L’Aviation navale
L’objet de cette étude est de rechercher quels services l’aviation navale pourra rendre à la France en temps de guerre.
Par aviation navale nous entendons l’emploi d’une flotte aérienne organisée en vue de concourir à la protection du littoral et aux opérations de la marine militaire en cas de conflit avec une puissance disposant de forces navales. Le terme « aviation » n’exclut pas ici l’utilisation des ballons dirigeables. Si nous l’avons choisi, c’est parce que, actuellement, les aéroplanes semblent devoir jouer le rôle principal parmi les engins aéronautiques dont on pourra se servir en de telles circonstances.
Pour apprécier le degré d’utilité de cet emploi, il faut établir un rapprochement entre les besoins de la défense et les facultés de l’aviation.
Mais il convient d’abord d’écarter une objection d’ordre général, souvent reproduite, et qu’on trouve formulée jusque dans certains documens officiels. Elle a donné lieu à de graves malentendus et servi de prétexte à de fâcheuses défaillances. La voici : « Il est évident que dans un conflit européen le sort de la France dépendra du sort de ses armées. Si nous sommes vaincus sur la frontière de l’Est, une victoire navale ne nous servira de rien[1]. » On conclut, — ou on laisse au lecteur le soin de conclure, — qu’une flotte de haut bord nous est presque inutile.
Personne n’a osé conduire ce raisonnement à ses limites. Pourtant, dès qu’il est admis, le rôle de la marine dans la défense nationale s’efface. Vienne la guerre, nos vaisseaux devront se tenir enfermés dans les ports, ou s’offrir à la destruction, sauf à capituler après une honorable résistance. L’aviation navale, accessoire et auxiliaire de cette flotte-fantôme, ne serait alors qu’une coûteuse superfluité, comme d’ailleurs la flotte elle-même.
En fait, la question de savoir si l’entretien d’une flotte de combat est nécessaire à la France n’est pas si simple qu’on la puisse résoudre sans l’examiner d’un peu plus près. Elle a trois aspects : national, diplomatique et stratégique. Chacun d’eux est assez important pour mériter quelque attention.
Un rapport nécessaire existe entre la puissance d’expansion commerciale ou coloniale d’un pays, et sa puissance sur mer. Le bon sens l’indique, l’histoire le démontre. L’ascension et le déclin des peuples ont presque toujours accompagné l’activité et la déchéance de leurs forces navales. De nos jours, le souci de garder la mer ou d’y atteindre, d’en posséder les rivages, d’en exploiter les routes, est plus vif que jamais. Il fut la cause de la plupart des conflits récens, et nous le trouvons à la source de ceux que nous pouvons craindre ou prévoir. Sans flotte, la France n’aurait pas constitué son empire colonial.
Passons au point de vue diplomatique. Notre sécurité, la sauvegarde de nos intérêts dans les négociations avec les puissances, l’indépendance de notre action pour le développement de notre commerce extérieur, reposent sur l’équilibre des forces rivales de la Triple-Alliance et de l’alliance franco-russe assistée d’une entente cordiale avec l’Angleterre. Grâce à cet équilibre, l’infériorité numérique de notre armée en présence des armées de la Triplice, et même de l’Allemagne seule, est compensée. S’il venait à se rompre, laissant la France isolée, la situation de notre pays serait assez dangereuse, malgré tous les sacrifices qu’il pourrait faire pour sa défense ; car nos richesses, nos colonies, notre territoire même, éveillent des convoitises. Certains appétits sont prompts à invoquer les « fatalités historiques, » et l’honnêteté des peuples comme celle des individus peut fléchir à l’épreuve de trop fortes tentations.
Or la Russie ne craint guère qu’un empereur allemand renouvelle la campagne de Napoléon en 1812. Mais elle-poursuit un but, qui est de pouvoir sortir de chez elle, aussi bien par la Baltique que par la Mer-Noire, et sans dépendre de la complaisance ou du caprice de personne. Pour arriver à cette émancipation, le concours d’une puissance occidentale lui est nécessaire. En contractant alliance avec nous, elle avait donc un objectif maritime. La France avait un objectif militaire. A cet égard, la situation n’a pas changé. L’acte de 1895 est avant tout un acte politique. Les facilités que la Russie a trouvées sur le marché français pour ses emprunts d’Etat en ont été la conséquence et non la cause.
L’existence d’une flotte française est également une condition et un gage de l’entente avec l’Angleterre, parce que cette flotte est un appoint de la sécurité de l’Empire britannique menacée par les armemens navals de l’Allemagne. Nos amis d’outre-Manche n’attendent pas le secours d’un corps d’armée français pour les aider à repousser une invasion. Ils savent que nous espérons d’eux, au contraire, une assistance sur le continent. La contrepartie de cette assistance, qu’il s’agisse de garder les routes de la Méditerranée ou celles de l’Océan, est la coopération de notre flotte.
Le maintien par la France d’un état naval respectable est donc un élément essentiel de l’équilibre créé par nos ententes et nos alliances pour écarter le danger d’agressions éventuelles ou nous permettre de résister à d’excessives prétentions. Supprimer, ou seulement négliger, cet état naval, pour mieux doter l’armée de terre (à laquelle, d’ailleurs, le pays ne veut rien refuser), ne nous donnerait pas la supériorité numérique, et affaiblirait, ruinerait peut-être, ces garanties protectrices de la paix.
Maintenant, puisque le veulent ainsi les partisans de la marine minimum, ne considérons que la menace d’une guerre où, toutes les forces du pays devant entrer en action, le péril, avec ou sans alliés, serait imminent et certain. C’est le point de vue stratégique.
L’issue d’une telle guerre dépendrait-elle uniquement des premières rencontres sur les frontières de l’Est ? L’action ou l’inaction de la marine aurait-elle une influence sur la marche des événemens ? Il ne faut pas rappeler l’impuissance de la flotte française en 1870, puisque les conditions de la lutte ne seraient les mêmes ni sur terre, ni sur mer. Ne nous occupant ici que des responsabilités de la marine, constatons qu’un fait capital s’est produit : la création d’une flotte allemande, aussi bien construite, armée et exercée que la nôtre, et qui, numériquement, lui est déjà très supérieure. D’autre part, les flottes italienne et autrichienne ont depuis peu pris un tel développement que, réunies, leur puissance sera prochainement au moins égale à celle de la flotte française.
Dans le cas où, au début de la guerre, la fortune des armes aurait été indécise, les opérations des flottes ennemies affecteraient l’esprit public dans nos départemens côtiers, y paralyseraient le commerce, menaceraient leurs populations de la famine, et nous contraindraient d’y laisser des garnisons qui, transportées sur le théâtre de la guerre, auraient pu déterminer la victoire en notre faveur.
Supposons aussi, — il le faut bien, — que cette fortune nous ait été contraire. L’agression serait plus audacieuse. Elle ne se bornerait pas à des blocus et à des bombardemens. On la verrait se poursuivre par l’occupation de, points stratégiques et la levée de contributions de guerre sur les villes ouvertes du littoral. Enfin, utilisant les nombreux paquebots rapides et de fort tonnage dont il dispose, l’ennemi, profitant du départ des réserves envoyées aux secours de nos armées de l’Est, débarquerait, à l’abri du feu de ses cuirassés, sur quelque plage bien choisie, des forces imposantes. Quelle résistance sérieuse rencontreraient ces opérations ? Quelle armée viendrait alors offrir le combat à soixante mille hommes ayant leurs communications assurées par des escadres maîtresses de la mer ?
Ce ne sont pas là des dangers chimériques. Rien ne les peut conjurer, hors l’existence d’une flotte française assez puissante pour que l’ennemi soit obligé tout au moins de compter avec elle. Tant qu’il ne l’aura pas détruite, les diversions du genre que nous venons d’indiquer seraient d’une exécution difficile, et toute tentative de débarquement impraticable.
Pour protéger ses côtes, dit-on, la France a ses flottilles. En outre, la marine anglaise, dont le concours nous est assuré, est plus que suffisante à tenir en respect les forces navales germaniques. Examinons.
