L’Effort financier anglais
Il est digne d’être étudié. Si tout n’y est pas à louer, chacun des pays alliés peut du moins en tirer de sages leçons, des enseignemens virils, avec l’occasion de procéder à quelques-uns de ces retours sur soi-même, qui n’auront peut-être rien de flatteur pour l’amour-propre national, mais ne resteront pas, Dieu le veuille ! inutiles. Ne croyons d’ailleurs pas qu’il y ait là, pour nous Français, un exemple à suivre aveuglément, un modèle à imiter sans réserve. Le modèle en un sens est inimitable, ou du moins les conditions du problème sont chez nous trop différentes pour que l’exemple puisse être appliqué sans être interprété. Il faut le dire : la France et l’Angleterre ne sauraient être mises en parallèle au point de vue des finances de guerre. Rien ne serait plus faux et plus vain que de vouloir établir ici une téméraire assimilation. Nous en verrons bien des raisons. Qu’il nous suffise de constater que l’Angleterre n’a connu ni l’horreur de l’occupation ennemie, ni la commotion brusque d’une mobilisation générale, tandis que la France a, depuis deux ans, neuf départemens envahis, trente classes sous les drapeaux, la plupart des sources vives de sa richesse momentanément amoindries. Et c’est ce qui permettait à notre éminent ministre des Finances de proclamer naguère au Parlement : « La charge de cette guerre pèse surtout sur la France, je le dis à son honneur et à sa gloire. »
Autre différence entre nos voisins et nous : à la veille de la guerre, la situation budgétaire de la France était gênée, du fait des fautes passées de nos gouvernails, de cette coupable imprévoyance dont on voudrait espérer que l’épreuve les aura guéris à jamais. Celle de l’Angleterre, bien que troublée par une crise récente, se montrait sous un jour nettement plus favorable. Elle bénéficiait, il est vrai, des remarquables progrès réalisés par le Royaume-Uni dans l’ordre de la prospérité économique, et dont témoigne ce fait frappant : depuis vingt-cinq ans, la population des Iles-Sœurs a augmenté d’un quart ; elle atteignait 46 millions d’habitans en 1914, soit 6 et demi de plus que la population française. Autre indice : au cours de la dernière décade, si les importations britanniques ont haussé de 43 pour 100, les exportations se sont accrues de 70 pour 100. Le revenu national annuel, objet d’évaluations fréquentes et savantes, était compté en 1887 aux environs de 1 300 millions sterling, en 1912 aux environs de 2 200 millions, soit une augmentation des deux tiers ; M. Lloyd George l’estimait, au début de la guerre, à 2 400 millions (60 milliards de francs), chiffre considérable qui représenterait le double du chiffre moyen autour duquel gravitaient les dernières évaluations du revenu annuel de notre pays. Là-dessus, la nation épargnait bon an mal an 300 à 400 millions sterling ; grâce à quoi elle avait pu se constituer au dehors, abroad, dans ce vague et vaste monde qui comprend tout ce qui n’est pas les Iles-Britanniques, un capital estimé à 4 milliards sterling (100 milliards de francs).
Voilà qui explique, si d’ailleurs on tient compte des fortes traditions financières en honneur chez nos Alliés, que le budget pût être relativement au large, l’impôt modéré, la dette supportable. Jusqu’en 1908, jusqu’à l’avènement du ministre radical qui devait faire subir aux finances anglaises une brusque évolution, le budget britannique était toujours resté inférieur (année normale) au budget français ; en 1907-1908, il ne dépassait guère 140 millions sterling (3 milliards et demi de francs), alors que chez nous il atteignait déjà 4 milliards. On sait qu’avec M. Lloyd George l’Angleterre dut se prêter à un fort accroissement de ses dépenses publiques, accompagné d’une grosse aggravation et d’une très audacieuse réforme de la taxation. Le parti libéral s’était fait dans le temps la réputation du parti de l’économie, en même temps que de la paix et des réformes, et voici que son successeur, le parti radical, se faisait le parti de la prodigalité. En peu d’années, la croissance des budgets fut si rapide que le dernier voté avant la guerre s’élevait à 207 millions sterling (5 175 millions de francs), à peu près égal au budget français de juillet 1914. Mais, même à budget égal, l’Angleterre n’en était pas moins alors en meilleure posture financière que la France. D’une part, elle avait su réduire, par des amortissemens appréciables, sa dette publique, dont le capital (736 millions en 1887, 796 en 1905, après la guerre sud-africaine) n’était plus, au 31 mars 1914, que de 706 millions sterling (17 650 millions de francs) ; l’intérêt annuel n’absorbait plus qu’à peine 17 millions sterling (425 millions de francs), au lieu d’un milliard environ chez nous. L’Angleterre, à budget égal, disposait donc d’une proportion plus grande de crédits utiles. D’autre part, la charge de ses impôts se trouvait plus légère, à raison de sa population et de sa richesse supérieures : Bien que, depuis vingt-cinq ans, le taux de l’impôt par tête d’habitant se fût accru de 60 pour 100, un juge de haute compétence n’évaluait, pour 1911, le taux de la taxation britannique, dans son ensemble, qu’à 12 un quart ou 12 trois quarts, pour 100 du revenu national[1], contre 16 à 16 et demi pour 100 en France. Grâce à la prospérité générale, à une progression plus rapide qu’ailleurs de la richesse publique, cet impôt se supportait aisément. Son produit était presque toujours en plus-value sur l’évaluation préalable. En 1887-1888, un penny d’income tax ne rapportait qu’un peu moins de 2 millions de livres ; en 1912, ce même penny rapportait 2 830 830 livres sterling. Sans insister davantage, on peut dire que, malgré les récentes surcharges, la situation de l’Angleterre était, à la veille de la guerre, budgétairement parlant, meilleure que celle d’aucun des autres pays belligérans.
Surprise plus que les autres Puissances par la guerre, l’Angleterre tint froidement le coup. Du premier jour, par l’arrêt brusque des échanges extérieurs, une violente crise commerciale et financière se déclencha dans la Cité, à la Bourse, dans la banque ; on a déjà vu exposer ici, de main de maître[2], par quelle série d’habiles mesures le gouvernement sut alors parer au danger, puis enrayer le mal, si bien qu’au bout de peu de semaines, grâce à la suprématie de la marine, la vie économique était prête à reprendre. Cependant, au Parlement, dans la presse, les partis politiques ont fait trêve. Le premier vote of crédit, réclamé par M. Asquith pour la guerre, est passé à l’unanimité, comme seront tous les suivans. Le chancelier de l’Echiquier, M. Lloyd George, dont le radicalisme fiscal et social a jadis soulevé tant de tempêtes, demande et obtient, pour les débuts de la conduite financière de la guerre, l’appui, mieux : la collaboration officieuse, de l’ancien ministre des Finances unioniste, M. Austen Chamberlain ; un jour, celui-ci, pour dégager sa responsabilité, en viendra même à se demander, devant la Chambre des Communes amusée par ce trait, « s’il ne ferait pas bien de se retirer d’un Cabinet dont il n’est d’ailleurs pas membre. »
L’Angleterre a, en matière de finances de guerre, des traditions très anciennes et très arrêtées, qui veulent qu’on demande le plus possible à l’impôt et à l’emprunt le moins possible. Adam Smith et Gladstone ont été presque jusqu’à condamner le principe même des emprunts de guerre, et Mac Culloch s’est évertué à démontrer que Pitt et ses successeurs auraient pu et dû couvrir par l’impôt seul les frais de la grande lutte contre la Révolution et l’Empire. De fait, l’Angleterre dépensa 831 millions sterling pour cette guerre de 1792-1815, et là-dessus l’emprunt en fournit 391, soit 47 pour 100 ; à cet effet, il dut être quadruplé, absorbant à la fin jusqu’à un quart ou deux septièmes du revenu national. La guerre de Crimée coûta 67 millions, dont Gladstone paya 35, soit plus de moitié, sur le produit des contributions. Lors de la guerre du Transvaal, le gouvernement unioniste, se relâchant un peu de la tradition, ne demanda aux taxes publiques qu’un tiers environ de la dépense, pour quoi il fut très critiqué par les libéraux qui, revenus au pouvoir en 1905, se mirent en mesure d’amortir très vite la nouvelle dette de guerre. Chaque fois, on partit du principe que le premier devoir est de fortifier le crédit britannique et de ménager les générations à venir ; il faut que les ressources ordinaires couvrent au moins le montant à prévoir des dépenses ordinaires de l’après-guerre, intérêt et amortissement de la dette inclus. D’ailleurs, n’est-il pas plus politique de hausser l’impôt pendant les hostilités, en ce temps de sacrifices où chacun se soumettra plus volontiers aux charges nécessaires, qu’une fois que la guerre terminée aura fait place, comme il est de règle, à de graves difficultés économiques : alors ce sera le temps du dégrèvement ! Voilà, n’est-ce pas ? une belle tradition, qu’on peut envier à l’Angleterre ; une tradition, d’ailleurs, particulièrement faite pour un pays que son insularité sauvegarde des pires désastres de la guerre, et qui, pour son bonheur, n’a connu durant cent ans que des guerres plus ou moins lointaines, des guerres faites abroad, où il ne sentait ni sa vie suspendue ni surtout son existence nationale en jeu : des guerres « à responsabilité limitée, » pour reprendre un mot de M. Lloyd George.
