L’Education hygiénique et le Surmenage intellectuel

La bibliothèque libre.
L’Education hygiénique et le Surmenage intellectuel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 425-455).
L’ÉDUCATION HYGIÉNIQUE
ET LE
SURMENAGE INTELLECTUEL

L’éducation des enfans a été de tout temps la grande affaire des nations. L’avenir des peuples dépend de la manière dont les jeunes générations sont élevées. Ce sont là des vérités d’une telle évidence, qu’il serait inutile de les exprimer, si l’on ne semblait pas aujourd’hui les méconnaître d’une façon aussi complète. Il serait difficile d’imaginer un système d’éducation moins approprié aux besoins de notre époque, que celui qui s’est établi chez nous, par la force inconsciente des choses, plutôt que sous l’influence d’une volonté raisonnée et d’après un plan déterminé. La nécessité d’une réforme s’impose à tous les esprits clairvoyans, et, pour bien comprendre la direction dans laquelle elle doit s’opérer, il faut d’abord se rendre compte de la façon dont les peuples modernes ont été conduits peu à peu à négliger dans l’éducation des enfans les choses les plus essentielles, pour exagérer l’importance de celles qui le sont moins.

L’éducation se réduit, en dernière analyse, à transmettre à ceux qui entrent dans la vie les connaissances acquises par ceux qui les y ont précédés. Plus ce capital est considérable, et plus l’éducation se complique. Dans les sociétés primitives, elle se réduisait à bien peu de chose. Elle n’avait trait qu’aux exigences matérielles de la vie, et se bornait à montrer aux enfans comment il fallait s’y prendre pour attaquer les animaux, afin de s’en nourrir, et pour résister à ses ennemis ; à leur enseigner quelques arts grossiers et rudimentaires ayant trait aux nécessités les plus impérieuses de leur existence peu compliquée. Plus tard, lorsque la civilisation eut franchi les premières étapes de la barbarie, c’est encore aux exercices physiques que l’éducation fut exclusivement consacrée. La force, personnifiée par Hercule, était le véritable dieu de l’antiquité ; l’adresse et le courage complétaient, avec elle, l’ensemble des qualités nécessaires à la défense de ces petits états toujours en guerre entre eux et toujours menacés. Ces mâles vertus avaient leurs solennités dans les jeux olympiques, qui remontent au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Elles avaient leurs écoles dans les gymnases fondés à la même époque, et qui occupaient une grande place dans les institutions du temps. Des exercices bien compris formaient la base d’un système régulier d’éducation physique que les populations libres de la Grèce avaient porté à un haut degré de perfection. La gymnastique était militaire, athlétique ou médicale, suivant qu’il s’agissait de former des soldats, des athlètes, ou tout simplement de développer les forces et de maintenir la santé. Dans tous les cas, elle se conciliait à merveille avec le culte des arts, des lettres et de la philosophie, qui étaient alors en pleine prospérité.

Des républiques grecques, ce mode d’éducation passa aux Romains. Chez eux, les exercices physiques duraient autant que la vie active, car, à la sortie des gymnases, les jeunes citoyens, devenus soldats, les retrouvaient au champ de Mars, dans les camps des armées, où les marches, les manœuvres militaires et les grands travaux publics entretenaient leur vigueur et leur activité.

A la chute de l’empire romain, tout système régulier d’éducation disparut avec la civilisation elle-même ; mais la force musculaire conserva son empire, et les exercices physiques ne firent que se transformer. Au moyen âge, les joutes, les tournois, les champs clos avaient remplacé les jeux du cirque et les manœuvres du champ de Mars; l’équitation et l’escrime avaient succédé à la lutte, au pugilat, au jeu du disque et du javelot. Quant aux lettres, elles s’étaient réfugiées dans la solitude des cloîtres, où la patience des moines s’est exercée, pendant des siècles, à reconstituer, à traduire et à commenter les textes anciens, pour conserver aux générations de l’avenir ces trésors de l’esprit humain.

L’invention de la poudre à canon porta le premier coup à la tyrannie de la vigueur musculaire, et celle de l’imprimerie acheva de la renverser, en faisant prédominer définitivement l’esprit sur la matière, l’intelligence sur la force, l’étude sur l’exercice. Le christianisme avait depuis longtemps préparé cette transformation, en substituant sa doctrine spiritualiste au matérialisme des civilisations anciennes. Enfin, la réforme religieuse et les luttes qu’elle entraîna, la renaissance des lettres et des arts, le grand mouvement d’idées qui en fut la conséquence, imprimèrent à l’éducation une direction toute nouvelle. Les lettres, et principalement le latin, l’étude des lois, devinrent la base de l’instruction des jeunes hommes qui se destinaient aux carrières libérales, ainsi que des gentilshommes plus spécialement destinés à la guerre et aux grandes fonctions publiques.

L’enseignement des collèges resta pendant longtemps dans cet état de simplicité. Au XVIe siècle, le latin en était encore la base à peu près unique. Tout lui était sacrifié, même la langue française. Les élémens du grec, quelques théorèmes de mathématiques d’après Euclide, venaient à peine s’y joindre à la fin des études. Quant à la géographie, à l’histoire, à la physique, il n’en était pas question. C’est Richelieu qui les a fait entrer dans les programmes et qui a rendu à la langue nationale la place qu’elle devait y occuper. À cette époque, les sciences, encore à l’état rudimentaire, étaient l’apanage exclusif de quelques adeptes. L’instruction professionnelle n’existait pas encore, ou du moins elle consistait uniquement dans des traditions qui se transmettaient directement du maître à l’apprenti dans les corps de métiers. Les exercices physiques avaient alors perdu beaucoup de leur importance. Ils se réduisaient, pour les gentilshommes, à l’équitation, à l’escrime, à la danse et au noble jeu de paume.

A la fin du siècle dernier, les encyclopédistes commencèrent l’attaque contre ce vieux système d’enseignement. Ils déclarèrent la guerre aux langues mortes, s’efforcèrent de leur substituer l’étude des sciences naturelles, et préparèrent ainsi la transformation politique et sociale qui fut l’œuvre de la révolution de 1789 et devint le signal d’une évolution nouvelle. Les sciences prirent, à cette époque, un essor sans précédens, sous l’impulsion d’une pléiade d’hommes de génie. Les découvertes faites en chimie et en physique firent naître de nouvelles industries, perfectionnèrent celles qui existaient déjà et firent entrer de vive force, dans l’enseignement, les connaissances pratiques qui se rattachaient à ces formes nouvelles de l’activité sociale. L’instruction professionnelle, jusqu’alors toute de tradition, se fit dogmatique et donna le jour aux écoles d’arts et métiers.

Tout se tient dans l’évolution des sociétés, et le mouvement industriel qui venait de naître ne tarda pas à modifier les relations économiques des différens peuples. De nouveaux courans commerciaux s’établirent pour satisfaire aux exigences d’une production plus abondante et plus variée. La facilité des communications multiplia, dans des proportions jusque alors inconnues, les rapports des peuples entre eux. Rapprochés par la vapeur et par l’électricité, ils sentirent plus vivement le besoin de se comprendre, et l’étude des langues vivantes s’imposa à son tour : elles vinrent réclamer leur place dans l’enseignement littéraire, à côté du grec et du latin, qui avaient suffi aux exigences intellectuelles des générations antérieures. Ce fut un nouveau surcroît de connaissances à imposer à la jeunesse. Enfin, la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques rendit indispensables certaines notions de droit, d’administration, de jurisprudence, et la somme des connaissances usuelles s’augmenta d’autant.

En résumé, chaque pas fait en avant dans les voies de la civilisation, chaque conquête réalisée dans le domaine intellectuel, se sont traduits par une nouvelle surcharge dans les programmes de l’enseignement. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la limite ; le chargement est devenu trop lourd, et il faut de toute nécessité en jeter une partie à la mer, si on ne veut pas faire couler le navire.

En exagérant outre mesure la culture intellectuelle, on s’est trouvé dans l’obligation de négliger l’éducation physique, d’enlever au corps ce qu’on donnait à l’esprit, et nous sommes tombés dans un excès opposé à celui des anciens. Les qualités extérieures, en perdant de leur utilité, ont en même temps perdu leur prestige. Il y a un demi-siècle, les enfans se livraient encore avec entrain à tous les exercices de corps. Ils étaient fiers de leur force, de leur adresse, de leur agilité. Ils se faisaient une gloire de braver le danger et de mépriser la douleur. Aujourd’hui, ils étalent complaisamment leur débilité, ne dissimulent pas leur crainte de la souffrance et leur amour du bien-être. Ils dédaignent les jeux d’adresse; et, dans les cours des lycées, on les voit se promener gravement en cercle comme des péripatéticiens.

Les qualités physiques ont aussi perdu de leur importance dans les classes laborieuses. La puissance des machines et la perfection de leur jeu ont réduit le rôle de l’homme à une simple surveillance, ou à l’accomplissement mécanique d’une fonction toujours la même, aussi fatigante par la monotonie des attitudes qu’elle exige que par l’inactivité intellectuelle qu’elle entraîne. Les hommes ont même désappris à marcher. Ils ont perdu le goût des longues promenades, depuis que les chemins de fer les transportent d’un point à un autre avec une rapidité vertigineuse. Tout conspire, en un mot, à notre époque, pour paralyser le corps et surexciter l’intelligence. Nous allons voir à quel déplorable système d’éducation ce double courant nous a conduits.


I.

L’extension toujours croissante des programmes d’enseignement, en imposant à l’adolescence un surcroît de travail, entraîne l’obligation de commencer les études de trop bonne heure et de les conduire avec trop de précipitation. Aujourd’hui, suivant la formule de Fonssagrives, dont les livres sur l’éducation ne sauraient être trop médités[1], l’enfant travaille trop tôt; il travaille trop; il travaille mal, il travaille dans de mauvaises conditions d’hygiène.

