L’Eau dormante, scènes de la vie mexicaine

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L’EAU DORMANTE
SCENES DE LA VIE MEXICAINE.


I.

Au sud de la petite ville de Cordova, construite sur la limite qui sépare la terre chaude de la terre tempérée, et sur la route qui de Vera-Cruz mène à Mexico, s’élève l’hacienda de Santa-Rosa. Lorsque l’on sort de la ville par le chemin du Fortin, on traverse le Rio-Seco, que le moindre orage transforme en torrent, et dont les eaux limoneuses roulent alors des blocs de lave. Un large sentier, grimpant sans aucun souci de la pente sur le flanc d’une colline, conduit en ligne droite sur un plateau couvert d’orangers, de citronniers, d’avocatiers et de manguiers. Au-delà de ce bois, long d’un kilomètre à peine, on se trouve devant une muraille de roches sans autre issue visible qu’une étroite échancrure taillée par la main des hommes. En face de cet obstacle, sorte d’escalier aux marches mesurées pour les pas d’un géant, les cavaliers s’affermissent sur leurs étriers, serrent les coudes, se penchent sur le cou de leur monture et jouent de l’éperon. Accoutumés à ces mauvais pas, les petits chevaux mexicains se ramassent, bondissent, leurs sabots sans fers s’éraillent sur le granit; mais toujours les braves animaux atteignent le sommet. Là, au lieu de la plaine que l’on s’attend à découvrir, les regards surpris, effrayés, plongent sur un vaste entonnoir aux bords garnis de pierres titanesques, gouffre au fond duquel dorment les eaux paisibles d’un lac.

L’écroulement d’une colline, lointaine catastrophe dont les Indiens ont perdu le souvenir, a dû creuser cet abîme envahi par une onde souterraine, morne, glacée, que l’ombre rend noire durant le jour, que le soleil couchant, par une disposition singulière des sommets, change le soir en un rouge cratère. Les Indiens ne passent qu’en se signant au-dessus de ce lac dont le vent, alors même que son souffle courbe les arbres des alentours, semble impuissant à rider la surface. Astèques, créoles et métis ont peur de cette eau dormante, que fuient les oiseaux, dont de silencieuses couleuvres viennent parfois rayer le cristal.

Aussitôt que les regards se détachent du « lac sans fond, » l’aspect sinistre de ce lieu disparaît : partout de longues pentes cultivées, fertiles, verdoyantes; à droite, les constructions mauresques de l’hacienda de Santa-Rosa. Des bords du lac, nus vers le couchant, monte une épaisse pelouse que couronne une terrasse plantée d’orangers. Là s’ouvre un corridor dont les colonnettes de granit bleu soutiennent un lourd balcon. A gauche, des prairies où paissent et bondissent en liberté de jeunes chevaux, — des champs de maïs et de tabac. Au-delà, bornant l’horizon, des sommets lointains, vaporeux, encore incultes; au-dessus, couvert d’une neige éternelle, le pic étincelant de la montagne de l’Étoile. D’un côté des roches entassées, nues, stériles, l’ombre et le silence; de l’autre, des arbres, des prés, des fleurs, le soleil et des gazouillemens, — la Thébaïde en face de l’Éden.

Du haut de la terrasse et du balcon, avec un simple changement de perspective, les regards plongent sur le lac et découvrent la route qui débouche du petit bois. Il suffit d’un quart d’heure pour se rendre de l’hacienda à Cordova; mais, grâce aux montées, il faut un peu plus de temps pour atteindre l’habitation, construite, dit-on, par un neveu de Fernand Cortès et habitée par un de ses descendans.

En 1851, don Luis Cortès, marquis de las Très villas, atteignait sa trentième année. C’était un beau cavalier, aux yeux noirs, à la peau bronzée, aux traits nobles. Il portait une barbe épaisse, luisante, dont il se montrait d’autant plus fier qu’elle prouvait dans ses veines l’abondance du sang espagnol, les Indiens étant imberbes. Riche, se vantant assez volontiers de son origine et de son titre, don Luis, bien que sans instruction, possédait cet esprit naturel, ces façons chevaleresques qui distinguent si souvent les grands propriétaires mexicains. Habile à tous les exercices du corps, passionné pour l’agriculture, l’hidalgo administrait lui-même ses domaines. Six années auparavant, il avait épousé Lorenza Rubio, qui, au lieu d’habiter sa belle demeure de Cordova, avait choisi l’hacienda de Santa-Rosa peur y passer sa lune de miel. Depuis lors la jeune femme avait toujours refusé d’abandonner la pittoresque habitation. — Je suis heureuse ici, disait-elle, qu’irais-je chercher ailleurs?

— Mais il me faut à chaque instant te laisser seule, et cela me tourmente, répondait son mari. — Pourquoi? Ne suis-je pas en sûreté au milieu de nos serviteurs? Si j’habitais la ville, tu me laisserais seule pendant que tu serais ici, et cela reviendrait au même; tout est bien, va; ne bougeons pas. Le bonheur, répétait souvent ma pauvre mère, est un oiseau rare et farouche; trop de bruit l’inquiète et le fait fuir. Il a dressé son nid sous notre toit; ne bougeons pas, te dis-je, de crainte de le voir s’envoler.

Don Luis n’insistait pas. Au fond, il était loin de se plaindre de la résolution de sa femme; il lui plaisait de la sentir près de lui, toute à lui, dans cette demeure où il avait été élevé, et, pas plus qu’elle, il ne se fatiguait de ce long tête-à-tête. Néanmoins il redoutait pour elle la lassitude, la satiété, l’ennui, ces cruels ennemis du bonheur : aussi de loin en loin revenait-il à la charge. — Voici le temps des bals, des fêtes, ma belle señora, n’irons-nous pas un peu vivre à la ville?

— J’irai, si vous l’ordonnez, seigneur maître.

— L’ordonner, Lorenza? Je ne saurais pas plus te commander que tu ne saurais, je crois, obéir, répondait don Luis en souriant; cependant il est bon que tu saches que l’on prétend à Cordova que tu deviens laide.

— Je ne suis pas une once d’or pour plaire à tous, et je n’ignore pas qu’il y a au monde des jaloux et des médisans.

— Ne veux-tu pas les confondre en te montrant un peu ?

— A quoi bon? Tu me trouves belle, toi, si tu ne mens pas; cela me suffit.

— Avoue que c’est l’indolence, ce défaut que tu as le talent de rendre adorable, qui te cloue ici?

— Peut-être; mais ce n’est pas cela seul. J’aime ces noirs rochers, ces bois pleins d’ombre, ces champs pleins de soleil, mon lac mystérieux, sauvage, endormi. Lorsque tu pars, je m’installe sur la terrasse ou sur le balcon, puis, comme les châtelaines des vieux âges, j’attends. L’écho m’annonce ton retour, car je connais le pas de chacun de tes chevaux. Quelle joie de te voir déboucher du sentier, accourir et t’asseoir là, jamais assez près ! Que c’est bon d’aimer, quand c’est toi que l’on aime ! — Et la belle créole, se renversant sur son hamac, enveloppait son mari de regards doux, caressans, pleins de molles langueurs.

Lorenza venait d’atteindre sa vingt-quatrième année; elle aussi possédait le type espagnol, mais adouci dans les traits, dans les allures, dans le son de la voix. La perfection des formes de la jeune femme donnait à sa démarche une grâce exceptionnelle. Indolente, elle l’était sûrement, — coquette, peut-être plus encore, car elle passait de longues heures à se parer, et le faisait toujours avec un goût rare. Lorsque, surmontant sa paresse ou obéissant à un caprice, elle accompagnait son mari dans une des fêtes officielles données par la ville, sa beauté fine, toute faite de charmes, éclipsait les plus renommées. Cependant la douce Lorenza n’avait que des amies, et lorsqu’un étranger s’extasiait sur la beauté des Cordovaises, on lui répondait invariablement : — Que diriez-vous donc, si vous pouviez voir Lorenza Cortès? Elle est unique, comme le soleil. — On souriait; mais le dimanche, à l’église, où elle ne manquait jamais de venir entendre la messe, ceux qui voyaient passer la belle hacendera approuvaient l’éloge ambitieux de ses compatriotes.

D’après l’opinion des dons Juans de l’endroit, cette gracieuse statue, si agréable à contempler, manquait complètement d’âme. La langueur éteinte de son regard, la lenteur de sa marche, l’indolence de sa parole et de ses gestes le prouvaient. Aucun compliment, aucun témoignage d’admiration ne réussissait à troubler l’impassible quiétude de la belle créole. Elle ne s’éveillait que pour son mari, et le suivait avec ardeur lorsqu’il franchissait une haie, poursuivait un taureau ou accomplissait une de ces dangereuses prouesses auxquelles se plaisent les cavaliers mexicains.

Dans les rares occasions où don Luis ne revenait pas de la ville à l’heure accoutumée, Lorenza se mettait à table, puis, son repas rapidement terminé, elle s’établissait sur la terrasse. Là, enveloppée de l’écharpe de soie dont les Mexicaines ont fait une parure nationale, elle attendait, rêveuse, la tête tournée vers la route, fumant de minces cigarettes d’un tabac parfumé. Le galop d’un cheval venait-il à résonner, les narines de la créole se dilataient, son front se redressait, un sourire entr’ ouvrait ses lèvres rouges. Si elle se levait pour gagner sa chambre, faisant claquer ses mules brodées d’or sur les dalles, dénouant sa noire chevelure, qui l’inondait de ses boucles luisantes, les serviteurs couraient à leurs postes respectifs, certains que le maître arrivait.

Don Luis au contraire était remuant, inquiet, sans cesse par monts et par vaux. Chaque jour, il parcourait une partie de son domaine, allait visiter un de ses voisins, ou se rendait à la ville; mais, après une absence de quelques heures, c’était toujours au galop de sa monture qu’il revenait près de Lorenza. Il aimait sans partage cette créature somnolente, gracieuse, sans volonté apparente, qui au besoin savait monter un cheval fougueux et le dompter. Un seul bonheur manquait aux deux époux, un fils.

