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L’Ecole bolonaise

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L’école bolonaise
Marcel Reymond

Revue des Deux Mondes tome 55, 1910


L’ÉCOLE BOLONAISE

Vers la fin du XVIe siècle, l’art italien subit une brusque et profonde transformation. Les deux grandes écoles, qui le dirigeaient depuis tant de siècles, la florentine et la vénitienne, semblent disparaître, et une petite école, la bolonaise, dont l’action jusqu’alors n’avait été que bien modeste et restreinte, prend la première place et dicte ses lois à toute l’Italie.

Pourquoi ? Comment un fait si extraordinaire a-t-il pu se produire ? C’est ce que nous voudrions rechercher ici. Nous voudrions montrer que l’apparition et la suprématie de l’école bolonaise ne furent pas des événemens dus au hasard ; nous dirons pour quelles raisons elle devint, à un moment donné, plus apte que toute autre à exprimer la pensée italienne ; nous dirons ses caractères, son succès, son influence dans le monde, et comment elle disparut à son tour, un demi-siècle à peine après avoir été formée.


I. — NÉCESSITÉ D’UNE RÉFORME DE L’ART

Il nous faut d’abord analyser les causes qui rendaient inévitables, vers le milieu du XVIe siècle, une transformation de la civilisation italienne et de ses arts, et qui firent naître cette renaissance chrétienne, ce mouvement de la contre-Réforme, dont le Concile de Trente fut la plus éclatante manifestation. Rome, la Papauté, l’Italie catholique, ne pouvaient plus continuer o vivre dans les conditions qui leur étaient faites et qui étaient le résultat de deux siècles d’ébranlement de la foi religieuse.

Deux causes principales avaient contribué à cet affaiblissement : le réalisme du XVe siècle et le paganisme du XVIe.

L’art si profondément chrétien qui régnait en Italie depuis de longs siècles, cet art qui eut au moyen âge, avec Giotto et son école, une si extraordinaire floraison, et qui, plus tard, trouva encore dans les œuvres d’un Fra Angelico une de ses manifestations les plus hautes et les plus pures, cet art subit une première atteinte au cours du XVe siècle. Les conditions sociales particulièrement prospères de l’Italie, et surtout de la ville de Florence, furent la cause de cette première modification de ses formes traditionnelles : les Florentins sont heureux de vivre ; ils n’ont plus, comme dans les époques troublées du moyen âge, un impérieux besoin de chercher des consolations dans l’espérance d’une vie future ; la vie terrestre leur est douce, ils l’aiment, ils la regardent avec complaisance, et leur art consiste à dire cette beauté que leurs prédécesseurs ne semblaient pas avoir comprise et qu’ils croient découvrir. Cette joie, cette tendresse de leur cœur, leur permet d’exprimer avec un rare bonheur tout un côté de la pensée chrétienne et de mettre sur le visage des vierges et des anges une beauté céleste et les plus doux sourires : mais s’y enfermer était un peu trop restreindre le champ de la pensée religieuse et laisser tomber tout le côté de noblesse et d’austères vertus que les siècles précédens avaient exprimé avec tant de puissance ; c’était oublier cette part de souffrance qui est le fond de toute philosophie et de toute religion et qui tient la première place dans le christianisme.

Cette recherche de la beauté, chaque jour plus dominante dans les pensées des artistes, va d’une autre manière encore contribuer à affaiblir le sentiment religieux dans leurs œuvres. Les artistes tendent à oublier le sujet qu’ils doivent représenter pour s’intéresser surtout aux accessoires dont ils encombrent leurs compositions et qui ne tardent pas à s’imposer au regard comme s’ils étaient le motif principal. Le caractère chrétien n’est plus le caractère premier de leur art ; une idée nouvelle apparaît, le désir de représenter la vie moderne. Cette vie, ils l’introduisent par des moyens détournés dans toutes leurs œuvres. Depuis les fresques de la chapelle du palais Ricardi où Benozzo Gozzoli déroule le pompeux cortège des Médicis figurant les rois mages, jusqu’aux Chambres du Vatican où Raphaël donne les traits de Léon X au pape qui arrête Attila, partout nous voyons les peintres peupler de portraits leurs compositions religieuses ; et l’idée chrétienne tend à s’effacer de plus en plus ; l’union intime entre la forme et la pensée va s’affaiblissant sans cesse pour donner naissance à ces formes d’art qui furent si néfastes au moment de la pleine Renaissance.

Mais, malgré les reproches que l’on peut faire théoriquement à cet art, en se plaçant soit au point de vue de la pensée chrétienne, soit à celui d’une pure conception logique, il faut reconnaître qu’il fut de la plus séduisante beauté. Son illogisme fait en réalité la plus grande partie de son charme et de son intérêt, car il correspond à l’illogisme de cette époque si étrangement ballottée entre les idées les plus diverses ; il est bien l’image de ce siècle de transition où les idées anciennes viennent se heurter aux idées modernes et où l’on voit s’unir deux mondes qui ne tarderont pas à se combattre et à se séparer.

Au XVIe siècle apparaît une idée nouvelle qui va achever de transformer l’art : l’influence du paganisme, l’influence des lettres et des statues antiques. Les artistes italiens, déjà si amoureux de la beauté, étaient tout prêts à comprendre et à aimer l’antiquité ; ils vont se passionner de plus en plus pour les formes étudiées en elles-mêmes, dégagées de tout but expressif, tirant tout leur prix de leur charme et de leur harmonie. Par l’imitation de la statuaire antique, l’étude du nu se substitue à celle de la figure vêtue, et c’est en peuplant de nudités leurs scènes religieuses que les artistes donnèrent le dernier coup au sentiment chrétien et le firent disparaître presque totalement de l’art de la Renaissance


II. — IMPUISSANCE DES ANCIENNES ÉCOLES A RÉFORMER L’ART

Rome même, la capitale de la chrétienté, s’était laissé corrompre ; l’art antique qui était l’art de peuples guerriers, où la force tenait le premier rang, devait convenir tout spécialement à ces papes du XVIe siècle, qui vécurent au milieu des guerres, à cet Alexandre VI qui, un moment, a pu rêver de réunir toute l’Italie sous sa domination, et à ce Jules II qui, lui-même, en vrai général, dirigeait des armées. Tout ce siècle à Rome est rempli du fracas des armes. Partout, dans les œuvres des artistes, même dans les Chambres de Raphaël, luisent les éclairs des cuirasses et des épées. Ce sont des récits de bataille qui couvrent les murs du Vatican, et, sur la Tombe de Jules II, le Moïse de Michel-Ange est la plus brutale glorification de la force que l’art nous ait donnée.