Les flottilles, c’est-à-dire les destroyers (torpilleurs de haute mer) et les submersibles (sous-marins à rayon d’action étendu) rendront d’excellens services à notre défense navale. Leur puissance serait plus redoutable si, après un engouement excessif en faveur de bateaux minuscules sans valeur militaire, une réaction n’avait porté la Marine vers l’excès opposé. Les unités de fort tonnage coûtant beaucoup plus cher, il a fallu en réduire le nombre au-dessous de l’effectif indispensable aux exigences du rôle que ces escadrilles ont à remplir. Nous en reparlerons en montrant quels services pourra leur rendre l’aviation.
Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel du progrès de l’armement, des machines et des constructions navales, une flottille, même nombreuse, même excellente, ne remplace pas une flotte : parce que son rayon d’action est limité, ses moyens d’attaque incertains et ses qualités navigantes inférieures. Torpilleurs et sous-marins laissent aux escadres ennemies la liberté de leurs mouvemens en haute mer. La flottille française n’empêcherait pas la capture au large, même par des bâtimens sans protection, des approvisionnemens destinés à nos ports. Elle n’irait pas, à grande distance, croiser au-devant des convois de troupes de l’ennemi. Enfin, le développement de nos côtes est trop considérable pour qu’elle puisse en assurer la surveillance complète.
L’utilisation de l’aéroplane marin, la transformation des moteurs des submersibles et l’accroissement de la portée des torpilles hâteront peut-être ce qu’on a appelé « la faillite du cuirassé. » Nous n’en sommes pas encore là. Si nous avons, en concentrant nos escadres dans la Méditerranée, confié aux flottilles la défense de tout notre littoral atlantique, ce n’est pas dans la pensée qu’elles y pourraient suffire, mais, ainsi que le disait le Times le 16 septembre dernier, parce qu’il vaut mieux être fort dans la Méditerranée que faible sur les deux mers. C’est aussi parce que nous supposons que la flotte anglaise se chargera, non seulement de sa mission propre, mais aussi de celle qu’une escadre française aurait dû être prête à remplir dans l’Océan.
Les débats du Parlement britannique sur le dernier budget de la marine ont suffisamment éclairé cette question. L’allusion directe faite par M. W. Churchill, premier lord de l’Amirauté, à l’assistance que prêteraient les forces françaises « agissant de concert » avec les croiseurs de Malte pour faire face à tout événement, ne laisse point de doute sur les i nient ions des deux gouvernemens. Ils ont, en somme, prévu autant qu’il était en leur pouvoir les éventualités de l’avenir prochain, et ont jugé que la meilleure position d’attente était la concentration des forces anglaises dans le Nord, celle des forces françaises dans le Midi. D’où résulte en toute évidence que l’existence d’une flotte de combat française, loin d’être rendue inutile par l’entente, ou l’alliance, avec l’Angleterre, est la condition indispensable d’une action commune.
Nous n’aurions pas eu à nous attarder à ces considérations si l’esprit public en France n’était encore troublé par une fausse conception de la guerre, et surtout de la guerre moderne. Il voit dans l’action sur mer et l’action sur terre des modes de résistance ou d’attaque entièrement distincts, indépendans l’un de l’autre, et demande qu’on choisisse le plus efficace. L’erreur des Français partisans de la marine minimum n’est pas de croire que le succès militaire peut seul imposer la paix, car c’est une incontestable vérité ; mais de ne pas comprendre que le maintien des communications par mer et la sécurité du littoral seraient des conditions essentielles du succès militaire dans le cas où le début des hostilités ne nous aurait pas été favorable ; peut-être même dans tous les cas. On est mieux instruit de l’autre côté du Rhin de la liaison nécessaire entre les opérations offensives navales et territoriales. Ce n’est pas sans motif que le ministre de la Guerre, le chef de l’état-major général, et trois commandans de corps d’armée ont accompagné l’Empereur aux dernières grandes manœuvres de la flotte allemande.
La nécessité de posséder une flotte agissante (a navy in being, disent les Anglais) étant admise, il reste à placer cette flotte dans des conditions qui portent son efficacité combattante au plus haut point. Nous ne parlons pas ici de l’excellence du matériel ni de l’entraînement des équipages, qui sont nécessités évidentes ; mais de ce que l’amiral anglais, sir Cyprian Bridge, dans son beau livre The art of naval warfare, nomme « la stratégie de la paix. » C’est un ensemble de mesures et de précautions dont l’objet est la coordination pendant la paix des élémens de l’action pour la guerre.
Le principe dominant cette stratégie est la mise en œuvre complète des ressources et des avantages particuliers qu’on possède, autant qu’ils peuvent atténuer les défauts ou l’insuffisance des instrumens actifs déjà créés. Expliquons-nous par un exemple.
L’inscription maritime en France met à la disposition de la flotte environ 50 000 réservistes, tous marins ou l’ayant été. Mais ces inscrits de la réserve, en très grande majorité, ne possèdent pas l’instruction nécessaire au service de nos escadres ou escadrilles en temps de guerre ; et c’est de spécialistes, en canonnage, signaux, torpilles, télégraphie sans fil, électricité, etc., que la marine aura besoin. Elle ne pourra donc utiliser qu’une faible fraction de ses réserves (3 000 à 4 000 au plus). En n’adoptant pas, après la loi de 1905 sur le service de deux ans dans l’armée, une loi répondant aux besoins de la flotte, les Chambres et le gouvernement ont méconnu le principe de la meilleure utilisation des élémens qu’on possède. Ils ont négligé la stratégie de la paix.
Rapprochons-nous des circonstances de guerre, et bientôt apparaîtra le rôle de l’aviation navale. Mais avant de nous livrer à des conjectures, si probables qu’elles puissent être, il faut d’abord établir les situations de fait.
Les journaux et les revues publient fréquemment des informations concernant les flottes étrangères. Le nombre des dreadnoughts qu’elles possèdent ou posséderont bientôt nous devient familier. On fait connaître aussi le nombre des canons et leurs calibres, la vitesse de ces bâtimens, l’épaisseur de leurs cuirasses, etc. D’intéressantes dissertations accompagnent ces renseignemens, mettant en évidence la supériorité de telle flotte sur telle autre, ou sur la flotte française. Ces déductions ne sont pas sans valeur, puisqu’elles se fondent sur les seules données qui soient comparables entre elles. Il est cependant hasardeux d’opposer ainsi la totalité d’une force à la totalité d’une autre, comme si elles devaient fatalement se rencontrer au large en une bataille décisive, et d’attribuer par avance la victoire à la supériorité du nombre.
La supériorité numérique, — ou plus exactement la supériorité matérielle et mesurable, — n’est qu’un élément du succès ; et les annales de notre marine prouvent qu’il est rarement le principal, si la différence des forces n’est pas énorme. D’autre part, le rôle de plus en plus complexe des forces navales ne se réduit pas au duel entre flottes de haut bord. Diverses raisons, que nous n’avons pas le loisir de développer ici, rendent l’hypothèse de ce duel à peine probable si les adversaires ne sont pas d’accord pour le rechercher. Mais enfin, supposons qu’il ait lieu. Une victoire navale n’a jamais d’autres résultats immédiats que de donner au vainqueur la maîtrise des communications maritimes et de lui permettre une action offensive sur les rivages de l’ennemi désemparé. Encore faut-il que la flotte victorieuse n’ait pas été trop sévèrement éprouvée dans la lutte, qu’elle puisse et qu’elle sache profiter de son avantage avant que l’adversaire ait eu le temps de concentrer de nouveaux moyens de défense, et peut-être d’offensive.
Ces sommaires indications permettent d’entrevoir que le problème de la défense navale n’est pas une simple question d’arithmétique, et qu’il y entre d’autres données que le nombre des cuirassés, celui de leurs canons et la manière de s’en servir. Ces élémens sont, en quelque sorte, les coefficiens des forces matérielles disponibles. Ils en augmentent ou en diminuent la valeur. Ce sont eux qui si souvent ont déjoué les prévisions des statisticiens, et leur réservent encore quelques surprises dans l’avenir. L’aviation sera du nombre de ces puissances auxiliaires.