Un soir, vers l’époque où les vents du sud font leur apparition sur les côtes du golfe du Mexique, c’est-à-dire en mars, des nuages sillonnés d’éclairs couvrirent soudain la petite vallée. Il était quatre heures, don Luis était à la ville, et doña Lorenza donna l’ordre de sonner la cloche qui, dans toute hacienda mexicaine, sert à rappeler les travailleurs. L’écho transmit de sommet en sommet la voix argentine qui le frappait, et bientôt des Indiens, marchant à la file et chantant un hymne mélancolique, apparurent sur tous les sentiers. Les outils furent déposés sous de vastes hangars; une distribution de maïs fut faite, et chaque travailleur regagna sa cabane cachée dans les bois. L’hacienda, un moment transformée en ruche bruyante, redevint silencieuse. L’orage passa sans éclater; mais l’électricité dont l’air était chargé agitait visiblement doña Lorenza. Elle commanda de seller son cheval favori, puis, se ravisant, le fit reconduire à l’écurie. Le vent du sud soufflait. Don Luis n’ayant pas paru à l’heure du repas, doña Lorenza, après avoir sucé quelques fruits, alla s’établir sur son balcon.

Lorsque vint la nuit, d’épais nuages cachèrent le ciel, et un feu s’alluma soudain au-dessus des roches qui encadraient le lac, éclairant la route qui conduisait à Cordova. C’était là un soin que ne manquait jamais de prendre doña Lorenza durant les nuits obscures, lorsque son mari était absent. Appuyée sur son balcon, elle regardait pensive l’Indien chargé d’entretenir le foyer passer et repasser devant la flamme comme une ombre fantastique. Les roches se teignaient de lueurs rouges, et de grandes chauves-souris, après avoir voltigé autour du brasier, venaient raser la surface du lac, qui, immobile en dépit des rafales, brillait comme de l’or en fusion. Ce soir-là, contre son habitude, doña Lorenza se tenait debout.

— Le maître tarde, dit une jolie métisse qui, assise sur ses talons, attendait l’heure de tresser les cheveux de sa maîtresse.

Doña Lorenza tressaillit; son visage se tourna rapidement vers la camériste, qui dans l’obscurité crut voir étinceler les grands yeux de la créole. — Oui, répondit celle-ci en étirant ses beaux bras, le maître tarde; mais il m’avait prévenue.

— Comme le vent souffle, señora! Et pourtant voyez le lac, il n’a pas une ride.

— Les rochers le protègent, et il faut plus qu’un souffle de la brise pour le troubler.

— C’est de l’eau morte, señora, les Indiens l’affirment.

— C’est de l’eau dormante, Nilda; que le vent du sud tourne à l’ouragan, et peut-être la verras-tu bondir et nous montrer ses profondeurs.

Nilda allait répondre; la main de sa maîtresse se posa sur sa tête comme pour lui imposer silence. On entendit les grands pins gémir sur les cimes, et le hurlement plaintif d’un chacal emplit la vallée de son bruit lugubre. Au même moment, un cavalier passa rapide devant le foyer; cinq minutes plus tard, les tisons lancés dans le lac semaient les rochers d’étincelles, et don Luis apparaissait sur le balcon.

Doña Lorenza reposait déjà sur un fauteuil et semblait engourdie. Elle tendit les mains à son mari, qui les lui baisa et s’assit près d’elle. Il roula une cigarette que sa femme lui prit des doigts aussitôt qu’elle fut allumée et dont elle aspira la fumée pour la rejeter par les narines. Avant même qu’il eût pu parler, elle lui raconta que, redoutant un orage, elle avait suspendu les travaux avant l’heure, — que Tonatl avait demandé une avance de dix piastres, — qu’un garçon était né à Juan le sauvage, — qu’Antonio Lopez et Pepa Nuñez, dont une vieille brouille séparait les deux mères, voulaient se marier, et qu’elle leur avait promis son appui.

— Et toi, demanda-t-elle en posant sa petite main sur l’épaule de son mari, qu’as-tu fait de tes heures?

— J’ai passé ma journée au théâtre, qu’il faut blanchir de fond en comble, ainsi que je l’avais prévu. La Wilson ne peut nous donner que trois représentations; elle veut être à Puebla dans douze jours.

— Travaille-t-on au théâtre la nuit?

— Non certes; mais, en ma qualité de commissaire, n’ai-je pas à me préoccuper du bal d’après-demain? Je n’ai été libre qu’à neuf heures, et j’ai songé à souper.

— Seul?

— Non; en compagnie de Solar, de Niéto, de Vargas, du consul américain et d’un attaché de la légation française. La Wilson nous avait invités pour faire honneur au consul de son pays, car elle est de New-York et non pas Anglaise, ainsi que l’ont à tort répété les journaux.

— Elle parle donc espagnol, cette chanteuse?

— Et français et italien aussi.

— Et elle est très belle?

— Tu la verras, dit en se levant don Luis. Ses cheveux ont la couleur de l’or, ses yeux celle du ciel, et son teint est plus blanc que les lis.

— Une figure de cire alors! répondit en riant doña Lorenza. — Elle abandonna son fauteuil, posa son front sur les lèvres de son mari et ajouta : — Il est véritablement tard, et je m’endors.

— Allez donc vous reposer, ma belle señora. Un mot : assisterez-vous au bal d’après-demain?

— J’y suis bien forcée, puisque tu le veux.

Don Luis avait depuis longtemps regagné sa chambre que doña Lorenza errait encore sur la terrasse. Le vent avait cessé de souffler, l’air était parfumé, les cigales chantaient au loin leur aigre et monotone refrain. Brillante de rosée, constellée de mille insectes phosphorescens, la pelouse, vue de la hauteur à laquelle se tenait doña Lorenza, semblait se confondre avec le lac et refléter comme lui un pan du ciel avec ses astres scintillans.

Lorsque la jeune femme s’éveilla le lendemain, son mari galopait déjà sur la route de Cordova.


II.

Les Mexicains adorent la musique, et Mexico se passerait encore plus difficilement que Paris d’opéra italien. Chaque année, lorsqu’une compagnie de chanteurs débarque à Vera-Cruz, grand émoi dans les villes qu’elle doit traverser, surtout si la troupe possède une étoile telle que la Sontag, la Tomasi ou la Stefenone. L’étoile du reste fait rarement défaut, car le génie des impresarii sait au besoin la créer. En 1851, l’estrella fut la Wilson, artiste d’un mérite assez réel, au dire des réclames, pour dédaigner tout pseudonyme italien et se présenter sous son véritable nom.

Au Mexique, point de préjugés contre les comédiens; un ténor, une cantatrice surtout, voient s’ouvrir devant eux toutes les portes. On les promène de fête en fête, de banquet en banquet. D’ordinaire c’est après avoir conquis les suffrages de la capitale que la diva, cédant aux adresses des conseils municipaux, consent à chanter dans les villes qu’elle doit traverser pour se rembarquer. En 1851, don Pedro Prieto était préfet de Cordova, et, grâce à son activité, à sa finesse, à ses démarches multipliées, Cordova, ville de troisième ordre, mais orgueilleuse en raison de sa petitesse, allait entendre la Wilson avant Orizava, Puebla et même Mexico. Aussi quelle réputation a laissée le jeune administrateur ! Si les peuples sont ingrats, celui de Cordova échappe à ce reproche : il faudra trois générations pour faire oublier à la ville le triomphe qu’elle dut à son préfet, triomphe dont Orizava, qui aspire au titre de chef-lieu de la province, n’est pas encore consolée.

Ce fut Nilda qui, avec un peu d’appréhension, apprit à sa maîtresse le départ matinal de don Luis. doña Lorenza se leva souriante, laissa tresser ses longs cheveux sans impatience, se vêtit avec sa lenteur accoutumée, puis ordonna de seller un de ses chevaux. C’était un samedi, et ce jour-là don Luis parcourait ordinairement sa propriété pour vérifier les travaux exécutés durant la semaine, pour blâmer ou récompenser les travailleurs à l’heure de la paie. Aussitôt prête, doña Lorenza fit appeler le majordome.

— Je remplace aujourd’hui le maître, Antonio, dit-elle au vieux serviteur. Prends un de ses chevaux pour m’accompagner; les tiens vieillissent et ne savent plus courir.

Pendant deux heures, Lorenza, vêtue d’une robe blanche, un masque de gaze bleue sur le visage, son écharpe tantôt roulée autour de la taille, tantôt rejetée sur l’épaule gauche, galopa sans presque désemparer. Elle s’engageait dans les gorges, courait sur les cimes des collines, ou, courbée sur le cou de sa monture, se lançait à travers les fourrés. Les lianes lui barraient le passage, l’enveloppaient, elle et son cheval, de leur réseau; Antonio, le sabre à la main, se hâtait d’accourir pour délivrer sa maîtresse des nœuds fleuris qui la tenaient prisonnière et au milieu desquels elle se débattait. Parfois, sur les hauteurs, Lorenza s’arrêtait un instant pour examiner un abîme, pour contempler les monts, les torrens, les arbres, tout le grand paysage étendu à ses pieds, ou pour suivre curieusement, sur les plaines baignées de soleil, l’ombre rapide des aigles qui traversaient le ciel; mais bientôt elle reprenait sa course : on eût dit que, dans ce mouvement, dans cette fatigue violente, elle cherchait un apaisement à de douloureuses pensées.

Devant les cabanes, elle mettait le plus souvent pied à terre, aussitôt entourée par vingt chiens hurlans et affamés. Les femmes, les enfans, se pressaient pour la saluer, lui présentaient des fleurs, des fruits, des calebasses pleines de lait où elle trempait ses lèvres. Partout on l’implorait, et, en dépit des observations de son vieux guide, partout elle se montra bonne, indulgente, prodigue.

— Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, señora, s’écriait Antonio, la Juana vous a trompée; il y a huit jours que son mari est en état de manier la hache.

— Chut! disait doña Lorenza, je veux être trompée.

— Aussi vrai qu’il porte le nom d’un grand saint, señora, Matéo vous a menti comme un Judas ; sa récolte est abondante.