Très courageusement, M. Lloyd George s’efforça d’abord de se conformer à cette tradition. Le 17 novembre 1914, il adresse aux Communes un grave appel, et, évoquant les précédens, il déclare qu’une forte augmentation des impôts est nécessaire ; il fuit hausser divers droits indirects et doubler le taux de l’income tax, comme avait fait Gladstone au début de la guerre de Grimée. Cette première carte à payer n’est pas celle qu’eût établie un gouvernement unioniste ; elle est pourtant acceptée d’emblée sans opposition. On ne se dissimule pas, d’ailleurs, qu’il restera un gros déficit à couvrir, 60 pour 100 pour la fin de l’année, davantage l’année suivante. Dès le début, il a fallu s’adresser à l’emprunt : d’abord à l’emprunta court terme, au moyen de bons du Trésor (de 3 mois à un an), qui prendront bientôt un très grand développement et auxquels s’adjoindront les obligations du Trésor (de 2 à 5 ans) ; puis à un premier grand emprunt consolidé, de 330 millions de livres (8 milliards et quart de francs), que le ministre émet en novembre 1914 au taux de 3 et demi et au cours de 95. Plus la guerre se développe, plus s’élargit ce recours au crédit auprès duquel l’impôt même accru n’apparaît plus que comme un appoint. Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’au printemps de 1915, à l’ouverture de l’année financière 1915-1916, à part quelques surtaxes vite abandonnées sur les boissons, on vit M. Lloyd George s’abstenir de réclamer aucun nouvel effort fiscal. Sa déclaration du 4 mai 1915 au Parlement est un beau morceau d’éloquence financière, riche, a-t-on dit, en préceptes de taxation, mais sans la moindre taxe nouvelle à proposer. Les frais de la guerre et les appels au crédit grossissent de jour en jour, mais cette fois l’impôt reste stationnaire ; la hausse de l’impôt ne suit pas celle des dépenses et des emprunts. N’est-ce pas là, selon les vues anglaises, une faute contre la tradition ? Comment s’explique, après l’énergique effort du début, cette temporisation fiscale, si peu en harmonie avec les belles déclarations passées, avec les grands principes britanniques ?
Elle s’explique par l’état des esprits et des choses en ce temps-là. Sans contact avec la guerre, mal éclairée sur la portée des événemens, la masse du pays ne réalise pas encore le caractère vital de la lutte, sa durée, les sacrifices qu’elle réclamera, et sans doute est-il vrai de dire que le gouvernement lui-même ne mesure pas l’immensité de l’effort à fournir. Ce qui favorise cette mentalité du wait and see, c’est que l’Angleterre ne souffre pas dans ses intérêts depuis la fin de la crise qui a marqué le début de la guerre. Le premier choc passé, l’essor économique a repris avec une aisance, une adaptabilité surprenantes. Le chômage a fait place au manque de bras. Les prix de toutes choses montent ; les ouvriers se font allouer des supplémens de salaires (bonus). Business as usual, les affaires comme d’habitude, c’est le mot d’ordre, et c’est l’expression de la réalité. L’Angleterre a bien su maintenir son commerce et son industrie pendant les guerres passées : pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ? Leur vitalité n’est-elle pas en un sens la condition de la victoire ? Très vite revenue, la prospérité s’accroît à un degré qui surprend les Anglais eux-mêmes. D’énormes profits sont réalisés par les industries de guerre, et par d’autres. De chez les alliés affluent les demandes et commandes, charbon, acier, munitions, matériel, vêture. etc. L’exportation, réduite pendant un temps, a repris merveilleusement. Malgré la hausse du coût de la vie, la nation ne sent pas la privation ; les classes ouvrières, en particulier, n’ont jamais semblé aussi au large ; on remarque qu’elles s’adonnent à certains luxes (bijoux, pianos, etc.). Loin de souffrir économiquement, la majorité du pays a profité de la guerre. Qu’il y ait dans cette prospérité quelque chose de passager, d’artificiel, de malsain même, — c’est dû, à voir les choses en gros, au vaste remue-ménage de capitaux causé par la guerre, à cette fièvre de circulation, à l’inflation inévitable du crédit et des prix, — nous ne le nions pas. Néanmoins, quelle différence avec ce qui se passe sur le continent ! A Londres, on se plaignit naguère que le taux d’intérêt commercialement pratiqué fût trop bas, et favorisât l’exportation plutôt que l’importation des capitaux : cela prouvait du moins leur abondance ! Il y a quelques semaines, un spécialiste, sir G. Paish, conseiller officieux de la Trésorerie, évaluait à 3 milliards sterling le revenu annuel du Royaume-Uni, lequel, il y a deux ans, ne dépassait pas 2 400 millions : ce qui signifierait depuis la guerre une hausse du quart dans le revenu de la nation. Qui donc, autrefois, eût osé prédire à un pays en guerre une telle prospérité, née de la guerre, et greffée sur la guerre ? Que de notions renversées, de théories détruites et de pronostics trompés, dans l’ordre économique comme dans les autres, par l’expérience des faits depuis deux ans !
Qui, en revanche, eût prévu ce que serait le coût d’une guerre comme celle-ci ! Ce coût, au début, n’excéda pas chez nos voisins un million sterling par jour. Mais il n’allait pas tarder à s’élever. Au 1er mars 1915, il atteignait 1 million et demi, au 15 juin 2 millions et demi, et dès lors on put prévoir qu’avec le développement de l’effort britannique, la hausse n’en ferait que s’accélérer : dès la fin de 1915, la dépense journalière totale de l’Angleterre devait s’approcher du chiffre de 5 millions (125 millions de francs), dont un demi-million pour la dette et les services civils. Bloquez ces chiffres par semaine, par mois, par année, et voyez à quels totaux ils conduisent ! Pour les huit derniers mois de l’année financière 1914-15[3], la guerre a coûté à l’Angleterre 360 millions sterling, en plus des 200 millions du budget ordinaire ; pour l’année 1915-16, le total des dépenses s’est élevé à 1559 millions, et les prévisions pour 1916-17 se montent à 1 825 millions sterling (45 625 millions de francs) : chiffres formidables, d’ordre aussi phénoménal que le sont toutes choses en cette guerre, à commencer par cette guerre elle-même, chiffres que les plus audacieuses imaginations eussent hésité à concevoir hier, — il y a mille ans ! — Qu’est-ce à côté de cela que les 211 millions de la guerre sud-africaine, qu’est-ce même, eu égard à la différence du prix de l’argent, que les 831 millions qu’ont coûté à l’Angleterre les guerres napoléoniennes ? Rien ne se comparé dans les annales financières à de pareilles débauches de capitaux. Rien, dans les prévisions faites avant la guerre, même chez les Allemands, n’approche de la réalité vertigineuse.