Avec Michel-Ange, avec ses élèves, c’est l’antiquité, c’est le paganisme qui triomphe définitivement à Rome, qui transforme l’art de fond en comble et qui achève de détourner les esprits de l’expression des idées chrétiennes, pour les orienter vers la recherche exclusive de l’étude des formes et surtout de l’étude de la nudité des corps. Dans l’art de Michel-Ange, il est vrai, il y avait un caractère profondément dramatique et douloureux, qui provenait des terribles circonstances sociales au milieu desquelles il avait vécu. Mais ses élèves, qui ne connurent pas les grands fléaux de l’invasion des armées étrangères, qui n’avaient plus les mêmes raisons que lui pour dramatiser leur art, laissèrent tomber le côté expressif de sa pensée et ne retinrent que son amour pour l’étude des formes. Dans le Jugement dernier, dans cette œuvre sauvage, toute pleine de sanglots, Vasari ne voit que des silhouettes et des muscles. La Renaissance règne vraiment alors dans toute la logique de son esprit avec Vasari, les Zuccheri et le Cavalière d’Arpino. C’est à leur art, c’est à cette chute qu’aboutit tout ce que la Renaissance avait voulu, tout ce que Michel-Ange avait enseigné.

Ces artistes étaient d’une science vraiment extraordinaire. « Ma science perdra mes successeurs, » avait prévu Michel-Ange. Ils savent tout et ils croient ne plus avoir besoin de la nature ; ils ont emmagasiné dans leur mémoire toutes les formes variables que revêt la vie, et leur génie, leur prétendu génie, les amalgame, les fond, les corrige selon un idéal qu’ils estiment supérieur à tout ce qui vit. Avec leurs formules, ils peuvent sans peine composer les scènes les plus vastes et les plus compliquées ; ils ne reculent devant aucune tâche, quelque difficile qu’elle soit, mais leurs compositions, vides de pensée, représentent maintenant pour nous, non plus un sommet d’art idéal, mais une des périodes les plus stériles de l’histoire de l’art.

Que pouvait-il sortir de cet art, sinon une formidable réaction ? Après ces fictions et ces rêves, il fallait loucher terre et chercher une base solide où s’appuyer. Ce maniérisme, cet oubli de la nature, devaient provoquer un violent accès de naturalisme, et faire naître l’art du Caravage. Le premier, il formula les préceptes du réalisme et donna de magnifiques exemples de ce qu’on en pouvait attendre. A la fin du XVIe siècle on peut dire de lui qu’il sauva l’art. La vie du Caravage, écrite par Bellori, est fertile en précieux enseignemens ; elle nous fait pénétrer dans la pensée des artistes de cet âge, dans les diverses raisons qu’ils pouvaient avoir d’adopter l’art nouveau ou d’y résister. « Caravage, dit Bellori, ne regardait ni les statues antiques, ni les peintures si célèbres de Raphaël, et ne prenait que la nature pour sujet de ses études. Lorsqu’on lui conseillait d’étudier les plus illustres statues de Phidias ou de Glicon, il se contentait, comme réponse, d’étendre la main vers la foule des passans en disant que la nature l’avait suffisamment pourvu de modèles. »

Son succès fut prodigieux. Mais les anciens maîtres défendaient leurs doctrines et ils trouvaient aisément les défauts de l’art nouveau. Avec raison ils reprochaient au Caravage de n’avoir pas d’imagination, de passer sa vie dans les cabarets et de n’avoir ni goût, ni choix dans ses sujets. Et ces critiques, qui n’étaient pas sans valeur, trouvaient leur écho dans le clergé : les prêtres condamnaient comme trop vulgaire la manière dont le Caravage représentait la Vierge, le Christ et les Saints. Le Saint Mathieu qu’il avait fait pour l’église de Saint-Louis des Français ne fut pas accepté parce qu’on trouva qu’il était sans dignité, qu’il n’avait ni l’attitude, ni l’air d’un saint, avec ses jambes croisées l’une sur l’autre et ses pieds trop grossièrement exposés aux regards du public. La même mésaventure arriva à sa Mort de la Vierge qu’il avait faite pour Sainte-Marie della Scala : elle fut refusée parce qu’on trouva qu’il avait trop fidèlement imité une femme morte avec son enflure. Et le clergé avait raison ; l’art si admirable en soi du Caravage ne pouvait convenir à l’expression des idées religieuses. Ses conséquences ont duré jusqu’à nos jours, mais au moment où il apparut il ne pouvait avoir à Rome qu’une influence secondaire. Le monde religieux voulait un art plus digne, plus noble, au risque de l’avoir moins vrai.

C’est ainsi qu’à Rome ni l’art des successeurs de Michel-Ange, trop inspiré de l’antiquité, ni l’art du Caravage, trop lié à la nature, n’offraient à la Papauté la forme idéale qu’elle désirait. Avant de dire comment l’école bolonaise allait trouver cette forme, il nous reste à montrer qu’à ce moment aucune autre école italienne n’était en mesure de pouvoir le faire.

