L’Ecole normale supérieure en 1848
Les journées de février 1848 ne surprirent pas les élèves de l’École normale supérieure. La révolution était dans l’air. La lecture toute récente des Girondins familiarisait les esprits avec les scènes révolutionnaires. Le journal d’Emile de Girardin, la Presse, que beaucoup d’entre nous lisaient chaque jour, semait dans la bourgeoisie, qui avait été jusque-là le principal appui de la dynastie, des germes de défiance et de désaffection. L’impopularité croissante de M. Guizot entraînait celle du roi, que ne défendait plus le prestige du duc d’Orléans. Les deux princes populaires, le prince de Joinville et le duc d’Aumale, servaient très noblement la France au loin, mais leur éloignement même affaiblissait la dynastie.
Dans la population parisienne, dans la garde nationale particulièrement, si longtemps dévouée au roi, presque personne ne prenait plus sa défense. Les partisans de la république y étaient à coup sûr en minorité ; seulement ils avaient la foi et l’audace qui manquaient de plus en plus aux partisans de la monarchie. Celle-ci s’écroula parce qu’elle ne trouva d’appui nulle part. La grande majorité des Parisiens ne souhaitait pas la révolution et n’y travailla pas. On laissa faire par indifférence et par détachement. Une fois de plus quelques hommes énergiques décidèrent du sort d’une masse inerte sans cohésion et sans force de résistance. La jeunesse des écoles fut naturellement entraînée par le mouvement. Elle défit la monarchie avec autant d’entrain qu’elle en avait mis à la faire en 1830. L’Ecole polytechnique, encore très populaire, donna le branle. Quelques élèves de l’École normale descendirent par une échelle qu’on leur avait apportée du dehors, pour se joindre aux insurgés.
Tout va très vite en temps de révolution. Du jour au lendemain, ces révolutionnaires de la veille se trouvèrent transformés en défenseurs de l’ordre. On avait eu besoin d’eux pour démolir : leur concours fut encore plus nécessaire pour raccommoder l’édifice social compromis. Nulle force publique n’existait plus. Les gardes municipaux, traqués par les émeutiers, réduits à couper leurs moustaches pour n’être pas reconnus, avaient disparu. Les soldats s’étaient débandés en levant la crosse en l’air. Il ne restait pas dans Paris un seul régiment pour rétablir l’ordre.
La popularité des écoles sauva tout. On put confier à une poignée de jeunes gens la garde de la capitale ; on en expédia même quelques-uns au dehors avec des missions de circonstance. Deux de nos camarades, Beulé et Moreau-Duviquet, fort inégaux en mérite et en distinction, remplirent dans le Nord les fonctions de sous-préfets. Par une singulière ironie du sort, Beulé, qui devait finir sa vie au service de l’ordre moral, prit ses premières leçons de politique à l’école de Delescluze.
Une autre fonction me fut dévolue. Un ordre du gouvernement m’adjoignit comme secrétaire à deux ingénieurs envoyés en mission pour rétablir la circulation sur la ligne du chemin de fer de Paris à Rouen. La création de cette ligne toute récente avait beaucoup ému la batellerie de la Seine, dont elle ruinait le commerce. Le premier effet de la révolution ayant été de suspendre un peu partout l’action de la force armée, les bateliers avaient profité de l’interrègne pour satisfaire leurs rancunes. Sur plusieurs points on avait mis le feu aux gares et déplacé les rails : il s’agissait de réparer ces dégâts et d’en prévenir le retour en arrêtant les incendiaires.
Nous partîmes des Tuileries dans l’attirail le plus étrange. Les deux ingénieurs et moi, nous prîmes place dans une des voitures de la cour que le gouvernement mettait à notre disposition. Derrière nous venaient quelques officiers et un médecin militaire en uniforme ; puis, dans de grands omnibus, quelques centaines de Parisiens, les futurs gardes mobiles, en costume de travail, presque tous en blouse. Tous portaient des fusils abandonnés par les régimens de ligne qui avaient fraternisé avec l’émeute. Un noyau de soldats et de sous-officiers donnait à cette troupe bigarrée l’apparence d’une force régulière organisée.
Voilà les seules ressources dont le ministre des Travaux publics put disposer pour rétablir les communications par la voie ferrée entre Paris et Rouen. Nous n’étions pas sans inquiétude sur la solidité de ces défenseurs de l’ordre improvisés. Pour la plupart émeutiers de la veille, comment se comporteraient-ils en face d’autres émeutiers ? C’était mal les connaître. Ils avaient bien pu prendre les armes dans un élan d’enthousiasme pour conquérir une liberté plus grande et fonder la république, mais leurs mains restaient pures : ils ne voulaient s’associer à aucun attentat contre les personnes et contre la propriété. On retrouvait en eux ce généreux instinct de la population parisienne qui, au moment même où elle s’emparait des Tuileries, écrivait sur tous les murs : Mort aux voleurs !
A leurs yeux, les gens qui avaient incendié les gares et enlevé des rails, au risque de causer de terribles accidens, étaient non des insurgés politiques, mais des criminels vulgaires. Quand il s’agit d’arrêter les coupables, nous ne surprîmes chez nos hommes ni un mouvement de pitié ni une minute d’hésitation. Nous arrivions à temps. Quelques jours plus tard la plus grande partie du chemin de fer aurait été détruite.
La révolution laissait les autorités désarmées. On se représente difficilement à distance le désarroi général. Entre le moment où l’ancien pouvoir succombe et celui où le pouvoir nouveau s’établit, personne ne sait plus ni commander ni obéir. Les magistrats suspects d’attachement au régime tombé se gardent pardessus tout d’agir, pour ne pas se rendre plus suspects encore. Le gendarme, qui est resté par devoir jusqu’à la dernière minute lu représentant de l’ordre, disparaît, quand il ne peut plus le défendre, en attendant des jours meilleurs.
Nous ne trouvions sur notre route ni une autorité debout ni une porte qui s’ouvrît facilement pour nous. Les populations livrées à elles-mêmes nous regardaient passer avec plus d’inquiétude que de confiance. Cependant la fermeté de nos chefs et l’attitude résolue de nos soldats finirent par inspirer le respect. Le premier jour, nous ne pouvions obtenir ni un renseignement ni un concours. Quels étaient les coupables, qui avait mis le feu aux gares, personne ne voulait nous le dire ; chacun se dérobait. Le second jour nous savions les noms des incendiaires et nous apprenions même où ils s’étaient réfugiés.