Parmi les facteurs qui interviennent dans la stratégie de la paix, il en est un dont le rôle est dominant, et de plus éternel ; c’est la situation géographique du pays. A ne considérer que les choses navales, cette situation et la configuration des côtes déterminent la répartition des forces, et plus directement encore l’emploi qu’on devra faire des flottilles. La France jouit de l’avantage de pouvoir utiliser cet emploi dans une large mesure.
Nous avons expliqué pourquoi, au service d’une nation ayant rang de grande puissance, une flottille ne pouvait remplacer une flotte. Mais une flottille peut détruire une flotte. A la condition d’agir méthodiquement, en groupes, et dans les passages, détroits, mers resserrées, le pouvoir offensif de cette « poussière navale » est formidable. Il s’accroît chaque année par de nouveaux perfectionnemens, et plus encore par l’adoption, dans toutes les marines, de types de vaisseaux de guerre toujours plus coûteux et plus grands. Le dommage que peut causer une seule torpille est devenu énorme. Quatre ou cinq « coups heureux » produiraient un désastre.
Dès aujourd’hui, la traversée ou seulement l’approche du Pas de Calais serait impraticable à une escadre menacée par une flottille, bien commandée et entraînée, de cinquante destroyers et submersibles de tonnage moyen. L’embuscade des sous-marins pendant le jour, la chasse des torpilleurs rapides pendant la nuit, exposent à de terribles dangers, sauf en haute mer, ces armées navales dont chaque unité porte près d’un millier d’hommes et coûte 60 millions.
Mais on n’aventure pas des objets aussi précieux sans escorte ni protection. Des éclaireurs les précèdent, des divisions de contre-torpilleurs forment un rideau qui couvre leur marche. Les vigies signalent tout ce qui semble suspect. Après le coucher du soleil, les projecteurs électriques fouillent l’horizon. L’agresseur apparaît alors nettement, à bonne portée de l’artillerie légère, avant d’être lui-même à distance d’attaque. Le sous-marin en plongée, invisible, même invulnérable, peut défier cette surveillance ; mais à travers son périscope, qui dépasse à peine le niveau de la mer, il ne voit ni très bien ni très loin. Moins rapide que l’ennemi, il lui faut manœuvrer avec une précision extrême pour ne le pas manquer au passage. Pendant la nuit, un concours de circonstances favorables est nécessaire pour que ses tentatives aient chance de succès.
La portée d’observation des torpilleurs, quoique plus grande, est assez restreinte aussi. La flottille aura donc, dans les circonstances de guerre, fort peu de temps pour prendre ses dispositions et formations d’attaque. Elle devra tenir constamment tendu le réseau d’embuscade. Ajoutons enfin, que ces petits bâtimens, — sans cesse sur le qui-vive, et quel que soit l’état de la mer, — auront besoin d’être fréquemment relevés. Dans de telles conditions, pour barrer presque à coup sûr la route de l’adversaire, il faudra que la flottille soit nombreuse, à moins qu’on ne puisse lui signaler l’approche de l’ennemi quelque temps à l’avance.
Or, les sous-marins et les torpilleurs coûtent plus cher qu’on ne le croit généralement, surtout quand on les veut de 700 à 800 tonnes, et plus, ce qui, — exception faite pour les torpilleurs d’escadre, — n’est pas nécessaire et même a, pour les sous-marins, de sérieux inconvéniens.
Si l’horizon de nos bâtimens de flottille est peu étendu, au grand détriment de leur pouvoir offensif, il ne dépendait pas de la Marine de corriger cette infirmité : mais il dépendait d’elle de ne pas en gratiner nos escadres, qui ont, aussi très grand besoin de savoir, et du plus loin possible, où est l’ennemi, soit pour le joindre, soit pour l’éviter. Cependant, la flotte française n’a pas d’éclaireurs. Elle sera « reconnue » par l’ennemi avant d’avoir pu le reconnaître. C’est lui qui sera maître de garder le contact ou de l’abandonner.
Depuis l’invention de la télégraphie sans fil, permettant l’échange des communications à grande distance, le rôle de l’éclaireur est plus que jamais important, et des bâtimens spéciaux peuvent seuls le remplir. L’éclaireur, en effet, n’est pas un navire de combat. Il n’est armé que pour se défendre contre des bâtimens de son espèce ou de tonnage léger. Avant tout, condition indispensable, sa vitesse doit être très supérieure à celle de l’escadre dont il dépend et à celle des forces ennemies qu’on peut s’attendre à rencontrer.
Les escadres actuelles (types Danton français, Dreadnought anglais, Nassau allemand, Roma italien) donnent de 19 à 20 nœuds. Avant deux ans, cette moyenne sera portée, par l’entrée en service de nouveaux cuirassés, de 20 à 21 nœuds. Aussi, la vitesse de 23 à 24 nœuds est-elle le minimum pour un éclaireur d’escadre. Les derniers types d’éclaireurs allemands (Kolberg et Breslau), les derniers types anglais (Falmouth et Blonde), donnent 26 nœuds ; le dernier type d’éclaireur italien (Quarto) donne 29 nœuds. Le déplacement de ces bateaux est compris entre 3 500 et 5 000 tonnes, suffisant pour accompagner les cuirassés par tous les temps. L’Allemagne en a 20, armés ou prêts à l’être ; son programme en annonce 30. L’Angleterre en possède une quarantaine. Elle a, en outre, ses battle-cruisers, de très fort tonnage, puissamment armés, qui sont des cuirassés extra-rapides pouvant en certaines circonstances suppléer les éclaireurs. Cependant, leur mission principale est de former l’aile enveloppante d’une armée navale, ainsi que de rejoindre promptement et détruire les bâtimens incapables de leur offrir une résistance sérieuse. L’Allemagne a suivi l’Angleterre dans cette voie ; elle a trois battle-cruisers en service et en aura quinze en 1918. La France ne possède aucun bâtiment de ce type, ni à flot, ni en projet.
Si notre liste navale ne compte point d’éclaireurs, ce n’est pas par négligence, c’est par économie. Le programme voté l’hiver dernier, après dix-huit mois d’hésitations et d’ajournemens, reconnaît l’utilité des éclaireurs d’escadre. Pour une flotte de combat de 28 cuirassés que nous aurons, sauf accident, en 1920, on a prévu la construction de 10 de ces bâtimens. Mais on n’en commencera la mise en chantiers qu’en 1916 ou 1917. La logique eut exigé que la construction des éclaireurs fut poursuivie avec celle des cuirassés, dans la proportion de un à trois, après avoir pourvu aussitôt que possible la flotte actuelle des quatre éclaireurs qui lui manquent. C’est ce qu’on eût fait sans doute si nous n’avions sur les bras un stock assez lourd de croiseurs cuirassés. Ce sont de grands bateaux, conçus vers 1895, dans la pensée de courir sus au commerce anglais. Sauf les deux derniers qui peuvent donner 23 nœuds, ces bâtimens, faiblement armés et de vitesse insuffisante, n’auraient aucun rôle dans la guerre de demain.
Nous en possédons une quinzaine, de types variés, entre 9 000 et 14 000 tonnes. On les emploie à l’instruction des matelots de spécialités, aux voyages officiels des ministres, aux démonstrations amicales chez les voisins, à monter la garde devant les ports du Maroc. Auprès de nos escadres, ils forment des « divisions légères » qui font nombre et permettent de se livrer à quelques exercices de tactique pendant les beaux jours de l’été. Enfin, on leur donne éventuellement le rôle d’éclaireurs. Il faut bien les user.