Mettons tout d’abord de côté Florence qui ressemble singulièrement à Rome, et cela se comprend puisque, pendant tout le XVIe siècle, ce sont des Florentins qui dirigent les destinées de Rome et que deux grands papes du début du siècle sont des Médicis. A Florence, plus encore qu’à Rome, règnent les élèves de Michel-Ange, les purs disciples de la Renaissance, Bandinelli, Cellini, Danti, Ammanati : la Papauté n’a rien à demander à ces artistes impuissans à lui offrir autre chose qu’un art ayant cessé de lui plaire.

L’école vénitienne, la plus grande de l’Italie après la florentine, ne s’était pas aussi complètement laissé séduire par le style de la Renaissance, et, à ce titre, elle aurait pu être plus sympathique à la Papauté, mais elle avait un autre vice à ses yeux. Pas plus que l’école florentine de ce moment elle n’était chrétienne. Son art était devenu trop mondain, soit par suite de sa recherche trop exclusive de la beauté, soit par suite de sa subordination aux intérêts des grandes familles vénitiennes. Pour un vénitien, tout tableau a pour but, non d’exprimer une idée chrétienne, mais de chanter Venise, d’en célébrer la gloire et la grandeur. Les artistes vénitiens reprennent, en les poussant à l’extrême, les formes que les Médicis avaient demandées à Benozzo Gozzoli et à Ghirlandajo.

Le procès que le Saint-Office intenta à Paul Véronèse est un des plus singuliers et des plus notables événemens de l’art italien. Véronèse est traduit devant le tribunal de l’Inquisition, lui, le plus grand peintre de son époque, et dans une ville qui avait pu se vanter jusqu’alors de son indépendance à l’égard de l’autorité pontificale, et ce fait seul suffit à montrer l’étonnante puissance, la tyrannie, que la Papauté allait exercer sur toute l’Italie à la fin du XVIe siècle. Le tribunal demande à Paul Véronèse de se justifier du reproche d’hérésie ; il lui demande si, vraiment, il a voulu railler la religion en introduisant dans ses tableaux ces nains, ces bouffons, ces chiens, ces courtisanes, tout cet appareil de luxe et de fêtes qui semble vouloir transformer les scènes religieuses en débauches vénitiennes. Véronèse s’excuse humblement, il a quelque peine à comprendre qu’on puisse l’accuser de semblables fautes, tellement elles sont loin de sa pensée. Certes, non, il n’a pas voulu agir en hérétique ; il a agi simplement en artiste, en disciple de son temps, ne cherchant qu’à faire une œuvre charmante, toute pleine de vérité et de vie. Le tribunal accepte ses excuses ; il veut bien ne pas le considérer comme un criminel, mais sa sentence n’en reste pas moins terrible pour l’art vénitien, car elle déclare à Véronèse que de tels amusemens ne sont pas pour lui plaire et qu’il est inconvenant qu’un peintre puisse avoir l’idée de traiter de manière si profane et si licencieuse les grandes scènes de la vie du Christ. On lui pardonne, mais on lui dit de ne plus recommencer. Nous n’y avons pas assez pris garde : ce jugement marque la fin de l’école vénitienne. Paul Véronèse n’a pas de successeurs. Nous allons voir l’école vénitienne sommeiller pendant tout un siècle et ne vivre, elle jusqu’alors si autonome et si fière de son indépendance, qu’en s’éloignant de ses traditions et en se mettant à la remorque des écoles étrangères. Les peintres de Venise vont imiter les peintres de Bologne, et cela est logique : c’est la suite de l’arrêt porté contre Paul Véronèse, c’est la conséquence de l’action souveraine exercée sur toute l’Italie par les papes de la contre-Réforme : ils exigent que partout l’art se consacre exclusivement au service de la pensée chrétienne.

Enfin, dans l’évolution des écoles italiennes, un point capital ne doit jamais être oublié, c’est l’action profonde exercée par Léonard de Vinci sur les écoles du nord de l’Italie. Léonard quitte Florence avant que la doctrine de l’imitation de l’antiquité y soit devenue un dogme. Il résume en lui toutes les conquêtes de l’école naturaliste de Florence et il les porte à leur plus haut degré de perfection. A l’opposé des artistes qui cherchent dans leur pensée des formes supérieures aux formes créées, il est par excellence le scrupuleux observateur de la vie, le savant, non l’inventeur, le fidèle, non l’imaginatif. Il se distingue, toutefois, des purs réalistes tels que le Caravage qui, pour donner à leur doctrine une forme plus impressionnante, s’attachent à ne faire aucun choix dans la nature ; il met, lui, tout son art, en étudiant cette nature, à choisir ce qu’elle nous présente de plus beau : mais son dogme est que toute beauté est renfermée en elle et que le véritable rôle de l’artiste est de la découvrir, de la comprendre et de la reproduire.

Cette doctrine de Léonard était également apte à se prêter aux formes les plus diverses : elle pouvait satisfaire tour à tour les écoles les plus spiritualistes, toutes concentrées dans l’étude de l’âme humaine, et celles qui se contentent de se réjouir à la vue des formes et des couleurs, à la vue de toutes ces beautés dont la nature se pare pour charmer nos yeux.

Léonard était un grand spiritualiste comme son maître le Verrocchio, mais il y avait en lui l’âme d’un voluptueux, et sa vie, passée tout entière, non dans la tranquille solitude des ateliers florentins, mais à la Cour des grands de la terre, à la Cour de Louis le More, de César Borgia et de François Ier, s’orienta de plus en plus vers les idées de joie et de volupté : et c’est par là surtout que son art jeta les plus profondes racines dans le Nord de l’Italie, dans l’art de Giorgione et dans l’art du Corrège, fécondant ainsi la moitié de l’Italie, et régnant dans toutes les régions où ne dominait pas la Renaissance. Léonard à Milan, Michel-Ange à Rome, sont les deux pôles de l’art au XVIe siècle. La rapidité avec laquelle l’art vénitien a passé de l’art des Bellini à celui de Titien ne peut s’expliquer que par l’influence de Léonard sur Giorgione.