Il ne s’agissait plus que de les arrêter. C’est là que se montra l’admirable bonne volonté des Parisiens. Pendant que les magistrats et les gendarmes disparaissaient, ils s’offrirent pour les remplacer. Nous les conduisîmes dans les maisons qui nous étaient désignées, et, au risque d’être accueillis à coups de fusil, ils mirent la main au collet des malfaiteurs. Un de nos exploits fut d’arrêter un petit bâtiment à vapeur chargé de coupables. La batellerie de la Seine n’avait pas participé tout entière aux dégâts commis ; mais le personnel des incendiaires se recrutait dans ses rangs. Elle essaya d’en sauver quelques-uns. Nous arrivions au port au moment où le bâtiment suspect levait l’ancre. Nous fîmes aussitôt charger les armes, et nous déclarâmes au capitaine que, s’il continuait sa route, nous tirerions sur lui. Devant cette énergique sommation, il revint à son point de départ et nous livra ses passagers, que nous allâmes chercher à bord pour les conduire en prison.
Nous étions alors à Vernon. Là un de nos chefs, — je ne sais plus lequel, — eut une idée de génie. En visitant les magasins du train des équipages, qui sont fort considérables, il y trouva une énorme quantité de vêtemens. Il y prit ce qu’il lui fallait pour habiller notre troupe. Dans l’espace d’une après-midi, les Parisiens en blouse furent transformés en soldats du train. On n’imagine pas l’effet de cette transformation. La confiance des hommes en eux-mêmes en fut accrue et leur autorité morale doublée. Ils se comportèrent dès lors en véritables soldats avec un instinct commençant de la discipline. La population, que leurs costumes délabrés ne rassuraient guère, se mit à les considérer d’un tout autre œil quand elle les vit pimpans et propres sous des uniformes tout neufs.
Cela ne nous fut pas inutile quand nous arrivâmes à Rouen. Les habitans de la ville, en apprenant que des bandes de Parisiens s’avançaient vers eux, en conçurent un véritable effroi. Ils se croyaient déjà menacés de pillage, de violences, et se tenaient sur la défensive. Quand, au lieu des émeutiers déguenillés qu’ils se représentaient en imagination, ils virent arriver des gens en uniforme qui marchaient presque en bon ordre et ressemblaient à des conscrits plus qu’à des malfaiteurs, les visages s’éclairèrent. Les démonstrations hostiles qu’on nous préparait se changèrent en un accueil aimable. Ce fut bien autre chose encore lorsqu’on apprit le réel service que nous avions rendu et le courage de bon aloi qu’avaient montré nos hommes. On nous offrit alors l’hospitalité dans les meilleures maisons de la ville, d’où on ne voulait plus nous laisser partir. Je me vois encore entrant avec une écharpe tricolore et un grand sabre de cavalerie à la ceinture chez le censeur du lycée, M. Genouille, qui avait été l’un de nos maîtres à Louis-le-Grand, et auquel cet appareil guerrier fort inattendu inspirait une certaine déférence pour son ancien élève.
Ce métier de soldat dont je faisais l’apprentissage sur la route de Rouen, dans les premiers jours du mois de mars 1848, allait devenir celui de toute l’Ecole. Il ne s’agissait plus de cours ni d’études. Le gouvernement avait besoin de nous pour un autre devoir, il nous transformait d’office en défenseurs de l’ordre ; — défenseurs sans prestige avec nos habits et nos redingotes de gros drap simplement décorés aux collets des palmes universitaires, Aussi n’eut-on rien de plus pressé que de nous mettre sur le même pied que l’Ecole polytechnique, en nous donnant comme à elle un costume militaire.
L’histoire de notre costume est restée dans ma mémoire comme un des épisodes les plus gais de cette époque extraordinaire. Pour le composer, on avait nommé une commission où figuraient notre directeur, M. Dubois (de la Loire-Inférieure), un intendant militaire, un tailleur, et que présidait M. Letronne, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, directeur des Archives nationales. Pourquoi M. Letronne ? Sans doute parce qu’il avait beaucoup étudié la peinture dans sa jeunesse et qu’on espérait trouver chez lui, soit dans sa collection personnelle, soit aux Archives, quelques dessins suggestifs. C’était un petit homme au visage rasé, aux traits fins, aux cheveux naturellement bouclés. Il se tira fort spirituellement de cette présidence improvisée. Si je m’en souviens bien, il n’y eut du reste qu’une seule séance, à laquelle je fus conduit officiellement par notre directeur.
D’où me venait cet honneur ? D’un vote tout récent de mes camarades. La difficulté de maintenir l’ordre sans forces régulières organisées augmentait chaque jour. Le gouvernement était fort inquiet, il cherchait des soldats et des officiers. En même temps qu’avec une rare prévoyance il créait les bataillons de la garde mobile, il invitait les grandes écoles de l’Etat — l’Ecole normale supérieure, l’Ecole centrale, l’Ecole des beaux-arts, l’École d’Alfort — à choisir chacune par voie d’élection deux capitaines d’état-major qui, avec un certain nombre d’élèves de l’Ecole polytechnique et de Saint-Cyr, renforceraient l’état-major de la garde nationale devenu insuffisant. La section des lettres de l’Ecole normale voulut bien m’élire, pendant que la section des sciences élisait l’excellent M. Debray, mort il y a quelques années membre de l’Institut. Il fallait monter à cheval. Nous étions en général de pauvres cavaliers. Je crois me rappeler que M. Debray et moi nous fûmes surtout élus parce qu’ayant pris au collège des leçons d’équitation, nous savions nous tenir à peu près en selle.
Voici donc le nouveau capitaine d’état-major introduit devant la commission présidée par M. Letronne. Comment l’habillerait-on ? Lui donnerait-on un habit ou une tunique ? Un sabre ou une épée ? J’entendis une savante dissertation sur les avantages de la tunique, qui protège mieux le corps, surtout les entrailles, et je dois dire que, des orateurs qui prirent la parole, ce fut le tailleur qui me parut le plus éloquent. Soutenu par notre directeur, qui n’était pas fâché de voir ses élèves bien habillés, il insistait pour qu’on relevât notre uniforme par une écharpe, comme cela se fait dans beaucoup d’armées étrangères. Mais l’écharpe parut ambitieuse. A mon grand regret, on nous la refusa. On finit par adopter un uniforme qui n’était pas dépourvu d’élégance : une tunique foncée à un seul rang de boutons, avec un col de velours vert décoré de palmes universitaires en or, avec des paremens également en velours vert, un pantalon de même couleur que la tunique, relevé par une double bande de drap vert, un chapeau orné d’une grosse torsade en or et une épée attachée par un ceinturon de cuir noir.