L’Angleterre est probablement celle des nations belligérantes qui dépense le plus. Elle dépense plus que la France (125 millions de francs par jour, aux derniers renseignemens, contre 93 à peu près chez nous, tout compris) ; quant à l’Allemagne, on sait qu’elle prétend que ses frais de guerre n’excèdent pas les nôtres, mais que de réserves seraient à faire sur cette allégation ! J’entends bien qu’il y a de l’autre côté de la Manche comme ailleurs du gaspillage, d’autant plus que, marine à part, le rôle de l’improvisation y a été plus grand : tout était à faire ! Le gouvernement a pris des mesures contre les abus ; il a constitué un comité de contrôle, sous la présidence d’un membre du Cabinet, auprès de chacun des trois grands départemens de la Guerre, de la Marine et des Munitions. Au reste, John Bull aime à faire bien les choses, c’est son luxe ; il donne aux Tommies un shilling par jour, il donne à leurs familles de larges allocations, aux blessés et aux veuves des pensions bien plus fortes qu’ailleurs ; il ne regarde pas aux frais quand il a son but et veut aller jusqu’au bout. Mais il y a une autre cause à la progression des dépenses britanniques, ce sont les grosses avances de fonds que fait l’Angleterre non seulement à ses colonies ou Dominions, mais surtout aux pays alliés, Belgique, Serbie, etc. (comme nous le faisons nous-mêmes sur une moindre échelle). Ce ne sont plus, comme aux siècles passés, des « subsides » qu’elle paie aux États mercenaires pour la levée des troupes continentales, ce sont des prêts qu’elle consent avec désintéressement à ceux de ses alliés qui traversent des heures difficiles. Ces avances ont atteint, sans compter le concours financier fourni aux Puissances étrangères par la Cité et par la Banque d’Angleterre, 52 millions sterling en 1914-15, et 316 en 1915-16 (dont 52 aux colonies ou Dominionsvet 264 aux Alliés) ; pour 1916-17, le crédit ouvert se monte à 450 millions (11 milliards et quart de francs). On ne peut que rendre hommage au généreux esprit de solidarité qui a porté nos amis à s’imposer une aussi lourde et honorable charge.
Devant ce flot montant des dépenses de guerre, devant ces chiffres à défier la raison, il était naturel que l’opinion en vînt à concevoir quelque effroi. Comment supporterons-nous le fardeau ? Les guerres napoléoniennes nous ont coûté, — en vingt ans, — plus du tiers de ce qui était alors notre capital national, et l’on sait de quel poids elles pesèrent sur nos épaules, et pendant combien de temps, et comment l’Angleterre ne fut en somme sauvée que par l’avènement de la grande industrie. Du train dont vont les choses, n’est-ce pas une part plus forte encore de notre avoir que nous coûtera la guerre européenne ? Nous irons jusqu’au bout à tout prix : mais quel sera ce prix ? — De telles réflexions contribuèrent sans doute pour leur part à l’éveil de l’opinion qui marqua le printemps de 1915 : c’est le moment du torpillage de la Lusitania, de la crise des munitions, de la campagne de pessimisme du Times ; c’est aussi le moment où au ministère radical succède, sous la présidence continuée de M. Asquith, un ministère de coalition, comprenant les chefs unionistes avec les leaders libéraux, radicaux et ouvriers. Ministère de coalition : le mot sonne mal aux oreilles anglaises, auxquelles il évêque les fâcheux souvenirs de Fox et de lord North, — intrigues et factions, — ou les erremens sans gloire du « ministère de tous les talens » en 1806. Mais la situation était sans parallèle ; il fallait, en ôtant au gouvernement son caractère de parti, unir et concentrer toutes les forces politiques en vue du but unique. A l’Echiquier, M. Lloyd George, l’homme de parti d’hier qui allait remplir demain avec éclat un rôle vraiment national, céda la place à son collègue de l’Intérieur, M. R. Mackenna.
Ce qu’il y a de caractéristique dans cet éveil du pays, c’est qu’en présence des charges qui s’amoncellent, l’opinion éclairée perçoit nettement la nécessité d’une politique financière plus énergique, d’un recours plus décidé aux traditions qui, dans les temps critiques, ont fait la force du pays : pendant tout l’été de 1915, elle réclame un plus grand effort fiscal, elle pousse à l’impôt. Il y a là plus qu’une simple manifestation de zèle, comme celle de ces bons citoyens qui, d’après M. Lloyd George, adressaient avant terme à la Trésorerie leur solde d’impositions avec des lettres d’un patriotique empressement. Ce sont les contribuables qui, par esprit public, demandent plus de contributions ; ce sont les taxés qui, pour le bien commun, veulent être surtaxés. Manifestations de politiciens, surenchères de socialistes ? Les socialistes, en effet, ont pris souvent la parole à Westminster en faveur de l’impôt ; M. Snowden a même proposé de combler tout le déficit de guerre au moyen d’une taxe de 75 pour 100 sur le revenu des riches. Je doute que cette voix ait beaucoup porté. Moins assurément que celle de tant de libéraux et de conservateurs qui ont insisté au Parlement pour une hausse équitable de l’impôt ; celle du Times ou des grandes revues comme le Nineteenth Century, faisant écho à celle du champion du libéralisme orthodoxe, M. Harold Cox qui, dans l’Edinburgh Review de juillet 1915, prônait comme le devoir actuel une « lourde » taxation ; celle de l’Economist qui traitait les atermoiemens de « faiblesse déplorable, » ou celle de ce représentant du haut commerce qui, à la Chambre, stimulait le gouvernement en disant qu’il regretterait de le voir passer à la postérité avec cette épitaphe, « le gouvernement Trop-Tard[4] ; » celle enfin de ces financiers et City men tels que lord Saint-Aldwyn, sir F. Banbury, sir F. Schuster, etc., qui vinrent au mois de juillet en députation officielle trouver le premier ministre pour lui exposer les raisons qui militaient en faveur d’une juste élévation des impôts. Aussi M. Mackenna put-il « déclarer aux Communes, non sans fierté, le 23 septembre 1915, qu’ « il était sans exemple jusqu’alors que, dans aucune grande guerre, un pays se soit de lui-même levé pour demander à être imposé : nul meilleur présage du succès final ! »
Sans doute, dans ce concert de doléances d’un nouveau genre, il s’est produit des dissonances, ou du moins des réserves. On a fait observer qu’il y a des limites aux forces imposables du pays, et qu’à les dépasser on arriverait vite à la taxation « genre suicide, » comme disait M. Asquith ; que d’ailleurs tout ce qu’on prend à la nation par l’impôt, c’est autant de moins à en tirer par l’emprunt, dont on affaiblit la productivité par abus de la fiscalité ; qu’enfin il serait très injuste de vouloir, sous prétexte de justice, faire supporter à la génération présente une trop grande part du fardeau, pour décharger l’avenir qui profitera plus que nous de la victoire ; je crois bien même avoir vu rééditer à ce propos le mot célèbre sur la postérité, « je voudrais bien savoir ce qu’elle a fait pour nous, la Postérité ! » — N’empêche que dans l’ensemble le sentiment public s’est manifesté très net : les dépenses de guerre s’élevant de façon inouïe, il faut exiger davantage du contribuable, il faut hausser encore la taxation. Il le faut surtout à l’heure actuelle, pour que le pays ne s’endorme pas dans le business as usual et dans une prospérité égoïste, pour qu’il sente la guerre et comprenne la nécessité de sacrifices qui, si durs soient-ils, n’auront encore rien qui approche des horreurs de la Belgique et du Nord de la France. Il le faut pour forcer la nation à épargner davantage, à se priver pour ménager les ressources du pays en vue de la guerre et de l’après-guerre. Il le faut pour nous rendre dignes de nos grands ancêtres du temps de la lutte contre Napoléon, pour montrer au monde notre force financière et intimider nos ennemis par le témoignage de notre détermination.