— Il m’a priée au nom de la vie du maître, Antonio, et je veux que l’on bénisse le maître.

Vers onze heures, après avoir semé la joie dans tous les lieux qu’elle avait visités, doña Lorenza regagna l’habitation. Elle conduisit machinalement sa monture au bas de la pelouse, et s’oublia un instant dans la contemplation du chaos de blocs de lave qui servait de cadre au lac, sondant du regard les eaux profondes, suivant la marche ondulante des couleuvres qui les sillonnaient. Son cheval, les oreilles droites, l’œil inquiet, plongea ses naseaux fumans dans l’onde glacée, puis redressa aussitôt la tête et se mit à hennir. Sautant sur une roche, la jeune femme se retourna vers sa chère demeure; un flamant rose, les ailes étendues au soleil, en équilibre sur le faîte, troublait par sa présence une vingtaine de moineaux bleus qui, effarés, tourbillonnaient autour de lui. Le grave oiseau reprit soudain son vol, et les passereaux, enfin rassurés, regagnèrent leurs nids bâtis sous la toiture. La créole secoua doucement la tête et remonta vers la terrasse, suivie par son docile coursier. Tout à coup, se sentant libre, l’animal bondit sur la pelouse et s’enfuit vers son écurie.

En pénétrant sous le corridor extérieur qui lui servait à l’occasion de salon, doña Lorenza trouva une visiteuse établie dans son hamac.

— Toi, Quirina, à pareille heure ! s’écria-t-elle en s’avançant avec rapidité ; y a-t-il donc un malheur chez toi ?

Doña Quirina, belle et majestueuse personne, porta son mouchoir à ses yeux gonflés et sanglota.

— Qu’as-tu ? reprit Lorenza en entourant son amie de ses bras ; ne te lève pas, parle. Ta mère est-elle malade ? est-ce ton fils, est-ce ton mari, qui souffrent ?

— Ah ! répondit doña Quirina d’une voix sourde, nous sommes toutes perdues, ma chère ; tu vis ici paisible, souriante, toi, persuadée que le monde finit aux limites de ton domaine ; ignores-tu véritablement ce qui se passe à Cordova ?

Les sourcils de doña Lorenza se froncèrent, son regard s’embrasa tandis que ses narines se dilataient ; mais ce ne fut qu’un éclair, elle s’assit près de son amie.

— Parle, dit-elle encore ; que se passe-t-il à Cordova de si terrible que j’en doive être troublée ?

— Ils sont tous amoureux de la Wilson, ma chère.

— Tous ! qui ?

— Mon mari, celui de Laura Alvarez, le tien.

Doña Lorenza eut un éclat de rire si bruyant, si franc, que son amie se redressa.

— Ou je te connais mal, ou tu ne riras pas demain, Lorenza, s’écria-t-elle, et tu auras alors besoin des conseils, des consolations que je venais chercher près de toi.

— Des consolations, ma bonne Quirina, pour quel mal, s’il te plaît ? Que ton mari soit amoureux de la chanteuse, je le crois, puisque c’est toi qui me l’affirmes ; mais comment veux-tu que je ne rie pas en t’écoutant ranger don Luis parmi les adorateurs de cette étrangère ?

— Il l’aime, ma chère, et ne la quitte pas plus que mon mari, que celui de Laura, qui, la malheureuse, n’y voit plus à force de pleurer.

— Singulière façon de vous défendre en tout cas ! Pleurer ! qu’avez-vous donc dans les veines ? Tu l’as vue, cette cantatrice ; elle est donc belle ?

— Ah ! s’écria la visiteuse avec conviction, je ne trouve pas, moi. Elle est grande, c’est vrai; mais elle a des yeux verts, des cheveux plus pâles que les fils de l’aloès, et un teint de malade. Par malheur, mon mari et le tien ne sont pas de mon avis.

— Laisse en paix don Luis, Quirina.

— Ne dois-je pas t’éclairer? Il vit à Cordova, pendu comme les autres aux jupes de cette hérétique, qui se rend à l’église sans se couvrir la tête de son châle. Où est-il en ce moment?

— On l’a nommé commissaire du théâtre; c’est par devoir et un peu contre son gré qu’il perd son temps près de la Wilson.

— Pauvre innocente, crois-tu cela? Te voilà devenue comme les eaux glacées de ton lac, Lorenza; rien ne peut plus t’émouvoir, pas même la jalousie.

— J’aime et je suis aimée, repartit vivement la jeune femme; mais, si mon bonheur était menacé, je ne m’amuserais pas à me rougir les yeux et à m’enlaidir comme vous le faites; je saurais agir. Voyons, lève-toi. Tu es belle, Quirina, si belle même que je doute que la Wilson puisse t’égaler. Par la Vierge, à quoi songes-tu de tordre tes magnifiques cheveux sans les natter ni les boucler, de les ramasser sur ton front dans ce désordre? Et cette robe! est-il l’heure de s’affubler d’une étoffe démodée? Comment es-tu venue?

— A pied.

— Par ce soleil? Tu es folle! Sèche tes larmes, viens déjeuner, car tu es à jeun, je suppose. C’est la curiosité, l’étrangeté, qui attirent ton mari et celui de Laura vers la Wilson; une femme blonde, c’est l’opposé d’une négresse, cela surprend les hommes et les tente.

Durant le repas, doña Quirina, ayant de nouveau fait allusion à don Luis, se vit si bien combattue qu’elle n’osa plus le nommer. Du reste, doña Lorenza se montra compatissante à la douleur de son amie, elle l’écouta, la conseilla, parvint même à la distraire un peu.

— Que tu es heureuse de n’être pas jalouse! dit doña Quirina au moment de monter en litière, et en frappant l’épaule de Lorenza de sa main droite en guise d’adieu.

— Je crois en don Luis, comme il croit en moi, et je vis les yeux fermés.

— Dieu veuille qu’il ne te force pas bientôt à les ouvrir.

— Je l’aime et il m’aime, répliqua doña Lorenza avec dureté; plus un mot sur ce sujet, Quirina, et que la Vierge te conduise et t’assiste !

Son amie partie, doña Lorenza s’étendit sur son hamac, fit apporter des monceaux d’étoffe et dirigea le travail de ses caméristes. A l’heure du dîner, don Luis parut.

— Ah! señor commissaire, s’écria la créole, qui rougit en l’apercevant, êtes-vous assez heureux de posséder une femme active et entendue comme je le suis ! Grâce à vous, j’ai chevauché toute la matinée en compagnie d’Antonio, et cela vous coûtera au moins cent piastres que j’ai distribuées un peu à tort et à travers en votre nom. Me pardonnes-tu?

— D’avoir fait le bien, ma Lorenza? je t’en remercie.

— Dînons, veux-tu? et raconte-moi un peu les merveilles que tu prépares.

L’humeur enjouée de sa femme eut raison de la raideur un peu inquiète de don Luis, qui s’attendait à quelques reproches. Après le repas, il s’établit sur la terrasse, aux pieds de Lorenza, qui lui raconta, — en taisant ce qui le concernait, — la visite qu’elle avait reçue.

— Pauvre Quirina, dit la créole en terminant, elle m’a laissée toute pensive et tout attristée. Vous êtes cruels, messieurs les hommes.

— Quirina se trompe, son mari l’adore.

— C’est ce que je me suis fatiguée à lui répéter, mais cette grande enfant ne sait que pleurer.

— Tu ne pleurerais donc pas, toi? demanda don Luis.

— Je n’en sais rien, c’est bien assez de songer aux choses qui peuvent arriver sans se mettre en peine de chimères. Cependant, si par impossible une femme venait jamais à se placer entre toi et moi, je crois qu’elle en mourrait.

Doña Lorenza, mollement renversée en arrière, la tête posée sur ses beaux bras, souriait tout en parlant, et ses yeux à demi clos par ses longs cils regardaient amoureusement don Luis, qui se leva.

— Bonsoir, señor volcan, dit-il en se penchant vers elle.

D’un geste rapide, la jeune femme saisit la tête de son mari, l’appuya contre la sienne, puis l’embrassa.

— Moqueur! dit-elle; pourtant ne t’y fie qu’à moitié : celui-ci aussi dort, continua-t-elle en se renversant de nouveau, tandis que sa main désignait le lac, et notre ami le docteur, qui rôde sans cesse sur ses bords lorsqu’il vient nous rendre visite, ne le tient-il pas pour un volcan?


III.

Le lendemain, vers neuf heures du soir, deux foyers de branches de styrax, disposés à égale distance du perron de la préfecture de Cordova, rougissaient de leurs flammes intenses la façade des maisons environnantes, et chargeaient l’air de leur odorante fumée. Les fenêtres du vaste salon qui sert de lieu de délibération au conseil municipal laissaient apercevoir des lustres chargés de bougies roses, et le large escalier du palais officiel était tapissé d’un fin gazon semé de fleurs comme en produisent les tropiques. Le carrosse municipal, lourde caisse suspendue sur des courroies de cuir en guise de ressorts, et dont la flèche et l’arrière-train, sculptés et dorés, datent de la belle époque de Louis XIV, amena la Wilson, qui fut reçue au bas de l’escalier par le préfet lui-même. Le peuple, amassé dans la rue et frileusement drapé, poussa des vivats frénétiques en apercevant la cantatrice, et l’orchestre, par une galanterie raffinée, entama l’air national américain, Yankee doodle.

— D’honneur, je crois rêver, mon cher, disait un élégant cavalier dont un monocle battait le gilet blanc, et qui parcourait le salon en s’appuyant sur le bras d’un officier mexicain visiblement à l’étroit dans son uniforme. Les Mille et une Nuits ne sont pas simplement des contes. Rien de plus affreux que vos routes, c’est indiscutable, vos diligences sont des boîtes impossibles, et votre cuisine me semble tout simplement exécrable. Si votre nature est splendide, votre peuple, que je trouve malpropre, me la gâte. Puis ne sont-ils pas idiots, ces braves gens, de se draper jusqu’aux yeux dans des couvertures de laine par le temps qu’il fait? Quant aux chapeaux à larges ailes dont ils se coiffent, cela leur donne un air mélodramatique qui porte à les confondre avec des brigands. Mais, s’il vous plaît, où avez-vous découvert les artistes qui ont tissé ce tapis de fleurs que j’ose à peine fouler? Quelle délicatesse, quel goût dans l’art d’assortir les couleurs! Si j’étais femme, je ne voudrais poser mes pieds que sur ces fragiles merveilles, dont un Français, je le parie, doit être l’auteur.