Une fois l’école habillée, on lui donna des fusils et des instructeurs militaires. La philosophie, les lettres, l’histoire, les mathématiques, la chimie, la physique furent reléguées au second plan. Le maniement d’armes et l’école de peloton les remplacèrent. Lorsque des hommes d’une intelligence et d’une instruction à peu près égales manœuvrent ensemble, ils se forment plus facilement et mieux que des natures incultes et ignorantes mêlées à des gens cultivés. C’est le secret de la supériorité incontestable du bataillon de Saint-Cyr sur les bataillons ordinaires : d’ailleurs l’amour-propre s’en môle ; l’esprit de corps, le point d’honneur, stimulent la bonne volonté de chacun. Je ne sais si nos instructeurs voulaient nous flatter, mais au bout de deux mois ils nous assuraient que nous manœuvrions aussi bien que des Saint-Cyriens qui auraient commencé en même temps que nous.
Dans la matinée, M. Debray et moi, nous prenions part aux exercices de nos camarades ; mais le reste du temps nous le passions à l’état-major de la garde nationale, au rez-de-chaussée du palais des Tuileries, en compagnie des capitaines élus par les différentes écoles, de quelques Saint-Cyriens et de quelques élèves de l’École polytechnique. A chaque instant l’un de nous recevait l’ordre de monter à cheval, de porter les instructions du général aux extrémités de Paris, jusque dans la banlieue, de prévenir des violences, de dissiper des rassemblemens populaires, de faire entendre raison aux esprits exaltés : missions délicates, quelquefois dangereuses, mais dont nous nous tirions en général à notre honneur, grâce au prestige que conservait encore la jeunesse des écoles !
On me permettra de ne raconter que ce que j’ai vu. Dans cet immense Paris nous étions comme sur un champ de bataille où chacun ne voit qu’un coin de la mêlée. Jusqu’au 15 mai nous parvînmes sans trop de peine à faire respecter partout où nous paraissions l’autorité du gouvernement. Mais la journée du 15 mai nous fit entrevoir un avenir gros de menaces. Il suffit d’une fausse manœuvre ou d’une défaillance du général de la garde nationale pour laisser envahir l’Assemblée constituante. Le peuple de Paris, que nous avions contenu jusque-là, commençait à nous échapper pour porter la main sur la représentation nationale, sur les élus du suffrage universel.
Au moment où le général de Courtais faiblissait ou trahissait, son chef d’état-major, le colonel Guinard, sauva la situation par une promptitude de résolution dont j’eus la bonne fortune d’être l’exécuteur, j’étais seul avec lui dans son cabinet lorsque nous arriva la nouvelle de l’envahissement de l’Assemblée et de la dispersion des représentans. On nous annonçait en même temps qu’un gouvernement révolutionnaire s’organisait à l’Hôtel de Ville et qu’on appelait aux armes la population des faubourgs. L’heure était décisive. Si les émeutiers qui venaient de dissoudre l’Assemblée s’emparaient par surcroît de l’Hôtel de Ville, ils devenaient les maîtres de Paris et de la France. Le gouvernement provisoire disparaissait devant les sectaires des clubs et les agens de Blanqui.
Pendant que nous délibérions sur ce qu’il était possible de faire dans une conjoncture aussi critique, nous aperçûmes une légion de la garde nationale que nous connaissions bien, la sixième, une des plus dévouées et des plus sûres, qui suivait la rue de Rivoli en longeant la grille des Tuileries pour aller au secours de l’Assemblée. La résolution du colonel Guinard fut aussitôt prise : « Ces hommes se trompent de chemin, me dit-il. Il n’y a plus rien à faire à l’Assemblée, qui est maintenant dispersée. Le danger est à l’Hôtel de Ville. Capitaine, sautez par la fenêtre, — heureusement nous étions au rez-de-chaussée, — rattrapez la 6e légion et conduisez-la à l’Hôtel de Ville. Vous y entrerez coûte que coûte. » Je passais à cette époque pour un des meilleurs coureurs de l’école, où nous jouions aux barres avec passion. Je sautai dans le jardin et je rattrapai la tête de colonne à la hauteur de la rue de Castiglione. Le colonel de la 6e légion n’était pas à sa tête. Heureusement le lieutenant-colonel, qui le remplaçait, M. Watrin, de Metz, mon compatriote, me connaissait personnellement. Je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait, ce qu’on attendait de lui, et j’eus la bonne fortune de le convaincre. Il fallait qu’il me crût sur parole, puisque je ne lui apportais qu’un ordre verbal. Aussitôt, pour gagner du temps, nous traversâmes les Tuileries en diagonale, en prenant le chemin des quais. C’était un léger raccourci, surtout c’était une voie moins encombrée. Comme nous l’avions prévu, nous ne rencontrâmes sur notre route aucune difficulté.
Un quart d’heure après, nous débouchions au pas de course sur la place de l’Hôtel de Ville. Là nous attendait un spectacle tout à fait singulier. Les fenêtres de l’établissement municipal étaient garnies de personnes qui n’appartenaient ni au gouvernement ni à l’administration, qui s’installaient là comme en pays conquis et lançaient sur la place des appels aux armes. On reconnaissait parmi elles quelques-uns des habitués et des orateurs des clubs les plus violens. C’étaient ceux-là mêmes qui répétaient chaque soir qu’on allait se débarrasser de Lamartine, comme d’un endormeur du peuple. L’attentat était flagrant, l’usurpation sur la volonté nationale manifeste.
Chose extraordinaire, indice particulier du désordre des temps, un général de division, et deux régimens d’infanterie, les armes en faisceaux, assistaient impassibles à cette prise de possession du pouvoir. Je m’approchai du général en lui demandant pourquoi il n’agissait pas. Il me répondit philosophiquement : « Je n’ai pas d’ordres. » C’était cependant un brave soldat, le général Fouché, ancien commandant de la division de Metz. Auprès de lui, son aide de camp, M. Husson de Prailly, qui devait être tué dans les journées de Juin, se mordait les lèvres pour ne pas éclater. La révolution de Février avait émoussé chez beaucoup de chefs la trempe des caractères. Ils demeuraient inquiets et irrésolus, ils ne discernaient pas le devoir. Une première émeute ayant eu raison contre eux, ils se demandaient si les émeutiers du jour ne seraient pas une seconde fois les vainqueurs du lendemain.
Nous, nous n’étions pas comme le général. Nous avions reçu des ordres formels, et nous comprenions la nécessité d’y obéir. Après nous être retournés vers nos hommes, après avoir reconnu avec joie qu’ils étaient pleins d’ardeur, nous marchâmes résolument vers la porte centrale de l’Hôtel de Ville. Le lieutenant-colonel Watrin et le chef de bataillon Lecourbe, commandant du Ier bataillon de la 6e légion, neveu du général de ce nom, ne me quittaient pas. La grille qui entoure le monument était fermée ainsi que la porte. Ce fut un jeu pour nous d’escalader la grille. La porte résistait sous nos coups ; mais, en voyant qu’on allait l’enfoncer, ceux qui se tenaient derrière finirent par l’entrebâiller. Plus mince que mes voisins, j’entrai par l’ouverture et me trouvai un instant prisonnier. Heureusement nos adversaires n’avaient pas d’armes : je fus dégagé tout de suite par le premier rang des gardes nationaux.