On pense bien que le nouveau chancelier de l’Echiquier n’allait pas manquer de tirer parti de si belles dispositions ; je n’oserais même dire que son zèle ne l’emportera pas au-delà du but ! Libéral de marque, naguère pacifiste, il avait débuté au Parlement en 1896 en faisant avec M. Lloyd George une vive obstruction à je ne sais quelle mesure unioniste. Ce n’était pas un nouveau venu aux Finances, où il avait été secrétaire parlementaire sous M. Asquith. Sa nomination, pourtant, ne fut pas accueillie sans quelque surprise : cet ex-champion de rame de l’Université de Cambridge, cet ancien vainqueur des régates de Henley, saurait-il manœuvrer la barque de la Trésorerie avec autant de mesure et de prudence que d’énergie ? Il débuta par un vrai succès : le grand emprunt 4 1/2 pour 100 de 600 millions sterling (15 milliards de francs), émis au pair en juin-juillet, qui réunit plus d’un million de souscripteurs, et que suivit à l’automne le petit emprunt franco-anglais de 100 millions sterling contracté à New-York pour rétablir le change. Succès aussi, la loi de finances qu’il présenta à la Chambre des Communes le 21 septembre 1915, en un speech de la meilleure forme anglaise, sobre, lucide, business like, l’un des bons exposés financiers qu’on ait entendus, dit-on, depuis sir William Harcourt, le maître du genre. M. Mackenna y apporte ce qu’on attendait depuis des mois, un large programme de taxes nouvelles et de surtaxes, dont il espère 33 millions pour la fin de l’année, 107 millions (2 675 millions de francs) pour une année entière. Telle de ses propositions sera vivement discutée, c’est le cas de certains droits de douane. L’ensemble est reçu avec une faveur marquée ; in such an hilarious way, note un député. Le Times assure que le gouvernement trouvera toujours « ce même esprit de bonne volonté, quand il demandera des sacrifices égaux à toutes les classes. » La Cité, plus soulagée qu’effrayée, voit dans ce projet, qui ne devait pas tarder à être voté, « un honnête ajustement des charges dues à la guerre. » Si grand est l’optimisme que le ministre s’inquiète, et croit bientôt devoir déclarer que tout n’est pas dit. « L’impression de soulagement qui est née de la modération (sic) de cette loi, spécifie le sous-secrétaire à la Trésorerie, vient sans doute d’une fausse appréciation de l’état des choses. S’il y a de l’argent de reste dans la poche des gens, il nous faudra l’avoir, par emprunt ou impôt… Chacun doit être prêta mettre à la disposition de l’Etat la moitié au moins de son revenu, sous forme de taxes ou de prêts. »
En effet, à l’ouverture de l’exercice 1916-17, M. Mackenna récidive, et dans son budget statement du 4 avril 1916, après avoir exposé clairement l’état des finances britanniques, réclame une fois encore du contribuable un très lourd sacrifice ; le nouveau « tour de vis » fiscal ne devra pas rapporter moins d’un supplément de 150 millions sterling ; encore le ministre s’excuse-t-il doucement de ne pas faire plus dans le sens de la « taxation héroïque, » par crainte civique d’abuser du courage de la nation. Cette fois, l’accueil n’est plus tout à fait sans mélange. On rend justice à la conscience du ministre, on apprécie son compte rendu loyal de la situation. D’aucuns trouvent qu’il aurait pu demander encore davantage à l’impôt ; d’autres qu’il a eu la main un peu lourde. Tous sont d’accord sur l’essentiel, le respect dû aux traditions de guerre, l’appel nouveau à faire aux forces contributives du pays. Ce qu’on discutera, ce n’est pas la surtaxation en elle-même, mais les procédés employés pour surtaxer. Le principe étant admis par tout le monde, nous verrons de vives critiques se faire jour sur l’application.
Jugeons à présent de l’effort total demandé au contribuable du Royaume-Uni depuis deux ans. Le budget de 1914-15 avait été fixé avant la guerre à 207 millions de livres sterling ; grâce aux élévations d’impôts de M. Lloyd George, il se solda par 226 millions et demi de recettes, à l’exclusion de tout emprunt. Celui de 1915-16 se monta en recouvremens à 336 millions et demi contre 1 559 millions de dépenses. Enfin celui de 1916-17 est établi en prévisions de dépenses à 1 825 millions, et en prévisions de recettes à 509 millions : ceci représente en deux ans une augmentation des charges fiscales de plus de 300 millions de livres sterling (7 milliards et demi de francs). L’énormité du coût de la guerre fait que l’Angleterre elle-même n’a pu couvrir qu’une part relativement faible de son total de dépenses par l’impôt et les ressources ordinaires ; pourtant cette part a atteint 21 pour 100 en 1915-16, elle atteindra 28 pour 100 en 1916-17 ; elle s’élèverait à 27 pour 100 pour 1915-16 et à 37 pour 100 pour 1916-17, si du total des dépenses on déduisait, comme il serait juste, les avances aux colonies et aux États alliés. — Pareil effort fiscal est inouï et sans précédent. De tous les États qui depuis cinquante ans ont subi l’épreuve d’une grande guerre nationale, c’est le Japon qui a su, dans sa lutte contre la Russie, élever le plus ses impôts (40 pour 100) ; cela ne lui a pourtant permis de couvrir que 12 pour 100 de ses frais de guerre. Aujourd’hui l’Allemagne, qui pourtant avait bien préparé sa guerre, et qui n’a pas encore son sol envahi, vient seulement de se résoudre à faire un timide essai de fiscalité nouvelle ; M. Helfferich, le grand financier de l’Empire, tirait même vanité dans un récent discours de ce que l’Empire avait pu se passer de surcharges d’impôts, et, par une lourde ironie teutonne, s’ingéniait à ridiculiser l’effort financier anglais, dont les résultats n’auraient pas répondu aux espérances : sans doute ils sont trop verts ! La vérité est que le sacrifice que s’est imposé l’Angleterre est absolument exceptionnel, et qu’elle est bien le seul pays au monde qui ait pu, si l’on ose dire, s’en « payer » un pareil. Si elle l’a pu, c’est à raison de conditions toutes spéciales qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs : c’est par le fait (il faut toujours y revenir) de son insularité protectrice, avec toutes les conséquences qui en sortent ; c’est que sa situation financière antérieure était meilleure, ses impôts moindres ; c’est surtout qu’elle a joui malgré la guerre ou, faut-il dire : à cause de la guerre ? d’une prospérité sans pareille, dont voici un nouvel indice, d’après l’Economist, organe d’une compétence et d’une indépendance reconnues, qui estimait l’an dernier que l’épargne du pays pourrait être doublée, et portée annuellement à 700 millions sterling (17 milliards et demi de francs). Notez que, malgré l’énorme hausse des taux de taxation, le recouvrement des impôts n’a cessé, au cours des deux derniers exercices, de présenter des plus-values sur les prévisions. Pour 1914-15, l’income tax, dont on avait évalué, en novembre 1914, le rendement à 59 millions de livres, en a produit 10 de plus ; pour 1915-16, l’ensemble des perceptions budgétaires a dépassé les estimations de septembre 1915 de 32 millions de livres, soit de plus de 10 pour 100. Cela durera-t-il ? Ne verra-t-on pas la productivité de l’impôt se resserrer, surtout si la répartition des charges laisse à désirer ? L’avenir le dira. Ce qui est sûr, c’est que le seul développement du revenu national, le progrès de l’enrichissement, a permis jusqu’ici à la nation de porterie fardeau. Prospérité, surtaxation, les deux choses sont liées. Celle-ci dépend de celle-là. Elles sont aussi étonnantes, elles eussent paru naguère aussi incroyables l’une que l’autre. Elles sont toutes deux du même ordre, imprévu, incomparable, exceptionnel.