Voilà pourquoi notre année navale n’aura son premier Scout qu’en 1919. En attendant, elle devra faire reconnaître l’ennemi par ses contre-torpilleurs. Ceux-ci ont au moins la qualité de vitesse, — quand il fait beau, — mais par ailleurs ne sont pas plus aptes à celle fonction que ne le sont les Léon-Gambetta, Jules-Ferry, et autres Marseillaise, trop grands et trop lents.
En résumé, parmi les besoins de notre défense navale, l’un des plus pressa ns est d’étendre le champ d’observation, — des guetteurs qui surveillent le littoral, — des flottilles qui attendent le passage de l’ennemi ou son approche des points qu’elles ont à défendre, — et de nos escadres dépourvues d’éclaireurs, alors qu’elles ne peuvent compter sur une supériorité de vitesse, seule capable de compenser cette faiblesse.
Voir loin, voir sans être vu ; pouvoir surprendre l’adversaire, et ne pas craindre d’être surpris, c’est en toutes circonstances, sur mer comme sur terre, l’avantage prépondérant, qui double les chances du succès. L’aviation peut-elle donner cet avantage à notre défense nationale ? Il faut d’abord voir ce qu’a réalisé l’aviation ; et, sans compter sur de grands et rapides progrès ultérieurs, on saura si elle est dès aujourd’hui utilisable pour la flotte comme elle l’est pour l’armée.
Quatre ans à peine nous séparent du jour où Wilbur Wright, rejetant dans l’ombre les ingénieuses tentatives de MM. Santos Dumont, Delagrange et Henri Farman, apporta d’Amérique le premier aéroplane qui pût « tenir l’air. » Le 31 décembre 1908, à Auvours, il volait pendant plus de deux heures, maître de son appareil, changeant à son gré d’altitude et de direction, aux regards de spectateurs émerveillés.
Cette sensationnelle expérience allait être le point de départ de perfectionnemens qui permettraient de voler plus longtemps, plus vite et plus haut. Personne n’en doutait. Mais personne n’osait prévoir avec quelle rapidité grandiraient ensemble une science, une industrie, un art et un sport, ayant pour unique objet la conquête de l’air par cette petite machine en forme d’oiseau, et si fragile d’apparence.
Un an plus tard, M. Blériot avait franchi la Manche, M. Delagrange avait réalisé une vitesse de 80 kilomètres à l’heure, M. Paulhan s’était élevé à 500 mètres, M. Farman, d’un seul vol, avait couvert 234 kilomètres (la distance de Paris à Tours). Ces superbes « records » ne sont plus que d’exercice courant pour les élèves aviateurs. L’aéroplane aujourd’hui a porté M. Legagneux à 5 000 mètres de hauteur, sa vitesse a dépassé 160 kilomètres à l’heure avec M. Védrines. Il a franchi plus de 1 000 kilomètres sans escale, piloté par M. Fourny. Il a battu, avec ou sans arrêt en cours de route, tous les express, les « rapides » et les « côte d’azur. » La traversée de la Manche est devenue un sport pour dames : une jeune Anglaise, miss Trehawke Davies, l’accomplissait pour la onzième fois, le 28 août dernier, comme passagère, sur monoplan tandem. Dans le dénombrement de ces prouesses, l’aviation française est en tête de la liste, loin en avant des autres, et depuis plusieurs mois, l’Aéro-Club de France a délivré son millième brevet de pilote-aviateur.
Jusqu’en 1910, l’aéroplane n’était sorti que rarement des expériences, concours et spectacles des aérodromes. En 1911, après quelques heureuses tentatives, il prit possession de l’air libre et des vastes étendues. C’est l’année de la course Paris-Madrid, des circuits Paris-Rome-Turin, de l’Europe occidentale, et du tour de l’Angleterre, tous trois gagnés par M. Conneau, enseigne de vaisseau (sous le nom de André Beaumont). Ce fut aussi l’année où le sentiment public en France découvrit la valeur de l’invention nouvelle comme instrument de la défense nationale. Le regard dont on suivait ces grands oiseaux planant sur les villes et les campagnes refléta moins de curiosité et plus de patriotique émotion. C’est pourquoi, quand en février 1912, une souscription fut ouverte, sur l’initiative de la presse parisienne, en faveur de l’aviation militaire, une somme de plus de 3 millions fut, en quelques semaines, offerte au gouvernement.
Cet acte de générosité collective avait une signification exceptionnelle, car de pareils élans ne sont à l’habitude que l’expression d’une pensée charitable. On voit rarement les citoyens s’unir pour apporter à l’Etat des subsides volontaires. C’était le mettre en demeure d’utiliser l’arme nouvelle, et lui dire : « Vous pouvez nous demander ce qui sera nécessaire ; mais comme le temps presse, voici 3 ou 4 millions qui faciliteront la mise en train[2]. »
Il ne fut pas question de l’aviation navale.
Le ministère de la Guerre n’avait pas attendu cet encouragement pour s’intéresser à l’aviation. Mais, indécis entre les partisans du dirigeable et ceux de l’aéroplane, sollicité par les avocats du biplan et ceux du monoplan, hésitant entre les prétentions rivales des corps du génie et de l’artillerie, il ne prit d’abord que de timides mesures. A la fin de 1911, le plan d’organisation n’était pas tracé, et l’armée possédait en tout 170 aéroplanes, de modèles très divers, dont un bon nombre, faute d’entretien convenable, n’étaient pas en état de servir. Une somme de 800 000 francs, destinée à l’achat de nouveaux appareils, figurait modestement dans le maigre budget (7 200 000 francs) de l’aéronautiqu’ militaire, pour l’année 1912.
La faveur de l’opinion publique et l’arrivée de M. Millerand au ministère de la Guerre, en janvier dernier, ont heureusement modifié la situation. On a pu s’en rendre compte aux manœuvres de septembre, où les officiers étrangers ont été surpris de voir le service de la « reconnaissance aérienne » fonctionner, non seulement avec efficacité, mais régulièrement, comme les autres services.
A la fin de cette année, nous serons en mesure de mobiliser 27 escadrilles d’avions (aéroplanes) de campagne, et 5 de place, soit au total 344 appareils, avec un personnel spécial (officiers-pilotes, observateurs, mécaniciens, etc.) d’environ 700 officiers et sous-officiers, non compris les auxiliaires. Dans le courant de l’année prochaine, trente centres d’aviation seront établis.
Ce grand effort peut paraître modeste, eu égard aux circonstances. Mais le nombre des appareils utilisables est limité par l’obligation d’avoir un nombre équivalent de pilotes. Or, la plus grande difficulté de l’utilisation militaire de l’aviation, — et nous verrons tout à l’heure que cette remarque s’applique aussi à son utilisation navale, — est la nécessité d’instruire un nombreux personnel. Cette instruction, quant à la manœuvre des appareils, doit être parfaite, afin d’éviter les accidens, et ne peut le devenir que par une assez longue pratique. Les aptitudes des candidats ne sont reconnues qu’au cours des exercices ; il faut donc prévoir des éliminations.
Cependant il faut prévoir aussi l’inévitable et rapide développement de l’emploi de l’aviation à la défense, tant navale que territoriale. Il y aurait donc avantage immédiat et, pour l’avenir, sérieuse économie, à donner aux installations fixes (terrains d’atterrissage, remises, dépôts d’essence, matériel de transport, ateliers de réparations, complément du réseau téléphonique), aussi bien qu’aux écoles d’aviation, une ampleur répondant à des besoins beaucoup plus étendus que ceux de la flotte initiale.
D’après les résultats acquis, il est aisé de définir les applications dès à présent réalisables dans le service de la Marine, et de prévoir celles qui le deviendront probablement avant peu.
Les « records » obtenus par certains aviateurs ne doivent pas être pris comme bases d’un rendement normal de l’aviation en service. Ce sont des « performances » extraordinaires accomplies par des virtuoses et dans des conditions favorables. Elles seront dépassées, car les progrès sont incessans dans l’art de manœuvrer les appareils et dans celui de les construire. De mois en mois, de nouveaux perfectionnemens ajoutent à la solidité des aéroplanes, à la régularité et à la sécurité de leur emploi. Ils ne paraissent pas devoir ajouter beaucoup, surtout à bref délai, à la puissance des appareils.