Le Corrège plus que tout autre fut l’héritier, le véritable continuateur de Léonard, et par lui le successeur du Verrocchio et de tous les grands florentins du XVe siècle ; il a leur sourire, leur grâce, leur mouvement, leur naturalisme, toute leur science ; mais son art, trop empreint de volupté, ne pouvait être encore ce que la Papauté désirait. Toutefois, par son expression, sa tendresse, son émotion, il devait être le plus utilement consulté et servir de point de départ à cette école bolonaise qui allait prendre en main les destinées de la peinture italienne.


III. — CAUSES DE LA SUPRÉMATIE DE L’ÉCOLE BOLONAISE. SES CARACTÈRES

Ce que ni Rome, ni Florence, ni Venise, ni Milan, ni Parme ne pouvaient faire, c’est Bologne qui le fit. Bologne était également éloignée de Florence et de Venise, de celle Renaissance et de ce sensualisme qu’il s’agissait du combattre ; elle était ainsi mieux préparée que toute autre à redevenir chrétienne. D’autre part, sa situation près de Parme et de Milan la mettait à même de recueillir les grandes traditions du Corrège et de Léonard. Mais surtout, Bologne était une vieille ville universitaire, un des plus grands centres de la pensée en Italie ; il y avait chez elle, plus que partout ailleurs, ces traditions d’intellectualisme merveilleusement propres à favoriser cet art religieux que demandait impérieusement la Papauté. Enfin Bologne, depuis quelques années, faisait partie des Etats pontificaux. La Papauté y était chez elle ; là elle trouvait des savans, des lettrés, des artistes, toutes les ressources intellectuelles dont elle était dépourvue depuis si longtemps. La nomination au Pontificat de deux Bolonais, de Grégoire XIII et de Grégoire XV, dit mieux que tous les raisonnemens l’importance que Bologne prit à ce moment dans les destinées de l’Italie.

Il convient d’insister et de se rendre, compte des extraordinaires conséquences qu’eut l’annexion de Bologne aux Etats de l’Eglise. Les malheurs du moyen âge, l’exil d’Avignon, le grand Schisme, avaient fait de Rome une ville désemparée, dépourvue de tout organisme social ; autour de Rome, dans le territoire pontifical, seule, l’Ombrie, pauvre, sans grandes villes, avait donné des écoles d’art ; mais elle n’était qu’un satellite de Sienne et de Florence.

Par suite de l’annexion de Bologne, c’était un avenir tout nouveau qui s’ouvrait pour elle ; Bologne était un des grands centres de l’Italie, c’était peut-être le plus grand centre intellectuel ; tout autant que Padoue, elle était célèbre par son Université, et un dicton populaire avait marqué ce caractère en disant : Bologna docet. Elle donne des papes à Rome avant de lui donner des artistes, et chez ces papes, comme, chez ces artistes, nous trouverons un même caractère : ce sont des lettrés, des universitaires. Avec Grégoire XIII, ce n’est plus un grand seigneur, un Borgia, un della Rovere, un Médicis ou un Farnèse, qui monte sur le trône de Saint Pierre, c’est un savant. C’est l’Université, c’est la science italienne qui, par lui, donne au monde le Calendrier grégorien et qui, mettant au premier rang des préoccupa-lions pontificales le désir d’instruire le peuple, lui fait construire plus de vingt grands collèges.

De Grégoire XIII il faut rapprocher cet autre Bolonais, le pape Grégoire XV, qui ne régna que peu de temps, mais dont le principal souci fut encore le problème de l’instruction et qui fonda le plus vaste établissement d’instruction qu’il y ait au monde, non pas un collège pour une ville, non pas une université pour une province, mais une université pour le monde entier : la Propagande.

Ce qu’ils ont commencé à faire par l’école, les papes le continueront par l’œuvre de leurs artistes. L’art de Bramante et de Michel-Ange ne saurait plus les satisfaire et les maîtres de Bologne vont réaliser la forme nouvelle correspondant à l’idéal de leur pensée, les Bolonais pour se conformer à leurs désirs se préoccupèrent avant tout de concevoir leurs sujets chrétiens le plus chrétiennement possible et ils retrouvèrent ainsi la loi la plus essentielle- de l’art, celle qui consiste à faire concourir toutes les formes à l’expression des pensées. C’était ce que Giotto, et, après lui, tous les maîtres du XIVe siècle avaient fait, c’était ce que les Florentins du XVe avaient parfois oublié, et c’est pour avoir péché par là que tant d’œuvres du XVIe, malgré leur science, nous sont devenues si profondément indifférentes.

Le plus souvent, pour caractériser l’art des Bolonais, on dit qu’ils ont été des éclectiques, et on les raille de l’imitation qu’ils ont faite de l’art des autres. Il est vrai qu’ils ont su admirablement tirer profit des découvertes de leurs devanciers, prenant le dessin aux Florentins, le coloris aux Vénitiens et le modelé au Corrège, mais s’ils n’avaient été que des éclectiques, leur art compterait pour bien peu. Leur éclectisme ne fut qu’un moyen, le côté secondaire de leur art. Leur vrai mérite, c’est d’avoir fait un art logique, c’est d’avoir compris que la forme doit être la servante fidèle de la pensée.