Cet effort fiscal, comment l’Angleterre l’a-t-elle réalisé ? c’est ce qui nous reste à voir. Nous devrions aussi, pour être complet, étudier de plus près les moyens de crédit employés par l’Échiquier pour combler ses déficits de guerre ; mais ce que nous en avons dit chemin faisant suffit peut-être à nos lecteurs dont certes aucun ne doute que la première puissance financière du monde ne puisse aisément se procurer sur le marché tous les capitaux qu’elle voudra[5]. En tout pays, emprunter est plus facile qu’imposer, encore qu’il y ait la « manière. » Dans la pratique d’un effort fiscal dont nous avons mesuré l’amplitude, quelle a été la « manière » des Anglais ?
Depuis que le Royaume-Uni s’est converti au libre-échange, l’histoire de son régime fiscal a été celle d’une lutte entre les deux grands groupes d’impôts, impôts indirects ou sur les consommations d’une part, de l’autre impôts directs, c’est-à-dire, en Angleterre, income tax ou impôt sur le revenu, droits de succession, plus quelques taxes directes secondaires (landtax, house duty, jand valuation duty), auxquelles la classification officielle ajoute les droits sur les transactions (timbre). La balance, autrefois, penchait fortement du côté des impôts indirects ; en 1887, ceux-ci ne représentaient déjà plus que 55 pour 100 du produit des impôts. Le changement de siècle vit entre les deux plateaux un équilibre très vite rompu d’ailleurs, car en 1908 les impôts indirects ne fournissent plus que 47 pour 100 du total, 42 pour 100 en 1913. Depuis vingt-cinq ans on ne leur a demandé qu’une progression de rendement de 96 pour 400, alors qu’on en réclamait une de 208 pour 100 à l’income tax et aux droits de succession. Ce glissement continu de l’impôt de la voie indirecte à la voie directe a surtout été l’œuvre des gouvernemens libéraux ; avec plus de réserve, le parti conservateur y a aussi travaillé, jusqu’au jour où il a cru trouver dans la réforme douanière le contrepoids nécessaire à l’abus de la fiscalité directe. Au dernier budget d’avant-guerre (mai 1914), sur une prévision de recettes fiscales de 173 millions de livres, les impôts indirects étaient comptés pour 75 millions (43 pour 100), l’income tax pour 56 et demi, les droits de succession pour 28 et demi, le timbre pour 10, et les taxes directes secondaires pour 3 seulement.
Ce système fiscal, simple, mais un peu rigide, l’Angleterre s’est bien gardée depuis la guerre de le révolutionner. Elle l’a développé, dans l’esprit antérieur, en écartant toute expérience, toute mutation brusque dans des méthodes traditionnelles, éprouvées, fructueuses.
Elle n’a fait qu’une innovation, et celle-là d’ordre temporaire : l’excess profits duty, taxe spéciale de 60 pour 100 à percevoir (après déclaration obligatoire) sur les bénéfices exceptionnels de l’industrie ou du commerce depuis le 1er août 1914, c’est-à-dire sur les bénéfices annuels dépassant de plus de 200 livrés sterling la moyenne de ceux qui ont été réalisés antérieurement à la guerre. Une pareille taxe était assez facile à établir dans un pays accoutumé à l’impôt sur le revenu. Elle se justifie, selon M. Mackenna, par le caractère même des profits qu’elle frappe, profits extraordinaires recueillis pendant un temps d’épreuves nationales, et dus en grande partie à ce fait dont pâtit la majorité des citoyens, la hausse des prix des denrées. Le ministre estime qu’elle rapportera à l’exercice 1916-17 l’énorme somme de 86 millions sterling (2 150 millions de francs) : quelle autre preuve veut-on de la prospérité économique de l’Angleterre ?
Cette exception faite, le gouvernement britannique s’est conformé aux traditions en demandant à l’impôt indirect une contribution moindre qu’à l’impôt direct. Il est même singulier de voir combien MM. Lloyd George et Mackenna, financiers si audacieux par ailleurs, ont montré de réserve dans leur choix de nouvelles taxes ou surtaxes indirectes. En novembre 1914, M. Lloyd George ne trouve à surimposer que la bière et le thé. En septembre 1915, M. Mackenna, un peu plus inventif, surtaxe encore le thé, puis le sucre, le café et le cacao, le tabac, l’essence, les spécialités médicamenteuses ; il frappe d’un droit ad valorem de 33 pour 100 quelques importations de luxe, autos, films, etc. En avril 1916, il hausse ces mêmes droits intérieurs en y ajoutant un droit sur les eaux minérales et les allumettes et un supplément sur les billets de théâtre et amusemens divers ; il propose, mais sans succès, une surtaxe sur les billets de chemin de fer[6]. Notez le petit nombre des articles imposés, d’où la modicité relative du produit de l’impôt. Nous n’avons pas à prendre parti dans la question des taxes douanières établies pour une année sur certaines denrées de luxe, avec cet objet d’améliorer les changes en restreignant les importations ; elles provoquèrent de vives discussions entre les conservateurs qui auraient voulu les voir développer, et les libre-échangistes qui protestaient contre l’atteinte portée aux principes manchestériens, et, rapprochant avec une exagération risible ce qu’ils appelaient le tarif Mackenna du célèbre tarif Mackinley, accusaient le ministère de coalition d’avoir porté pour premier fruit la « protection. » Mais pour ce qui est des droits intérieurs, il est clair que l’intérêt des finances anglaises eût été d’en étendre l’application sur un champ plus vaste. On a beaucoup reproché au gouvernement de ne pas l’avoir fait. À cette abstention relative, il y a peut-être une raison pratique, c’est que l’Angleterre ne possède pas la machinery, l’organisation administrative qu’il lui faudrait pour un grand développement des impôts de consommation ; elle a si bien simplifié sur ce point son appareil fiscal que celui-ci ne se trouve plus en mesure d’être au moment voulu aussi productif qu’il serait désirable. Quoi qu’il en soit, les impôts indirects ont produit 81 millions de livres en 1914-15, 121 en 1915-16 ; ils doivent en produire 136 en 1916-17. De mai 1914 à l’exercice courant, leur rendement aura été ainsi haussé de 80 pour 100, tandis qu’on demande une augmentation de 140 pour 100 à la taxation directe.