Que se passa-t-il alors dans mon esprit ? Fut-ce le résultat de mes conversations avec le colonel Guinard ? fut-ce au contraire une inspiration personnelle, le sentiment d’un danger imminent ? Je ne saurais le dire. Mais je vis nos gardes nationaux si animés et les envahisseurs de l’Hôtel de Ville si peu en état de se défendre qu’il me parut nécessaire d’empêcher à tout prix l’effusion du sang. Si quelque violence était exercée contre des hommes désarmés et en désarroi, quel parti n’allait pas en tirer l’élément révolutionnaire ? Ne dirait-on pas le soir dans les faubourgs que les frères et amis, les véritables défenseurs du peuple, venaient d’être égorgés par la garde nationale ?
Tout plein de cette idée, je me plaçai sur la dernière marche du grand escalier de l’Hôtel de Ville, et, arrêtant au passage chaque rang de gardes nationaux qui montaient, je faisais remettre au fourreau les baïonnettes, désormais inutiles. Le défilé dura près d’une heure. Je ne quittai pas mon poste un instant, et lorsque Lamartine arriva, les vêtemens en désordre, le visage pâle, les traits fatigués, nous demandant avec anxiété ce qui s’était passé, nous pûmes lui remettre l’Hôtel de Ville et les prisonniers que nous y avions faits, sans que cette victoire fut troublée pour lui et pour nous par aucun remords.
Quelques jours plus tard, les officiers de la 6e légion, en m’offrant un banquet, voulaient bien dire que, le 15 mai 1848, l’Ecole normale les avait aidés à sauver la patrie. Je déclinai les félicitations personnelles qui m’étaient adressées pour les reporter sur notre chère maison et sur le chef d’état-major dont je n’avais été que l’instrument.
Les journées qui suivirent furent remplies pour nous d’inquiétudes. Nous avions réussi à arrêter un mouvement pacifique : n’allions-nous pas nous trouver en face d’une insurrection armée ? La propagande révolutionnaire continuait enflammée, implacable. Les membres du gouvernement provisoire, des républicains authentiques, qui avaient cent fois donné des gages à leur parti, étaient représentés comme inféodés à la réaction. Nous sentions autour de nous le mécontentement gronder et grandir.
Le gouvernement prenait déjà ses mesures en prévision d’une lutte qui paraissait inévitable. Un homme d’une grande droiture et d’une grande énergie, très républicain, mais très ferme, Clément Thomas, remplaçait à la tête de la garde nationale l’incapable général de Courtais. Des régimens intacts, qui n’avaient pas traversé les scènes énervantes des journées de Février, entraient dans Paris. Les généraux d’Afrique, Cavaignac, Lamoricière, Duvivier, arrivaient l’un après l’autre.
Malgré tant de bonnes volontés et tant de courages, tout cela ne nous eût pas sauvés si le gouvernement n’avait pris dès l’origine la précaution d’organiser et d’armer les bataillons de la garde mobile. Ces vingt mille hommes qu’il avait revêtus d’un costume militaire, disciplinés, exercés, eussent presque tous passé à l’émeute s’il ne les avait heureusement transformés en soldats de l’ordre. C’étaient en général de très jeunes gens, enfans ou plutôt gamins de Paris, arrachés par la solde, par l’uniforme et par la discipline aux tentations de la rue. Peu à peu les officiers qu’ils s’étaient donnés, qu’ils avaient choisis eux-mêmes dans la bourgeoisie libérale ou parmi les anciens militaires, leurs sous-officiers, qui sortaient en général de l’armée, avaient exercé sur eux une action bienfaisante. Quand arrivèrent les journées de Juin, ils étaient déjà détachés de leur ancien milieu, mûrs pour la défense de l’ordre. Ils le défendirent avec un courage héroïque, quelquefois aussi, il faut bien le dire, avec férocité.
Au premier moment, on se demanda ce qu’ils feraient entre leurs amis de la veille et ceux du lendemain. Les insurgés ne leur laissèrent pas la liberté du choix. Attaqués des premiers, attirés peut-être dans quelque guet-apens, ils répondirent à cette provocation par un long cri de vengeance. Tous ceux que nous vîmes au feu, superbes d’audace et d’élan, croyaient venger quelques-uns de leurs camarades assassinés, martyrisés par les émeutiers. Ils s’excitaient entre eux en se racontant des scènes horribles. L’histoire ou la légende du mobile scié entre deux planches fit en un clin d’œil le tour des bataillons.
Dès le début de l’insurrection, l’Assemblée nationale menacer s’entoura de toutes les forces dont elle était sûre. L’Ecole normale tout entière fut invitée à se rendre en armes auprès des représentans du pays. Nous sortîmes en bon ordre, ayant à notre tête le directeur, qui s’était coiffé d’une casquette et portait sur sa redingote une épée prise à l’un de nous. Arrivés à la rue Soufflot, alors en construction, nous nous trouvâmes en face d’une barricade que venaient d’improviser avec des moellons quelques habitans du quartier. Notre situation pouvait devenir critique. En même temps que nous voyions devant nous se dresser des insurgés, derrière nous se massait sur la place du Panthéon un bataillon de gardes nationaux singulièrement suspects. La plupart d’entre eux chargeaient leurs armes avec affectation et nous regardaient déjà d’un air menaçant. Le temps du prestige de la jeunesse des écoles était passé pour ne plus reparaître, la haine des classes commençait. En juillet 1830 et en février 1848, les fils de bourgeois conduisaient les ouvriers : cette fois les ouvriers se retournaient contre les fils de bourgeois.
Nous fûmes tirés de ce pas difficile par l’intervention de M. Pinel-Grandchamp, maire du Ve arrondissement. Il monta sur la barricade et nous adressa une harangue équivoque. Il nous sembla qu’il ménageait tout le monde, peut-être un peu plus les insurgés, à côté desquels il était, que l’Assemblée nationale, dont il était loin. Plus tard on lui fit payer cher son rôle dans l’insurrection. Il fut jugé et condamné. J’ignore ce qu’il avait fait pour cela. Mais nous fûmes convaincus, au moment même où il nous parlait, qu’il avait surtout voulu nous sauver en nous empêchant d’être pris entre deux feux.
Grâce à lui, la barricade s’ouvrit devant nous, et nous pûmes arriver sans encombre au siège de l’Assemblée. Là notre arrivée fut égayée par un incident comique qui contrastait avec la gravité des événemens. On prenait des précautions pour ne laisser entrer dans l’intérieur du palais aucune personne suspecte ; une police rigoureuse s’exerçait aux portes. Le costume à demi guerrier de notre directeur et surtout sa casquette inspiraient des inquiétudes ; on lui refusait l’entrée : nous fûmes obligés d’intervenir pour lui épargner cette humiliation.