C’est la pensée qui, désormais, va guider la main des artistes, c’est à elle que tout sera subordonné. Nous ne verrons plus, dans la représentation d’une scène religieuse, cette introduction si illogique de personnages contemporains, nous ne verrons plus dans le dessin d’une figure la préoccupation de formes ou de gestes n’ayant aucun rapport avec l’idée à exprimer. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra combien, au point de vue qui nous occupe ici, l’art des plus grands maîtres de la Renaissance, celui même de Raphaël et de Michel-Ange, avait été parfois irrationnel. C’est bien mal concevoir le motif de la Mise au tombeau que d’attirer principalement l’attention, comme le fait Raphaël, sur un beau jeune homme qui, en soutenant le corps du Christ, ne songe qu’à faire valoir l’élégance de ses formes et de son attitude ; c’est mal représenter le motif d’Héliodore chassé du Temple que d’y introduire le Pape Jules II et les grands dignitaires de sa Cour ; bien plus blâmable encore est cet Incendie du Bourg qui semble n’être qu’une série d’études d’après de beaux modèles d’atelier ; et que dire de ce Jugement dernier de Michel-Ange, cette gigantesque planche d’anatomie, si indécente, que les Papes durent en faire recouvrir les nudités ?

Les Bolonais, grâce à leur volonté de faire concourir toutes les parties de leur œuvre à l’expression de la pensée, ont pu concevoir toute une série de motifs reproduisant, dans une forme très claire et très saisissante, les principales scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, et ils ont été particulièrement remarquables par leur puissance dramatique, dans la représentation du supplice des martyrs et dans les scènes les plus douloureuses de la vie du Christ, dans la Crucifixion, la Descente de croix, la Mise au tombeau.

Nous avons dit les mérites des maîtres de l’école bolonaise, il nous faut montrer leur faiblesse, et dire pourquoi leurs œuvres, malgré leurs qualités, n’éveillent pas en nous les mêmes joies esthétiques que celles de leurs prédécesseurs.

L’éclectisme des Bolonais, leur volonté de réunir en eux toutes les qualités italiennes ne leur a pas permis d’en porter aucune à son plus haut degré de perfection. Ils ne sont pas, ils ne pouvaient pas être, de grands coloristes comme les Vénitiens, et leurs œuvres ne sauraient en rien être comparées à celles de Titien, Tintoret ou Véronèse. Ils n’ont pas ce souci intense de la beauté des formes qui avait créé les mains de la Joconde, la Galatée de Raphaël ou l’Adam de Michel-Ange. Ils ne s’intéressent pas autant que les maîtres de la Renaissance à la beauté des corps nus ; ils sont trop des intellectuels. Ils ne sont pas très habiles dans l’art de manier la couleur, surtout dans l’art de peindre à l’huile ; leur inexpérience, l’abus des vernis et des bitumes, une mauvaise manière de les employer, ont fait noircir leurs œuvres, qui, pour la plupart, ne nous sont parvenues que presque méconnaissables. Comme tous les Italiens, à l’exception des Vénitiens, ils ont particulièrement excellé dans la fresque.

Surtout, et ce fut là leur plus grande infortune, ils furent appelés à créer un art chrétien à une époque qui ne pouvait être très profondément chrétienne. C’est une tâche qu’ils vont accomplir avec leur raison plus qu’avec leur cœur. Ils n’ont plus la sainteté d’un Fra Angelico ; ils n’ont plus cette foi qui fit des siècles du Moyen âge les grands siècles de l’art chrétien.

Malgré tout, les Bolonais, avec leurs qualités et leurs défauts, n’ont cessé jusqu’à nos jours d’avoir les sympathies des chrétiens. Les artistes, les historiens d’art, les dilettanti, leur préféreront d’autres maîtres, mais eux ils conservent les secrètes faveurs de l’église, et cela se comprend. L’école de Giotto, celle de Fra Angelico, aujourd’hui si justement admirées, sont d’un art encore inachevé et renferment en elles un principe d’archaïsme qui les rend un peu incompréhensibles à la foule des fidèles. D’autre part, les peintures de la Renaissance, malgré leur beauté, peuvent déplaire parce qu’elles ne sont pas assez chrétiennes. C’est pour ces raisons que l’école bolonaise, plus savante que l’école de Giotto et plus chrétienne que l’école du XVIe siècle, a conservé la faveur du monde chrétien. Il n’est pour ainsi dire pas un presbytère, pas un couvent, où l’on ne trouve quelque gravure d’une de leurs œuvres. Le nom de Carrache est encore populaire à l’égal de celui de Raphaël.


Trois hommes de la même famille, les trois Carrache ont fondé l’école bolonaise.

Augustin semble l’avoir marquée de son vrai caractère. Dès sa jeunesse, poussé par le désir de savoir, il avait étudié à l’Université de Bologne ; il y avait suivi les cours de mathématiques, de rhétorique, de philosophie, de belles-lettres. C’était une nouveauté dans le monde des artistes, et son maître lui reprochait les heures passées à l’Université, comme autant d’heures de moins consacrées à l’étude de la peinture. Augustin Carrache, poussé par son amour des sciences et des lettres, en vint à l’idée de créer une école qui serait comme une université pour les peintres. Il ouvrit une académie, où l’on n’enseignait pas seulement l’art de la peinture, mais les cours les plus divers sur la symétrie, la perspective, l’anatomie, l’architecture, où l’on apprenait l’art de choisir les sujets et de composer. On l’appelait l’Académie des Desiderosi, en raison de l’ardent désir des élèves de créer un art nouveau. Augustin Carrache fut un passionné graveur, et cela se comprend, étant donné la tournure de son esprit. La gravure était pour lui et pour ses élèves le meilleur moyen d’éducation ; par elle ils pouvaient réunir sous leurs yeux le plus grand nombre possible d’élémens d’instruction. Augustin fit peu de peintures ; toutefois, la Communion de saint Jérôme, que le Dominiquin imita plus tard, suffit à sa gloire.