C’est donc à l’impôt direct qu’est demandé le plus gros de l’effort fiscal de guerre. Ici non plus, le gouvernement ne cherche pas à innover, il se sert de ce qu’il a ; négligeant les petites taxes secondaires, laissant même de côté les droits de successions qui ont été récemment surélevés, il s’attache à l’income tax, instrument fiscal déjà ancien, qu’il a bien en mains, et auquel le public est plus ou moins habitué. Déjà ancien ? Oui, puisque l’Angleterre l’a connu dès le temps de Pitt, et que, rétabli par Robert Peel en 1842, il a fonctionné sans arrêt jusqu’à nos jours. Pourtant, il a subi de tels changemens depuis dix ans qu’au début de la guerre on aurait pu dire qu’il ne se ressemblait plus à lui-même. Autrefois, c’était un impôt réel, proportionnel, et non global, sur les divers revenus, qu’il frappait séparément en cinq « cédules. » Dans chaque « cédule » il était perçu soit sur déclaration, soit autant que possible par retenue « à la source, » c’est-à-dire à l’encaissement. Pas de déclaration du revenu global, sauf en un cas : [7] comme les revenus inférieurs à 160 livres jouissent de l’exemption de l’impôt, et ceux compris entre 160 et 700 livres de certains dégrèvemens, tout contribuable taxé par retenue « à la source » doit faire une déclaration globale pour bénéficier, s’il y a droit, de l’exemption ou du dégrèvement. — De 1907 à 1914, une série de lois dues à MM. Asquith et Lloyd George sont venues développer et compliquer le système. D’abord on accorde des déductions aux petits contribuables chargés d’enfans. Puis on sépare les revenus « gagnés, » c’est-à-dire provenant surtout du travail, des revenus « non gagnés, » et on les taxe à un tarif inférieur, tarif progressif qui rejoint le tarif normal à partir de 2 500 livres. Enfin, à tous les revenus dépassant 3 000 livres on impose une surtaxe (supertax) à tarif également progressif. La déclaration du revenu global est légalement obligatoire pour les « supertaxés, » elle l’est de fait pour tous les possesseurs de revenus « gagnés » comme pour tous les bénéficiaires de dégrèvemens. L’income tax tend ainsi à devenir un impôt personnel, progressif.et global.
Il a changé de caractère ; il a aussi changé de taux. Jusqu’en 1900, ce taux ne dépassait pas en temps de paix 8 pence à la livre, soit 3,33 pour 100 ; en 1905-1908, il n’était encore que de 12 pence ou 5 pour 100 ; en juin 1914, M. Lloyd George l’a haussé à 15 pence, soit 6,25 pour 100 (tarif normal), sans compter la supertax, dont le tarif s’échelonne de 7 à 16 pence.
Novembre 1914, premier budget de guerre : M. Lloyd George double les tarifs, ce qui produira un boni de 12 millions de livres pour la fin de l’exercice 1914-15 et de près de 45 pour une année entière.
En septembre 1915, M. Mackenna va plus loin. La supertax voit son échelle de tarification, qui s’arrêtait aux revenus de 7 000 livres, hausser jusqu’à 10 000, chiffre à partir duquel le taux reste fixe à 3 shillings et demi (17,5 pour 100). L’income tax proprement dite voit ses tarifs élevés à nouveau de 40 pour 100, ce qui porte à 3 shillings et demi (17,5 pour 100) le tarif normal ; les dégrèvemens à la base sont restreints, et le point de franchise de l’impôt est abaissé de 160 à 130 livres, de sorte que l’impôt frappera dorénavant une nouvelle couche de contribuables, les ouvriers gagnant 50 shillings à la semaine : c’est la contre-partie logique de la surtaxation des revenus moyens et gros Ces dispositions fourniront au Trésor plus de 13 millions de livres pour le second semestre de l’exercice en cours, 47 millions pour un exercice complet.
Voici enfin le budget d’avril 1916 : M. Mackenna raidit d’abord l’échelle de tarification des revenus « gagnés, » puis il introduit la progression dans celle des revenus « non gagnés, » le tarif supérieur (considéré comme normal) de 5 shillings (25 pour 100) devant s’appliquer à partir de 2 500 livres dans la premier cas et à partir de 2 000 livres dans le second ; le surplus escompté s’élève à 43 millions et demi de livres.
L’élévation des tarifs, tels qu’ils résultent de ce dernier budget, est extrême. Le tarif minimum (revenus de moins de 300 livres ou 7 500 francs) est, sous réserves des dégrèvemens à la base, de 27 pence ou 11 pour 100 pour les revenus gagnés et de 36 pence ou 15 pour 100 pour les autres. Un revenu de 2 001 livres (50 025 francs) paie 4 shillings et 4 pence, soit 21 pour 100, s’il est « gagné, » sinon 5 shillings, soit 25 pour 100. Un revenu de 5 001 livres (125 025 francs) paie 5 shillings, soit 25 pour 100, plus 9 pence ou 4 pour 100 sur ce qui dépasse 3 000 livres. Enfin, un revenu de plus de 10 000 livres (250 000 francs) paie de même 5 shillings ou 25 pour 100, plus 3 shillings et demi ou 17 et demi pour 100 sur ce qui dépasse 3 000 livres : c’est le tarif maximum.
Si les deux premières surcharges de l’income tax ont été somme toute bien accueillies par les « intéressés, » il n’en est pas de même de la dernière (budget d’avril 1916), qui a provoqué beaucoup d’objections. On se plaint d’abord de la hauteur démesurée des taux de taxation : les gros revenus sont frappés jusqu’à 40 pour 100 et davantage, et à l’autre extrémité de l’échelle le sacrifice imposé aux petits revenus fixes, ceux des retraités, des veuves, est excessivement lourd. D’autre part, l’extrême complexité du système cause de graves difficultés au fisc comme au contribuable. La progressivité de tarification, appliquée d’abord aux « supertaxés, » puis aux revenus « gagnés, » l’est dorénavant en outre aux revenus « non gagnés, » elle est générale, comme est aussi par conséquent l’obligation de la déclaration globale : l’évolution radicale de l’income tax, commencée en 1907, se termine en pleine guerre. Mais comment cette progressivité des taux se conciliera-t-elle avec la pratique de la retenue « à la source ? » Pour tous les revenus « non gagnés, » le fisc retient l’impôt « à la source » au taux normal de 5 shillings ou 25 pour 100. Les contribuables ayant droit, de par leur chiffre de revenu, à un taux de taxation inférieur, doivent réclamer restitution du trop-perçu en faisant la déclaration de leur revenu global. En 1913, sur 1 100 000 contribuables, il y a eu de ce chef 907 506 réclamations reconnues valables ; avec la progressivité partout substituée à l’unité de taux, le nombre va s’en accroître encore, et les restitutions pour trop-perçus atteindront des chiffres énormes. Voici un petit revenu de 131 livres, qui légalement doit 1 livre 13 shillings d’impôt ; il se verra retenir « à la source » 32 livres 15 shillings, et pour rentrer dans la différence que de démarches, de tracas et de temps perdu I Comment sortira-t-on de l’impasse ? Ministres et commissions[8] ont toujours déclaré que la retenue « à la source » est la pièce maîtresse de l’appareil, d’où dépend toute sa productivité, et qu’il faut la maintenir intacte à tout prix. Mais entre la retenue « à la source, » qui suppose unité de tarification, et la progressivité nouvellement introduite, on s’aperçoit qu’il y a opposition : les deux pièces du mécanisme, la vieille pièce maîtresse, et le nouveau jeu d’engrenages, se grippent et se coincent. Des mécomptes sont à prévoir dans la marche et le rendement ; de l’avis des experts une révision s’impose. On a voulu forcer la vitesse de la machine, il est à craindre qu’on ne force la machine elle-même en quelques-uns de ses organes essentiels.