— C’est l’œuvre de ces Indiens qui vous déplaisent si fort, señor.

— Vrai? Eh bien! ce sont des artistes laids, mais des artistes. A propos, d’où vient votre habitude de boire dans le même verre? Voilà un usage d’un patriarcal écœurant, mon cher. Vous devriez bien aussi vous désaccoutumer d’arrêter si brusquement vos chevaux, manœuvre par laquelle vous leur brisez la bouche et les jarrets... Bon, encore un señor qui en prend un autre par la taille et lui tape dans le dos; vous ne me convaincrez jamais que ce soit là une façon polie de dire bonjour. Ah! des officiers! Quelle idée, bon Dieu, de s’affubler de jaquettes rouges et de pantalons bleus, alors qu’il est si rationnel de faire le contraire !

— En France peut-être, répondit le Mexicain; mais nous sommes au Mexique, señor.

— C’est vrai, et pourtant ce salon éblouissant, ces tentures, ces toilettes si fraîches, si bien portées, me feraient presque supposer que je suis encore à Paris. Qui est donc cette belle personne brune, au front sévère, à la lèvre ombragée de duvet? On dirait Junon. — C’est doña Quirina Vargas.

— Elle est splendide; quelles épaules et quels bras! Serait-ce perdre son temps que d’aller soupirer à ses pieds ?

— Je crois que celui qui l’essaierait serait très mal accueilli.

— Une vertu, diable ! D’ordinaire la vertu ne se loge pas si bien. Et cette vive personne qui secoue la tête en parlant, et dont l’éventail bat l’air avec la grâce et la vivacité d’une aile d’oiseau, qui est-elle?

— doña Paulina Miranda.

— Elle rit trop haut. Jésus! comme disent vos jolies compatriotes, si elle piaffe encore une fois, ses cheveux vont se dénouer et nous révéler les secrets du coiffeur.

— Si les cheveux de doña Paulina se dénouent, don Alberto, ce qui n’est pas impossible, elle en sera enveloppée tout entière. Nos femmes ne connaissent ni les fausses nattes, ni le fard, ni les fausses dents.

— Je vous en fais mon compliment... Cette doña Quirina, en dépit de son nom, est véritablement splendide; présentez-moi donc.

Et la belle Quirina, distraite, préoccupée, s’inclina en entendant nommer le señor don Alberto de Vieilleville, second secrétaire de la légation française, débarqué au Mexique par le même steamer qui avait amené la señorita Wilson.

Critiquant, blâmant, se moquant, vantant son pays à tout propos, sans paraître se douter que ses remarques pussent blesser ses auditeurs, le jeune Français se montrait à tous les coins du salon, se rapprochant de temps à autre de la cantatrice.

— Vous amusez-vous? lui demanda celle-ci à voix basse.

— Mais oui, les Mexicains ont des coutumes très originales; je viens de boire un verre de Champagne dans lequel une femme jaune avait trempé ses lèvres, et je n’ai été que poli. Toutes les filles d’Eve ont grand air dans ce singulier pays, et des pieds, des mains, des yeux, des dents, des épaules, des bras...

— Stop! dit en riant l’Américaine.

— C’est ce que j’allais faire, señora, après avoir ajouté le mot : ravissans.

— Elles ont toutes le même type.

— C’est vrai; mais il est si réussi! A votre tour que pensez-vous des graves hidalgos, dont les regards ne vous quittent pas?

— A peu près ce que vous pensez de leurs femmes. Avez-vous étudié don Luis Certes? Je suis certaine qu’une armure siérait à ce beau cavalier, qui à mon avis doit ressembler à son grand ancêtre. Comment n’est-il pas ici?

Celui dont il était question pénétrait en ce moment dans la salle de bal; sa femme, la tête couverte d’une mantille de dentelle blanche, s’appuyait sur son bras. Doña Lorenza possédait les plus riches bijoux de la province; on avait compté sur elle pour éblouir l’étrangère, et il y eut une rumeur de surprise en la voyant apparaître si simplement vêtue. Ses amies l’entourèrent aussitôt pour l’interroger et la blâmer.

— Je me sentais un peu souffrante, répondit-elle, et je ne me suis décidée à venir qu’à la dernière heure, pour ne pas désobliger don Luis. Laisse-moi passer, Quirina, murmura-t-elle à l’oreille de son amie, je vais me cacher dans ce coin, car je veux voir avant d’être vue, afin de pouvoir étudier l’ennemi.

En dépit de sa tactique, doña Lorenza ne put se soustraire aux invités qui accouraient la saluer; installée sur un fauteuil à bascule, elle s’était contentée d’entrouvrir sa mantille, dont elle refusa de se débarrasser. Le regard de la jeune femme, en apparence indécis et voilé, suivait chacun des pas de son mari, qui, se croyant perdu dans la foule, manœuvrait pour se rapprocher de la cantatrice. Celle-ci, grave infraction aux lois de l’étiquette mexicaine, se leva de son fauteuil en apercevant don Luis et lui tendit la main. Pendant une demi-heure, sans cesser de causer avec les femmes qui l’entouraient, provoquant leur babil pour n’avoir point à parler elle-même, doña Lorenza ne perdit guère de vue la Wilson, dont elle épiait les moindres gestes. A un moment donné, la cantatrice, appuyée avec abandon sur le bras de don Luis, souriant à ce qu’il lui disait, traversa le salon avec lenteur. Doña Lorenza se redressa, et son regard enveloppa l’Américaine d’un sinistre éclair.

— Eh bien? dit doña Quirina, qui avait saisi le mouvement rapide de son amie.

— Elle est belle, répondit Lorenza, et d’une redoutable beauté.

— Je voudrais l’étouffer, murmura doña Quirina, qui, raidissant ses beaux bras, brisa son éventail.

— Fais-le donc! répliqua brusquement Lorenza d’un ton de défi. — Puis, tandis que son amie la regardait effarée, l’indolente créole se renversait de nouveau sur son fauteuil pour reprendre la pose qui lui était habituelle.

Albert, qui avait trop entendu parler de Lorenza Cortès pour ne pas se faire présenter à elle, vint s’asseoir près de la jeune femme. Celle-ci, maîtresse d’elle-même, se montra spirituelle, enjouée, et s’amusa des remarques du jeune Français, de la bonne opinion qu’il avait non-seulement de lui-même, mais de son pays. Sans en être prié, Albert parla de Paris, de ses amis, de sa famille, de la Wilson, dont il vanta le talent et la beauté, non sans glisser de temps à autre une fine galanterie à l’adresse de son interlocutrice.

— Quelle séduisante petite femme ! dit-il en se suspendant au bras de l’officier qu’il semblait avoir choisi pour confident; est-ce aussi une vertu ?

— Elle ne serait pas ici, s’il en était autrement, répliqua le Mexicain avec hauteur; nos mœurs, señor Français, n’ont pas la liberté des vôtres.

— C’est une infériorité que je ne me lasserai pas de vous reprocher, répondit Albert d’un ton convaincu. Comment pouvez-vous savoir que la vertu est chez vous aussi indomptable que farouche, si vous ne la soumettez à aucune épreuve? En attendant, don Luis Cortès serre la Wilson d’assez près pour que l’heure de consoler sa femme soit prête à sonner; or, mon cher, dans votre pays, aussi primitif que vertueux, on me paraît ignorer tout ce qu’il est possible d’obtenir d’une femme dont on se fait le consolateur.

Bien qu’elle s’effaçât volontairement, doña Lorenza occupait une trop haute position dans la ville pour être délaissée, et elle se vit bientôt le centre d’un cercle au moins aussi nombreux. que celui qui entourait la Wilson. Lorsque celle-ci, cédant aux supplications, se leva pour chanter, on se dispersa, on s’assit, et la créole put examiner à l’aise la cantatrice. Elle admira la finesse et la régularité de ses traits, la blancheur de sa peau rosée, la douceur de son regard; mais ce frais visage lui parut manquer d’expression, de volonté, et le corps de grâce. La Wilson chanta bien, car sa voix était magnifique, et son succès fit affluer le sang sur les joues pâles de doña Lorenza. Après un second morceau de chant, qui valut à l’artiste jusqu’aux applaudissemens des dilettantes postés dans la rue, le bal fut ouvert.

— Elle a de grands pieds et ne sait pas manier son éventail, dit avec dédain doña Quirina en revenant à sa place après une contredanse.

— Eh bien ! te voilà vengée, répondit doña Lorenza avec un peu d’ironie. Est-ce trop exiger de votre bonté, señor, continua-t-elle en s’adressant à Albert, qui venait l’inviter en vain pour la troisième fois, que de vous prier de m’amener mon mari?

— Je cours le chercher, señora.

— Que ce soit de ce côté alors, dit doña Lorenza en désignant du bout de son éventail la fenêtre près de laquelle se tenait la cantatrice.

Le regard doux, voilé, langoureux, de la belle patricienne se croisa avec celui du jeune Français, qui frissonna.

— Console-toi, murmura Lorenza en se penchant vers l’oreille de Quirina, devenue boudeuse; don Alberto, ma chère, est l’amant de la Wilson, et ton mari le rencontrera entre elle et lui.

— Tu n’es pas indisposée ? demanda don Luis, qui accourut près de sa femme. — Non certes; mais faute de t’avoir obéi, de m’être habillée plus sérieusement, je suis forcée, par coquetterie, de me tenir cachée dans ce coin. Écoute encore : chacun ici, à ce que j’ai pu entendre, offre à cette señora quelque divertissement; ne ferions-nous pas bien de l’engager à venir goûter à l’hacienda? Elle sait monter à cheval, je suppose? En tout cas, je lui enverrai ma litière.