Louis Carrache fut un homme d’un tout autre tempérament, et son action fut non moins utile dans la formation de l’école. C’était un penseur, un homme extrêmement réfléchi, qui passait pour un esprit lent parce qu’il méditait beaucoup. Il fut un des premiers à se rendre compte des graves défauts de l’école de Michel-Ange, à reconnaître les dangers auxquels pouvaient conduire de fausses recherches d’idéal, et à comprendre que le salut ne pouvait venir que d’un retour à la nature. En somme, il arrivait aux mêmes conclusions que le Caravage, mais sans se laisser entraîner aux mêmes excès de réalisme.

Annibal fut le véritable homme de génie de la famille. Ce n’était ni un homme d’étude, ni un homme de grande réflexion, mais il avait le don suprême, il était peintre.

Ces trois maîtres eurent les mêmes admirations et la même doctrine. Tous les trois ils voyagèrent, surtout dans le nord de l’Italie où les écoles de peinture étaient si florissantes. Ils furent les disciples des Vénitiens, mais plus encore ceux du Corrège et du Baroche ; ils connaissaient aussi les maîtres de l’Italie centrale et, avant d’étudier Raphaël à Rome, ils avaient admiré la Sainte Cécile à Bologne et, à Parme, la Madone de Saint-Sixte.

C’est surtout entre les mains de leurs élèves que l’école prit sa véritable importance lorsque ces maîtres abandonnèrent la ville de Bologne et qu’ils eurent à décorer les splendides églises dont la Papauté venait de terminer la construction. Le Guerchin, le Guide, Lanfranc, l’Albane, surtout le Dominiquin, voilà le faisceau d’artistes qui représentent vraiment à la Cour pontificale du XVIIe siècle la nouvelle école avec ses caractères essentiels.

Au moment où les Bolonais viennent à Rome, les papes de la contre-Réforme ont déjà manifesté leur volonté de réagir contre le mouvement de la Renaissance par la construction de nombreuses et vastes églises. Ils renoncent au style qui avait été créé par Bramante et ses disciples, et ne veulent plus se satisfaire d’un art où tout était subordonné à des recherches esthétiques, où la pensée chrétienne ne semblait plus jouer qu’un rôle secondaire. Ils sont indignés que le monument qui aurait dû être le grand symbole de la chrétienté, le Saint-Pierre de Bramante, soit si peu une église, qu’il ait été conçu si complètement en dehors de toutes les traditions chrétiennes et de toutes les nécessités du culte. Ils ne comprennent pas qu’une église ne puisse avoir comme décoration sur ses murs que des pilastres, et sur ses voûtes que des caissons.

Par leur volonté nettement manifestée, les églises nouvelles vont redevenir vraiment des églises parfaitement adaptées aux cérémonies religieuses et dont tous les élémens décoratifs seront faits en vue de l’édification des fidèles. Le vaste espace d’une nef unique, désencombrée de piliers, le peu de profondeur du transept, permettent à la foule de voir également bien de toutes parts l’autel et la chaire où parle le prêtre. Toutes les surfaces libres, les murs, les voûtes, les pendentifs, les coupoles, sont livrées aux peintres pour être couvertes de sujets chrétiens. Les murs de l’abside surtout, au lieu d’être percés de fenêtres, au lieu d’être ornés de pilastres ou de colonnes saillantes, ne sont plus que des surfaces lisses destinées à recevoir de grandes compositions religieuses qui s’imposeront aux regards des fidèles.

C’est pour décorer ces églises que les peintres de Bologne sont appelés à Rome, c’est là qu’ils trouvent un immense champ de travail, semblable à celui que les basiliques du moyen âge avaient offert aux maîtres de l’école de Giotto ; et, comme au temps de Giotto, leurs peintures vont être des œuvres d’enseignement, faites pour instruire les fidèles. L’église redevient la Bible du peuple.

Les églises types de cette époque sont le Gesu (1558), la Chiesa nuova (1575), Saint-Louis des Français (1589), S. Andréa della Valle (1591), S. Carlo al Corso (1612), S. Carlo a Catinari, Saint-Ignace (1626). Malheureusement un certain nombre d’entre elles, notamment le Gesu et la Chiesa nuova, ont été très profondément modifiées au cours du XVIIe siècle et ont pris, par suite des décors du Bernin, de Pierre de Cortone, du Baccicio ou du Père Pozzo, un caractère tout différent de celui qu’elles avaient à l’origine. Pour se rendre compte de ce qu’était une église de la fin du XVIe siècle, décorée par des maîtres bolonais, il faut voir l’abside de Saint-Ignace et surtout celle de S. Andréa della Valle, peinte par le Dominiquin.


IV. — INFLUENCE DE L’ÉCOLE BOLONAISE

L’activité est si grande en Italie au début du XVIIe siècle, les idées agitées sont si nombreuses et si fécondes que l’art italien, grâce aux maîtres de Bologne, agit sur l’Europe tout entière ; jamais peut-être il n’eut un empire plus absolu : toute l’Europe du XVIIe siècle est italienne, comme elle sera toute française au XVIIIe siècle. C’est de l’Italie que sortent Poussin et Claude Lorrain en France, Rubens et van Dyck dans les Flandres, Ribeira, Velazquez et Murillo en Espagne, et, dans une grande mesure, Rembrandt dans les Pays-Bas.

Poussin est venu directement de France à Borne, et n’a pas connu en Italie d’autre école que celle de Borne. Il a les qualités essentielles des Bolonais ; il est profondément spiritualiste et religieux, comme ce Dominiquin qu’il admirait tant et qu’il estimait être le plus grand des peintres après Raphaël ; comme les Bolonais, et plus qu’eux tous peut-être, il est le maître de la pensée, le philosophe, le vrai universitaire. Il n’a pas, il est vrai, cet éclectisme qui est une des marques de l’école bolonaise ; il ne connaît pas les Vénitiens, il n’est jamais allé à Parme étudier la grâce du Corrège, et de tous les maîtres dont se sont inspirés les Bolonais celui qui a eu la plus grande action sur lui, c’est Raphaël. Et, en véritable chrétien, en puritain, en janséniste, il laisse tomber ce qu’il y avait de profane, de sensuel dans l’art de ce maître, pour n’en retenir que la pensée, la noblesse et la haute philosophie.

