsace-Lorraine, n’aurait eu pour résultat que de les mettre sur le chemin de Berlin.

Si jamais les Anglais s’aventuraient à travers l’Allemagne, immédiatement, des difficultés sans nombre les attendraient : les batteries verticales les guetteraient au passage ou aux abords des aires ; les débris ralliés de l’armée aérienne vaincue, volant bien, volant mal, les harcèleraient sans cesse, reculant constamment vers l’intérieur. Les Anglais avanceraient péniblement et très lentement, à la condition qu’ils établiraient sur toutes leurs communications depuis le Rhin, des bases suffisantes et des points d’appui solidement fortifiés ainsi que de nombreuses aires retranchées. Il est vrai que, parvenus près de la capitale prussienne, ils se seraient arrêtés à portée d’avion et que, depuis là, ils seraient allés planer sur Berlin pour le torpiller.

Et qui sait si les Anglais, ayant apprécié les avantages des navires porte-avions, n’en auraient pas construit des quantités prodigieuses et n’auraient pas préféré, après une guerre maritime heureuse, aller par la Baltique jusque dans une des baies du golfe de Poméranie pour lancer leurs avions torpilleurs sur Berlin ?

Nous avons essayé de mettre brièvement en évidence les obstacles infinis que rencontrerait une campagne aérienne aussi gigantesque, tout en reconnaissant comme vraisemblable sa réalisation.

Maintenant, admettons l’inverse : que l’Allemagne soit victorieuse. Elle aurait l’aile rude ; elle s’installerait chez nous comme chez elle ; au besoin, sur les rives de la Manche, elle construirait ce qui y manquerait, et, prenant mille précautions pour ne pas être surprise, elle traiterait le Pas-de-Calais comme un prolongement de l’Alsace-Lorraine.

Puis, sus aux Anglais ! Heureusement pour eux, leurs formidables Gibraltars aériens se seraient trouvés prêts à recevoir les aviateurs prussiens. La lutte serait chaude ; les précipitations réciproques des avions ennemis, à terre, dans l’eau, ne diminueraient pas l’acharnement des combats aériens. L’artillerie verticale vomirait des projectiles qui obscurciraient le ciel de leurs explosions. Affolés, les aviateurs anglais quitteraient la garde circonlondonienne pour s’élancer en masse dans les airs, semblables à des nuées de corbeaux, et apparaîtraient ainsi devant leurs ennemis.

Et après, à qui la victoire finale ? Nous ne pourrions guère le préjuger. Ce qui n’est pas douteux, c’est que le vainqueur la ferait payer cher au vaincu !

Quant à nous, Français, quoi qu’il advînt, victimes de notre propre imprévoyance et des excès des belligérants, notre part serait claire : la ruine !


Probabilités sur les alliances aériennes

La diplomatie consolide ou trouble les rapports internationaux. Lorsqu’elle échoue, les armes décident. Avec les armes actuelles, on escompte presque les succès et les revers. On sait, bien à l’avance, que la mobilisation de telle puissance demandera tant de jours ; que les batailles se livreront aux environs de telle localité. Entre nations on se compte les soldats, les canons ; on en déduit des certitudes de supériorité ou de faiblesse ; et ce sont ces situations avérées qui guident les nations dans le choix de leurs alliances.

La transformation des armées terrestres en armées aériennes changera profondément toutes les conditions économiques, politiques, diplomatiques et militaires de l’Europe, desquelles on ne pourra tirer, au début, la moindre indication précise. Et la sagesse même n’y suffirait pas pour discerner, parmi tant d’influences contradictoires, l’alliance la plus judicieuse à contracter aériennement.

Nous avons déjà admis que les puissances les plus immédiatement influençables par l’apparition de l’aviation armée sont l’Angleterre, la France et l’Allemagne ; n’en envisageons donc pas d’autres pour le moment.

Les réflexions faites au sujet du thème : l’Angleterre contre l’Allemagne, nous empêchent de concevoir une alliance entre elles, leur rivalité, dans leurs prétentions économiques, n’étant qu’à ses débuts et devant perpétuer leur désaccord. Dans quel but, d’ailleurs, s’allieraient-elles ? Pour écraser, ensemble, la France ? Cela n’est pas à craindre, car l’Allemagne deviendrait bientôt prépondérante et ne tarderait pas à faire une réalité de la supposition qui la représentait occupant les côtes de la Manche ; ce à quoi les Anglais ne consentiraient jamais. Par conséquent, de nos jours, rien n’indique la possibilité d’une alliance anglo-allemande.

Examinons quels seraient les effets d’une alliance franco-allemande. Tout de suite, l’Angleterre n’y verrait qu’une préparation à une guerre aérienne contre elle et s’y préparerait en conséquence. Laissons s’accomplir cette guerre : l’Angleterre vaincue ; Londres en cendres ; l’Allemagne nous tomberait dessus, sous un prétexte quelconque ; Paris ne serait pas plus épargné que Londres ; les Allemands se trouveraient absolument les maîtres de l’Europe. Renversons les rôles : la France ruinée ; l’Allemagne également ; l’Angleterre, débarrassée de tous ses concurrents, deviendrait omnipotente. On voit, par cet exposé rapide, que les dupes seraient toujours les mêmes, nous. Donc, pas d’alliance franco-allemande.

Voyons les avantages que nous recueillerions dans une alliance anglo-française : l’Allemagne à son tour deviendrait partie antagoniste. Si une guerre survenait, peut-être sans déclaration préalable, depuis Metz de grandes armées aviatrices viendraient nous surprendre et nous aurions à supporter seuls les premiers chocs ; si la résistance dans l’Est, par nos lignes transversales défensives, n’était pas suffisante ou était mal préparée, les aviateurs ennemis se présenteraient devant les forces aériennes réunies de Vincennes et de Satory, avant que les Anglais eussent pu parvenir jusqu’à Paris ; et c’est dans cette bataille que se déciderait le sort de notre capitale. Les avions anglais arriveraient à notre secours probablement trop tard.

D’autres explications seraient superflues. L’Angleterre seule profiterait de cette alliance parce qu’elle a un intérêt réel à nous conserver pour se conserver elle-même. Cependant, si cette entente s’imposait, ce serait la moins dangereuse.

Conclusion

La France ne trouvera aucun avantage dans une alliance, défensive et offensive, ni avec l’Angleterre ni avec l’Allemagne.

La neutralité seule pourra la sauver, à la condition qu’elle tiendra la tête de l’aviation armée en Europe.

En restant faible, elle s’exposera à disparaître, ou à subir l’humiliante situation de nation protégée.


  1. Cette note, écrite d’abord pour l’entrée en matière dans le cours de stratégie à l’École d’aviation militaire, devrait, plus tard, être présentée au congrès aéronautique de 1900, ainsi que cela avait été annoncé, mais les circonstances ne le permirent pas.
  2. Voir la brochure : La Première Étape de l’aviation militaire en France.