Jusqu’à ces derniers temps du moins, la productivité de l’income tax s’est montrée extraordinaire : 69 millions sterling pour l’exercice 1914-15, 128 pour 1915-16. Au budget de 1916-17 l’income tax figure pourprés de 195 millions sterling (4 875 millions de francs), sous réserve de mécomptes probables[9]. Rappelons qu’en 1912 et 1913 elle ne rapportait qu’à peine 45 millions sterling, et 32 seulement en 1906-07, il y a dix ans ! — Inconcevables, vertigineux : tels apparaissent, à nos yeux français, ces chiffres de rendement. Et l’on conçoit qu’ils puissent troubler le jugement de certains esprits peu avertis qui rêvent déjà des flots d’or qu’un pareil Pactole roulerait pour le profit de notre budget national. Il faut mettre les choses au point, et se méfier des comparaisons qui ne sont pas raisons. Il faut d’abord noter qu’à la différence de notre nouvel impôt sur le revenu, l’income tax n’est pas un impôt de superposition ; les revenus qu’elle frappe ne sont frappés par aucun autre impôt direct annuel de l’Etat. Il faut se rappeler ensuite que le revenu total du Royaume-Uni était évalué il y a deux ans par M. Lloyd George à 2 400 millions sterling par an, soit environ le double du revenu annuel des Français, et que cette estimation a été récemment portée à 3 milliards sterling par sir G. Paish. à raison des progrès de la prospérité depuis la guerre. Enfin, il faut observer que la répartition de ce revenu national entre les différentes classes de population est fort différente en Angleterre de ce qu’elle est chez nous. L’Angleterre a proportionnellement beaucoup plus que nous de revenus moyens et surtout de gros revenus. Elle avait, en 1913, environ 1 100 000 revenus de plus de 160 livres (4 000 francs), représentant ensemble 900 millions sterling (22 milliards et demi de francs) ou 40 pour 100 environ du revenu britannique total ; or chez nous, M. Ribot estimait en dernier lieu à 310 000 seulement le nombre des revenus passibles du nouvel impôt global, soit de plus de 5 000 francs, et le total de ces revenus à moins de 6 milliards, soit de 20 pour 100 du revenu total de la France[10]. Bien que les statistiques ne soient pas exactement rapprochables, on voit assez la différence du classement des revenus en deçà et au-delà de la Manche. Elle est plus marquée encore si nous considérons les revenus supérieurs. En 1909, l’Angleterre comptait 11 380 revenus de plus de 5 000 livres (125 000 francs), faisant ensemble un total de 140 millions sterling (3 milliards et demi de francs), soit 7 pour 100 du revenu national britannique alors évalué à 2 milliards sterling ; en France, un document officiel ne relevait en 1907 que 3 400 revenus de plus de 100 000 francs, ensemble 572 millions, soit 2 et demi pour 100 du revenu national français estimé alors à 22 milliards et demi[11]. La disproportion est évidente, comme aussi cette conclusion que, toutes choses égales d’ailleurs, l’income tax appliquée aux revenus français ne rapporterait qu’une petite fraction de ce qu’elle rapporte appliquée aux revenus anglais.
D’ailleurs, en Angleterre même, quoique le recours prédominant à l’impôt direct pour charges de guerre soit conforme aux traditions nationales, l’abus de ce puritanisme financier n’est pas accepté sans critiques. On a demandé à l’impôt direct, en 1914-1915, 108 millions sterling (soit 57 pour 100 des recettes fiscales) ; en 1915-1916, 169 millions (soit 58 pour 100) ; on lui demande, en 1916-1917, 235 millions (soit 63 pour 100 du produit des impôts, l’excess profits duty exclu). C’est là, dit-on, une proportion inadmissible. Il est injuste et dangereux de tendre à ce point les ressorts de la taxation directe, de faire peser une pareille part de charges sur une classe restreinte, — un neuvième de la population, — laquelle fournit du reste son large contingent à l’impôt de consommation. C’est léser la justice fiscale, qui demande l’égalité des sacrifices, selon les capacités de chacun. C’est risquer de détruire, avec le goût et l’aptitude du citoyen à produire ou à économiser, la richesse même sur laquelle repose la taxation, et d’anéantir par l’impôt la matière imposable. On veut surtaxer pour contraindre le pays à épargner ? Mais ne sait-on pas qu’un lourd impôt direct est une arme à deux tranchans qui peut, selon le cas, stimuler le sens de l’épargne ou le détruire ? Cependant la masse de la population, quitte de l’impôt direct, touchée, mais légèrement, par l’impôt indirect, ne paie pas son dû à la taxation de guerre ; et comme d’ailleurs (sauf les efforts faits depuis peu) le salarié anglais, à la différence de ce qui se passe chez nous, ne s’intéresse guère aux emprunts faits par le Trésor, il en résulte que la majorité du pays, investie de la souveraineté politique, ne participe que d’une façon très relative et inadéquate à l’effort financier de l’Angleterre : et cela est mauvais.
Si l’Angleterre se sent assez forte, assez riche, pour se donner le luxe fiscal d’une telle prépondérance de la taxation directe, c’est que, plus saine, plus vigoureuse au point de vue économique, elle souffre probablement moins de ce régime que ne feraient les organismes sociaux à circulation plus lente, plus difficile, plus sclérosée. L’individu y est relativement plus producteur et moins épargnant que les Latins, par exemple, chez qui la proportion de l’épargne des capitaux à la production des capitaux est plus grande ; il gagne plus aisément, il a la vie plus large, plus de marge pour se prémunir et de souplesse pour réagir contre une surtaxation directe qui en tout autre pays serait mortelle. Néanmoins, il n’est pas douteux que le gouvernement eût montré plus de courage et de clairvoyance en évitant de forcer, comme il l’a fait, la disproportion entre l’impôt direct et l’impôt indirect, en s’attachant à élargir les bases de la taxation et à en répartir plus équitablement le poids ; en développant, avec les impôts sur le luxe, les droits de consommation, dont le contre-coup sur les prix eût passé presque inaperçu dans la hausse générale du coût de la vie, et qui, sans grever lourdement les classes pauvres, eussent mieux servi l’intérêt national : la charge de l’impôt eût été moins pesante sur le pays, et plus grande sa productivité comme son élasticité. C’est ce que pense et dit une grande partie de l’opinion ; cela n’empêchera d’ailleurs pas les Anglais de payer sans geindre ni marchander le lourd impôt patriotique, qui menace d’écraser les degrés inférieurs de la classe moyenne, et va sans doute sonner le glas d’une des institutions dont nos voisins sont le plus fiers, l’aristocratie terrienne, déjà si menacée par M. Lloyd George : et ce sera un nouveau sacrifice qu’ils feront, après tant d’autres, aux nécessités de la guerre et de la victoire.