Rubens est aussi un bolonais, mais avec des tendances toutes différentes de celles du Poussin. Lui, ce n’est pas à Rome qu’il s’installe en arrivant en Italie, mais à Mantoue et à Venise, et sa première impression, celle qui ne s’effacera pas, c’est l’impression vénitienne : il devient coloriste et il ne cessera jamais de l’être. Mais, malgré la prédominance de ce caractère, il appartient essentiellement à l’école de Bologne, dont il a toutes les qualités, le respect de l’idée, la science de la composition et la puissance expressive. Comme les Bolonais, il est un chrétien, et il consacre la plus grande partie de ses œuvres à l’expression des drames de la vie du Christ. Étant moins sévère qu’eux et plus ardemment dramatique, il pouvait avoir plus d’action encore sur les esprits : mais par certains côtés brillans il annonce déjà la forme nouvelle qui va succéder à l’art de la contre-Réforme et qui s’incarnera dans les œuvres de Pierre de Cortone et du Bernin. — Si l’on veut comparer le Poussin et Rubens, ces deux maîtres en apparence si dissemblables, on peut dire que Rubens est un bolonais qui a connu les Vénitiens et le Poussin un bolonais qui n’a pas vu le Corrège.

L’art si peu flamand de Rubens est entré en Flandre dans les fourgons du duc d’Albe qui, après avoir tenté de détruire la race et la vieille civilisation flamandes, fit des Flandres une province espagnole, toute dominée par le christianisme méridional du XVIIe siècle. L’âme de cette civilisation nouvelle était Ignace de Loyola : Rubens en fut le bras.

Et comment ne serait-il pas lui aussi un pur italien, ce Van Dyck, qui eut Rubens pour maître et qui passa sa jeunesse en Italie, à Venise, à Rome et à Gênes, lui qui a peint tant de Madones et tant de sujets religieux, qui, comme tous les Bolonais, a une si vive sensibilité et ne diffère d’eux, ainsi que Rubens, que par cette puissance de coloris qu’il tient des Vénitiens ?

Il est très intéressant de voir comment Velazquez se rattache intimement à l’école italienne, sans toutefois appartenir à l’école bolonaise. Velazquez est un maître qui ne peut se comprendre que par l’influence des Lombards et des Vénitiens. La révélation de son génie lui vint lorsqu’il vit les peintures de Rubens et lorsque à Madrid il put étudier les plus admirables chefs-d’œuvre italiens réunis par Charles-Quint. Plus tard il connut personnellement Rubens à Madrid et il parcourut une première fois l’Italie, visitant Venise, Rome et Naples où il fit la connaissance de Ribeira dont les œuvres firent sur lui une si grande impression. Il fait un second voyage d’Italie, en 1648 ; il voit Parme, il découvre le Corrège et ce fut la suprême influence qui mit le comble à son génie.

Velazquez résume toutes les recherches italiennes, non pas dans l’art de penser et de composer, mais dans l’art de peindre. Il n’a rien pris à Raphaël, à Michel-Ange ou aux Carrache, mais il poursuit tout ce qu’avaient cherché le Titien et le Corrège. Dans l’étude qui nous occupe, il est intéressant de voir comment les circonstances au milieu desquelles il a vécu ont fait de lui une exception dans le monde chrétien du XVIIe siècle. Les rois d’Espagne, au service desquels il passa toute sa vie, ne lui demandèrent que des portraits. Velazquez enfermé à la Cour de Madrid est un peintre de Cour, un aristocrate, indifférent au mouvement démocratique qui entraîne son siècle. Et il vit triste près de l’Escurial, quand l’Europe tout entière s’emplit de joie.

En Espagne, l’homme du XVIIe siècle c’est Murillo, l’homme qui, vivant en dehors de la Cour, a senti battre dans ses veines l’âme du peuple. Ce que voulait l’école bolonaise, ce que voulaient le Guide et le Dominiquin, nous le trouvons chez Murillo qui sut mettre dans ses œuvres toute la tendresse, toute la sensibilité du christianisme de cette époque. Et comment isoler Rembrandt, comment ne pas le rapprocher des maîtres européens du XVIIe siècle, tous animés des mêmes pensées ! Que ce soit dans l’Italie catholique, que ce soit dans les Pays-Bas protestans, la religion est alors au premier plan dans les préoccupations des esprits : si l’on veut, pour employer un mot plus général, je dirai non pas la religion, mais l’humanité. Nous sommes loin de ces artistes de la Renaissance, de ces imitateurs de l’antiquité, qui ne veulent regarder que la forme des corps ; nous sommes loin de l’époque où l’on a pu dire que le propre de l’art du dessin était de bien savoir faire un homme et une femme nus ; nous sommes dans le siècle des âmes. Partout, sous quelque drapeau religieux que l’on combatte, c’est l’éducation, c’est la moralisation de l’homme que l’on vise, c’est à son âme que l’on s’intéresse.

Dans cette grande lutte contre le paganisme de la Renaissance, dans cet élan de bonté qui s’efforce de secourir toutes les misères, les pays protestans agissent comme les papes de la contre-Réforme ; il semble même que ce soit un peu sous l’influence du protestantisme que se soit modifiée l’orientation de la Papauté. C’est un pape venu du Nord, le pape Adrien VI qui, le premier, avait tenté une réforme restée infructueuse parce qu’elle était prématurée. Et, au XVIIe siècle, c’est un artiste du Nord qui, plus que les Italiens peut-on dire, a exprimé la vraie pensée de son temps. Rembrandt, qui est le plus prodigieux ouvrier qu’on ait jamais vu, le plus extraordinaire manieur de la couleur, le plus juste observateur de la lumière, est avant tout le peintre des âmes. Rembrandt qui, dans l’art de peindre, dans l’art de mesurer la lumière, peut trouver un rival en Velazquez, de quelle hauteur ne le dépasse-t-il pas par la profondeur de sa pensée ?