L’enfant a besoin avant tout de grand air, d’agitation et de mouvement. Ses organes, comme son intelligence, ne sont pas faits pour un travail soutenu. Les petits enfans ne sont pas à leur place dans une école. Tout y est contrainte pour eux. On les y maintient pendant de longues heures, assis sur des bancs, courbés sur des livres; on leur y impose l’immobilité, le silence, l’attention, trois choses qui leur sont interdites par l’état de leurs organes : l’immobilité et le silence, par le développement encore imparfait des appareils du mouvement et de la voix qui réclament un exercice continuel; l’attention, parce que leur cerveau n’est pas encore en état de supporter une application soutenue. Leur esprit, sans cesse en éveil, passe d’une impression à une autre avec la rapidité de l’éclair. L’enfant saisit vite, mais il n’est pas susceptible de réflexion, et c’est en vain qu’on cherche à fixer sa pensée sur la compréhension d’un sujet un peu difficile. Il interroge sans cesse, parce qu’il a tout à apprendre ; mais s’il ne saisit pas, du premier coup, l’explication qu’on lui donne, il ne s’obstine pas et passe à autre chose. Il est à l’âge où on emmagasine des connaissances qu’on digérera plus tard. Sa faculté dominante est la mémoire ; il l’exerce sans cesse d’une manière inconsciente. Quel est celui d’entre nous qui ne se souvient pas d’avoir trouvé, homme devenu, l’explication d’une énigme qu’il gardait dans son souvenir depuis sa petite enfance ?

Il est aussi illogique de vouloir exiger de ces petits êtres une attention prolongée que de les maintenir immobiles et silencieux sur leurs bancs. Il serait périlleux de l’obtenir. L’enfant ne reste tranquille que quand il est malade ou qu’il va le devenir ; tant qu’il se porte bien, il proteste à sa manière. L’instinct de la conservation, dont la nature a doué tous les êtres vivans, lui inspire une résistance salutaire. Il se trémousse sur son banc, par le à l’oreille de son voisin, étouffe ses éclats de rire, s’amuse d’une mouche qui vole, et n’écoute pas. C’est là ce qui le sauve des déviations de la colonne vertébrale, de la méningite et de l’imbécillité. Les parens qui recommandent sans cesse à leurs enfans de se tenir tranquilles, de ne pas faire de bruit, de prendre garde à leurs vêtemens, ne se doutent pas du tort qu’ils font à leur santé. Si les enfans s’étiolent dans les villes, ce n’est pas à l’impureté de l’air qu’il faut s’en prendre, c’est au séjour trop prolongé dans l’air confiné des appartemens et au défaut d’exercice. L’atmosphère des classes est encore plus viciée, parce qu’elles renferment un plus grand nombre d’enfans, et qu’ils y sont encore plus sévèrement astreints à l’immobilité et au silence; aussi est-il indispensable de réduire au minimum le temps qu’ils sont obligés d’y passer. Le règlement du 18 juillet 1882 sur les écoles primaires a fixé la durée des classes à trente heures par semaine. En tenant compte des deux jours de congé, cela fait six heures par jour, trois le matin et trois le soir. La classe du matin commence à neuf heures, celle de l’après-midi à une heure. Chacune d’elles est interrompue par un repos d’un quart d’heure. En réalité, les enfans restent à l’école de neuf heures du matin à quatre heures du soir, et n’ont pendant ce temps-là qu’une récréation d’une heure, pendant laquelle ils déjeunent. Les repos d’un quart d’heure, qui ont lieu au milieu de chaque classe, ne sont pas des récréations. On les conduit, par séries, dans un endroit écarté où ils séjournent le temps nécessaire; ils en reviennent en silence, mais ils ne jouent pas et ne se livrent à aucun exercice. On les tient ainsi pour éviter le bruit et le désordre ; mais c’est au détriment de leur santé. Ils ne devraient pas rester assis un instant, sans travailler d’une manière effective.

Six heures de classe par jour, pour des écoliers de six à onze ans, constituent un véritable excès, et cependant beaucoup d’entre eux, pour obtenir leur certificat d’études, ou pour satisfaire à l’amour-propre des parens et des instituteurs, font des heures supplémentaires et travaillent à la maison. Pour eux, le surmenage intellectuel commence sur les bancs de l’école primaire et y produit ses tristes effets. Ils maigrissent et sont pour la plupart sujets aux maux de tête et aux saignemens de nez, indices d’une congestion sanguine causée par l’excès de travail. L’éducation des petits enfans, je le répète, devrait être basée sur le principe des courtes études, des longues récréations au grand air et de la promenade.

À ce régime, ils apprendraient tout autant, parce qu’il y aurait moins de temps donné À l’inattention et aux espiègleries. Ils se porteraient mieux, se développeraient d’une façon plus complète et seraient plus robustes lorsqu’il s’agirait d’aborder l’éducation sérieuse et l’épreuve du lycée. Tous les médecins sont d’accord à cet égard. La commission d’hygiène des écoles, instituée par un arrêté du ministre de l’intérieur, en date du 24 janvier 1882, a proposé de réduire le temps des classes, dans les écoles primaires, à quatre heures, deux le matin et deux le soir, avec une récréation au milieu de chaque séance. MM. Marsoulan et Mesureur se sont arrêtés aux mêmes chiffres dans leurs rapports au conseil municipal, et Mgr Freppel les a adoptés dans le discours qu’il a prononcé sur le même sujet, le 27 janvier 1887, à la chambre des députés, pour appuyer la même thèse. La commission d’hygiène a émis de plus l’avis d’interdire les classes supplémentaires, sauf celles du jeudi matin, et de réduire le travail fait à domicile à une heure par jour pour les élèves du cours moyen, et à une heure et demie pour ceux du cours supérieur. Elle a été plus loin pour les écoles maternelles, en proposant d’abaisser la durée des classes à deux heures pour les enfans de deux à quatre ans, à deux heures et demie pour ceux qui ont plus de six ans révolus[2].

On ne peut qu’applaudir aux conclusions de la commission, aussi bien qu’à celles qui concernent les récréations, les exercices, les repos et les promenades. Le rapport de M. Javal est le document le plus important et le plus complet que nous possédions sur l’hygiène scolaire. Les réformes qui y sont réclamées sont d’autant plus urgentes, ainsi que l’a fait observer Mgr Freppel, que l’enseignement primaire est obligatoire aujourd’hui, que personne ne peut s’y soustraire, et que le nombre des enfans instruits dans les écoles primaires joint à celui des écoles maternelles, s’élève cette année à près de cinq millions, d’après les chiffres énoncés à la tribune, le 23 janvier, par M. le ministre de l’instruction publique, à l’occasion de la discussion de son budget[3].

L’enseignement secondaire n’a pas moins d’intérêt à mes yeux. S’il n’est pas obligatoire comme l’autre, il n’est guère possible aux familles aisées d’y soustraire leurs enfans, puisqu’il ouvre l’accès de toutes les carrières et qu’il est la condition forcée de toute éducation sérieuse. Il se donne à l’époque critique de l’existence, au moment où se forme la constitution des enfans, et il l’absorbe tout entière. Cette période décisive de l’éducation commence en moyenne à neuf ans et finit à dix-huit. Elle comprend, par conséquent, la seconde enfance et la majeure partie de l’adolescence, ce qu’on a coutume d’appeler les belles années de la vie. Elles le seraient, en effet, si les sévices d’une éducation forcenée ne venaient pas les assombrir.

Pendant ces neuf années, l’écolier est soumis au régime suivant : il a vingt heures de classes par semaine, c’est-à-dire quatre heures par jour, en tenant compte des deux jours de congé. Les élèves des écoles préparatoires ont, de plus, une classe de deux heures le jeudi. Les internes, dans les lycées, ont, en dehors des classes, sept heures quarante-cinq minutes d’étude pendant l’hiver et une heure de plus pendant l’été. Dans ce nombre, on compte deux études de deux heures et une de trois, la grande étude du soir.

Il y a deux ans, sur la proposition du conseil supérieur de l’assistance publique, le ministre décida que toute étude de plus de deux heures serait coupée par un repos de quinze à vingt minutes, pour les élèves des classes de grammaire, à partir de la quatrième ; on se réservait d’appliquer plus tard la même mesure aux classes supérieures, mais on y a renoncé. Les internes ont, dans toute la journée, deux heures de récréation en hiver et deux heures et demie en été ; mais il faut prendre, sur ces deux heures, le temps du déjeuner et du dîner, celui que réclament les arts d’agrément et les visites au parloir. Il en résulte que ces jeunes gens passent douze ou treize heures par jour, dans l’atmosphère viciée des classes et des études, assis sur des bancs, livrés à des travaux arides par leur nature, énervans par leur prolongation, astreints à une immobilité qui finit par devenir de la douleur. Qu’ont-ils fait, ces malheureux, pour qu’on les condamne à ces travaux forcés intellectuels auxquels pas un homme libre de ses actions ne consentirait à se soumettre, quand il devrait s’ouvrir par là l’accès de la plus brillante carrière ? Tous les hommes de labeur intellectuel déclarent qu’il leur est impossible de fournir plus de huit heures de travail par jour en moyenne, sans arriver à l’épuisement, et on exige un tiers de plus d’enfans dont le cerveau n’a pas encore acquis tout son développement et, par conséquent, se fatigue plus vite.

Il en est un certain nombre qui savent se soustraire à la servitude du corps par l’émancipation de l’esprit. Ils ont les yeux fixés sur leur livre, mais leur pensée est ailleurs. Elle les promène dans le pays des rêves, dans les champs de l’avenir, et, comme le prisonnier, ils comptent les jours qui les séparent de l’émancipation définitive. Il en est d’autres qui résistent à ces tentations et veulent s’acquitter quand même de la tâche qui leur est imposée. Ce sont les bons élèves, ceux que l’émulation entraîne, qui veulent atteindre les premiers rangs dans leurs classes ou figurer au grand concours. Pour ceux-là, le labeur est sans trêve, sans merci, et le surmenage complet. Comme les élèves qui se préparent aux écoles spéciales, ils ne connaissent plus ni congés ni récréations, et on ne peut pas les retenir sur la pente de cet entraînement fatal.