— Je l’engagerai si tu veux, répondit don Luis d’un ton indifférent, mais avec un tressaillement de plaisir qui n’échappa point à sa femme.

— Conduis-moi près d’elle, il me semble convenable de lui adresser moi-même notre invitation.

Appuyée sur le bras de son mari, enveloppée de sa mantille qui lui seyait à ravir, doña Lorenza traversa languissamment l’immense salon. Après avoir félicité la cantatrice, elle la pria avec la grâce et la courtoisie de son pays d’accepter son hospitalité. La promenade fut fixée au surlendemain.

— Nous comptons naturellement sur vous, señor, dit la créole à Albert, qui s’inclina.

Au lieu de regagner sa place, doña Lorenza se dirigea vers l’antichambre. — Reste, dit-elle à son mari, qui, la voyant décidée à se retirer, se disposait à l’accompagner; invite tes amis; tu sauras les choisir. — Et comme don Luis insistait pour la reconduire, elle ajouta : — Tu vas me forcer à rentrer et à t’attendre, car je ne consentirai pas qu’un de mes caprices te coûte un plaisir. Je suis fatiguée; mais je veux que tu restes, répéta-t-elle; Antonio est là.

Il lui baisa la main, et, l’enlevant dans ses bras, la posa doucement sur les coussins de la litière. A peine fut-elle assise, que le léger palanquin, soulevé par quatre Indiens, se mit en marche, escorté par Antonio à la tête de cinq ou six cavaliers armés. Une fois hors de la ville, des torches furent allumées pour éclairer la route, et, une heure plus tard, accoudée sur son balcon, la créole, les cheveux dénoués, semblait réfléchir profondément.

Don Luis était absent, il faisait nuit, et le feu qui d’ordinaire annonçait que l’on veillait dans l’attente du maître ne brillait pas au-dessus des roches. Pas un souffle de brise, le grand silence du désert régnait. De temps à autre, un craquement sourd résonnait sur les cimes, un arbre vaincu par les ans s’écroulait, salué par le cri sauvage d’un oiseau de proie effrayé. Tout à coup doña Lorenza tressaillit; elle pencha son front vers la terre pour écouter; un sourire illumina son visage, le sourd galop d’un cheval se rapprochait.

— Je me suis hâté de faire mes invitations, et j’espérais te rejoindre, dit don Luis en apparaissant; tes porteurs ont donc couru?

Au lieu de répondre, doña Lorenza entoura son mari de ses bras et se tint longtemps pressée contre lui. — Qu’as-tu donc? demanda enfin don Luis.

— Rien; je t’aime! dit la jeune femme en s’enfuyant vers sa chambre.

Au fond, Lorenza avait cruellement souffert en voyant son mari captivé par la cantatrice, et le long sanglot qu’elle venait d’étouffer avait mouillé sa joue d’une larme qu’elle parvint pourtant à dissimuler.


IV.

Le lendemain et le surlendemain de cette soirée, don Luis ne s’absenta que vers la nuit. Il s’occupait avec ardeur de parer l’hacienda, dont les Indiens, au détriment des autres travaux, furent employés à nettoyer la route et l’immense cour par laquelle on pénétrait dans l’habitation. Durant ce temps, doña Lorenza ne quitta guère son hamac, et parut à peine s’inquiéter des mille soins pris par son mari. Celui-ci, enivré de la perspective de posséder sous son toit la femme dont les coquetteries et l’étrange beauté le troublaient, dissimulait à peine sa joie. Le jour tant souhaité arriva, et vers une heure de l’après-midi l’impatient don Luis partit au-devant de ses hôtes.

Doña Lorenza était à sa toilette lorsque le cavalier se mit en selle; au bruit familier des pas de son cheval, elle accourut sur le balcon, le salua de la main, et le vit s’engager au galop parmi les roches. Il avait depuis longtemps disparu que, distraite, immobile, la jeune femme regardait encore la route au-dessus de laquelle de grands papillons voltigeaient, et qu’on eût dit jonchée de fleurs de pourpre et d’azur lorsqu’ils s’y posaient tous à la fois.

La journée s’annonçait comme devant être favorable : de minces nuages blancs, poussés par une fraîche brise, parcouraient le ciel et tempéraient les ardeurs du soleil. Le pic neigeux de l’Orizava, voilé par un amas de nuées, se dégageait de temps à autre de son orageuse couronne et apparaissait éblouissant. Alors les vautours, qui semblent prendre ce faîte pour but de leur vol audacieux, battaient l’air de leurs ailes puissantes, puis décrivaient de longues spirales en poussant des cris rauques et prolongés.

A deux heures, faisant raisonner les parquets et les dalles sous le talon des mignonnes bottes dont elle était chaussée, doña Lorenza descendit sur la tentasse, où un second hamac avait été suspendu, près du sien. Par un caprice peut-être calculé, elle avait revêtu l’antique costume de cheval des dames de son pays : simple veste de velours grenat, brodée d’argent et posée sur un corsage de satin blanc. Les noirs cheveux de la créole, tressés avec des fils d’or et de pourpre, retombaient en lourdes nattes et venaient se rattacher à la ceinture de crêpe de Chine enroulée autour de sa taille fine et cambrée. La jupe de même étoffe que la veste, et chargée comme elle de broderies d’argent, laissait les pieds à découvert. Un chapeau mou, fièrement surmonté d’une plume d’ara, complétait cette originale toilette. En ce moment, doña Lorenza se tenait enveloppée d’une écharpe de soie avec laquelle elle semblait jouer, tantôt se drapant jusqu’aux yeux à l’aide de la mince étoffe, tantôt la ramenant avec dextérité sur celle de ses épaules où il lui plaisait de la fixer.

Tout à coup des Indiens apostés à l’entrée du bois lancèrent vers le ciel ces fusées, sans lesquelles il n’est pas de fête complète au Mexique, et dont les sèches détonations allèrent au loin réveiller mille échos, et bientôt parut la cantatrice escortée de vingt cavaliers.

Suivant l’étiquette de son pays, doña Lorenza ne se leva de son hamac que lorsque la visiteuse, ayant mis pied à terre, s’avança vers elle, conduite par don Luis. Alors elle l’entoura légèrement de son bras droit, puis, exécutant ce salut qui amusait si fort don Alberto, elle lui frappa l’épaule du bout de ses doigts. Par excès de courtoisie, elle céda le hamac qu’elle occupait à l’étrangère, et s’étendit sur l’autre avec cette aisance que les Européennes, même après vingt ans de séjour au Mexique, ne peuvent pas plus acquérir qu’elles ne sauraient apprendre les multiples façons d’agiter un éventail ou de se draper dans une écharpe.

La cantatrice portait un sévère costume d’amazone en drap bleu de roi ; mais le climat l’avait forcée de remplacer le traditionnel chapeau rond par un chapeau à la Louis XV qui du reste seyait à son visage. C’était non-seulement la coiffure, mais tout le gracieux costume de l’époque qu’eût adopté la chanteuse, si son goût eût été à la hauteur de sa beauté. Elle était bien faite ; cependant sa marche et ses gestes avaient cette correction, cette raideur britannique dont les Américains ne réussissent pas toujours à se dégager. La gauche façon dont la cantatrice s’assit sur le hamac qui lui avait été offert fit éclore un imperceptible sourire sur les lèvres de doña Lorenza.

Albert, moins loquace que de coutume, négligeait à chaque instant son monocle pour mieux regarder. Le costume si riche, si coquet, si nouveau pour lui, de la créole, le transportait, et il s’émerveillait de la grâce avec laquelle doña Lorenza, tout en causant, relevait ou abaissait son écharpe, ouvrait ou fermait son éventail, et savait, avec une chasteté provocante, se redresser ou se renverser sur les moelleux coussins de sa couche mobile. La Wilson, mal à l’aise sur un siège auquel elle n’était pas accoutumée, sentit son infériorité, et voulut voir de près le lac dont la situation pittoresque attirait son attention. Doña Lorenza se leva aussitôt, et, guidées par don Luis, les deux femmes traversèrent la pelouse. Elles étaient à peu près de la même taille; mais la démarche lente, féline, de doña Lorenza écrasait par sa grâce naturelle les allures plus savantes, plus théâtrales, de la cantatrice. Albert, véritable enfant terrible, le fit remarquer aux Européens invités par don Luis en même temps que ses compatriotes. Après une courte promenade, on revint vers la cour où l’on avait laissé les chevaux, qui, la tête basse, les oreilles couchées, les jambes fléchies, l’œil à demi clos, avaient cette apparence exténuée dont les étrangers sont souvent dupes. A peine leurs maîtres furent-ils en selle, que l’on vit les braves animaux bondir, piaffer, ronger leur mors, révéler par des hennissemens leur ardeur impatiente.

La Wilson, par suite d’une galanterie du préfet de Cordova, montait une magnifique jument à robe blanche, bête docile dont le pas ordinaire était cet amble rapide auquel sont dressés les chevaux de route mexicains. Tout à coup la cantatrice fit remarquer que don Alberto était absent. On se mit à la recherche du Français, que l’on trouva grimpé sur une roche; de cette hauteur, il s’amusait à jeter des pierres dans le lac, à les regarder tournoyer et se perdre dans ses mystérieuses profondeurs.

On amena la monture de doña Lorenza, petit cheval de race andalouse à la robe d’un noir d’ébène, à la crinière épaisse, aux naseaux écartés, à l’œil sauvage. Il ruait, se cabrait, secouait son mors et cherchait à se débarrasser de l’étreinte d’Antonio, tout occupé à le contenir. Doña Lorenza, son écharpe nouée sur l’épaule, une mince cravache à la main, semblait attendre. Son mari, déjà en selle, mit tout à coup pied à terre et accourut; une rougeur visible colorait ses joues bronzées.

— Merci, lui dit sa femme en s’appuyant sur son épaule et en se laissant soulever à la hauteur de la selle; m’avais-tu donc oubliée? Maintenant, ajouta-t-elle en le frappant amicalement du bout de sa cravache, veille sur notre invitée; je ne sais pourquoi, mais il me semble que cette belle señora est moins à l’aise sur le dos d’un cheval que devant un piano.