L’Assemblée, qui dans un premier moment de surprise croyait avoir besoin de nous pour se garder, se rassura bientôt. Bien loin d’être menacée de subir la guerre, elle se portait résolument sur tous les points de Paris où éclatait l’insurrection. On n’admirera jamais assez l’énergie que déployèrent dans cette circonstance les représentais du peuple. Revêtus de leurs insignes, en tête des gardes mobiles, ils marchaient sur les barricades pour défendre au péril de leur vie la loi, l’intégrité de la représentation nationale, les volontés du suffrage universel violées par l’insurrection d’une minorité contre les élus de la nation. C’est là que Dornès tomba mortellement frappé et que Bixio eut la poitrine traversée par une balle.
Dans ce rôle actif, les représentais n’avaient plus besoin d’une garde immobilisée au siège de leurs délibérations. Ils demandaient surtout des officiers d’ordonnance, des jeunes gens résolus à les accompagner au feu. Un certain nombre de mes camarades remplirent cet office avec un grand courage. Debray, calme et intrépide, se multiplia dans les postes périlleux ; Dansin accompagna Boulay de la Meurthe à l’attaque du Panthéon, y fut légèrement blessé d’une balle au pied, et reçut la croix pour sa belle conduite.
Une fois l’École normale installée à l’Assemblée, j’étais naturellement retourné à l’État-Major, où m’appelait le devoir. Clément Thomas, notre nouveau général, m’avait pris en affection depuis le jour où l’on avait tiré sur nous un coup de pistolet pendant que nous traversions le pont de la Concorde pour nous rendre à la Chambre. Il ne me ménagea pas, et je lui en sus gré. Après m’avoir lui-même conduit au feu, pour s’assurer que je n’y ferais pas trop mauvaise figure, il me détacha auprès du général de Bréa, auquel le gouvernement confiait une mission périlleuse. Il s’agissait d’enlever les barricades derrière lesquelles se retranchaient les insurgés au sud de Paris, le long des boulevards extérieurs, de la barrière Saint-Jacques à la barrière d’Italie. On voulait les débusquer en même temps au sud et au nord, pour concentrer ensuite toutes les forces de l’attaque sur le faubourg Saint-Antoine, leur dernière forteresse. Pendant qu’un corps de troupes manœuvrait au nord, le général de Bréa opérait au midi.
Mon nouveau général appartenait au cadre de réserve et traversait Paris un peu par hasard. Le gouvernement, qui manquait d’hommes, l’avait saisi au passage pour lui confier de nouveau un commandement actif. Dans sa tenue, dans ses allures, dans ses gestes, dans sa manière de parler vive et colorée, jusque dans ses cheveux, qu’il portait flottans sur les épaules, on reconnaissait le Méridional. Il était né, en effet, à Menton, où sa maison conserve encore une inscription commémorative. A côté du soldat, il y avait en lui du poète et de l’acteur.
Disposant d’un bataillon de garde nationale, d’une batterie d’artillerie, et d’un peloton de cuirassiers, il marchait devant lui avec une confiance absolue dans le succès. Il était convaincu qu’il ne serait même pas nécessaire de tirer un coup de fusil, que sa seule présence, sa seule éloquence, amèneraient les insurgés à mettre bas les armes. Il parlait bien, avec une pantomime un peu théâtrale, mais avec un feu et une émotion qui saisissaient les foules. C’est ce qui le perdit.
Nous marchions en tête de notre colonne, le général, le lieutenant-colonel d’infanterie Thomas, le commandant Gobert, de la garde nationale, le capitaine de Mangin, de l’état-major de l’armée, et moi. Les barricades que nous avions reçu mission d’enlever étaient tout à fait primitives. De ce côté de Paris, les insurgés s’étaient bornés à fermer les grilles des barrières qui donnaient accès dans la ville et à amonceler derrière ces barrières des omnibus, des voitures de maraîchers, des monceaux de pavés. Des hommes armés montaient la garde pour ne laisser entrer ni sortir personne. Lorsque nous arrivâmes à la barrière Saint-Jacques, la première qui se trouvait sur notre chemin, le général entra aussitôt en pourparlers avec quelques délégués des insurgés qui paraissaient comme lui animés d’intentions pacifiques. On nous ouvrit la grille, on fit cercle autour de nous, et notre chef prit la parole en termes très concilians ; il annonça que le gouvernement, touché de la misère des ouvriers, venait d’abaisser le prix du pain, et il termina en demandant nettement que le terrain fût déblayé de tous les obstacles qu’on y avait accumulés.
L’effet de cette harangue vibrante fut immédiat. Les pauvres diables, qui s’attendaient en nous voyant venir à recevoir et à rendre des coups de fusil, furent enchantés d’en être quittes pour la peur. Il y avait parmi eux quelques anciens soldats. L’uniforme du général, sa crânerie, son langage paternel, les touchèrent jusqu’aux larmes, larmes de misère et de faim autant que d’émotion. En quittant la barrière, nous pûmes annoncer au gouvernement que la barricade n’existait plus, qu’à cette entrée de Paris la circulation était rétablie.
Cette victoire si prompte et si facile porta au comble la confiance que le général avait naturellement en lui-même : il se crut plus que jamais en mesure d’obtenir toutes les capitulations. Cependant nous avions reçu, chemin faisant, un avis qui était de nature à nous faire réfléchir. Pendant que nous longions les boulevards extérieurs dans la direction de la barrière d’Italie, j’occupais l’extrême droite de la tête de colonne. Tout à coup un ouvrier, qui nous avait suivis, s’approcha de moi et me dit à voix basse : « Prenez garde. Vous venez d’être bien accueillis tout à l’heure. Vous aviez à faire à de braves gens. Il n’en sera pas de même à la barrière d’Italie. Il y a là des repris de justice qui vous feront certainement un mauvais parti. Surtout n’entrez pas dans la barricade : il vous en coûterait cher. » Je regardai bien en face mon interlocuteur. Il avait une figure ouverte et honnête, une figure d’ancien soldat. Sa voix tremblait en me parlant. Il était évidemment sincère et il voulait nous sauver ! Que n’a-t-il été écouté ! Je fis ce que je pus pour cela, et je répétai immédiatement au général, en la soulignant encore, la confidence si grave que je venais de recevoir. Il m’écouta avec la sérénité aimable qui lui était habituelle, et il me promit d’être prudent. — Je croyais fermement qu’il le serait. J’avais compté sans l’optimisme naturel et la mobilité d’impression d’un tempérament méridional. Peut-être après notre entretien eut-il un instant de défiance et d’inquiétude. Quand il arriva devant la barricade, sa nature confiante avait déjà repris le dessus. Sans hésitation, sans réflexion, par une sorte d’entraînement irrésistible, il alla se livrer lui-même à ses assassins. Ce qui se passa alors fut un des plus odieux épisodes de l’odieuse guerre civile. Nous n’étions pas des combattans, nous n’avions pas échangé un coup de fusil. Nos quinze cents hommes et nos bouches à feu prenaient position en face de la barricade. Aucun signal d’attaque n’avait été donné de part ni d’autre. Il semblait même que la démonstration de notre force écrasante dût suffire pour amener la soumission des insurgés. Leur amoncellement d’omnibus, de voitures et de pavés n’aurait pas résisté un quart d’heure à nos canons.