Autrefois les parens avaient la ressource de l’externat pour soustraire leurs enfans à l’existence épuisante des lycées. Les devoirs terminés, les leçons apprises, l’écolier pouvait se distraire, se reposer à sa guise et se familiariser avec les exercices de corps ; mais, aujourd’hui, on a augmenté les devoirs et les leçons dans une mesure telle que les externes, qui veulent tenir leur rang, sont obligés de se soumettre au même régime que leurs collègues de l’internat. J’ai, depuis quelque temps, entendu les plaintes de bien des pères de famille, appartenant aux classes de la société dans lesquelles on connaît le prix du temps et la valeur du travail intellectuel. Tous m’ont déclaré que la vie faite à leurs enfans était devenue intolérable; qu’ils n’avaient plus un instant de loisir; qu’il leur fallait veiller jusqu’à une heure avancée de la nuit, et qu’on était obligé de les contraindre à sortir de temps en temps pour prendre l’air. J’ai vu des mères, et des plus intelligentes, déplorer, les larmes aux yeux, l’état de santé de leurs fils. Elles les voient, pendant le cours de l’année scolaire, s’étioler, s’amaigrir, devenir nerveux, irritables, dyspeptiques ; puis, lorsque l’heure des vacances a sonné, lorsqu’elles peuvent les emporter dans l’air salubre des montagnes, et les laisser vivre au grand soleil, en pleine liberté, la gaîté de leur âge revient comme par enchantement, avec le coloris et la fraîcheur de la jeunesse, avec l’appétit qu’on a d’habitude à quinze ans. Les vacances finies, il leur faut rentrer au lycée, reprendre le collier de misère, s’étioler de nouveau et attrister encore leurs mères. Et cela pourquoi? Parce qu’on a pris à tâche de vouloir faire entrer toutes les connaissances pêle-mêle dans ces jeunes cerveaux, alors qu’on devait se borner à leur enseigner ce qu’il faut savoir pour pouvoir s’instruire plus tard. Il faut qu’ils apprennent en neuf ans : le français, le latin, le grec, une langue étrangère, l’histoire ancienne et l’histoire moderne, la géographie, la philosophie, l’arithmétique, les élémens de la géométrie, de l’algèbre, de la physique, de la chimie et de l’histoire naturelle. Il faut du moins qu’à la sortie du collège ils aient effleuré tout cela. Cet enseignement encyclopédique, cette instruction de catalogue épuise, avant le temps, ces intelligences à peine formées, et les rend souvent obtuses pour le reste de la vie. Les arbres élevés en serre-chaude ne donnent que des fruits sans saveur; les esprits surmenés font de même. Le résultat le plus clair de ce système d’éducation est d’enlever aux jeunes gens le goût du travail. Lorsque l’heure de la délivrance arrive, ce qui domine chez eux, c’est l’horreur de l’étude. Il en est un grand nombre qui ne peuvent plus se réconcilier avec elle, et qui perdent ainsi l’une des plus douces, l’une des plus nobles jouissances de la vie.

J’ai dit plus haut combien les récréations étaient insuffisantes comme durée; elles le sont encore davantage par le triste usage qu’on en fait. Lorsqu’on entre dans la cour d’un grand lycée à l’heure où les jeunes gens y sont réunis, on est surpris de la façon dont ils utilisent le temps si court qui leur est accordé pour se distraire. Les plus jeunes crient et se bousculent ; les grands se promènent en cercle, comme des prisonniers dans leur préau, ou causent par groupes dans un coin. On sent que ce n’est ni un repos pour l’esprit, ni un exercice salutaire pour le corps ; que c’est la continuation pure et simple des occupations fastidieuses dont se compose la journée. Les cours sont trop petites, les élèves trop nombreux, les récréations trop courtes pour qu’on ait le temps d’organiser une partie sérieuse. Et puis, au bout de quelque temps d’internat, le goût des jeux est passé.

Pour contre-balancer cette inertie musculaire si fâcheuse à l’âge de la vie où on a le plus besoin d’exercer l’appareil locomoteur, on a introduit, depuis une trentaine d’années, dans les collèges et les lycées, l’usage de la gymnastique. Cet art, qui tenait tant de place dans l’éducation chez les anciens, était, on le sait, complètement tombé dans l’oubli, lorsqu’à la fin du siècle dernier il fut remis en honneur, de l’autre côté du Rhin. Le premier gymnase fut fondé à Dessau, en 1776 ; le second à Schnepfenthal, en 1786. À partir de ce moment, ils se multiplièrent, en Suède, en Allemagne, en Suisse, en Danemark, et, depuis cette époque, la gymnastique est entrée officiellement dans les procédés d’éducation de ces pays. Elle n’a pénétré en France que beaucoup plus tard. C’est en 1818 qu’elle y fut importée par le colonel espagnol Amoros-y-Undéano, qui, forcé de quitter son pays à la suite de la restauration de Ferdinand VII, vint se réfugier dans le nôtre et y fit adopter, par le gouvernement français, les institutions gymnastiques qu’il avait établies à Madrid en 1807. Le colonel Amoros avait adopté la méthode de Pestalozzi, en la perfectionnant par l’adjonction du chant, qui rythmait, régularisait les mouvemens, et communiquait son entrain aux exercices musculaires, tout en fortifiant les organes de la respiration et de la voix.

Ce nouveau mode d’éducation eut une vogue dont les hommes âgés se souviennent encore. Toutefois, il fallut près de quarante ans pour vaincre la routine scolaire, et l’enseignement de la gymnastique n’a été obligatoire que par le décret du 13 mars 1854. On n’a pas mis d’empressement à regagner le temps perdu, car, en 1867, lorsque Vernois voulut s’assurer des progrès que cette innovation tardive avait imprimés à l’éducation physique de la jeunesse française, il eut le regret de constater que, sur 77 lycées, il n’y en avait que 33 qui fussent munis de gymnases à peu près convenables ; 81 en avaient de si mal installés qu’ils étaient à peu près inutiles, et 13 en manquaient complètement. C’était, du reste, une simple concession faite aux exigences de l’hygiène. Elle n’avait pas été prise au sérieux par le ministère de l’instruction publique. Deux leçons de vingt minutes par semaine lui avaient paru suffisantes. Aujourd’hui, les leçons sont d’une heure chacune, mais on n’en a pas augmenté le nombre. Deux heures de travail musculaire contre soixante-dix heures de travail intellectuel quelle dérision !

Les élèves, il faut le dire, ne montrent pas plus d’entrain pour ces exercices que ceux qui sont chargés de les leur enseigner. Cela se comprend : on n’a rien fait pour leur en donner le goût. La gymnastique n’est pour eux qu’un cours supplémentaire auquel ils s’empressent de se soustraire s’ils le peuvent. Ces mouvemens monotones, s’exécutant en silence, sous l’œil du maître, sont absolument dépourvus d’attrait. Ce n’est plus qu’une leçon ajoutée à tant d’autres, qu’une fatigue, qu’un ennui d’une autre espèce, et voilà tout. Quel contraste entre ces travaux de force exécutés, comme à regret, dans la cour étroite d’un lycée, et les ébats joyeux de ces mêmes jeunes gens, lorsqu’ils se livrent, en plein soleil, en pleine liberté, aux jeux de leur âge et aux exercices de leur goût ! Au lieu des évolutions méthodiques du trapèze et du portique, c’est la course, le saut, la lutte et le pugilat au besoin ; ce sont les longues promenades dans lesquelles chacun s’amuse à sa guise. On s’exerce à grimper aux arbres, à franchir les ruisseaux, à escalader les rochers. Les plus favorisés suivent leurs parens à la chasse, à la pêche. Si la mer est proche, on n’a pas besoin de professeur de natation, et on apprend vite à conduire un canot et à manier un aviron. Dans ces courses, si profitables pour la santé, l’esprit se repose et se détend. Il se retrempe pour l’étude prochaine, et l’élève, qui s’est bien diverti, l’aborde presque avec plaisir. Il reprend ses livres sans se faire prier, tandis que son camarade de l’internat, après sa leçon de gymnastique, rentre nonchalamment à l’étude, s’assoit d’un air ennuyé devant ce pupitre confident de ses peines, et reprend avec un soupir son fastidieux et stérile labeur.

Les exercices en pleine campagne n’ont pas seulement pour avantage de développer les forces physiques et de reposer l’esprit, ils donnent aux enfans la-vigueur, l’adresse, l’agilité, la précision des mouvemens et l’expérience des mille petits dangers qu’ils sont destinés à affronter dans le cours de leur existence. C’est un apprentissage comme un autre, et il faut le faire de bonne heure, sous peine de rester toute sa vie empêtré, gauche et maladroit. On reconnaît d’un coup d’œil les jeunes gens qui ont grandi captifs de ceux qui ont été élevés en liberté.

Les accidens que les mères redoutent, lorsqu’elles abandonnent leurs fils à eux-mêmes, ne sont pas à craindre quand on a eu soin de commencer de bonne heure, et de donner aux enfans, dès le plus jeune âge, la somme de liberté compatible avec leur développement physique et intellectuel, en exerçant sur eux une surveillance attentive. L’enfant fait, petit à petit, l’éducation de ses organes; il s’accoutume au monde extérieur et aux risques qu’on peut y courir ; il s’enhardit peu à peu et acquiert l’énergie et le courage qui prennent leur source dans la confiance qu’on a en soi. Ceux-là se blessent rarement, tandis que les enfans qui ont toujours été tenus en laisse sont exposés à des accidens graves, le jour où, livrés à eux-mêmes, ils veulent imiter leurs camarades et se livrer avec eux à des exercices auxquels ils ne sont pas accoutumés. Cette liberté, sagement mesurée, est aussi profitable au moral qu’au physique. C’est le remède le plus efficace contre les habitudes vicieuses que l’ennui, le défaut d’exercice, la promiscuité des dortoirs et le mauvais exemple font naître et entretiennent dans les lycées et les pensionnats. Un sentiment de réserve facile à comprendre m’interdit d’insister sur ce sujet; je dois rappeler pourtant que tous les médecins qui s’en sont occupés ont reconnu que le vice auquel je viens de faire allusion est plus commun chez les internes que chez les enfans élevés dans leurs familles.

Dans l’existence claustrale des lycées, la longueur des études et l’absence de distractions sont encore moins pénibles que la compression incessante sous laquelle il faut vivre, et qui devient intolérable lorsqu’on avance en âge. Ne pas avoir un instant pour s’appartenir, accomplir tous les actes de l’existence sous la surveillance souvent inintelligente d’un maître, sous la menace d’une réprimande ou d’une punition, cela devient à la longue, et vers la fin des études, un véritable supplice. On comprend alors l’antipathie réciproque qui s’établit entre l’élève et le surveillant. Les maîtres répétiteurs se rapprochent trop par leur âge des jeunes gens qu’ils sont appelés à conduire, pour leur inspirer le respect et la déférence nécessaires. Ils n’ont point encore acquis la patience et le tact qu’exigent ces difficiles fonctions. C’est une lutte de tous les instans, qui se traduit, d’un côté, par des froissemens continuels et, de l’autre, par des punitions souvent exagérées. Lorsque, de part et d’autre, l’exaspération est arrivée à son comble, on voit éclater ces révoltes insensées dont les parens ne se rendent pas compte et dont ils subissent les conséquences, parce qu’elles se terminent toujours par l’expulsion de quelques-uns de leurs enfans. Ce ne sont ni les maîtres répétiteurs ni les élèves qui sont coupables, c’est le système déplorable d’éducation dont les uns et les autres sont victimes. Et pourtant les parens devraient se souvenir. Pour ma part, je n’oublierai jamais les deux années d’internat par lesquelles j’ai terminé mes études. J’ai connu depuis les dures épreuves de la navigation, l’ennui des longues traversées, les calmes sous la ligne, les stations dans les colonies insalubres, j’ai souffert de la soif, de la fièvre et des privations de tout genre ; mais rien de tout cela ne m’a laissé un souvenir aussi cruel que mes deux années d’internat. Il est vrai que j’avais jusqu’alors grandi en liberté, au sein de ma famille, suivant paisiblement, comme externe, les cours d’un petit collège de Bretagne, et que le contraste a dû me sembler plus pénible. Il est vrai que les lycées d’aujourd’hui ne ressemblent pas à ceux d’il y a cinquante ans, que des améliorations sans nombre ont été apportées dans le régime de tous les établissemens consacrés à l’éducation ; mais, au fond, le système est resté le même, les études sont aussi démesurées, les recréations aussi nulles, les exercices aussi insuffisans. Sous le rapport de l’hygiène, le résultat est identique, et c’est ce résultat qu’il s’agit maintenant de constater.