Pour les trois élémens principaux : vitesse, durée et portée du vol, il serait imprudent de compter comme devant être la moyenne de demain ce qui est le maximum d’aujourd’hui. Nous croyons donc raisonnable d’attribuer à l’aéroplane destiné à assister la défense navale pendant les deux ou trois années prochaines, des facultés d’action se rapprochant plutôt des moyennes que des records de cette année. Ainsi, pour fixer les idées, nous admettrons comme vitesse normale en service de guerre 100 kilomètres à l’heure (au lieu de 160), pour la durée maximum du vol, sept heures (au lieu de treize)[3], et pour la portée maximum du vol, ou distance parcourue d’une seule traite, 600 kilomètres (au lieu de 1 000). De l’altitude, il n’y a pas à se préoccuper. L’aéroplane marin n’aura jamais besoin de s’élever jusqu’à 5 000 mètres, puisqu’il est pratiquement invulnérable à partir de 900 mètres et invisible à 1 500.
Au point de vue de la sécurité, l’aéronautique maritime possède sur l’aéronautique terrestre deux avantages. Le premier consiste dans le fait qu’il est moins dangereux de tomber sur l’eau que sur la terre. Le nombre des vols et celui des aviateurs augmente dans une proportion beaucoup plus forte que celui des chutes. Sans l’imprudence, le défaut d’aptitude ou d’éducation professionnelle de certains pilotes, les accidens seraient rares. Cependant, il y en aura toujours : et sur terre, hors des exercices à faible hauteur, la chute est presque toujours mortelle. Sur mer, elle ne le sera, sauf exceptions, que si l’aviateur naufragé est loin de tout secours, l’appareil étant supposé construit de manière à flotter pendant quelque temps, même ayant reçu de fortes avaries[4]
Le second avantage, moins évident, mais non pas moins certain, résulte de la régularité et de l’horizontalité des vents au-dessus de la mer. L’aviateur terrestre rencontre, en pays accidenté, même à des altitudes assez fortes, par beau temps comme par mauvais temps, des courans obliques, des sautes de vent et des rafales soudaines, des « poches d’air. » Le commandant Renard évalue à 12 pour 100, la proportion d’accidens dus à ces remous de l’atmosphère. L’aéroplane n’a pas à redouter ces dangereux caprices quand il vole au-dessus de l’Océan. « La mer, nous disait un officier aviateur, est le champ idéal de l’aviation. » Quant à la grande brise, au coup de vent, qui semblent devoir rouler comme des feuilles mortes ces frêles mécaniques, ils n’ont sur elles d’autre action que d’entraver ou d’accélérer leur marche. Plongé tout entier dans le milieu aérien, l’aéroplane s’y trouve dans une situation analogue à celle du sous-marin naviguant entre deux eaux. L’un et l’autre sont emportés par le courant. Ils peuvent n’être pas assez forts pour lutter contre lui, mais ils n’en subissent pas le choc, parce qu’ils n’ont pas de point d’appui pour lui résister ; et, selon le langage des marins, ils ne « fatiguent » pas.
Résultat singulier : sur trois navigateurs à la mer, l’un en surface, l’autre en plongée, le troisième à 500 mètres en l’air, par grand vent et nier dure, seul le premier souffrira de la brutalité des élémens.
L’utilité immédiate de l’aviation comme auxiliaire de la défense navale est l’observation à grande distance.
A l’heure actuelle, supposant la guerre déclarée, par conséquent la mobilisation commencée, et toutes les précautions de la première heure déjà prises, une force navale ennemie se proposant de faire une démonstration sur un point du littoral français, ou d’effectuer un coup de main contre une des îles voisines pour s’en faire une base provisoire, ou simplement de créer une diversion favorable à quelque autre dessein, ne serait pas signalée à plus de 20 kilomètres. Pour étendre ce rayon d’observation, il faudrait avoir au large des patrouilles de torpilleurs échelonnées tout le long des côtes. C’est l’idée qu’on eut jadis quand il fut question de ne plus construire de cuirassés. On l’a sagement abandonnée.
Nous disposerions donc d’une demi-heure, au plus, pour nous préparer à recevoir l’ennemi et demander aux divisions d’escadre ou aux flottilles qui seraient à portée, de venir au secours de la défense côtière. En d’autres termes, nous sommes certains d’être surpris.
L’aéroplane peut assurer cette surveillance, irréalisable au moyen de bâtimens de mer, même nombreux. De Calais à Bayonne (partie du littoral non protégée par nos escadres), le développement des côtes est d’environ 1 300 kilomètres. Le diamètre d’action de l’aéroplane évoluant autour de son point d’appui étant de 250 kilomètres, en service, il suffirait théoriquement de 5 stations et, dans la pratique, de Sa 10 stations (ou centres de surveillance) d’aéroplanes, réparties sur notre frontière maritime, explorant chacune son secteur, pour qu’aucun navire entrant dans le secteur ne passe inaperçu. La portée de la vue en aéroplane venant s’ajouter au rayon d’action de l’appareil, le rayon d’observation, c’est-à-dire la distance à laquelle l’ennemi devra se tenir de la côte pour ne pas être signalé, dépassera en moyenne 200 kilomètres.
Cet « éclairage » serait beaucoup plus étendu si, près des points qu’on peut croire particulièrement menacés, le départ des aéroplanes explorateurs avait lieu, non de la terre ferme, mais d’un bâtiment en grand’garde croisant au large. Ce bâtiment, ne courant aucun risque d’être surpris, pourrait n’être pas armé. Il lui suffirait d’avoir uni ; vitesse lui permettant de se dérober en temps utile après avoir reçu les renseignemens des éclaireurs aériens. Ceux-ci devraient alors être des hydro-aéroplanes. Nous parlerons dans un moment de ces nouveaux appareils.
Notons enfin que les tentatives, jusqu’à présent infructueuses, d’installation de télégraphie sans fil sur les aéroplanes sont en voie de succès. Le dispositif construit par M. Rouzet, expérimenté récemment, porte à se kilomètres, et son inventeur se croit assuré d’en augmenter la puissance. La défense côtière pourrait donc être avisée presque immédiatement de tous les mouvemens de navires au large.
Ainsi, la création d’un service de surveillance du littoral au moyen d’aéroplanes donnerait à la défense le temps nécessaire pour prendre ses dispositions en vue d’une attaque imminente et concentrer ses ressources aux endroits menacés. Elle serait, dans la plupart des cas, une garantie contre toute surprise, permettrait de ménager les forces du personnel de nos fronts de mer, et maintiendrait dans l’esprit des populations riveraines le sang-froid nécessaire dans les circonstances critiques.
Le même service, renforcé et organisé en vue de son objet spécial, répondra à la nécessité de faire connaître à l’avance aux flottilles chargées de fermer un détroit, d’empêcher l’ennemi d’établir un blocus ou de menacer nos arsenaux, tout ce qu’elles ont besoin de savoir pour combiner leur plan d’attaque et se porter à sa rencontre. De l’embouchure de la Tamise à celle de l’Escaut, rien n’échappera à la vigilance des aviateurs de la station de Dunkerque ; Brest et Saint-Malo éclaireront l’entrée occidentale de la Manche ; Cherbourg, centre de commandement et de ravitaillement, toute la partie médiane. Antibes et Ajaccio surveilleront le bras de mer qui sépare la Corse de la France et les abords des bouches de Bonifacio ; Bizerte, le passage entre la Tunisie et la Sardaigne. On aura donc la certitude, ou presque, car à la guerre, rien n’est certain d’avance, de savoir en temps utile où est l’ennemi, où il va, et de quelles forces il dispose.