Les deux femmes marchèrent d’abord côte à côte, entourées par l’essaim des cavaliers. Albert, excellent écuyer, enviait le commode et pittoresque costume de cheval de ses compagnons, et se promettait de s’en faire confectionner un pareil à la première occasion. Il se tenait au premier rang et ne cessait de vanter doña Lorenza.

— Décidément, mon cher, vos femmes sont le charme en personne, disait-il à son confident habituel; mais qui donc à Cordova m’a parlé de l’indolente langueur de notre hôtesse en l’appelant l’eau dormante? C’est du vif-argent, cette femme. Voyez avec quelle vigueur elle contient sa monture; on la dirait vissée sur sa selle, tant son corps suit harmonieusement les mouvemens de cet andalou, qui à mon avis est bien la plus admirable bête que l’on puisse rêver. Si la señora Wilson veut m’en croire, ajouta-t-il plus bas, elle ne s’assoira plus désormais sur un hamac et ne montera plus à cheval que lorsqu’une distance de cent lieues la séparera de cette séduisante doña Lorenza. — Le jeune secrétaire s’exprimait encore assez haut pour être entendu de ses voisins, et les Mexicains, presque Français au point de vue du développement de l’amour-propre national, souriaient d’un air approbateur.

On atteignit la crête des collines qui dominent la vallée, et toute une suite de sommets, les uns défrichés, les autres encore couverts de forêts vierges, se montrèrent à l’horizon. En dépit de son monocle, la vue de l’attaché d’ambassade était excellente, et il s’extasia devant la beauté du paysage. Une pente rapide, jonchée de rochers, conduisait au fond d’un vallon traversé par un étroit torrent. Le soleil, en cet instant découvert, embrasait l’onde écumeuse et la faisait ressembler à une traînée de flammes. Bientôt la route ne fut plus qu’un sentier accidenté, et les cavaliers, forcés de s’éparpiller, guidèrent leurs chevaux à droite et à gauche pour ne pas marcher à la file.

— Aimez-vous à galoper, señor français? demanda soudain Lorenza à Albert, qui s’efforçait de se maintenir près d’elle.

— En votre compagnie, señora, j’aime tout.

— En avant donc! s’écria la jeune femme. — Et, lâchant la bride à son cheval, elle se lança sur la pente abrupte. Albert, surpris, n’hésita qu’une seconde et suivit son audacieux guide. Parvenue au fond du vallon, doña Lorenza franchit le torrent, puis remonta la berge au galop pour ne s’arrêter que sur une plate-forme où Albert et quelques cavaliers la rejoignirent. En se retournant, elle vit la cantatrice sans chapeau, cramponnée à sa selle, tandis que don Luis et le mari de Quirina contenaient sa monture excitée.

— Qu’est-il donc arrivé? demanda la créole d’un ton de surprise.

— Cette señora n’a pas su retenir son cheval, dit un cavalier qui arrivait; elle ne sait galoper que dans les plaines.

— C’est un plaisir que nous lui donnerons tout à l’heure, murmura doña Lorenza avec une expression cruelle dont Albert fut frappé.

Redescendant aussitôt à toute bride, faisant franchir à sa monture les rocs et les buissons, la créole vint se ranger près de la cantatrice. — Je vous demande pardon de mon étourderie, señora, lui dit-elle, descendre une colline en courant est un jeu dans mon sauvage pays, et j’ai oublié de vous mettre sur vos gardes.

La cantatrice, qui avait failli choir, rejeta la faute de sa mésaventure sur son cheval. — Vous plaît-il de monter sur le mien? lui demanda Lorenza.

— Non certes, son regard seul m’effraie.

Andalou est pourtant un vrai mouton, dit la créole en flattant l’animal de sa petite main gantée, on fait de lui ce que l’on veut. — Et, comme preuve de son assertion, elle se mit, en dépit des obstacles du terrain, à décrire de grands cercles autour de la cantatrice, et arriva en même temps qu’elle sur le plateau.

On traversa des bois. Toujours en avant, doña Lorenza semblait jouer le rôle d’éclaireur. En la voyant trotter, galoper, revenir sur ses pas pour repartir de nouveau, Albert admirait de plus en plus l’incomparable écuyère, qui, tout en cheminant, se drapait dans son écharpe de vingt façons imprévues et piquantes. Les cavaliers mexicains, peu accoutumés à une promenade au pas, se lançaient souvent à la suite de leur compatriote, et avec eux Albert, bien que la cantatrice le rappelât sans cesse à son côté. Don Luis seul ne se plaignait pas, et lui, qui d’ordinaire donnait l’exemple des plus folles prouesses, se tenait patiemment près de la craintive étrangère, dont il ne perdait pas la monture de vue.

On déboucha dans une plaine où paissaient des taureaux, et les Mexicains, soulevant, leurs Lourdes coiffures, poussèrent de joyeux vivats.

— Maintenez votre cheval, señora, dit doña Lorenza en s’inclinant devant la cantatrice; excité par l’exemple, il pourrait de nouveau vouloir nous suivre.

Partant aussitôt ventre à terre, la créole piqua droit sur un des terribles animaux que l’on voyait au loin. Le taureau, d’abord indécis, redressa la tête avec lenteur, regarda d’un œil féroce l’ennemi qui venait de provoquer, puis, grattant: le sol du pied, il mugit lugubrement, et, sans attendre le choc dont il semblait menacé, il fondit lui-même à l’improviste sur l’écuyère. Celle-ci, enlevant sa monture, la fit pirouetter, et esquiva la rencontre ; mais le taureau déçu. revint à la charge, et doña Lorenza se mit à fuir devant lui. Elfe avait dénoué son écharpe, et, faisant flotter le léger tissu, elle l’offrait comme une proie à la fureur de son adversaire. Parfois, ralentissant l’allure de son cheval, elle feignait de se laisser atteindre pour repartir bientôt comme un oiseau qui prend sa volée. Dans une de ces évolutions, elle amena le taureau, aveugle, fou de rage, vers le lieu où se tenait la cantatrice, puis l’entraîna dans la plaine au moment où la Wilson reculait épouvantée vers le bois. Lorsque la créole, ayant lassé son antagoniste, revint près de ses compagnons, elle fut saluée de bravos frénétiques, et couverte par les fleurs que ses compatriotes arrachaient aux buissons pour les lui jeter à poignée.

Tous les cavaliers mexicains se mirent ensuite en chasse, et la plaine se trouva transformée en un vaste cirque où les taureaux s’épuisaient à poursuivre les légers cavaliers qui les harcelaient, les bravaient, les terrassaient. Don Luis, à la fin, ne put résister au désir de prendre part à ces jeux souvent mortels, et se lança dans l’arène. Piquant aussitôt son cheval, doña Lorenza rejoignit son mari et lui tendit la main, le conviant ainsi à courir ce que l’on nomme au Mexique une pareja. Il s’agissait de provoquer un taureau, puis de manœuvrer de concert pour éviter les atteintes de l’animal. Si par une fausse manœuvre l’un des deux cavaliers se voit forcé de lâcher la main de son partenaire, il est vaincu. Ce jeu dangereux exige une dextérité sans pareille dans l’art de conduire un cheval, et les deux époux s’en tirèrent triomphalement. Ils se tenaient toujours par la main lorsqu’ils revinrent vers la cantatrice, laissant derrière eux, haletant et lassé, l’antagoniste qui les avait poursuivis.

— Les taureaux sont habiles, forts et vaillans, dit la créole avec orgueil et assez haut pour être entendue; cependant ils n’ont pu nous désunir.

Albert, au comble de l’enthousiasme, ne trouvait pas assez d’éloges pour vanter la hardiesse, la vigueur, la souplesse et l’élégance de doña Lorenza, la femme la plus femme qu’il lui eût été donné de contempler, disait-il, puisqu’elle restait gracieuse dans ces exercices de casse-cou.

L’heure s’avançait; on se remit en route par les bois. Albert, en dépit des obstacles du chemin, essaya de se tenir près de doña Lorenza. Les regards si profonds, si vifs, si doux de la belle créole troublaient le cerveau du jeune Français. La nuit vint, la lune se leva large et brillante, argentant çà et là le sentier devenu, assez large pour que l’on pût marcher deux de front. De sourdes rumeurs s’élevaient, bourdonnemens, craquemens de branches, mugissemens étouffés, bruit d’ailes; mais bientôt régna le grand silence des solitudes, uniquement troublé par le pas cadencé des chevaux..

Albert, au milieu des arbres gigantesques qui l’entouraient et auxquels la lune prêtait des formes fantastiques, se sentait ému. Le visage caressé par une brise tiède, parfumée, dont le souffle agitait à peine les feuilles, il marchait aussi près qu’il le pouvait de doña Lorenza, qui, drapée jusqu’aux yeux dans son écharpe, semblait écouter les tendres propos de son compagnon. Le jeune Français, presqu’à voix basse, parlait de la poésie des grands bois, des émotions de l’âme, de la majesté du crépuscule enveloppant la nature de ses voiles, la berçant de ses voix assourdies pour la livrer endormie aux bras de la nuit. Tout n’était pas à cette hauteur dans; le langage d’Albert; mais le vrai Français, l’être bon, loyal, sentimental, qui se cache si souvent à tort, sous des dehors moqueurs et sceptiques, se montrait en ce moment à découvert chez le jeune homme attendri.

Doña Lorenza, distraite, silencieuse, laissait dire le hardi cavalier, ravie de retrouver dans les sentimens qu’il exprimait un vague écho des longues causeries qu’elle échangeait avec son mari lorsque celui-ci, la nuit venue, s’asseyait à ses pieds pour attendre l’heure du repos. La créole était satisfaite de sa journée; elle avait réussi, sans qu’on pût l’accuser d’avoir failli aux lois de l’hospitalité, à humilier plusieurs fois l’étrangère. doña Lorenza, tandis qu’Albert, encouragé par son mutisme, s’enhardissait peu à peu dans ses propos, songeait à son mari, dont elle avait vu le regard, plein d’une sollicitude inquiète, la suivre dans ses courses périlleuses.