II.

Lorsqu’on aborde, sans parti-pris, l’examen des troubles que la vie trop sédentaire et l’abus du travail intellectuel amènent, à la longue, dans la santé des enfans, il faut avant tout se tenir en garde contre les exagérations. C’est aller trop loin que de qualifier d’homicide notre système d’éducation. La plupart des jeunes gens en réchappent, grâce à l’admirable flexibilité dont jouit l’organisme à cet âge de la vie et à la somme de résistance qu’il possède contre les causes de destruction ; mais ils épuisent, dans une lutte inutile, cette force qu’il faudrait réserver pour les épreuves de l’avenir; leur développement en est entravé, et ils sortent affaiblis du collège. Il en est même qui ne se relèvent jamais complètement.

La statistique prouve que, parmi les jeunes gens exempts du service militaire pour faiblesse de constitution, les bacheliers sont beaucoup plus nombreux que les autres. D’après les calculs récemment produits à la tribune de l’Académie de médecine, par M. Lagneau, la proportion est de 575 sur 1,000 pour les premiers et de 460 seulement pour les seconds.

La mortalité n’est pas considérable dans les lycées. En dehors des épidémies de fièvre typhoïde, de diphtérie et de maladies éruptives qui y passent de temps en temps, les décès sont rares, et les infirmeries ne sont pas encombrées. Cela tient, il est vrai, à ce que les familles s’empressent de rappeler leurs enfans lorsqu’ils tombent malades, et, quant à ceux qui sont atteints d’affections chroniques, on les renvoie chez eux aussitôt qu’elles prennent un caractère menaçant. Il résulte de ce fait qu’on ne peut pas tirer parti de la statistique pour établir le bilan de la mortalité dans les établissemens d’éducation, et qu’il faut s’en rapporter aux souvenirs et à l’expérience des médecins qui y sont attachés. Or, il n’en est pas un qui ne soit convaincu qu’il meurt proportionnellement plus d’enfans parmi les internes des lycées que parmi les externes élevés dans leurs familles.

Les partisans de l’internat répondent que c’est une épreuve, et que, s’il meurt quelques enfans de plus, il y en a d’autres qui prennent des forces et se développent au collège, tandis qu’ils périclitaient dans la maison paternelle. Le fait est vrai, quoique très exceptionnel ; mais il demande une explication. Les enfans dont la santé se raffermit au lycée sont ceux qui étaient mal élevés par leurs parens, qu’on entourait de trop de soins et de précautions. La crainte exagérée des refroidissemens, de la contagion, des accidens qui menacent le premier âge; la terreur qu’inspirent le croup, les angines, les maladies éruptives, portent beaucoup de mères à élever leurs enfans en serre chaude. On ne les fait sortir que lorsque le temps est sûr ; on les couvre de vêtemens trop chauds qui les font transpirer au moindre mouvement et les rendent impressionnables au plus léger abaissement de température. Ils s’enrhument s’ils sont exposés un instant à un courant d’air, ou si leur bonne les arrête au coin d’une rue. Passant leur vie dans un air trop chaud, insuffisamment renouvelé, dans la demi-obscurité d’appartemens soigneusement défendus contre la vive lumière, ils s’étiolent et ne se développent pas. Soumis à une alimentation trop raffinée, bourrés de friandises et ne faisant pas d’exercice, ils perdent l’appétit, de leur âge et deviennent dyspeptiques, comme les gens de lettres. Leur système nerveux s’exalte et leurs muscles restent grêles. Ils sont pâlots, chétifs, sujets à une foule d’indispositions et, bien que doués d’une bonne constitution:, ils ne peuvent pas prendre le dessus.

Chez ceux-là, la vie de collège opère un changement favorable. N’étant plus ni gâtés ni dorlotés, soumis à des habitudes régulières, ils se transforment, et, au bout de quelque temps, on constate dans leur état une amélioration sensible. Ils font comme les plantes que l’on retire du salon pour les porter dans la cour et qui s’y épanouissent parce que ce nouveau milieu leur est encore moins nuisible que l’autre; mais pour que ce changement de vie soit profitable à l’enfant, il faut qu’il soit doué d’une bonne constitution. S’il porte en lui le germe de quelque maladie organique, l’épreuve lui sera fatale. La tuberculose, notamment, évolue dans les lycées avec une rapidité souvent effrayante. Il n’est pas de médecin qui n’ait eu l’occasion de voir des enfans un peu débiles, mais n’ayant jamais toussé et appartenant à des familles complètement indemnes, devenir phtisiques au collège.

Parmi les maladies qui doivent être mises sur le compte de la scolarité, les plus incontestées et les plus fréquentes sont : les déviations de la colonne vertébrale chez les jeunes enfans, les maladies des voies respiratoires dans l’adolescence, et celles du système nerveux chez les élèves qui se préparent aux écoles spéciales. L’anémie et la myopie s’observent pendant tout le cours des études.

Les déformations scolaires sont le résultat des attitudes vicieuses que les enfans prennent ou qu’on leur fait prendre, et de la station assise trop prolongée à laquelle on les soumet. Elles ont été étudiées avec beaucoup de soin par le docteur Daily, et constatées en France par MM. Dujardin-Beaumetz, Vallin et Thorens; en Suisse, par les docteurs Guillaume (de Neuchâtel) et Fahrner (de Zurich) ; en Allemagne, par le professeur Virchow. La Société de médecine s’en est occupée à diverses reprises ; enfin, au congrès des médecins allemands, qui a eu lieu en 1885, le docteur Schenk (de Berne) a montré les appareils ingénieux à l’aide desquels il était parvenu à tracer le graphique exact de ces déformations.

La plus fréquente est une déviation de la colonne vertébrale d’un type spécial. Elle consiste dans une courbure unique, à grand rayon, avec convexité à gauche, compliquée d’élévation de l’épaule correspondante et d’inclinaison du bassin. Cette difformité se produit en général de six à quatorze ans. Elle est plus commune chez les filles que chez les garçons, parce que ceux-ci sont plus remuans et font plus d’exercice en dehors des classes. Le docteur Dubrisay, dans le manuel d’hygiène scolaire qu’il vient de publier, en collaboration avec M. Yvon, cite une école suisse dans laquelle on comptait, en 1876, six cent quarante élèves sur sept cent neuf qui présentaient, à un degré plus ou moins prononcé, cette déformation caractéristique. Une pareille fréquence est exceptionnelle. En réunissant les observations recueillies à la même époque en France et à l’étranger, je suis arrivé à une moyenne de 30 pour 100.

Le docteur Daily attribue la déviation, qu’il a si bien décrite, à l’attitude prise par les enfans pour écrire, surtout lorsqu’on leur fait suivre la méthode anglaise, adoptée dans les écoles depuis vingt-cinq ans. Ce genre d’écriture, dont les caractères sont très inclinés, force l’enfant à s’asseoir de côté, en s’appuyant sur la hanche gauche et en inclinant la tête dans le même sens, tandis que le coude gauche s’avance pour se placer en travers de la table, afin de maintenir le papier, et que le droit s’applique fortement contre le tronc. Le corps repose alors sur l’ischion et sur le coude gauche; la colonne vertébrale, pressée entre ces deux points, s’infléchit et se courbe en entraînant la poitrine dans son mouvement. L’épaule gauche se relève et le bassin s’incline en sens inverse. Lorsque cette attitude vicieuse est longtemps gardée, les ligamens vertébraux se relâchent, les surfaces articulaires se déforment et la courbure devient définitive.

One pareille difformité ne compromet assurément pas la vie. On parvient à la prévenir en surveillant les enfans et en leur enseignant l’écriture à plans verticaux ; mais elle est la démonstration irréfutable du principe que j’ai posé en commençant. Elle prouve que le repos prolongé, que la station assise ne conviennent pas aux jeunes enfans, que le mouvement leur est indispensable et que leur squelette se déforme très vite, lorsqu’on les oblige à prendre et à garder des attitudes pour lesquelles ils ne sont pas faits.

J’ai dit plus haut que la phtisie se développe fréquemment sur les bancs des lycées et qu’elle y marche avec une vitesse très grande. Tout y favorise, en effet, sa production. La tuberculose est une maladie de misère que font éclore toutes les influences dépressives et notamment l’immobilité, la claustration et l’encombrement. Le défaut d’exercice ne permet pas la libre expansion des poumons et la mise en action de toutes les régions de ces organes délicats, dont l’intégrité ne se maintient que par un jeu régulier et complet. L’habitation presque continuelle des classes, des études, des dortoirs où l’espace fait défaut, où l’air n’est pas suffisamment renouvelé, a été signalée par tous les médecins comme l’une des causes les plus actives de la phtisie. « Dans les maisons d’éducation, dit le professeur Michel Peter, il n’y a pas seulement le travail excessif du cerveau et la réparation insuffisante, il y a la rumination de l’air dans des salles d’études mal ventilées durant la saison chaude et nullement pendant la froide, la rumination de l’air dans des dortoirs moins aérés que ne le sont les salles d’études ; il y a, pendant la plus grande partie du jour, la claustration loin du soleil, c’est-à-dire l’étiolement; l’immobilisation sur les bancs, c’est-à-dire les muscles au repos, la cervelle aux travaux forcés. Tel alors était né pour être un cultivateur bien portant qui devient un fort en thème tuberculeux. »

Si l’on joint à tout cela l’ennui, la tristesse inséparables de cette existence à rebours, le défaut de précaution, les bronchites causées par les courans d’air dans les couloirs humides, à la sortie des études et des classes trop chauffées, on ne s’étonnera pas que les lycées soient un milieu favorable à l’éclosion de la tuberculose. Encore n’ai-je pas parlé de la contagion à laquelle expose cet air banal et non renouvelé du dortoir que chacun respire et renvoie à son voisin douze cents fois par heure. C’est cependant une question dont il commence à être temps de se préoccuper.