Nous ne méconnaissons pas les difficultés que rencontrera le fonctionnement d’un pareil organisme. Il faut que l’aéroplane, ayant perdu de vue les côtes, soit à même de se diriger, sinon avec autant de précision qu’un navire, tout au moins sans commettre de trop grandes erreurs de route. Or, enveloppé dans les courans aériens, il ne suit que rarement la direction indiquée par la boussole, et ne connaît que sa vitesse relative. Il faut aussi qu’il arrive a pratiquer la navigation de nuit ; sinon, la surveillance devra être complétée par l’emploi fort coûteux du dirigeable, lequel doit être réservé aux reconnaissances à très grande portée, c’est-à-dire au-delà de 300 kilomètres. Ce sont de sérieux obstacles, et peut-être ne seront-ils entièrement vaincus que dans plusieurs années.
Convient-il donc d’ajourner les résolutions jusqu’à ce que de nouveaux progrès permettent l’organisation d’un service tout à fait régulier ? Nous ne le pensons pas. Attendre des résultats d’expériences donnant pleine satisfaction pour se servir de forces déjà utilisables, c’est se placer d’avance sur le pied d’infériorité vis-à-vis des compétiteurs plus actifs. Une règle sure, en matière de défense nationale, est de posséder à l’état permanent le meilleur matériel possible mis en œuvre le mieux possible ; autrement dit, accompagner le progrès constaté, et non le suivre à distance. Il en coûte plus cher. Mais qui veut s’assurer contre de grands risques doit payer de fortes primes.
Il n’y a d’ailleurs aucune imprudence à escompter de prochains perfectionnemens de l’aéroplane. Un lieutenant de vaisseau aviateur, M. C. Dutertre, signalait en septembre dernier la construction des deux avions marins, à deux places, l’un devant donner 140 kilomètres à l’heure avec un rayon d’action de 1 000 kilomètres, l’autre, île vitesse un peu moindre, capable de faire 1 200 kilomètres. Si ces appareils ne réalisent pas ce qu’on attend d’eux, il reste moralement certain qu’avant peu de temps ces résultats seront obtenus ou bien près de l’être, et probablement ensuite dépassés.
Dès aujourd’hui, avec les appareils qu’un concours bien organisé et bien doté, entre les constructeurs, donnerait à la marine, la surveillance de nos côtes et de leurs approches, quoique irrégulière au début, serait efficace dans les circonstances météorologiques ordinaires. Elle constituerait donc un progrès énorme sur l’état de choses actuel, où cette surveillance est pratiquement nulle.
L’Angleterre, toujours vigilante en ce qui concerne sa défense navale, nous a devancés dans cette voie. Elle a entrepris la création d’une station d’aéroplanes éclaireurs sur un promontoire à l’entrée du Firth of Forth, destinés à surveiller l’estuaire qui commande l’entrée de la mer du Nord. L’Amirauté étudie l’établissement de stations analogues réparties sur la côte Est, jusqu’à l’embouchure de la Tamise. Des commandes d’appareils ont été faites en France pour l’armement de ces stations, et les officiers chargés de ces négociations ont insisté pour que les livraisons aient lieu à bref délai.
Le service d’éclairage des côtes et des flottilles doit être assuré par l’emploi d’aéroplanes de construction spéciale. Il pourrait cependant, à la rigueur, être confié à des appareils semblables à ceux de l’armée, puisque les observateurs, partant déterre, devront revenir à terre, après avoir effectué la reconnaissance des secteurs qui leur auront été assignés.
Il en est autrement du service d’éclaireurs d’escadres. Les observateurs et les appareils doivent alors être embarqués sur les vaisseaux, prendre leur vol en pleine mer, et revenir pour être embarqués de nouveau. L’aéroplane ordinaire, même muni de flotteurs lui permettant de ne pas couler à pic en cas de chute, convient mal à une mission de ce genre.
On a fait cependant, avec des aéroplanes à flotteurs, en Amérique et en Angleterre, des essais de lancement au moyen de plates-formes disposées à l’avant de grands navires de guerre, et aussi de retour des aéroplanes venant se poser à bord comme des oiseaux sur un perchoir. Ces expériences ont donné des indications plutôt que des résultats. On a reproché à l’installation du lancement d’être encombrante et de masquer une partie de l’artillerie. La manœuvre au départ est pratique par beau temps. On ne l’a point tentée avec du roulis. Celle du retour est très délicate en toutes circonstances. Si elle est manquée, c’est la destruction probable ou forte avarie pour l’aéroplane, et grand risque [tour l’aviateur. Mais on n’en est encore qu’aux premières tentatives. Avec un matériel improvisé, des appareils mal adaptés à ce genre d’exercice, et des pilotes n’en possédant encore aucune expérience, le succès immédiat était pour le moins improbable.
Sur la question de savoir si ces modes de départ et de retour des aéroplanes d’escadre pourront entrer dans la pratique, les avis sont encore partagés. Le succès de ces opérations dépend avant tout de l’obéissance du moteur et du coup d’œil du pilote. Elles ne pourront être entreprises que par temps maniable ; mais il en est de même pour toutes les opérations de la guerre navale. La tempête suspend les hostilités.
Il convient de distinguer entre la manœuvre du départ et celle du retour à bord. Pour la première, l’objection de l’encombrement causé par les plates-formes de lancement n’est pas très sérieuse, parce que quand une escadre lancera ses aéroplanes en reconnaissance, l’ennemi ne sera pas en vue. Le poids d’un appareil ne dépasse pas une tonne. La piste de lancement, placée à six ou huit mètres au-dessus du niveau de la mer n’aura qu’une vingtaine de mètres de longueur. Donc, la plate-forme, se réduisant à une paire de rails rigidement fixés, pourra être montée et démontée en quelques minutes. Elle sera enlevée longtemps avant qu’on n’ait à se servir de l’artillerie.
Par temps moyen, même par brise fraîche, le roulis, qui peut gêner le départ, sera presque annulé si le bâtiment se place debout au vent au moment où l’éclaireur va prendre son vol.
Il est donc probable que la solution pratique du départ du bord n’est qu’une question de mise au point de matériel. Celle du retour à bord est et restera beaucoup plus difficile à résoudre. M. Conneau, dont l’opinion est à noter, puisque jusqu’à présent il est le seul officier de marine ayant acquis une renommée comme aviateur, écrivait, il y a bientôt deux ans, que cette manœuvre, assurément délicate, était « parfaitement réalisable pour un aviateur exercé. » Il indiquait comment elle doit se faire, et la description qu’il en donne laisse dans l’esprit d’un marin une impression favorable. Seulement, il ne suffit pas que la manœuvre soit réalisable. Elle doit être facile, pouvoir être fréquemment répétée en exercice ; et, ce résultat paraissant malaisé à atteindre, le retour direct à bord doit être réservé pour des circonstances exceptionnelles.
On poursuit aussi des expériences de lancement et de retour à bord « sous vergues, » c’est-à-dire en tenant ou en saisissant l’appareil suspendu au-dessus de l’eau par le travers du bâtiment. Il est facile d’imaginer l’aéroplane volant parallèlement au navire, diminuant sa vitesse, s’en rapprochant peu à peu, jusqu’à pouvoir être cueilli, pour ainsi dire, au passage, au moyen d’apparaux débordant de 7 à 8 mètres ; et ensuite « rentré » à bord. C’est plus facile à imaginer qu’à réaliser.
Quoi qu’il en soit de la valeur pratique de ces divers procédés et des perfectionnemens qu’ils pourront recevoir, le jour où on a songé à utiliser l’aviation à la mer, s’est posé le problême de l’aéroplane marin, et dans les termes suivans : construire un appareil capable de flotter et de naviguer en surface comme une embarcation, puis de s’élever dans l’espace par ses propres moyens, d’accomplir de longs trajets aériens, de venir se reposer sur l’eau, de reprendre son vol, etc. Ce problème est expérimentalement résolu. L’appareil se nomme hydro-aéroplane, ou plus simplement hydroplane. La marine adoptera probablement, pour le service côtier et le service en haute mer, des types différens les uns des autres, en raison des dispositions spéciales nécessaires au lancement, à rembarquement et à l’arrimage à bord de l’éclaireur d’escadre aérien. Cependant, l’aviation navale n’utilisera que des hydroplanes. Les avantages de sécurité qu’ils offrent en cas de chute imposent ce choix.