C’est ainsi que nous le comprîmes tous, lorsque nous vîmes trois parlementaires sortir de la barricade et demander un entretien au général. Celui-ci s’avança aussitôt dans le grand espace vide qui nous séparait, emmenant avec lui le commandant Gobert et le capitaine de Mangin. Le lieutenant-colonel Thomas et moi nous restâmes par ordre un peu en arrière à la tête de nos hommes. Nous n’étions pas assez éloignés cependant pour ne pas entendre ce qui se disait. L’entretien se faisait à voix haute, les parlementaires insistaient pour que le général et ses deux compagnons les suivissent. Ils parlaient de l’effet que produirait la présence d’un chef de l’armée au milieu des insurgés. En le voyant, on reprendrait confiance et on mettrait bas les armes. Je m’attendais à un refus, tout au moins à une demande d’otages. Nous ne pouvions supposer que le commandant d’un corps de troupes se mît sans condition à la merci de l’ennemi.
Ce fut cependant ce qui arriva avec une telle rapidité que ni M. le lieutenant-colonel Thomas ni moi nous n’eûmes le temps de nous reconnaître. A peine les insurgés avaient-ils terminé leur harangue que le général, presque sans répondre, prit le chemin de la barricade. Je me précipitai pour entrer avec lui et j’arrivai au moment où la grille allait se refermer. J’entrais déjà, lorsqu’il m’arrêta d’un geste en me disant simplement, d’une voix tranquille, sans l’ombre d’une émotion : « J’ai assez de mes deux compagnons. Restez avec le colonel, nous allons revenir. » On eût dit qu’il s’agissait d’une simple promenade. Nous pensâmes depuis qu’avec son esprit chevaleresque, il n’avait pas voulu se montrer plus méfiant que les insurgés. Ils étaient venus à lui au nombre de trois, il allait à eux avec le même nombre de personnes.
Les heures qui suivirent peuvent compter parmi les plus douloureuses qu’il ait été donné à des hommes de cœur de traverser. Nous restions immobiles, paralysés, sans instructions, sans ordres. Nous entendions sur la rive droite de la Seine le canon gronder et s’avancer par les grands boulevards vers la place de la Bastille. C’est là qu’était notre rendez-vous, c’est là que nous aurions dû arriver les premiers par la rive gauche ; mais les heures succédaient aux heures, et le général ne revenait pas ! En face de nous la barricade paraissait presque déserte. On n’y entendait aucun bruit. Il nous semblait facile de l’enlever. Mais donner le signal de l’attaque, c’était condamner notre chef à mort. Nous attendions le cœur serré d’une inexprimable angoisse. Nous soupçonnions qu’un drame devait se passer de l’autre côté de la barrière, mais le bruit n’en arrivait pas jusqu’à nous, et nous cherchions en vain le moyen d’y intervenir. Trois heures au moins se passèrent ainsi, peut-être davantage.
Tout à coup nous vîmes sortir de la barrière deux des parlementaires qui avaient invité le général à y entrer. Ils étaient tête nue, ils avaient des larmes dans la voix, ils paraissaient désespérés. Sans le savoir, sans le vouloir, ils avaient attiré notre chef dans un piège. Après une longue discussion, les violens de leur parti avaient pris le dessus sur les modérés. Le général était en danger de mort, peut-être même était-ce déjà fini. Ils se remettaient entre nos mains comme des coupables involontaires, mais comme des coupables. Ils s’attendaient évidemment à être fusillés, nous n’y pensâmes pas une minute. Qu’aurions-nous fait de leurs vies ? Nous leur répondîmes que leur place n’était pas auprès de nous, qu’il ne leur restait qu’un moyen d’expier leur faute, se faire tuer pour sauver le général. Ils repartirent en courant, et tout rentra dans le silence.
Silence lugubre, rempli des plus funèbres pressentimens ! La situation ne pouvait cependant se prolonger. Où était le devoir ? Quel ordre nous donnait-on ? Qu’attendait de nous le gouvernement ? Au comble de l’embarras et de l’anxiété, le colonel Thomas, notre commandant provisoire, finit par envoyer un lieutenant de cuirassiers demander des instructions au général Cavaignac. L’officier partit à franc étrier et revint de même, son cheval blanc d’écume. Les ordres étaient formels : enlever la barricade sur l’heure sans aucun souci des conséquences, sans s’occuper de la vie du général, qui devait être mort. Il fallait que cette dernière forteresse des insurgés du côté du sud tombât avant la nuit.
Au signal donné, nos soldats s’élancèrent avec un élan irrésistible. En un clin d’œil la barrière fut escaladée. Il ne se trouva d’ailleurs personne pour la défendre, pas un coup de fusil ne fut tiré contre nous. Après l’attentat commis par quelques misérables qui furent heureusement retrouvés et punis, les insurgés s’étaient dispersés dans toutes les directions, justement effrayés des représailles dont ils se sentaient menacés. Ils firent bien de prendre la fuite. Il serait difficile de décrire l’exaspération de nos hommes quand nous découvrîmes le corps du général et celui du capitaine de Mangin affreusement défiguré par les coups de pistolet qu’on lui avait tirés dans l’oreille. Ce fut tout le long de la colonne un cri d’indignation et de vengeance. Ceux qui avaient assassiné et mutilé des parlementaires, des officiers français dont toutes les nations étrangères auraient respecté le caractère sacré, ne méritaient aucune pitié ! Pas de quartier pour eux ! La baïonnette en avant, sans qu’on pût les retenir, les soldats se précipitèrent dans les maisons et y massacrèrent tous les hommes valides, heureusement en petit nombre, qui y furent trouvés. Nous eûmes beaucoup de peine à arracher de leurs mains quelques malheureux qui demandaient grâce en protestant de leur innocence.
