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L’Eau-forte est à la mode

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XI. L’exposition de la galerie Martinet en 1861 Curiosités esthétiques XIII. Peintres et aqua-fortistes




L’EAU-FORTE EST À LA MODE[1]


Décidément, l’eau-forte devient à la mode. Certes nous n’espérons pas que ce genre obtienne autant de faveur qu’il en a obtenu à Londres il y a quelques années, quand un club fut fondé pour la glorification de l’eau-forte et quand les femmes du monde elles-mêmes faisaient vanité de dessiner avec la pointe sur le vernis. En vérité, ce serait trop d’engouement.

Tout récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la galerie Martinet une série d’eaux-fortes, subtiles, éveillées comme l’improvisation et l’inspiration, représentant les bords de la Tamise ; merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages ; chaos de brumes, de fourneaux et de fumées tirebouchonnées ; poésie profonde et compliquée d’une vaste capitale.

Il y a peu de temps, deux fois de suite, à peu de jours de distance, la collection de M. Méryon se vendait en vente publique trois fois le prix de sa valeur primitive.

Il y a évidemment dans ces faits un symptôme de valeur croissante. Mais nous ne voudrions pas affirmer toutefois que l’eau-forte soit destinée prochainement à une totale popularité. C’est un genre trop personnel, et conséquemment trop aristocratique, pour enchanter d’autres personnes que les hommes de lettres et les artistes, gens très amoureux de toute personnalité vive. Non seulement l’eau-forte est faite pour glorifier l’individualité de l’artiste, mais il est même impossible à l’artiste de ne pas inscrire sur la planche son individualité la plus intime. Aussi peut-on affirmer que, depuis la découverte de ce genre de gravure, il y a eu autant de manières de le cultiver qu’il y a eu d’artistes aqua-fortistes. Il n’en est pas de même du burin, ou du moins la proportion dans l’expression de la personnalité est-elle infiniment moindre.

On connaît les audacieuses et vastes eaux-fortes de M. Legros : cérémonies de l’Église, processions, offices nocturnes, grandeurs sacerdotales, austérités du cloître, etc., etc.

M. Bonvin, il y a peu de temps, mettait en vente, chez M. Cadart (l’éditeur des œuvres de Bracquemond, de Flameng, de Chifflart), un cahier d’eaux-fortes, laborieuses, fermes et minutieuses comme sa peinture.

C’est chez le même éditeur que M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais, a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses rêveries, singulières abréviations de sa peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un peintre dans ses plus rapides gribouillages (gribouillage est le terme dont [se] servait, un peu légèrement, le brave Diderot pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt).

MM. André Jeanron, Ribot, Manet viennent de faire aussi quelques essais d’eau-forte, auxquels M. Cadart a donné l’hospitalité de sa devanture de la rue Richelieu.

Enfin nous apprenons que M. John-Lewis Brown veut aussi entrer en danse. M. Brown, notre compatriote malgré son origine anglaise, en qui tous les connaisseurs devinent déjà un successeur, plus audacieux et plus fin, d’Alfred de Dreux, et peut-être un rival d’Eugène Lami, saura évidemment jeter dans les ténèbres de la planche toutes les lumières et toutes les élégances de sa peinture anglo-française.

Parmi les différentes expressions de l’art plastique, l’eau-forte est celle qui se rapproche le plus de l’expression littéraire et qui est la mieux faite pour trahir l’homme spontané. Donc, vive l’eau-forte !

  1. Revue anecdotique, no 2 d’avril 1862. Article anonyme.