Cet engin, né d’hier, n’est pas un aéroplane muni de flotteurs et n’est pas non plus un canot surmonté d’un aéroplane. Il est, et devait être, une combinaison des deux systèmes. Le premier, auquel se sont attachés d’abord les constructeurs, préoccupés de réaliser le glissement sur l’eau, ne peut fonctionner que sur les calmes surfaces des lacs et des rivières. Le second ne permet pas de réaliser au départ, alors que l’appareil flotte, une vitesse suffisante pour obtenir l’envolée quand le pilote, d’un coup du gouvernail de profondeur, relève l’avant de son esquif. L’hydroplane marin est donc un compromis entre l’un et l’autre ; mais c’est de la conception du canot ailé que se rapprochent les meilleurs types expérimentés à la mer.
Dans quelle mesure ces appareils satisfont-ils déjà aux exigences de la pratique ? Par beau temps, ils y satisfont entièrement ; par temps moyen, passablement ; par mauvais temps, leur sécurité en surface devient douteuse, et l’envol leur est impossible. La science des ingénieurs et le sens pratique des aviateurs devront donc s’appliquer à réduire de plus en plus cette marge de l’impuissance de l’hydroplane luttant contre les vagues. On ne lui demandera jamais de tenir la mer comme la chaloupe d’un vaisseau, mais il est permis d’espérer que de nouveaux perfectionnemens lui permettront de s’envoler à coup sûr, de « décoller, » comme disent les techniciens, dans les circonstances moyennes de temps et de mer, équivalant dans nos parages à trois jours sur quatre environ. En tout cas, pour le premier départ, on pourra, par temps maniable, et plus promptement, lancer l’hydroplane du bord en se servant de la plate-forme dont nous avons parlé plus haut.
Cette incapacité relative qui, même diminuée, existera toujours, était prévue. Jusqu’au concours d’hydroplanes tenu à Saint-Malo à la fin du mois d’août dernier, on en craignait une autre. On craignait que l’hydroplane, différant de l’aéroplane par ses formes et par la répartition du poids de ses élémens, se montrât, en vol par grande brise, très inférieur à l’aéroplane terrestre. L’expérience de Saint-Malo a été décisive, car elle a eu lieu par un temps franchement mauvais. Le vent soufflait par rafales, avec une vitesse de 40 à 50 kilomètres à l’heure. De violens grains de pluie rendaient la navigation aérienne pénible et difficile. Le trajet de Saint-Malo à Jersey, en doublant les îles Chausoy, et retour (150 kilomètres), a été accompli par quatre concurrens sur cinq partans, sans avarie pour aucun, l’envol ayant été pris d’un bassin abrité et le retour effectué de même. L’état de la mer n’eût pas permis le départ du large. Les cinq appareils étaient de types différens.
Il est donc acquis que l’hydroplane, s’il craint encore la grosse vague, ne craint pas la grosse brise. Plusieurs aviateurs ont déclaré que, dans les circonstances où les hydroplanes ont couru à Saint-Malo, les remous d’air qu’on eût rencontrés en volant au-dessus de la terre eussent rendu périlleuse une course dans la campagne.
Comme éclaireur des approches du littoral, l’utilisation de l’hydroplane en temps de guerre est donc, dès à présent, réalisable. Pour l’employer au service d’éclaireur en haute mer, il reste à poursuivre les expériences des divers modes de lancement du bord et de retour direct à bord, et à rechercher les perfectionnemens qui assureront dans la pratique courante le succès de ces manœuvres. Elles ne seront d’ailleurs jamais nécessaires par beau temps. L’envergure, ou largeur totale, de l’hydroplane « de bord » ne dépassera pas dix mètres. Des apparaux convenablement disposés permettront de le débarquer et le rembarquer sous le vent du navire, à l’abri du clapotis, comme on embarque ou débarque un canot. Ajoutons que le problème du « repliage » des ailes le long du fuselage parait près d’être résolu. La manœuvre de l’embarquement n’offrirait plus alors aucune difficulté.
Parmi les autres services que l’hydroplane pourra rendre à la défense navale, nous ne signalerons que sous réserves le rôle offensif. On l’entrevoit à peine à l’heure présente. L’action offensive qui s’offre la première à l’esprit est la chute d’explosifs sur les bâtimens d’une escadre en marche. A l’altitude où l’aviateur devra se tenir pour ne pas servir de cible à la mousqueterie, ce tir vertical de haut en bas serait bien incertain. Il a été question aussi de faire participer l’hydroplane à la direction du feu de l’artillerie pendant un combat naval ou dans le cours d’un bombardement. Ce sont des suggestions intéressantes, au sujet desquelles on pourra tenter ou encourager des expériences ; mais le moment ne parait pas venu de les réaliser en les comprenant dans les exercices de préparation à la guerre.
L’effort actuel doit se concentrer sur le service de reconnaissance. Sous cette forme, l’aviation aura encore un autre emploi, très utile, et que seule elle est à même de tenir, parce que l’aéroplane (ou le dirigeable) a le privilège exclusif de voir les objets plongés à de moyennes profondeurs. Le submersible qui a rentré son périscope, la torpille de blocus posée à la sortie d’un port par un contre-torpilleur ennemi, la mine qui dérive entre deux eaux, invisibles pour tous, sont aperçus par l’aviateur planant à hauteur modérée. Il est donc aussi un éclaireur sous-marin.
Dès l’ouverture des hostilités, on s’empresserait d’organiser un service d’inspection par aéroplanes des « chenaux de sécurité » réservés à l’entrée de nos ports dans les intervalles des lignes de torpilles disposées pour leur défense. Sans cette précaution, qu’il sera préférable de prendre en temps de paix, nos cuirassés risqueraient, avant d’avoir tiré un coup de canon, d’être coulés comme le fut le Pétropolawsk devant Port-Arthur, en avril 1904, par une mine japonaise.
Toujours comme éclaireur, l’hydroplane pourra guider les manœuvres de nos floltilles, après leur avoir signalé l’approche de l’ennemi. Par la télégraphie sans fil, ou au moyen de signaux simples, il leur fera connaître les changemens d’ordre ou de route de la force navale en vue. Les torpilleurs et les sous-marins modifieront en conséquence leurs dispositions d’attaque.
Même limitée à ce rôle de vigie mobile, aux abords des côtes et en pleine mer, l’aviation navale sera peut-être plus utile à la défense du littoral et aux opérations de nos escadres, que ne le sera l’aviation militaire à nos armées en campagne. L’aviation militaire apporte au commandement des renseignemens détaillés, coordonnés, rapidement obtenus, qu’on n’eût pu se procurer aussi exacts, prompts et complets, par aucun autre moyen. C’est un résultat considérable. L’aviation navale, fortement et méthodiquement organisée, rendra le même service ; mais, en outre, elle comblera d’inquiétantes lacunes, telles que l’absence d’éclaireurs dans notre flotte, et remédiera à l’impossibilité de surveiller à bonne distance les approches du littoral français. Elle répond donc à des besoins impératifs dans la partie de la défense nationale dont la marine porte la lourde responsabilité.
Il est désirable que l’opinion publique comprenne la nécessité d’un effort dans cette direction et s’y intéresse. Il faut aussi qu’elle en apprécie l’urgence, car le nouvel instrument de guerre est déjà aux mains des autres puissances. Nous avons signalé l’initiative anglaise. L’Allemagne suit le mouvement. Quelques jours après le concours d’hydroplanes à Saint-Malo, une réunion du même genre a eu lieu à Heiligendam, sur la côte mecklembourgeoise. L’amirauté allemande avait offert cent mille francs de prix et s’était engagée à faire l’acquisition du meilleur appareil. Le temps, quoique moins mauvais qu’à Saint-Malo, était peu favorable, et l’échec fut complet. Mais la marine allemande ne restera pas sur cette défaite. Quinze officiers de marine ont été désignés pour servir dans le corps de l’aéronautique ; les uns travaillent à la station d’aviation navale créée à Putzig, les autres s’exercent à l’école de Johannistal. En Italie, une escadrille d’hydroplanes du type américain Triad Curtis a été formée à Venise, où les installations nécessaires sont construites, et les expériences se continuent sous la direction d’officiers de la marine. Partout, des essais se poursuivent et des plans d’organisation sont étudiés. La nécessité d’utiliser l’aéroplane pour la défense navale est donc reconnue. La France doit accepter le fait acquis, avec toutes ses conséquences, dont la première est d’adapter sans retard les progrès de la navigation aérienne aux conditions de la situation géographique du pays et aux éventualités résultant des circonstances politiques actuelles.