La veille déjà, sur la place du Panthéon où la lutte avait été si sanglante, j’avais vu les maisons fouillées avec fureur, tous les hommes chez lesquels on trouvait des armes ou de la poudre, dont les mains étaient noircies par la fumée du combat, — entraînés sur la place et fusillés sur l’heure. Des monceaux de cadavres avaient vengé la mort des camarades assassinés du haut des fenêtres ou par les soupiraux des caves. C’est là l’horreur de la guerre civile. Les crimes contre l’humanité qu’elle commence par commettre rendent les représailles inévitables et effroyables. Le barbare qui dort au fond de chacun de nous se réveille au contact des barbaries révolutionnaires.
Quand les gardes nationaux qui formaient l’arrière-garde de notre colonne apprirent qu’un aide de camp du général avait été tué avec lui, on crut que c’était moi. Il y avait là des gens de notre quartier qui me connaissaient, qui s’intéressaient à l’école. Un de nos professeurs les plus aimés, M. Wallon, maître de conférences d’histoire, portait le fusil dans le rang avec un courage simple et tranquille. Il pressa le pas pour aller reconnaître les cadavres et souleva avec anxiété le manteau militaire que nous avions jeté sur le visage défiguré du capitaine de Mangin. La fausse nouvelle n’en courut pas moins jusqu’à l’Ecole normale, où l’on me crut perdu. Si la presse avait eu alors le retentissement qu’elle a aujourd’hui, les crieurs de journaux auraient annoncé ma mort en l’accompagnant d’horribles détails pour faire monter la vente.
Lorsque je rentrai vers le soir, harassé de fatigue et d’émotion, pouvant à peine me tenir debout, mais vivant, quel accueil chez mes camarades, chez nos excellens directeurs ! M. Dubois, camarade d’école et ami de mon père, nature généreuse et sensible avec des dehors un peu âpres, me serrait dans ses bras, les yeux pleins de larmes, et ne cessait de me dire : « Mon enfant, mon cher enfant, que j’ai eu peur ! » M. Vacherot, notre directeur des études, si paternel pour nous, n’était pas moins ému.
Après trois jours de combats sans trêve, c’eût été bon de se reposer, de respirer un peu auprès de ces cœurs amis, mais je ne le pouvais pas. J’avais promis au colonel Thomas de ne pas l’abandonner dans cette soirée funèbre. Tout en faisant garder et en gardant nous-mêmes les corps des victimes, nous voulions fouiller tout le quartier, pousser nos reconnaissances jusqu’à la Seine, et arriver dès le matin au rendez-vous de la place de la Bastille après avoir nettoyé et balayé sur la rive gauche les derniers vestiges de l’insurrection.
L’opération fut si bien et si vigoureusement conduite qu’au point du jour, à pied, uniquement escorté de mon ordonnance, je pus suivre dans toute son étendue la rue Mouffetard, gagner les ponts et atteindre la rue Saint-Antoine. J’y arrivai pour le suprême effort. Des pièces d’artillerie faisant face au faubourg le couvraient de projectiles tandis que toutes les maisons qui avaient accès sur la place de la Bastille du côté de la rue Saint-Antoine étaient garnies de tirailleurs. La dernière de ces maisons, à gauche de la place, touchait aux grands boulevards. Un bataillon de mobiles s’y maintenait depuis la veille au prix des plus grands sacrifices. Son commandant, tous ses capitaines, étaient hors de combat. On me donna l’ordre d’en prendre le commandement.
C’était le point le plus rapproché du faubourg, par conséquent-le plus exposé. Heureusement nos hommes, déjà familiarisés avec la guerre de rues, avaient pris à tous les étages leurs dispositions de combat. Au rez-de-chaussée et à l’entresol, occupés par un café, les billards, dressés devant les fenêtres, servaient d’écrans pour arrêter les projectiles ; aux étages supérieurs, les fauteuils, les canapés, les matelas remplissaient le même office. Abrités derrière ce rempart, les tireurs se ménageaient des embrasures d’où ils surveillaient les fenêtres du faubourg pour y envoyer leurs balles aussitôt qu’une forme humaine apparaissait.
Peu à peu du reste le feu de l’adversaire se ralentit. À si petite distance, n’étant séparées du but que par la largeur de la place de la Bastille, nos pièces d’artillerie rendaient intenables les positions des insurgés. De notre observatoire nous apercevions distinctement l’effet de chaque coup. Il y avait surtout une maison d’angle à façade étroite, entre deux rues, dont les murs s’éventraient avec une rapidité effrayante. La canonnade, dirigée contre le second et le troisième étage, y avait creusé un immense trou béant. Ce trou s’élargissait à chaque détonation. On voyait venir le moment où la partie supérieure de l’immeuble s’écroulerait sur le premier et le rez-de-chaussée. La maison était en quelque sorte coupée en deux par un tir régulier et incessant. Il devenait évident que ni là ni dans aucune des maisons que nous avions en face de nous personne ne pouvait tenir.
Peut-être pouvait-on résister un peu mieux à l’abri d’une immense barricade élevée devant la grande rue du faubourg Saint-Antoine. Il semblait que ce fût une construction habilement faite suivant les règles de l’art militaire. On disait qu’elle contenait des tranchées intérieures par lesquelles les combattans pouvaient se défiler. On disait même que le plan en avait été fait par d’anciens officiers du génie passés aux insurgés. Qu’il fût ou non possible d’y résister encore, nous ne le savions pas. En tout cas, depuis environ une demi-heure le feu des insurgés avait cessé sur toute la ligne pendant que le nôtre redoublait de fureur.
Que se préparait-il ? Méditait-on contre nous une attaque souterraine ? Voulait-on nous laisser croire que la barricade était abandonnée et, au moment où nous y entrerions, faire sauter quelque mine ? Cette grande forteresse menaçante et muette ne nous disait rien de bon. Les projets de nos adversaires étaient beaucoup moins sombres que nous ne le supposions. Après avoir épuisé toutes les chances de la lutte, ils ne songeaient plus qu’à mettre bas les armes. Seulement, comme nous le sûmes plus tard, il fallait laisser le temps à chaque combattant de regagner son logement, de laver les mains et les visages noircis par la poudre, de faire disparaître avec les fusils toutes les traces de la bataille. Quand nous entrerions dans le faubourg, nous devions y trouver non plus des insurgés, mais des bourgeois et des ouvriers paisibles prenant le frais sur le pas de leurs portes ! Lorsqu’on supposa que le temps nécessaire à cette transformation était écoulé, le drapeau blanc fut hissé au sommet de la barricade, au bout d’une perche. Aussitôt le feu cessa de notre côté. Quelques minutes après nous vîmes plusieurs officiers s’avancer au milieu de la place de la Bastille, pour conférer avec les délégués des insurgés. La conférence fut rapide et définitive. La paix était signée. Nous en accueillîmes la nouvelle avec une joie profonde, par humanité, par lassitude et par horreur du sang versé.