Que Rembrandt ait beaucoup étudié les Italiens, il n’en faut pas douter. Les collections de peintures et de gravures italiennes qu’il avait réunies à si grands frais, les dessins qu’il fit d’après les maîtres italiens et notamment d’après Léonard en sont la preuve. Sans jamais se laisser détourner de son but, sans s’attarder aux jeux de coloris des Vénitiens, sans éloigner ses yeux de la réalité vivante et souffrante, comme le faisaient les copistes de l’antiquité, Rembrandt, n’eût-il peint que les Disciples d’Emmaüs, doit être tenu pour un des plus grands spiritualistes de l’art, pour le vrai et pour ainsi dire le seul disciple de Léonard.


V. — DECLIN DE L’ECOLE BOLONAISE

Nous avons vu naître l’école bolonaise, nous avons dit ce qu’elle était et quelle influence elle avait exercée ; il nous reste à voir comment elle va finir.

C’est Rome même, c’est le vieux levain romain, qui va rejeter cet art venu de Bologne. Rome n’était pas exclusivement la ville des Papes, c’était toujours un peu la ville des Césars, avide de joie et de plaisir. Cette Rome, qui avait vu l’âge d’or de la Renaissance, elle avait bien créé l’art de la contre-Réforme, mais, cette réaction avait été faite par des papes qui ne sortaient pas de son sein. Au XVIIe siècle, avec de vrais papes romains, avec un Borghèse, un Barberini, un Panfili, un Chigi, elle fera un art nouveau plus à son image.

Elle trouve l’art de la contre-Réforme, l’art des Bolonais, trop savant et un peu triste. Il lui faut un art moins destiné à des intellectuels, qui s’adresse moins à l’esprit et plus à la sensibilité, un art fait pour plaire plus que pour convaincre. Les temps d’épreuve sont passés ; l’hérésie n’est plus à craindre : il ne s’agit plus de faire des démonstrations de doctrine ; les intelligences sont conquises, il reste maintenant à les charmer. Pour agir surtout sur les masses populaires, il faut faire de l’église, non un milieu grave et austère, mais un salon, un lieu de repos et de fêtes, où le peuple sera chez lui, où lui, le misérable, il trouvera une demeure plus belle que celle des rois, où tout l’attirera et le retiendra, la beauté de l’architecture, des sculptures et des peintures, une église qui sera un théâtre, où, au milieu des accords musicaux, se dérouleront les plus belles fêtes qui puissent enchanter les yeux. Les Jésuites ont été les grands organisateurs de cette société nouvelle, et l’art du XVIIe siècle doit bien légitimement porter leur nom.

Le grand maître de l’âge nouveau fut le Bernin qui, plus que tout autre artiste, transforma Rome et lui donna son aspect actuel. Auprès de lui, Pierre de Cortone eut une influence non moins grande. Pour la première fois peut-être, l’art prend nettement et absolument avec eux un caractère décoratif, fait corps avec l’architecture et s’unit étroitement à elle par des formes peintes et sculptées. La coupole de Saint-André au Quirinal à Rome et les plafonds du palais Pitti à Florence sont les modèles incomparables de cet art.

Il a été beaucoup critique par les historiens qui n’ont pas su se placer au point de vue qui le faisait comprendre. A juste titre les philosophes lui ont reproché son caractère superficiel, la pauvreté de sa pensée, et les classiques sa fantaisie et ses caprices. Il ne faut lui demander que ce qu’il a voulu nous donner. Il a voulu nous plaire, charmer nos yeux et nul n’y a plus complètement réussi. Par là cet art a sa religion et sa philosophie, philosophie et religion consolantes, qui n’évoquent plus les terreurs de l’enfer, ne s’arrêtent plus avec trop d’insistance sur les souffrances terrestres, mais veulent semer la joie à pleines mains, mettre le sourire sur tous les visages et donner l’espérance aux plus déshérités. Heureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés : le Christ l’avait dit et les maîtres romains du XVIIe siècle le répètent après lui.

Pour comprendre cet art, il faut voir les églises du milieu du XVIIe siècle, et par exemple cette église de Sainte-Agnès, à la place Navone, si délicieusement jolie, dans le décor de ses colonnes et de ses pilastres cannelés, et dans la richesse de ses marbres, où s’unissent si intimement à l’architecture les grands bas-reliefs de marbre sur les autels et les immenses fresques sur les voûtes. Là le Baccicio a réalisé, dans les pendentifs de la coupole, une des plus délicieuses harmonies que l’on ait jamais trouvées pour unir les tons de la peinture à la richesse et à la variété des marbres.

Cette école de peinture qui a créé tant de chefs-d’œuvre dans les mains de Pierre de Cortone, du Baccicio, du Père Pozzo, va gouverner le monde jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est d’elle que sortiront les admirables décorateurs de l’école française, c’est elle qui va conquérir Venise même et qui, en lui donnant une vie nouvelle, trouvera chez elle sa plus parfaite manifestation dans les œuvres de Tiepolo.

Mais le jeu était dangereux de mettre tant de voluptés dans les églises ; la tentative était hardie, mais trop téméraire, de faire de la religion chrétienne une religion de plaisir, et de ressusciter le paganisme, fut-ce pour le faire servir au triomphe des doctrines du Christ. À ce jeu la religion devait être vaincue, et le XVIIIe siècle nous montrera partout le sentiment religieux s’affaiblissant de plus en plus et disparaissant comme submergé dans la sensualité d’un monde qui ne pense qu’au plaisir. L’Italie peut encore avoir les féeries de Tiepolo, elle ne connaîtra plus la religion du Dominiquin.


MARCEL REYMOND.