La question budgétaire passe au second plan, dès que la sécurité nationale est en cause. Il faut cependant obtenir le maximum d’efficacité avec un minimum de dépense ; et c’est un problème que la Marine n’a pas toujours su résoudre. Cette fois, ayant à créer un organisme tout neuf, instruite par l’expérience du Département de la Guerre, elle y parviendra aisément si, moins préoccupée des apparences que des réalités, elle apporte l’esprit de méthode dans la conception et l’esprit de suite dans l’exécution.
On peut donner à l’aviation navale une ampleur suffisante et l’organiser en prévision des développemens futurs sans dépenser des sommes énormes. Il est assez facile de fixer les idées à ce sujet. Rappelons d’abord qu’un croiseur éclaireur d’escadre, de 4 500 tonnes, filant 20 à 27 nœuds, vaut 12 millions (au prix de la construction française), et qu’un contre-torpilleur de 750 tonnes, filant 30 nœuds, — par mer belle, — vaut 4 millions.
L’bydroplane, du type le plus perfectionné, donnant 50 nœuds en service courant, pouvant signaler l’ennemi à une distance incomparablement supérieure, conte 40 000 francs. Ce prix ne sera guère dépassé, une compensation devant s’établir entre l’accroissement prévu de vitesse, de solidité et de sécurité, et le rabais résultant de la construction par séries. Mais ce n’est pas avec trois ou quatre douzaines d’appareils qu’on assurera les services des côtes, des flottilles et des escadres, l’instruction dans les écoles, et la suite ininterrompue des exercices de tactique et de manœuvre qui donneront au personnel l’entraînement indispensable.
Un calcul fondé sur de modestes prévisions, quant à la défense côtière, et sur l’effectif actuel, — insuffisant, — de notre flotte de combat, conduit au chiffre de 120 hydroplanes auxiliaires des forces actives. Il faut y ajouter une réserve ; qui ne pourrait être moindre de quarante, en vue de remplacemens définitifs ou temporaires, et un stock d’appareils d’exercice pour l’instruction des aspirans-pilotes dans les camps d’aviation, celle des observateurs pouvant être faite dans les stations du littoral.
La flotte aérienne française appartenant à la marine devrait donc, pendant la période initiale, compter environ 200 unités, d’une valeur en nombre rond de 8 millions. Ce ne sera qu’en partie une dépense de premier établissement, car le remplacement des appareils usés ou détruits, la nécessité d’introduire dans le service des types plus perfectionnés, et celle, qui ne tardera pas à apparaître, d’accroître l’effectif, contraindront pendant les premières années à de fréquens achats d’appareils neufs.
L’acquisition du matériel volant ne représente qu’une frac-lion du budget de l’aviation navale. La Marine ne se proposant pas, — nous aimons à le croire, — de construire elle-même ses hydroplanes, devra offrir aux constructeurs de substantiels encouragemens, afin d’exciter leur émulation. On ne peut raisonnablement espérer que des industriels vont engager des capitaux, étudier des plans, exécuter des modèles, faire des essais réitérés, s’ils n’ont en perspective au moins probable la récupération de leurs dépenses sous la forme de commandes importantes.
A la suite de quelques expériences faites l’été dernier, la Marine a tracé un « programme de recherches » qui gagnerait à être allégé de ce qui concerne les particularités de construction. Nos officiers navals sont qualifiés pour faire connaître, et par ordre d’importance, quelles conditions doivent remplir, autant que possible, les appareils destinés au service de la flotte. Mais ils ne possèdent, pour indiquer comment ces conditions pourront être satisfaites, ni la compétence, ni l’expérience des constructeurs. Il faut donc laisser à ceux-ci toute latitude et toute initiative quant au choix des dispositifs de construction et de manœuvre. C’est ainsi qu’a procédé l’administration de la Guerre, et c’est le seul moyen d’arriver promptement à la création de types supérieurs à ceux d’aujourd’hui, puis à l’adoption de modèles pouvant rosier réglementaires, au moins pendant quelque temps.
Les installations fixes seront nécessairement assez coûteuses, mais si elles sont bien comprises et judicieusement distribuées, elles ne réclameront ensuite que des frais d’entretien. D’autres dépenses, frais d’administration et d’expériences, consommation de matières, réparations, accidens, et l’imprévu, viendront s’ajouter à celles-ci. Enfin, les soldes, supplémens et indemnités, devront atteindre un total assez important.
Ce dernier point mérite une sérieuse attention. Là, comme partout, mais plus que partout, puisque l’aviation est et restera une spécialité plus dangereuse que les autres, le recrutement, la sélection et l’instruction du personnel, sont des questions difficiles. Les aptitudes nécessaires au service de l’aviation navale, comme de l’aviation militaire, énergie, coup d’œil, endurance, adresse et décision, sont dans le caractère de la population française. Mais ce service les réclame portées au plus haut degré, et jointes à des connaissances techniques que tout le monde n’est pas capable d’acquérir. La Marine, pour la création du corps des aviateurs navals, est dans des conditions défavorables, parce que les élémens d’élite dont elle dispose, s’ils sont excellens, ne sont pas assez nombreux. Les équipages de nos escadres ne sont jamais au complet, et, par momens, il s’en faut de beaucoup. Les cadres du personnel des jeunes officiers sont insuffisans. Le service de la flotte n’appelle pas aujourd’hui les plus brillans élèves de nos lycées, pas plus qu’il ne retient les plus capables parmi les marins et les sous-officiers de spécialités instruits à grands Irais dans les écoles de nos ports de guerre.
Nous n’entrerons pas dans l’examen des causes de cette situation regrettable. Elles sont d’ailleurs bien connues. Quoi qu’il en soit, puisqu’elle existe, il faudra prendre des mesures spéciales, ouvrir les portes très grandes, témoigner de dispositions généreuses, si on veut être à même de choisir et dresser, à bref délai, les quelques centaines d’hommes, tant officiers que sous-officiers et marins, devant constituer le corps de l’aviation navale.
Alors même que le budget de cette nouvelle création atteindrait la dixième partie du prix d’un cuirassé, ce ne serait pas payer trop cher le bon fonctionnement d’un service d’une utilité si évidente.
BIARD D’AUNET.
- ↑ Rapport sur le budget du ministère de la Marine, pour l’exercice 1912. — Chambre des députés. — M. Painlevé, rapporteur.
- ↑ Une souscription nationale ouverte en Allemagne peu de temps après la souscription française, en faveur de l’aviation militaire, a produit 7 millions et demi.
- ↑ Record de M. Fourny (13h 17m), le 11 septembre 1912.
- ↑ D’après les statistiques de l’Aéro-Club de France, le nombre des accidens mortels d’aéroplanes a été, en 1910, de 29 (dont 10 en France), et en 1911, de 71 (dont 26 en France). D’une année à l’autre, le nombre des voyages accomplis a passé de 3 000 à 13 000. La proportion du risque encouru par les aviateurs a donc diminué d’environ moitié.
Dans l’aviation militaire, on trouve la même proportion en passant du 2e semestre de 1911 nu 1er semestre de 1912. Le nombre des accidens mortels a été, pour chacun d’eux, de neuf : alors que, d’un semestre à l’autre, le nombre des aviateurs et celui des kilomètres parcourus ont plus que doublé.