Les troubles digestifs ont beaucoup moins d’importance ; cependant tous les médecins des lycées signalent la fréquence de la dyspepsie chez les élèves un peu avancés dans leurs études ; ces jeunes gens se plaignent de n’avoir plus d’appétit; ils digèrent mal et maigrissent. On attribue ces troubles, si peu naturels à leur âge, à la précipitation avec laquelle ils prennent leurs repas, au défaut d’exercice et surtout à la position assise à laquelle ils sont astreints tout le jour, penchés en avant, le tronc affaissé sur lui-même, les fausses côtes pressant sur les organes abdominaux.

Les affections cérébrales et les névroses ne sont pas l’apanage exclusif des jeunes gens qui se préparent aux écoles spéciales, mais c’est chez eux qu’on les observe le plus souvent et qu’elles prennent le caractère le plus sérieux. Cela se comprend. Tant qu’il n’est question que de se mettre à même de subir, tant bien que mal, des examens d’aptitude, comme les baccalauréats, les élèves peuvent en prendre à leur aise. Ceux qui sont dépourvus d’ambition se préservent, comme je l’ai dit, par l’inattention et la flânerie intellectuelle; mais, quand il s’agit d’entrer dans les écoles de l’état, c’est autre chose. Ce sont des concours dans lesquels l’élite de la jeunesse française est engagée. Il faut arriver dans les premiers ; l’amour-propre et le souci de l’avenir sont en jeu. L’écolier insouciant et ennuyé, qui assistait passivement aux cours et sommeillait à l’étude, a fait place à un jeune homme ardent à la lutte, déployant toute son aptitude au travail et toute son intelligence, pour se faire une place dans la carrière qu’il a librement choisie. A l’indifférence a succédé l’émulation ardente, passionnée. C’est la rivalité avec ses doutes, ses émotions, ses angoisses et les suprêmes efforts des jours qui précèdent le combat. Tous ceux qui ont passé par les rudes épreuves des concours savent ce qu’elles coûtent. Les têtes solides, les intelligences d’élite unies à une constitution vigoureuse les traversent sans faiblir. Le plus grand nombre en sort fatigué, avec le besoin d’un long repos intellectuel. Les faibles sont obligés de s’arrêter en chemin ou meurent à la peine, après avoir passé par tous les degrés de la névropathie.

C’est d’abord un mal de tête que le sommeil apaise, sans le dissiper complètement; puis le sommeil lui-même disparaît peu à peu pour faire place à un état pénible, dans lequel le cerveau travaille encore et repasse douloureusement ce qu’il a appris pendant la veille. Bientôt l’appétit se perd, l’anémie se prononce, la sensibilité s’exalte, et ce grand garçon, naguère énergique et résolu, devient nerveux comme une femme, tressaille au moindre bruit et sent les larmes lui venir aux yeux à la plus légère émotion. Alors l’inquiétude le prend ; il sent que son travail ne lui profite plus, que son intelligence devient paresseuse et qu’il a trop préjugé de ses forces. Son imagination surexcitée lui montre sa carrière brisée, son avenir perdu. Un désespoir démesuré s’empare de cette pauvre tête déséquilibrée. C’est à cette période que le danger sérieux commence; les lésions cérébrales ne sont pas loin. Parmi ceux qui s’obstinent, plus d’un arrive à la folie ou meurt de méningite. Les autres ne se relèvent jamais complètement, et beaucoup de jeunes gens, qui annonçaient sur les bancs de l’école les plus brillantes dispositions, ne tiennent pas, dans le cours de leur carrière, ce que promettaient leurs débuts.

Cette éducation à outrance, dans laquelle la mémoire fonctionne seule, qui ne laisse pas à la réflexion le temps d’intervenir, ressemble à l’entraînement des chevaux de course. Il s’agit d’arriver en tête, de l’emporter sur les autres dans une lutte d’un moment. On apprend, non pas pour savoir, mais pour être prêt, le jour de l’examen, à répondre sans hésiter à toutes les questions d’un immense programme. Quant au profit ultérieur qu’on peut en retirer, personne n’en a souci. On ne peut pas attendre de résultats durables de cette instruction hâtive, et, si les écoles spéciales produisent tant d’hommes de mérite, si les jeunes gens qui en sortent peuplent les grands services publics de fonctionnaires distingués par leur savoir, c’est en dépit de l’éducation qu’ils y reçoivent et non par son fait. Peut-être verrait-on sortir de leurs rangs plus d’esprits originaux, plus de savans de premier ordre, s’ils n’avaient pas été tous pétris dans le moule uniforme d’une éducation mal dirigée. Cet enseignement à haute pression n’est propre qu’à former ces petits savans à lunettes, myopes, chétifs, bourrés de chiffres et de formules, s’obstinant à tout faire passer, les raisonnemens comme les faits, sous les fourches caudines d’une équation algébrique, et dont on trouve des spécimens dans toutes les carrières.

On ne m’accusera pas, je l’espère, de calomnier la science et le travail intellectuel. Je leur ai dû le bonheur de ma vie, et c’est au nom du culte que je leur ai voué que je proteste contre l’abus qu’on en fait partout aujourd’hui.

La myopie, à laquelle je viens de faire allusion, est un des résultats les plus fâcheux de l’éducation actuelle. Cette infirmité est extrêmement rare au moment de la naissance, et, bien qu’il faille tenir compte de l’hérédité, elle résulte, dans la grande majorité des cas, des conditions fâcheuses dans lesquelles les enfans travaillent, à l’école comme au lycée. On l’y voit naître et s’aggraver, d’année en année, pendant le cours des études. Cohn (de Breslau), en relevant les observations faites sur plus de 40,000 élèves, a trouvé qu’on comptait 1 myope sur 100 dans les écoles rurales, 5 à 11 pour 100 dans les écoles élémentaires, 10 à 24 dans celles de filles, 20 à 40 dans les écoles réales, 30 à 55 dans les gymnases. « Le nombre des myopes, dit cet ophthalmologiste, oscille entre 35 et 60 pour 100 dans les deux dernières années de nos gymnases et de nos écoles réales; il monte à 64 pour 100 à Breslau, à 75 à Magdebourg, à 80 pour 100 à Erlangen, et va jusqu’à 100 pour 100 à Heidelberg[4]. Les mêmes observations ont été faites en France, et personne n’en conteste l’exactitude. Toul le monde a remarqué la fréquence de cette infirmité chez les élèves de l’École polytechnique, et j’ai toujours été frappé de son extrême rareté chez les marins et chez les pêcheurs de nos côtes, qui vivent en face de la mer et de ses grands horizons, et dont la vue s’exerce sans cesse à reconnaître les navires qui passent au large. »

La myopie scolaire résulte de l’effort d’adaptation que nécessite la vision à courte distance, lorsqu’elle s’applique à de petits caractères, à des lignes déliées, dont l’œil s’approche de plus en plus pour les mieux distinguer, surtout lorsque cet exercice se prolonge pendant de longues heures. L’exécution des épures, dans les classes de hautes mathématiques, est signalée, par les oculistes, comme particulièrement fatale à la vue. Elle devient plus dangereuse encore lorsque l’élève s’y livre dans des salles mal éclairées ou à la lumière artificielle. Rien ne vient compenser l’influence fâcheuse de ces exercices, puisque les écoliers n’ont jamais d’autre horizon que les murs des classes ou ceux des cours, dans lesquelles ils passent leurs trop courtes récréations.

La myopie est devenue tellement commune qu’on n’en fait plus de cas. Il n’est pas d’infirmité dont on prenne plus facilement son parti. On croit en être quitte en se servant de verres concaves. On oublie que la myopie est souvent le point de départ de troubles plus graves de la vision et qu’elle provoque souvent la formation de staphylômes postérieurs irrémédiables.

L’indifférence avec laquelle on traite cette demi-cécité est telle qu’on a renoncé à en faire un motif d’exclusion pour les carrières où l’intégrité de la vue est indispensable. Les règlemens qui interdisait l’entrée des myopes dans la marine sont presque tombés en désuétude, et pourtant, s’il est une profession qui exige impérieusement une acuité visuelle de premier ordre, c’est bien celle de l’officier de marine, puisque la vie des hommes et la sécurité du navire dépendent de la justesse de son coup d’œil. Il suffit d’une erreur d’appréciation pour causer un de ces terribles abordages qui se multiplient aujourd’hui d’une façon si désastreuse. Au temps de la marine à voiles, ils étaient moins fréquens et moins graves. La vitesse des navires était beaucoup moindre ; ils ne pouvaient jamais courir à contre-bord, et la grande surface de leur voiture permettait de les apercevoir de loin. Aujourd’hui, maîtres de leur vitesse comme de leur direction, ras sur l’eau, marchant toujours droit au but, ils se croisent, avec la rapidité de l’éclair, sur ces grandes routes de la mer que l’expérience a tracées et qui n’ont que quelques lieues de large. Il suffit de se tromper sur la couleur d’un feu, sur la distance d’un navire qui vient sur vous, pour causer un de ces irréparables malheurs. Et ce sont souvent des myopes, quelquefois des daltoniens, qui sont chargés de conduire ces immenses navires, dans la nuit et dans la brume, à travers la pluie et les embruns. Les médecins de la marine n’ont pas cessé de signaler ce danger. On les a longtemps écoutés ; mais on recule aujourd’hui devant le nombre croissant des candidats qu’il faudrait exclure.

Je suis loin d’avoir parcouru le cadre des maladies et des infirmités que notre système d’éducation détermine ou aggrave. Les lecteurs qui désireraient des renseignemens plus complets sur ce sujet les trouveront dans les ouvrages spéciaux, et notamment dans la brochure publiée récemment par le docteur Lagneau et à laquelle j’ai fait plus d’un emprunt[5]. J’aurais craint, en prolongeant cette triste revue, de sembler me complaire à assombrir le tableau. J’ai dû me borner à mettre en relief les points les plus saillans, et surtout je me suis efforcé de me tenir dans une juste mesure. Je crois en avoir dit assez pour prouver que l’éducation donnée dans nos écoles est désastreuse pour la santé, malsaine pour le moral comme pour l’intelligence. Ses fâcheux effets se transmettent des pères aux enfans ; ils s’aggravent par l’hérédité, et, si cela continue, nous n’aurons bientôt plus que des générations débiles et névropathiques également incapables d’entretenir la race et de défendre le pays.