Quant à la cantatrice, elle n’eût point été femme, si son âme n’eût débordé d’un amer dépit; froissée, elle se considérait comme une victime traîtreusement attirée dans un piège. Depuis son arrivée au Mexique, elle vivait entourée d’un cercle d’adorateurs soumis, et voilà qu’elle se voyait soudain reléguée au second rang, même par ses compatriotes. Elle traitait doña Lorenza de sauvagesse; mais au fond elle sentait là une rivale implacable et redoutable, à laquelle elle ne pouvait pardonner les distractions visibles d’Albert.

Lorsqu’on atteignit l’habitation, de grands feux allumés éclairaient la petite vallée. On gagna la pelouse, où une table abondamment servie attendait les promeneurs. Vers neuf heures, la cantatrice voulut se retirer, et s’établit dans le palanquin de doña Lorenza. Les deux femmes se touchèrent simplement la main, et le regard ardent de la créole vint en quelque sorte se heurter contre le regard morne et froid de la cantatrice. Don Luis parut en selle, et marcha en avant pour reconduire ses hôtes jusqu’aux limites de son domaine, courtoisie dont l’étiquette lui faisait une loi.

De la terrasse, doña Lorenza suivit des yeux la cavalcade. Elle s’était pelotonnée dans son hamac tandis que Nilda la décoiffait. Elle ressentait une joie cruelle des mortifications infligées à l’étrangère, et une satisfaction profonde des complimens que lui avaient de nouveau valus pendant le repas ses témérités équestres. Elle gagna sa chambre, congédia ses femmes et s’étendit sur un fauteuil près du balcon. Pas un souffle d’air, pas une rumeur; on entendait crépiter les dernières branches des foyers mourans. Peu à peu la jeune femme se redressa; pâle, les dents serrées, le regard fixe, écoutant en vain, elle redescendit sur la terrasse. Les heures s’écoulèrent lentes, mortelles, emportant une à une les espérances de la créole. Elle avait cru le charme qui fascinait son mari rompu; elle avait rêvé qu’elle allait tenir là, près d’elle, lui parlant comme tous de sa beauté, celui-là seul pour qui elle était heureuse d’être belle, et elle attendait en vain. Sombre, l’œil sec, regardant son lac, elle veillait encore lorsque don Luis, bien avant dans la nuit, rentra, marchant sur la pointe des pieds et la croyant endormie.


V.

Le bal offert par le préfet à la cantatrice, bal dont la magnificence surpassa celui de la municipalité, eut lieu quelques jours plus tard, et doña Lorenza se retrouva en face de son ennemie. La créole était trop orgueilleuse, trop maîtresse d’elle-même pour que le ressentiment dont elle ne pouvait se défendre à la vue de l’étrangère se manifestât par du dépit; seulement elle s’arrangea de manière à écraser de nouveau sa rivale par sa supériorité féminine, à la battre en quelque sorte sur son propre terrain. Don Luis semblait plus absorbé que jamais par la coquette Américaine; quant au señor Albert, triste, abattu, rêveur, il n’osait confier à personne le mal qui le troublait.

L’entrée de doña Lorenza dans la salle de danse fit sensation, tant la jeune femme avait savamment approprié sa toilette à sa beauté. Rien de plus magnifique que ses épaules et ses bras, de plus brillant que ses yeux, de plus frais que sa bouche, de plus hardi que la guirlande de fleurs rouges et bleues dont elle avait orné sa chevelure. Cette fois encore elle avait dédaigné les bijoux, les diamans et les perles, confiante dans sa grâce suprême. A la grande stupéfaction de Quirina, elle se montrait vive, gaie, pleine d’entrain, ne manquait ni une valse ni un quadrille, et comme un papillon, voltigeait d’une extrémité du salon à l’autre, égayant tous les groupes de son beau rire. Abandonnant à la cantatrice le privilège de la gravité mélancolique, de la dignité rêveuse, la créole s’était faite oiseau. Après les élans d’une polka, elle se laissait choir sur un fauteuil avec cet air las, ce regard voilé, cette langueur qui lui seyait si bien, pour bondir tout à coup au milieu d’une de ces contredanses mexicaines qui n’ont répudié qu’à demi les hardiesses de la danse espagnole; mais le triomphe de doña Lorenza éclatait dans ces valses havanaises où la danseuse, doucement bercée par une musique lente, semble s’endormir gracieusement sur l’épaule de son cavalier. La créole fut la reine de ce bal, donné en l’honneur de la Wilson, et le jeune attaché d’ambassade ne fut pas le seul à le proclamer.

— Le Français est amoureux de toi, ma chère, dit doña Quirina à son amie vers le matin.

— Crois-tu? répondit celle-ci avec un sourire.

— Il ne te quitte pas des yeux. Du reste, quel philtre as-tu donc découvert à ton tour pour ensorceler les hommes? Mon mari te déclarait tout à l’heure plus belle que la chanteuse. — Serais-tu jalouse de moi?

— Non, Lorenza, je te connais; je te connais même assez pour comprendre que tu joues en ce moment quelque terrible jeu.

— Tu te trompes, Quirina, je m’amuse.

— J’observe, ma chère, et je vois que chacun des regards que tu accordes au Français, la Wilson le rend à ton mari.

— Eh bien? piqûre pour piqûre.

— La partie n’est pas égale, on te prend plus que tu ne saurais prendre.

— Que veux-tu dire?

— Promets-moi de ne faire aucun éclat, quoi que je puisse te révéler?

— Parle, ma bonne Quirina; je puis tout entendre sans faiblir.

— Ce n’est pas ta faiblesse que je redoute, c’est ta violence.

— Ma violence! dit la créole en laissant tomber ses beaux bras le long de son corps et en regardant son amie à travers les cils de ses paupières à demi closes.

Doña Quirina secoua la tête d’un air de doute. — La Wilson:, dit-elle en. se penchant vers Lorenza et en parlant à voix basse, part demain dans la nuit pour Puebla.

— Eh bien!. voilà une bonne nouvelle pour toi, Quirina.

— Oui; mais ton mari part avec la chanteuse; elle le lui a fait promettre.

Doña Lorenza saisit le poignet de son amie et la dévora du regard. — Qui t’a dit cela? demanda-t-elle d’une voix brève.

— Mon mari; tu me fais mal, ma chère.

Doña Lorenza ferma les yeux, ses doigts crispés se détendirent, — Eh bien! reprit-elle d’un ton dégagé, ton mari s’est moqué de toi ; don Luis ne partira pas.

En: ce moment, Albert venait chercher la créole, qu’il avait invitée pour une valse, et elle s’éloigna, mollement appuyée sur le bras du jeune Français.

— Est-il vrai, lui demanda-t-elle à l’improviste que vous partez demain dans la nuit?

— D’où le savez-vous?

— De quelqu’un qui prétend que je ne dois pas croire à vos protestations de dévoûment.,

Albert allait répliquer.

— Chut ! dit la créole, on nous entend.

Au bout d’un instant, elle saisit au passage le bras de son mari et laissa le jeune Français dépité de n’avoir pu s’expliquer. Le jour allait paraître; les femmes s’envolèrent, et doña Lorenza, qui avait donné le signal du départ, voulut par caprice regagner le domaine à pied. Elle espérait, en marchant côte à côte avec lui, une confidence de son mari à propos du voyage qu’il allait entreprendre ; il ne lui parla que du succès qu’elle avait obtenu, la prit dans ses bras lorsqu’il fallut traverser la rivière, et se montra tendre, empressé, caressant. — Quirina a menti, se répétait la créole ; il m’aime et ne songe pas à commettre-une telle félonie.

Durant la journée du lendemain, don Luis ne s’absenta que pendant la matinée ; le soir, il parcourut le domaine. doña Lorenza sut incidemment que, dès le point du jour, il avait expédié plusieurs chevaux de main et une valise à Cordova.

— Ah ! s’écria la créole avec douleur, cette femme veut qu’il y ait du sang entre elle et moi.

Elle dîna en tête-à-tête avec son mari, qui le soir devait la conduire au théâtre. Vers six heures, elle était prête à partir. Le soleil se couchait dans un ciel empourpré, l’air était lourd, sec, les oiseaux de proie regagnaient leur aire plus tôt que de coutume. Le lac, reflétant les nuages rouges, semblait plein d’un sang vermeil et miroitant.

— Le vent du sud soufflera violemment cette nuit, dit doña Lorenza ; ne ferions-nous pas mieux de rester ici ?

— Y songes-tu, ma chère, laisser ta loge vide ?

— Je suis triste, reprit la jeune femme, de sombres rêves me tourmentent, je me sens menacée dans mon bonheur. Restons, je t’en supplie.

Don Luis se dégagea doucement de l’étreinte de sa femme, deux larmes brillaient entre les cils de la créole.

— Est-ce donc sérieux ? dit-il en se rapprochant d’elle avec vivacité ; le vent du sud soufflera certainement ce soir, et tes nerfs s’en ressentent. Reste ; je vais prévenir que l’on dispose de ta loge.

— Ce soin est-il si important que tu doives t’en charger ? Envoie quelqu’un. Voyons, je vais m’établir sur la terrasse, tu te placeras à mes pieds, nous causerons, veux-tu ?

— Soit, dit don Luis.

Mais, au lieu de s’asseoir, l’hacendero se mit à se promener de long en large ; de temps à autre, ses regards anxieux se tournaient vers la route de Cordova.

— Il m’échapperait, pensa la jeune femme, qui, se levant soudain, donna ordre d’amener son palanquin.

— J’ai voulu t’éprouver, dit-elle avec enjouement ; tu m’as cédé, merci ; mais je sais que la Wilson chante pour la dernière fois, il nous faut l’entendre ; partons.

Don Luis, surpris, se tourna vers sa femme ; elle se drapait dans son écharpe, et l’obscurité empêchait de distinguer ses traits.