Avions-nous le droit d’occuper déjà la grande barricade dont on racontait tant de merveilles, dont le mystère nous attirait depuis le matin ? Je ne sais si nous étions en règle. Mais, comme nous en étions les plus rapprochés, nous y entrâmes résolument sans en demander la permission à personne. On trouva sans doute que nous étions trop pressés, et on nous tira encore quelques coups de fusil du haut des fenêtres du faubourg. Nous pûmes heureusement nous défiler dans les tranchées profondes qui avaient été creusées entre les pavés et dont la combinaison nous parut à ce moment-là singulièrement ingénieuse. Ce fut le dernier soupir de l’insurrection. Tout le quartier rentra dans le silence.
Tout n’était pas fini cependant. Il restait à délivrer deux représentans du peuple faits prisonniers par les insurgés et à rétablir la circulation dans le faubourg, en démolissant les barricades. Je fus chargé de cette double mission. Je pris avec moi deux sous-officiers et vingt-cinq gardes mobiles, que je choisis avec soin parmi ceux qui avaient montré depuis le matin le plus de résolution et de courage. Je recommandai la plus grande prudence. Nous allions entrer en contact avec une population qui deux heures auparavant portait presque tout entière les armes contre nous. Notre attitude ne devait avoir rien de provocant : nous remplissions un devoir pacifique, notre petit nombre l’indiquait ; mais il ne fallait pas qu’on surprît chez nous le moindre signe d’hésitation ou de faiblesse. Aucun de nous ne devait oublier que nous étions l’avant-garde d’une armée victorieuse.
Les merveilleux enfans de Paris qui me suivaient comprirent à demi-mot, avec l’intelligence aiguisée de leur âge et de leur race. Ils montrèrent ce qui convenait le mieux aux circonstances, une parfaite bonne humeur, la joie sincère d’en avoir fini avec les angoisses et les souffrances de la bataille. La population nous accueillit de son côté avec une satisfaction visible. Les commerçans du quartier, qui avaient souffert beaucoup de privations, ne demandaient pas mieux que de rentrer en communication avec le grand Paris dont ils étaient séparés depuis plusieurs jours. Si quelques-uns d’entre eux avaient été des volontaires de l’insurrection, la plupart l’avaient plutôt subie crue désirée. Nous leur apportions la paix, le retour à leurs occupations, à leurs transactions habituelles. Ils nous recevaient en amis, presque en bienfaiteurs. Personne parmi eux ne voulait avoir fait partie de l’émeute ; c’était à qui nous prêterait son concours pour remettre les pavés en place. Une seule fois, une fille du peuple à laquelle nous demandions de nous aider nous répondit gaîment : « Ma foi non, messieurs, je ne toucherai pas à cette barricade : j’ai eu trop de mal à la faire. » La boutade nous parut plaisante, et nous en rîmes de bon cœur.
Singulière ironie des choses ! quelques heures auparavant, cette faubourienne aurait tranquillement assassiné nos soldats par une embrasure de barricade ou par un soupirail de cave. Nos soldats, de leur côté, l’auraient passée par les armes si elle était tombée entre leurs mains. Le vent avait tourné. Les ennemis de tout à l’heure ne demandaient qu’à fraterniser. Ils se rappelaient enfin qu’ils étaient de la même patrie, d’une race aimable et généreuse entre toutes. C’était le vrai Paris qui reparaissait dans sa grâce un instant voilée. Jusqu’à la barrière du Trône nous ne trouvâmes que des mains tendues et des visages sourians.
Au fond du faubourg nous eûmes la bonne fortune de retrouver vivans les deux représentais du peuple que nous cherchions. Faits prisonniers par les insurgés, M. Galy-Cazalat et son collègue, dont le nom m’échappe, avaient passé des heures cruelles. On leur avait annoncé plusieurs fois qu’ils seraient exécutés ; on les avait même conduits devant le peloton d’exécution. Ils vivaient cependant, sauvés au dernier moment par un vague sentiment de pitié, par la crainte des responsabilités et des représailles. Ils se louaient des habitans du quartier. Ceux-ci avaient été en général humains pour eux. Ils n’avaient eu à se plaindre que des professionnels de l’émeute, venus on ne sait d’où, écume des grandes villes, sectaires des clubs ou des sociétés secrètes, empoisonnés par une prédication homicide.
Quand j’eus reconduit à son domicile l’excellent M. Galy-Cazalat, celui-ci me pria de remercier l’Ecole normale tout entière au nom des représentais de la nation : « Dites à vos camarades, me dit-il, que leur uniforme est le premier et le dernier qui ait été vu au feu. Nous ne l’oublierons pas. »
Ainsi finit notre rôle militaire. Nous gardions l’uniforme, mais dans la vie habituelle nous avions repris la plume au lieu de l’épée. Il fallut tout le tact de nos maîtres pour nous replacer peu à peu dans le courant des études littéraires ou scientifiques si longtemps abandonnées. Il y avait surtout deux années pour lesquelles la reprise du travail était indispensable, la première à cause de la licence, la troisième à cause de l’agrégation. Dans ces deux examens où nous avions à lutter contre des concurrens venus de toutes parts, forions-nous bonne contenance ? soutiendrions-nous, comme l’avaient fait nos prédécesseurs, l’honneur de l’école par la qualité de nos épreuves ? Nos maîtres se le demandaient, et nous n’étions pas nous-mêmes sans inquiétude.
Je ne puis répondre que nos épreuves écrites et orales ne se soient pas ressenties des distractions forcées qui les avaient interrompues pendant quatre mois. Mais nos concurrens aussi avaient été distraits. Aucun d’eux n’avait travaillé avec la régularité habituelle. Le résultat général des examens ne nous fut pas défavorable. Nous ne fîmes recevoir ni moins de licenciés ni moins d’agrégés que d’habitude.
On ne dira pas non plus que notre excursion un peu longue dans la vie active ait abaissé le niveau intellectuel de nos trois promotions. Ces trois promotions ont donné à l’Académie française Caro, Perraud, Challemel-Lacour ; à l’Académie des inscriptions et à celle des beaux-arts, Beulé ; à l’Académie des sciences, Debray ; à la Sorbonne, Lenient ; à l’enseignement de l’Ecole, de la Coulonche ; à l’inspection générale, Glachant et Chassang ; à l’administration, Molliard et Ohmer ; aux lettres, J.-.I. Weiss, Assolant, Eugène Yung. Ces noms suffisent à prouver que la vie militaire qui nous avait été imposée par les circonstances, pour la défense de la loi et de la représentation nationale, n’avait suspendu chez nous ni les vocations littéraires ni les vocations scientifiques. Peut-être au contraire avait-elle donné à la pensée une excitation nouvelle, aux esprits plus de fermeté, aux âmes plus d’élévation.
A. MEZIERES.