III.

La nécessité de réformer notre système d’éducation est signalée depuis longtemps par les hygiénistes. La plupart des ministres de l’instruction publique l’ont reconnue tour à tour, et le grand-maître actuel de l’Université, le savant de premier ordre que l’Académie de médecine s’honore de compter parmi ses membres, vient de prendre l’engagement d’alléger les programmes et de donner à l’enseignement des sciences une forme moins scolastique[6]. La question du surmenage intellectuel est à l’ordre du jour. Après avoir été agitée dans tous les congrès, elle a été récemment portée à la tribune de l’Académie de médecine, ainsi qu’à celles du sénat et de la chambre des députés. L’opinion publique s’en émeut, et la solution du problème s’impose. Il s’agit donc d’en indiquer nettement les termes, et, cette fois, il est du devoir de l’hygiène d’en faire connaître les conditions. Elles sont simples, n’ont rien de tyrannique et sont compatibles avec la plus puissante culture intellectuelle qu’un pays puisse donner à ses enfans. Le premier point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est qu’il faut diminuer le nombre des heures d’étude, augmenter la durée des récréations, consacrer plus de temps à la promenade et aux exercices physiques.

La division et l’emploi du temps dans les écoles et les lycées ont constamment préoccupé les hygiénistes. La plupart d’entre eux ont accepté, comme moyenne, la formule américaine qui consiste à partager la journée en trois parties égales, et à consacrer la première au sommeil la seconde aux travaux intellectuels, la troisième aux repas, aux soins de propreté, aux récréations, aux exercices physiques et aux arts d’agrément.

Huit heures de sommeil sont un minimum pour l’adolescence, mais ne suffisent pas pour les jeunes enfans. Il faut leur en accorder neuf. L’aphorisme de l’école de Salerne pouvait convenir au XIe siècle et sur les bords de la mer Tyrrhénienne ; mais il est faux de tout point à notre époque et sous notre climat. Les jeunes sujets ont besoin d’un long repos, et la privation de sommeil est celle qu’ils supportent le plus difficilement. Lorsqu’on les rationne, ils se dédommagent en dormant en classe ou à l’étude, et il vaut mieux les laisser dans leur lit.

J’ai dit plus haut que huit heures de travail actif et bien employé devaient être considérées comme un maximum ; mais il est évident qu’on ne peut pas demander aux enfans qui entrent au collège ce qu’on peut exiger des grands garçons qui se préparent aux écoles spéciales. Pour les élèves des dernières classes, il faut abaisser la durée du travail jusqu’à cinq heures. Pour les autres, on peut, pendant la période de lutte qui précède les examens, aller jusqu’à neuf, et cela ne contredit pas la règle que j’ai posée plus haut, parce qu’il faut toujours faire la part du temps perdu, même au plus fort de cette crise. La durée des classes et des études réunies doit donc varier entre cinq et neuf heures, suivant l’âge des élèves, et ne jamais dépasser cette dernière limite. Ainsi réduit, le travail sera plus profitable, parce que les élèves s’appliqueront davantage. On a reconnu, dans les écoles anglaises, que les jeunes gens auxquels on n’imposait qu’un nombre raisonnable d’heures d’étude faisaient plus de progrès que les autres.

En diminuant d’un quart le nombre des heures consacrées au travail intellectuel, il faudra nécessairement réduire dans la même proportion les programmes de l’enseignement ; mais c’est encore une nécessité reconnue par tous les hommes et par tous les corps compétens., Seulement, si l’on est d’accord sur la mesure en elle-même, lorsqu’il s’agit de l’appliquer, chaque professeur défend sa spécialité. « Le malheur de nos programmes, dit le recteur de l’Académie de Paris, c’est d’être trop bien faits, c’est-à-dire d’être faits par des hommes spéciaux. Comment s’étonner de ce que rien de ce qu’ils professent ne leur paraisse inutile[7]? » Nos programmes ont été rédigés en vue des intelligences d’élite et d’après le maximum de travail qu’elles peuvent fournir. On n’a pas pris souci des autres. En Angleterre, en Allemagne, on prépare les enfans pour les luttes de la vie; nous préparons les nôtres pour les examens. Notre système d’éducation n’est propre qu’à faire des bacheliers. Il est temps d’en finir avec cette instruction de catalogue qui effleure tout et n’approfondit rien, et qui, comme le dit M. Jules Simon, déshabitue les enfans de penser, en les tenant, pendant dix ans, occupés à écouter, à copier et à réciter[8].

S’il appartient à l’hygiène de fixer le nombre d’heures de travail que peut fournir le cerveau d’un enfant, ce n’est pas à elle à en régler l’emploi. C’est l’affaire des maîtres de l’enseignement. Toutefois, il est un certain nombre de choses que le bon sens apprend à tout le monde et sur lesquelles on se met aisément d’accord, quand on n’a pas l’esprit voilé par les idées préconçues et les habitudes invétérées. La première de toutes, c’est l’obligation de réduire à un strict minimum la somme des connaissances qu’il faut imposer à tout le monde et sans lesquelles on n’est plus qu’un paria dans les sociétés modernes. On n’a pas besoin, pour remplir ses devoirs de bon citoyen, de savoir tout ce qu’on enseigne dans les écoles primaires. Il n’est pas nécessaire que les enfans qui en sortent soient de première force en grammaire, en histoire, en géographie et en arithmétique. On dirait que les programmes de cet enseignement ont été faits pour former des instituteurs, de même que ceux de l’enseignement secondaire semblent avoir été rédigés en vue de faire entrer tous les élèves à l’École normale.

Pour ma part, je bornerais volontiers l’instruction élémentaire aux points suivans : montrer à tous les enfans à lire et à écrire ; leur enseigner les élémens de la grammaire, les quatre règles de l’arithmétique, et leur faire apprendre par cœur un petit manuel comprenant, sous forme d’aphorismes, les connaissances usuelles qui sont indispensables à la conduite de la vie. On les mettrait ainsi à même de travailler seuls et de compléter peu à peu leur instruction, à mesure que le besoin s’en ferait sentir.

A partir de cette base commune, il faut, à mon avis, que l’éducation se spécialise. C’est une nécessité qui résulte du progrès même des connaissances. Plus elles se développent et plus ceux qui les cultivent sentent le besoin de se limiter. Les savans eux-mêmes ne se dépensent pas en dehors de la science à laquelle ils se sont voués. Il en est même qui n’en cultivent qu’une branche. C’est le seul moyen d’arriver à un résultat utile. La division du travail est la loi des civilisations modernes, et quand les hommes se résignent à la subir, pourquoi les enfans ne feraient-ils pas comme eux? Pourquoi les contraindre à épuiser leurs forces, indifféremment et pêle-mêle, sur des encyclopédies tout à la fois écrasantes et superficielles? « L’unité absolue du type classique, tel qu’il a été compris depuis le XVIe siècle, dit M. Gréard, ne répond plus au développement du savoir et des idées. La diversité s’impose aujourd’hui à notre éducation, si l’on ne veut pas qu’à force de vouloir tout étreindre, elle arrive à ne plus embrasser rien du tout. La seule manière d’établir l’égalité entre les enseignemens, c’est de leur constituer leur domaine propre. »

Ces vues élevées, que l’éminent recteur de l’Académie de Paris a développées avec tant de talent dans ses remarquables études sur l’enseignement secondaire[9], ont depuis longtemps cours dans les hautes sphères de l’instruction publique. Le principe de la séparation est nettement formulé dans les arrêtés des 22 septembre 1847, 7 octobre 1848 et 17 septembre 1849. Il a été repris sous l’empire par M. Duruy, sous le nom de bifurcation, et n’a pas réussi; mais il a reçu, il y a vingt ans, sa consécration définitive. L’enseignement secondaire spécial a été organisé par la loi du 2 juin 1865, et son utilité a été si bien comprise par les familles que les élèves ont afflué, au début, dans les classes où cet enseignement était donné; mais l’extension exagérée qu’ont déjà reçue les programmes et certaines difficulté budgétaires ont entravé cet essor.

Il sera, je crois, nécessaire d’aller plus loin dans le sens de la division des études, et d’appliquer sans restriction le principe si nettement formulé, il y a quarante ans, par Saint-Marc Girardin : « Le temps est venu, disait-il alors, d’organiser dans les collèges des cadres d’enseignement, entre lesquels les élèves pourront se répartir, suivant les besoins de leur profession à venir[10]. »

Il me tarde de quitter ce terrain, qui n’est pas le mien, et c’est parce que je ne m’y sentais pas à l’aise que j’ai multiplié les citations, afin d’abriter mes opinions derrière l’autorité des grands noms auxquels l’instruction publique doit, depuis un demi-siècle, sa force et sa splendeur.

Ces hommes éminens n’ont pu que poser la question; c’est à leurs successeurs qu’il appartient aujourd’hui de la résoudre. Quant à l’hygiène, il suffira qu’on lui accorde le temps nécessaire pour les exercices physiques, et elle saura l’employer de façon à entretenir la vigueur et la santé des élèves. C’est le dernier côté du problème qu’il me reste à envisager.


IV.

J’ai donné plus haut les raisons pour lesquelles le tiers de la journée doit être consacré aux repas, à la toilette, aux récréations, aux jeux, aux exercices du corps et aux arts d’agrément. Ces huit heures trouveront facilement leur emploi. On pourra accorder un peu plus de temps aux repas, pour permettre aux élèves de manger moins vite, et quelques minutes de plus aux soins de propreté, afin qu’ils soient un peu moins Sommaires. Les récréations seront plus longues et mieux utilisées, parce que les élèves reviendront d’eux-mêmes aux jeux d’adresse, lorsqu’on leur laissera le temps de s’y livrer et lorsqu’on les y encouragera, comme on le fait en Angleterre, où la gymnastique est remplacée par la course, le canotage, la paume, le ballon et le noble jeu de cricket. Toutefois, comme les habitudes nationales ne sont pas les mêmes, on fera bien d’insister sur les exercices physiques, qui ne sont pas des jeux à proprement parler.

La gymnastique doit y occuper le premier rang, en raison de la possibilité de s’y livrer en tout temps et de la variété des mouvemens qu’elle exige. On n’aura pas de peine à la rendre plus attrayante ; mais il faudra rappeler aux professeurs qu’il s’agit de développer l’agilité et la vigueur de leurs élèves, et non d’en faire des acrobates ou des clowns. Il sera nécessaire, pour rendre les leçons régulières, d’installer deux gymnases dans chaque lycée, l’un couvert et l’autre à l’air libre, ainsi qu’on l’a fait à Vanves.