— Belle capricieuse, dit-il en lui baisant la main ; partons donc, puisque c’est toi qui le veux. En ce moment, doña Lorenza fut tentée de se jeter dans les bras de son mari, de lui faire part de ses craintes, de ses douleurs si longtemps cachées; mais elle sentait les sanglots lui monter à la gorge, et elle ne voulait pas pleurer. Don Luis, ceignant l’épée, que ne quittent guère les gens de sa caste, se mit en selle ; une heure plus tard, les deux époux entraient au théâtre.

Aussitôt qu’il aperçut la créole, Albert accourut, et ne bougea plus d’auprès d’elle. Doña Lorenza, parfois absorbée, mais plus souvent provocante, semblait prendre plaisir à écouter les galanteries du jeune Français, qui peu à peu devint plus chaleureux. Lorsqu’il exprimait la violence de son admiration en termes passionnés, doña Lorenza, se tournant vers lui, secouait la tête d’un air de doute, tout en le regardant de cet œil velouté, humide, dont l’expression le grisait.

— Je pourrais croire à vos protestations, don Alberto, si je ne savais que vous partez ce matin à trois heures, lui dit-elle tout à coup.

— Je pars chassé par votre indifférence, señora; un mot de vous me retiendrait.

— Jésus! mes paroles ont-elles tant de puissance?

— Essayez.

— Vous avez un maître.

— Pas d’autre que vous, je le jure. Que ne puis-je, ajouta le jeune diplomate en joignant les mains et prêt à mettre un genou en terre, vous voir autre part qu’en public, vous montrer mon cœur à nu!

— Ne connaissez-vous pas le chemin de mon domaine?

— M’autorisez-vous donc à me présenter?

— Oui certes, notre seuil n’est fermé qu’à nos ennemis.

— Quand?

Don Luis s’absentait à chaque acte; doña Lorenza le vit en ce moment sur le seuil de la loge, et ne retira pas sa main qu’Albert avait saisie. — Ah ! dit-elle en élevant un peu la voix, demain, après, tous les jours, je suis sans cesse là. Dans deux heures, par exemple, je rêverai sur mon balcon, fumant, selon la vilaine coutume que vous reprochez à mes compatriotes.

Don Luis ne laissa pas au jeune homme le temps de répondre; il entra brusquement dans la loge au moment où le rideau se levait. Les lèvres pâles, les yeux ardens, l’hidalgo regardait sa femme avec douleur et stupéfaction, le Français d’une façon sinistre. Lorsque le rideau se baissa sur le dernier acte de la pièce, ce fut Albert qui, empressé, couvrit les épaules de doña Lorenza de son manteau; il allait même lui offrir le bras, lorsque don Luis l’écarta.

— Au revoir, señora, dit le Français en appuyant sur ces deux mots. — Au revoir, répondit la créole, qui le salua d’un doux regard. Tu rentres avec moi? demanda-t-elle à son mari.

— Non; la señora Wilson part cette nuit, et je vais lui faire mes adieux.

— Ces adieux seront-ils si longs que je ne puisse t’attendre? Va et reviens, j’ai des confidences à te faire.

Don Luis parut hésiter. — Pars, dit-il, je ne retournerai que demain à Santa-Rosa.

— Au revoir, señor, dit la créole à l’attaché d’ambassade, qui, ayant suivi les deux époux, les saluait de nouveau.

Doña Lorenza sentit son mari tressaillir. Elle monta dans son palanquin. — Adieu, lui dit-elle.

Il la regarda longuement et répondit : — Au revoir.

Au moment où les porteurs se mirent en marche, une rafale brûlante passa sur la ville; le redoutable vent du sud se déchaînait enfin, balayant de Vera-Cruz à Puebla les plaines et les sommets. Lorsque doña Lorenza s’engagea dans les bois d’orangers, onze heures sonnaient aux clochers de Cordova. Les arbres, secoués furieusement, heurtaient leurs branches avec fracas. Le souffle embrasé dont l’apparition sur les côtes mexicaines est aussi redoutée que celle d’un ouragan faisait au loin mugir l’air, et chassait devant lui des flots de poussière, des amas de feuilles et de rameaux.

Rentrée chez elle, doña Lorenza, sans se dépouiller de sa parure, s’enveloppa d’une écharpe. D’une voix impérieuse, elle ordonna de placer dans le salon deux lumières protégées par des garde-brise, et fit appeler les métisses attachées à son service. — Restez là, dit-elle en leur montrant le fond de l’appartement, et quoi que vous entendiez, quoi qu’il arrive, que pas une de vous ne bouge.

La jeune femme, d’un pas rapide, saccadé, parcourait sans cesse la vaste pièce; on eût dit une lionne en cage. Ses beaux traits avaient une expression de douleur, sa bouche était crispée, ses yeux, fixes et durs, paraissaient agrandis. Jamais ses femmes ne l’avaient vue ainsi; pressées avec terreur l’une contre l’autre, elles regardaient leur maîtresse aller, venir, ne s’arrêter que lorsqu’une rafale passait sur la vallée et tourbillonnait en sifflant d’une façon lugubre autour de l’antique demeure.

En dépit de l’ouragan, la créole alla se poster sur le balcon. Le ciel était bleu, la lune venait de disparaître, et la lueur des étoiles, lueur intense sous les tropiques, éclairait vaguement la petite vallée. Les rafales, de plus en plus pressées, furieuses, devenaient effrayantes; le souffle passé, régnait un silence profond; mais bientôt des profondeurs de l’horizon partait une sourde clameur, comme si mille voix plaintives gémissaient au loin. La clameur grandissait, accourait, se rapprochait, éclatait formidable et sinistre; on eût dit alors qu’une meute invisible, aux aboiemens de laquelle se mêlaient des sanglots, traversait la verte pelouse. Les arbres craquaient, les pierres se heurtaient, la maison, sans cesse ébranlée, semblait vaciller. Parfois un vautour, arraché de son aire, poussait un cri de détresse en se sentant emporté dans la nuit.

Tout à coup doña Lorenza. sentit le sol frémir sous ses pieds; la terre tremblait légèrement en effet, comme il arrive le plus souvent. dans ces terribles ouragans des tropiques. Un bruit d’ondes remuées se faisait entendre, les regards de la créole se portèrent instinctivement vers deux palmiers, mais ce n’était que sous l’influence de la brise que le feuillage des deux beaux arbres imitait la rumeur des vagues expirantes. Doña Lorenza se tourna vers le lac et recula d’un pas, la surface polie sur laquelle glissait d’ordinaire le: souffle des orages sans réussir à la troubler s’agitait bouillonnante, et, blanche d’écume, débordait sur la pelouse.

— Ah! s’écria la jeune femme en prenant sa poitrine de ses deux mains, partout la tempête aujourd’hui ! — Et, arrachant le collier qui ornait son cou, elle le jeta superstitieusement vers le lac.

Elle gagna le fond de la pièce; ses femmes agenouillées priaient à haute voix. Elle saisit sa montre pour regarder l’heure, puis, jetant le fragile bijou sur le plancher, elle l’écrasa de son pied, fiévreux. — Meurs, dit-elle, toi qui marques cette heure maudite!

Elle revint près du balcon, et bientôt, l’oreille tendue, les narines dilatées, elle recula pas à pas vers une statuette de la Vierge. Elle semblait distinguer, au milieu des plaintes du vent, un bruit particulier perceptible pour elle seule. Sa pâleur était effrayante, son sein bondissait. Une voix s’éleva.

— Vierge sainte, s’écria-t-elle en levant ses beaux bras qui. se tordaient vers la statuette, tu sais que j’ai eu raison.

Une détonation retentit, puis un bruit de pas suivi d’un cri lugubre. Le vent se tut, on entendit un frottement d’acier contre les pierres du balcon, et les servantes entourèrent leur maîtresse en voyant don Luis, les cheveux, en désordre, apparaître l’épée à la main. En apercevant le groupe de femmes, l’hidalgo laissa choir son arme ensanglantée. — Je t’attendais, dit doña Lorenza d’une voix frémissante; je t’attendais, je savais bien que tu m’aimais encore, et que tu viendrais.

Elle s’avançait les mains tendues, don Luis reculait.

— Je t’attendais, reprit-elle, avec énergie; je ne voulais pas te voir partir avec cette femme, je ne t’aurais jamais pardonné. Je t’ai fait mordre au cœur par la jalousie, j’ai défendu. mon bonheur.. En ce moment, un gémissement, une plainte, un appel résonna au bas du balcon.

— Le Français se meurt, s’écria don Luis avec angoisse.

Alors, se précipitant vers son mari, l’entourant de ses bras, le soulevant de terre dans une étreinte furieuse : — Qu’importe ! dit la créole avec une joie sauvage, cruelle, puisque tu es là et que je t’aime!


La Wilson partit seule et dépitée durant cette terrible nuit, dont elle ne connut que plus tard les incidens ; elle prit le Mexique en aversion, et n’y fit qu’un court séjour. Don Luis porte à l’épaule gauche une légère cicatrice, et c’est sur cette épaule que doña Lorenza aime à s’appuyer, même lorsqu’elle se balance dans son hamac, ayant près d’elle son mari. Quant à M. Albert de Vieilleville, qui se sentit la poitrine traversée par une épée avant de pouvoir faire une seconde fois usage du revolver dont il s’était armé pour son expédition nocturne, il a dû la vie aux soins du docteur Bernagius, appelé en toute hâte d’Orizava, et qui le fit embarquer pour l’Europe aussitôt qu’il le vit convalescent. Albert raconte volontiers son aventure : elle ne lui a jamais nui dans l’esprit des Parisiennes; il croit fermement avoir été aimé de doña Lorenza, — c’est une illusion qu’il a payée assez cher pour qu’on la lui laisse.

Après le terrible ouragan qui troubla sa quiétude, on trouva le niveau du lac abaissé. Depuis lors, ses eaux ayant sans doute rencontré une issue souterraine, on les voit diminuer chaque année, s’encaisser plus profondément dans leur bassin de roches. Le docteur Bernagius, dans un de ses mémoires, a prouvé par des hypothèses aussi ingénieuses que savantes que le lac de Santa-Rosa finira par rester à sec, et que ses eaux dormantes sont désormais à l’abri de toutes les tempêtes.


LUCIEN BIART.