La gymnastique a pour complémens nécessaires l’escrime, l’équitation, le chant, ainsi que la natation, toutes les fois qu’elle est possible.

L’escrime est un excellent exercice. Indépendamment de la vigueur, de l’agilité, de la précision des mouvemens qu’elle développe mieux que tout autre, elle donne aux jeunes gens cette attitude hardie et dégagée qui sied beaucoup mieux à leur âge que la taille voûtée avant le temps de ceux qui ont trop pâli sur les livres. Et puis, dans un pays où tout le monde est destiné à passer sous les drapeaux, il est bon que les hommes instruits, qui peuvent être appelés à porter une épée, apprennent de bonne heure à s’en servir.

L’équitation s’impose pour les mêmes raisons. Elle a sa place marquée dans toute éducation libérale, et est indispensable à ceux qui se destinent aux carrières militaires. Le chant n’a pas la même importance, mais il est très utile au développement de l’appareil respiratoire et, de tous les arts d’agrément, c’est le plus hygiénique. J’ai parlé du rôle que lui faisait jouer le colonel Amoros dans l’enseignement de la gymnastique, et ceux qui ont connu les écoles mutuelles d’autrefois se souviennent du parti qu’on savait en tirer pour rythmer les mouvemens et pour rendre les études plus agréables. Les hygiénistes sont tous d’accord pour demander qu’on lui rende, dans l’éducation, la place qu’il n’aurait pas dû perdre.

La natation est, de tous les exercices, le plus propre à fortifier l’organisme. Elle met en jeu des muscles qui sont d’habitude au repos, et elle développe la poitrine par les inspirations profondes et soutenues qu’elle exige. Ces efforts ne s’accompagnent d’aucune déperdition, parce qu’ils s’opèrent dans l’eau froide, et qu’ils joignent à l’action musculaire l’effet tonique du bain froid. Utile à tous les hommes, elle est nécessaire à ceux qui vivent sur le littoral ou près des fleuves, et indispensable aux jeunes gens qui se destinent aux professions maritimes. Il est incroyable qu’on rencontre dans la marine tant d’officiers ne sachant pas nager. Cette ignorance compromet souvent leur vie, et les place parfois dans un état d’infériorité regrettable par rapport aux hommes qu’ils sont appelés à commander. Toutes les fois donc que la proximité de la mer ou d’un cours d’eau, d’une profondeur suffisante, permet de donner aux élèves ce complément d’éducation, il est indispensable d’en profiter.

Il serait même à désirer que, dans tous les lycées qu’on élève aujourd’hui, on établît une piscine de natation comme celle qui a été installée à Vanves, par l’architecte du gouvernement, M. Normand. Le bassin à 32 mètres de long sur 16 de large, avec des profondeurs variées, pour permettre aux enfans de tout âge de s’y baigner. L’eau est un peu réchauffée par des appareils disposés dans l’épaisseur du radier. Quarante-huit cabines sont disposées autour du bassin, dont elles sont séparées par des pelouses gazonnées sur lesquelles les enfans peuvent jouer sans se blesser les pieds. Je n’ai pas besoin d’insister sur le parti qu’on peut tirer d’une installation semblable, pour fortifier et divertir les élèves, tout en assurant leur propreté.

Les longues promenades à la campagne sont indispensables à des jeunes gens qui passent les deux tiers de leur vie enfermés. On peut les rendre agréables et instructives tout à la fois, en leur donnant un but scientifique. On sait combien les excursions botaniques ont d’attrait pour les écoliers ; la géologie, la minéralogie, l’archéologie, pourraient donner un intérêt analogue aux longues courses que l’hygiène réclame. Les voyages scolaires accomplis pendant les vacances seraient le complément naturel de ces exercices salutaires. La Suisse nous en a donné l’exemple, les récits de Töpffer les ont fait connaître à tout le monde, et le docteur Varrentrap, conseiller sanitaire à Francfort, en a démontré les avantages au congrès international d’hygiène de Genève. L’essai fait à Paris, en 1883 sous le patronage de la caisse des écoles du IXe arrondissement, a complètement réussi. Les enfans, qu’on avait à dessein choisis parmi les plus débiles, sont revenus brillans de santé, avec une augmentation très notable de taille et de poids. Il serait bon de généraliser cette mesure. Ce serait la manière la plus avantageuse d’utiliser, au point de vue de l’hygiène, ces vacances trop longues, pendant lesquelles les parens, retenus dans les villes, ne savent souvent que faire de leurs enfans.

Les exercices militaires doivent trouver leur place dans l’éducation des lycées, pour les mêmes raisons que l’escrime, mais avec un degré moindre d’utilité, parce qu’ils sont moins propres à développer l’adresse et la vigueur. Ils sont, du reste, réglementaires. On leur accorde une demi-heure par semaine. C’est peu de chose, et cependant cela suffit, parce qu’il s’agit de jeunes gens instruits dont l’intelligence est prompte à saisir. Il y a intérêt à ce qu’en arrivant sous les drapeaux, ils soient initiés au maniement du fusil et aux principaux mouvemens du soldat ; mais il est inutile d’aller plus loin, car il serait fâcheux de renouveler dans les lycées l’expérience des bataillons scolaires.

Le tir me paraît avoir plus d’importance. Il exerce le coup d’œil, la vision à distance, et contre-balance avantageusement les funestes influences que l’abus de l’écriture et du dessin exercent sur l’organe de la vue.

L’éducation hygiénique dont je viens d’indiquer les bases principales est incompatible, je le reconnais, avec les dispositions actuelles de nos lycées ; mais c’est précisément sur ce dernier point que les réformes sont le plus urgentes. Presque tous ces établissemens sont situés au sein des villes, et ce n’est pas là leur place. Les lycées, comme les hôpitaux, comme les casernes, doivent être à la campagne. L’atmosphère viciée des quartiers populeux ne convient pas aux agglomérations de jeunes gens, et l’espace y est trop restreint. La plupart des collèges se composent de bâtimens à plusieurs étages, serrés les uns contre les autres. Les cours sont trop petites, les classes, les études n’ont pas les dimensions nécessaires, les dortoirs sont insuffisans. On en cite dans lesquels le cube d’air attribué à chaque élève ne dépasse pas 8 mètres. C’est à peine le tiers de ce qu’on regarde aujourd’hui comme indispensable. Enfin, il n’y a de place pour aucune des installations que réclame l’hygiène. Il ne devrait y avoir, dans les villes, que des externats.

A la campagne, au contraire, l’air est vif et pur; la place ne fait pas défaut ; on peut espacer les bâtimens, en diminuer la hauteur, donner à toutes les parties de l’ensemble les proportions les plus avantageuses et réserver de grands terrains gazonnés et plantés d’arbres pour les jeux, les exercices et les installations qu’ils nécessitent. C’est ainsi qu’au lycée de Vanves, le vaste parc qui entoure les bâtimens scolaires renferme deux gymnases, l’un découvert, l’autre abrité, un manège avec piste, des salles d’escrime, et enfin la piscine de natation dont j’ai parlé plus haut. Le magnifique lycée Lakanal, que M. Baudot vient de faire construire pour le compte de l’état, est également un modèle de confortable et de salubrité.

Les établissemens d’éducation situés en dehors des villes ont, de plus, cet avantage qu’on se trouve en pleine campagne aussitôt qu’on en a franchi la porte. Pour aller respirer l’air des champs, les élèves n’ont pas besoin de traverser la ville, en files lugubres, marchant deux à deux, d’un pas languissant, au milieu de spectacles qu’il serait préférable de leur épargner. C’est bien pis encore lorsqu’on sortant du lycée ils tombent en pleine fête foraine, comme cela arrive tous les jours à ceux du collège Rollin.

Il est donc indispensable de ne plus construire de lycées dans l’intérieur des villes et de transporter peu à peu à la campagne tous ceux qu’il sera possible de déplacer. Cette décision rencontrera de l’opposition de la part des professeurs et même des familles, à cause de la distance à franchir. Le lycée Lakanal, pour lequel on a fait des dépenses considérables, est redouté des uns et délaissé par les autres, parce qu’il est loin de Paris. Il n’est pas de mesure qui n’ait ses mauvais côtés ; mais celle-là est si impérieusement réclamée par l’hygiène, qu’il faudra passer sur les petits inconvéniens qu’elle peut avoir, et tout le monde finira par en prendre son parti.


V.

Après avoir indiqué quelles sont les bases de la réforme réclamée par l’hygiène, il me reste à dire un mot des moyens à l’aide desquels on peut parvenir à la réaliser. Tout le monde en reconnaît l’urgence ; malheureusement cet accord ne suffit pas. Il faudra vaincre bien des résistances, avant de mettre un terme au surmenage intellectuel. Il a pour auxiliaires l’habitude, les traditions universitaires, et pour complices le zèle des professeurs, l’amour-propre des parens et l’émulation des écoliers. Les professeurs font de leur mieux pour faire entrer dans le cerveau de leurs élèves la plus grande somme possible de connaissances, dans un temps donné, sans se préoccuper de savoir si ce cerveau a la capacité nécessaire pour les contenir. Leur idéal serait de tout faire apprendre aux jeunes gens pendant la durée de leurs études, afin sans doute qu’ils n’aient plus rien à faire après. Ils perdent complètement de vue le but de l’éducation scolaire, qui devrait se borner à donner aux enfans une bonne méthode, des connaissances limitées mais solides, et le goût du travail, afin de réserver à leur avenir la jouissance délicate d’ajouter tous les jours quelque chose au petit capital amassé sur les bancs des écoles. Le chancelier d’Aguesseau disait à son fils aîné, au moment où il allait quitter le collège : « Mon fils, vos classes sont terminées, vos études commencent. » Nous sommes bien loin aujourd’hui de cette sage réserve. Les parens ne la comprendraient pas. Dominés par le désir, je devrais dire par le besoin, d’ouvrir de bonne heure à leurs fils une carrière qui les fasse vivre, aiguillonnés par l’amour-propre qui les pousse à en faire de petits prodiges, ils conspirent avec les professeurs pour les exciter à travailler plus que de raison. Ils veulent avant tout que leurs garçons l’emportent sur ceux des autres, sans se demander ce que ces succès de collège coûteront un jour à leur intelligence et à leur santé. Les enfans eux-mêmes, élevés dans ces idées, ayant perdu les goûts de leur âge, entraînés par l’exemple, par l’esprit de rivalité, se lancent à fond de train dans ce sport intellectuel, et, comme les chevaux de course, ils vont jusqu’au bout de leurs forces.

Ce n’est pas chose facile que de lutter contre ces influences combinées. Il ne suffira pas, pour en triompher, de diminuer les heures d’étude ni même de réduire les programmes de concours. La première mesure aurait pour effet de chasser des lycées les meilleurs élèves, ceux qui se destinent au grand concours ou aux écoles de l’état. Ils se réfugieraient inévitablement dans les institutions libres, afin de travailler à leur guise et de l’emporter sûrement sur leurs camarades de l’internat, réduits à huit heures de travail par jour.

L’allégement des programmes d’examen ne serait même pas un préservatif suffisant. Tant qu’il y aura beaucoup de candidats et peu de places, la difficulté d’en obtenir une sera la même, quoi qu’on fusse, et les jeunes gens désireux de parvenir se livreront au travail avec le même acharnement, pour devancer les autres, quelque restreint que soit le terrain de la lutte ; ils emploieront à pousser jusqu’à la perfection la préparation de leurs programmes réduits le temps qu’ils consacrent aujourd’hui à parcourir en entier le cercle démesuré de connaissances dans lequel ils sont forcés de se mouvoir. Il faut des mesures plus radicales pour déraciner l’abus du travail intellectuel qui est entré dans nos habitudes, et voici celles qui me paraissent les plus rationnelles.

Il faudrait d’abord fixer, pour chaque classe, un âge au-dessous duquel les enfans ne pourraient pas y être admis, reculer la limite d’âge pour l’obtention des certificats d’étude, des brevets de capacité, des diplômes et surtout pour l’entrée dans les écoles spéciales.

Il faudrait ramener à quatre heures la durée des classes dans les écoles primaires ; y interdire les leçons supplémentaires et les devoirs de maison ; réduire, dans les lycées, la durée totale du travail intellectuel à huit heures par jour pour les internes, et régler sur ce même chiffre la longueur des devoirs que les externes ont à faire chez eux et des leçons qu’ils ont à y apprendre. Il serait indispensable surtout de supprimer les compositions de récitation et d’histoire qui imposent aux élèves un excès de travail inutile, et pendant la préparation desquelles ils n’ont plus un instant de loisir, ni un jour de congé.

Il faudrait consacrer aux promenades, aux exercices, aux récréations, le temps que j’ai indiqué, en proportionnant la nature et la durée de ces exercices à l’âge des enfans et à la saison de l’année, de manière à ne pas les accabler de fatigue, ce qui serait tomber dans un excès opposé à celui qu’il s’agit de combattre.

Enfin, et c’est la mesure à laquelle j’attache le plus d’importance, il serait indispensable, pour contre-balancer l’influence dépressive du travail intellectuel, de rendre les exercices du corps obligatoires, de les faire entrer comme élément dans les examens d’aptitude et dans les concours, en leur donnant des coefficiens assez élevés pour que les jeunes gens qui désirent parvenir aient intérêt à s’y rendre habiles. Lorsque l’escrime, le tir, l’équitation et la gymnastique feront partie des épreuves probatoires et y tiendront une place suffisante, les élèves seront bien forcés, sous peine de courir à un échec certain, de passer dans les gymnases, les salles d’armes et les manèges, le temps nécessaire pour s’y exercer convenablement, et, indépendamment des talens qui leur sont nécessaires, ils y trouveront la vigueur et la santé qui leur manquent aujourd’hui.

Je ne me dissimule pas ce que cette réforme a de radical, et je ne me fais aucune illusion sur l’accueil qui lui sera fait par le personnel enseignant. Je n’ose même pas compter, pour la faire aboutir, sur le concours de l’Université. M. Jules Simon, qui a traité toutes ces questions-là avec une supériorité telle qu’on est tout intimidé d’oser les aborder après lui, VI. Jules Simon disait, en 1874 : « L’Université ne se dérange pas facilement de ses habitudes. « Il m’en avait dit la raison, trois ans auparavant, lorsque nous visitions ensemble les vaisseaux-écoles, mouillés en rade de Brest : c’est qu’il faudrait commencer par réformer le personnel de l’enseignement, et c’est une rude tâche que de refaire l’éducation de toute l’armée pédagogique.

L’Université consentira sans peine à refondre ses programmes. Le ministre en a pris l’engagement, et, d’ailleurs, c’est ce qu’elle fait tous les cinq ou six ans ; mais ces remaniemens-là se traduisent toujours, en fin de compte, par une augmentation de charges. D’ailleurs, ce n’est plus de cela qu’il s’agit. C’est une réforme fondamentale de l’éducation qui s’impose aujourd’hui, et, pour celle-là, je crains que l’Université ne soit impuissante. Si le ministre de l’instruction publique voulait la tenter, malgré tout son bon ouloir, il se heurterait à des difficultés de tout genre. Il rencontrerait, dans son administration même, cette résistance passive, cette force d’inertie que connaissent si bien ceux qui ont vécu dans les bureaux. Les ministères n’ont plus une assez longue durée pour mener à bonne fin les projets qui demandent de la persévérance et du temps. Quand il s’agit de réduire les programmes, chaque professeur prend la défense de sa spécialité ; ce sera bien autre chose lorsqu’il sera question d’une refonte totale dans le sens que j’ai indiqué. Les directeurs de l’enseignement, ceux qui voient les choses de haut, sont convaincus qu’elle est nécessaire ; mais il n’en est pas de même de leurs subordonnés hiérarchiques. Lorsqu’on parle aux proviseurs des lycées, ainsi qu’aux professeurs, des dangers que le système actuel d’enseignement fait courir à la santé des enfans, ils sourient doucement, comme des gens bien élevés qui consentent à écouter les observations qu’on leur adresse, mais qui n’admettent pas qu’on puisse leur apprendre quelque chose en matière d’éducation. Il y aura là des résistances dont il est prudent de tenir compte par avance. L’Université, du reste, n’est pas maîtresse absolue de l’enseignement. Les écoles spéciales ne sont pas dans ses attributions. Saint-Cyr et l’École polytechnique dépendent du ministère de la guerre, et l’École navale de celui de la marine. Or, quand il faut qu’une entente s’établisse entre trois départemens ministériels, lorsqu’on entre dans la voie des commissions mixtes, on n’en sort pas et on n’arrive à rien.

La réforme scolaire ne se réalisera que le jour où l’impulsion partira des pouvoirs publics. Je suis surpris que personne, dans nos assemblées, qui renferment tant de médecins et surtout tant de pères de famille, n’en ait pris l’initiative. On a bien fait une loi pour limiter le travail des enfans dans les manufactures, pourquoi n’en ferait-on pas une pour réglementer le travail intellectuel dans les écoles et les lycées? Celle-là serait d’un intérêt bien plus général que l’autre, puisque, indépendamment des cinq millions d’enfans qui suivent les cours des écoles primaires et des écoles maternelles, il y a 90,400 élèves dans les collèges et les lycées. C’est la population infantile de la France tout entière dont la santé et l’avenir sont en jeu.

La loi ne serait pas difficile à faire. Il ne s’agit pas de rédiger des programmes ; il suffit de poser des principes généraux. Le reste se réglera par voie d’arrêtés ministériels et sera l’affaire de l’Université. La loi scolaire pourrait, à mon avis, se borner à formuler les prescriptions que j’ai indiquées et que je vais résumer à titre de conclusion :

Fixer la durée des classes, des études, le nombre d’heures à consacrer aux devoirs de maison, aux récréations et aux différens exercices, en les rendant obligatoires;

Déterminer une limite d’âge pour l’admission dans les différentes classes des lycées et reculer celle des examens pour l’obtention des diplômes et des brevets de capacité, et surtout pour l’admission aux écoles spéciales ;

Prescrire la réduction des programmes d’examen et l’obligation d’y faire entrer les exercices physiques, en leur assignant des coefficiens suffisans pour que les candidats aient intérêt à les cultiver.

Ces principes une fois inscrits dans la loi, il faudrait bien que l’Université s’y conformât. Il y aurait sans doute, dans les premiers temps, un peu de désarroi; le niveau des études pourrait même baisser pendant les premières années, mais il se relèverait vite. L’instruction des jeunes serait moins étendue, mais plus solide, et ils rachèteraient par leur vigueur et leur santé ce qui leur manquerait du côté de l’érudition. A tout prendre, pour faire un militaire ou un marin, mieux vaut moins d’algèbre et plus de force et d’agilité. Il est préférable que nos officiers soient en état de supporter la fatigue, les longues marches et les privations, qu’ils aient une bonne vue et qu’ils puissent distinguer au loin l’escadron qui passe, le navire qui apparaît à l’horizon et la couleur de ses feux, plutôt que d’être ferrés sur le calcul différentiel et intégral. Du reste, nous n’avons plus le choix. La réforme scolaire ne peut plus être ajournée, si nous voulons que les générations de l’avenir soient à la hauteur des devoirs qui leur seront imposés. Quoi qu’il advienne, le législateur qui en prendra l’initiative et qui la fera réussir aura bien mérité de son pays.


JULES ROCHARD.

  1. J.-B. Fonssagrives, professeur d’hygiène à la faculté de Montpellier : Éducation physique des filles'. Paris, 1869. — Éducation physique des garçons Paris, 1870. — Entretiens familiers sur l’hygiène. Paris, 1869.
  2. Javal, Rapport d’ensemble de la commission d’hygiène des écoles primaires et des écoles maternelles. Paris, 1884 ; Imprimerie nationale.
  3. Discours prononcé par M. Berthelot, ministre de l’instruction publique, à l’occasion de la discussion du budget. (Journal officiel du 24 janvier 1887.)
  4. Conférence faite à la séance générale de la 53e réunion des naturalistes et médecins allemands, le 18 septembre 1880, par M. Hormann Cohn.
  5. G. Lagneau, Du surmenage intellectuel et de la sédentarité dans les écoles. (Mémoire communiqué, en 1886, à l’Académie des sciences morales et politiques et à l’Académie de médecine.)
  6. Discours de M. Berthelot, ministre de l’instruction publique (séance du sénat du 25 février 1887>.
  7. Gréard, Rapports sur l’enseignement secondaire, (Journal de la société de statistique de Paris, 1880.)
  8. Jules Simon, la Réforme de l’enseignement secondaire. Paris, 1874.
  9. Gréard, la Question des programmes dans l’enseignement secondaire. (Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, 1885.)
  10. Saint Marc Girardin, de l’Enseignement intermédiaire, 1847.