Résumons en deux mots, pour terminer, la situation financière actuelle du Royaume-Uni. Sa dette, au 31 mars 1916, se monte à 2 140 millions sterling (dont 368 représentant des avances aux colonies ou aux Alliés), comportant une charge annuelle de 95 millions de livres. Au 31 mars 1917, on compte qu’elle atteindra 3 440 millions sterling (dont 800 attribuables aux avances aux Alliés et aux colonies), entraînant une charge annuelle de 145 millions de livres. Vienne alors la paix : le budget des dépenses comprendra ces 145 millions de la dette, plus les 173 millions de dépenses ordinaires d’avant-guerre, ensemble 318 millions ; or, le budget des recettes s’élève cette année-ci à 509 millions, ou, si l’on en déduit le produit temporaire de l’excess profits duty, à 423 millions de ressources normales ; restera donc une marge de 105 millions de livres pour parer aux supplémens de dépenses, pensions, indemnités, etc., et aux dégrèvemens d’impôts que prévoit d’ores et déjà, avec quelque coquetterie, le chancelier de l’Echiquier, à l’exposé budgétaire duquel nous empruntons ces chiffres. Voilà un bilan dont les résultats, s’ils font l’envie des Alliés de l’Angleterre, pourront faire réfléchir ses ennemis. Elle les a obtenus par un très rude effort de fiscalité comme de crédit, en suivant ses traditions sans recourir à aucun expédient factice ; elle n’a emprunté que les sommes qu’elle ne pouvait lever par l’impôt, elle les a empruntées au grand jour et bona fide. Ses méthodes claires et loyales s’opposent avec une netteté frappante au système d’artifices financiers de l’Allemagne, qui a jeté sur son déficit, selon le mot de M. Lloyd George, un immense « pont de papier, » en procédant à une mobilisation méthodique de son actif même irréalisable par un emploi intensif du prêt sur gage, avec cette conséquence qu’à l’inflation du crédit s’ajoute celle de la circulation, et que l’effondrement du « pont de papier » est inévitable le jour où on s’apercevra que le gage est sans valeur ou irrécouvrable. Que penser dès lors des fanfaronnades du docteur Helfferich qui, en décembre dernier, présageait déjà « l’ébranlement de la puissance financière anglaise, » et montrait « sur les colonnes dorées qui soutiennent l’empire britannique briller en lettres de feu le Mané Thécel Pharès de l’Écriture ? » Ou de cette curieuse conversation tenue naguère par la Télégraphie sans fil entre le même Helfferich et un fort honorable banquier anglais, sir E. Holden, et où Helfferich, répondant plus ou moins mal aux questions que lui posait sir E. Holden « comme un vieux banquier à un confrère, » déclarait pour finir : « Nous, Allemands, pouvons supporter la pauvreté ; mais si jamais l’Angleterre devenait pauvre, cela voudrait dire finis Britanniæ. » À quels procédés le vice-chancelier de Guillaume II n’en est-il pas réduit pour « faire l’opinion » en Allemagne ! La vérité est que l’Angleterre a pu jusqu’ici pourvoir aux charges de la guerre, non certes pas seulement sur les impôts, qu’elle a pourtant eu l’énergie d’accroître de deux fois et demi depuis deux ans, mais sur ses disponibilités, sur ses capitaux liquides. Nous n’imiterons pas l’optimisme de sir G. Paish, qui déclarait naguère qu’elle se retrouverait, financièrement, à la fin de la guerre, juste au point où elle était au début, et que sa fortune ne serait pas réduite de façon sensible. Reconnaissons plutôt avec M. Asquith que la dette de guerre sera un lourd fardeau pour la génération qui vient. Mais il s’en faut que ce fardeau dépasse les forces de la nation : ce n’est pas en vain qu’elle a su, par l’industrie de ses fils, accumuler les colossales ressources que lui ont valu soixante-dix ans de libre-échange, sans parler de l’inépuisable réserve qu’elle s’est ménagée dans son magnifique empire colonial.
Cette puissance financière, ce n’est d’ailleurs pas seulement à sa richesse qu’elle la doit ; ce n’est pas non plus, quoi qu’en disent les socialistes français, à tel ou tel système d’impôts plus ou moins productif, plus ou moins discuté. Elle la doit aussi, et surtout, à son passé, à ses mœurs et ses traditions financières. On l’a dit, cette guerre est le test, la pierre de touche des finances passées de chaque pays, et « la puissance économique et financière qu’a développée chaque belligérant, témoigne non seulement de sa force ou de sa faiblesse, mais de la valeur, — bonne ou mauvaise, — de sa politique antérieure au point de vue financier et économique. » Les traditions financières de l’Angleterre ? Au Parlement comme au gouvernement, malgré les fautes commises, un fond solide de prudence et de rigueur, une haute conception de la responsabilité des dirigeans ; les finances placées au-dessus des partis, traitées au grand jour, avec compétence et gravité, grâce à un esprit public qui n’admet ni qu’on les voile par des expédiens, ni qu’on les compromette par des aventures ; le chancelier de l’Echiquier muni d’une autorité supérieure, avec pouvoirs spéciaux contre l’incurie et le gaspillage administratifs ; les Chambres privées du droit de proposer des dépenses (sauf procédure spéciale et rare) et des impôts nouveaux ; un minimum de crédits additionnels, les excédens de recettes faisant règle, l’équilibre budgétaire assuré : voilà l’exemple qui devrait inspirer en une heure difficile ceux que le peuple de France a chargés de ses intérêts, voilà le secret de la force financière de l’Angleterre.
Disons enfin que, de cette force prééminente, l’Angleterre n’a pas manqué de faire bénéficier ses alliés ; elle l’a jetée généreusement dans la balance, non seulement en faisant, comme nous l’avons dit, de grosses avances a plusieurs États amis, en ouvrant le marché de Londres à leurs besoins, mais encore en leur prêtant son concours pour faciliter leurs règlemens extérieurs. L’alliance financière n’a pas été plus que l’alliance militaire un vain mot. Nos voisins sont portés parfois à faire sonner un peu haut le service rendu, tandis que chez nous on n’apprécie pas toujours à leur valeur les sacrifices faits par l’Angleterre, les bienfaits du concours qu’elle nous donne. Et cela est regrettable. Sans doute, si la guerre est pour une part une question d’argent, elle n’est pas seulement une question d’argent ; ce n’est pas l’argent qui vaincra, mais le soldat ; ce n’est pas la valeur financière, mais bien la valeur militaire. L’Empire romain, dans toute sa richesse, a été vaincu et dépecé par les barbares. Inversement, une nation qui joue sa vie ne se rendra pas au seul épuisement financier ; l’argent, dit-on, se trouve toujours, et c’est encore un des points sur lesquels les prophètes d’avant-guerre ont vu faillir leurs pronostics, faute d’avoir évalué à son niveau, financièrement parlant, le facteur patriotique. Pourtant, il serait très téméraire de mésestimer le poids de la puissance financière dans la guerre actuelle : aux pays qui ont pour eux le droit, et la liberté des mers, elle ouvre, avec les ressources illimitées du monde, tous les élémens matériels de la victoire. Soyons donc en toute équité reconnaissans à l’Angleterre de l’aide qu’elle prête aux Alliés. Rendons justice aux efforts et aux sacrifices qu’elle s’est imposés, à l’esprit de loyale solidarité avec lequel elle a engagé dans la lutte toutes ses forces financières, à cette indomptable ténacité qu’elle apporte à l’action commune et qui fait que, sans imiter l’Allemagne où l’on crie Gott strafe England, froidement, résolument, comme elle a consacré près d’un milliard de livres aux guerres napoléoniennes, elle est décidée à en sacrifier cinq ou dix, s’il le faut, pour abattre le militarisme teuton.
L. PAUL-DUBOIS.
- ↑ M. Leroy-BCaulieu (voyez Science des Finances, 8e édition, I, 165 et 167 nous permettra-t-il de trouver soit cette proportion un peu forte, soit l’estimation du revenu national britannique en 1910-1911 à 41 ou 42 milliards de francs un peu faible ? M. Bernard Mailet (British budgets, Londres, 1913, p. 448) donne pour cette même proportion le chiffre de 10,90 pour 100 ; encore fait-il entrer en ligne de compte les recettes nettes des postes et télégraphes ainsi que du domaine privé de l’Etat. — Ce calcul est fondé sur le total des impôts d’État et des impôts locaux.
- ↑ La défense économique de l’Angleterre, par M. R.-G. Lévy, dans la Revue du 15 septembre 1914.
- ↑ On sait que l’année financière en Angleterre va du 1er avril au 31 mars suivant.
- ↑ The too late government (jeu de mots sur les mots late et too late).
- ↑ Du début, de la guerre au 31 mars 1916, l’Angleterro a emprunté 1733 millions et demi de livre sterling (43 337 millions de francs), savoir : bons 533 millions de l. st. ; obligations 185 ; emprunt 3 1/2 pour 100, 332 ; emprunt 4 1/2 pour 100, 582 1/2 ; emprunt anglo-français à New-York 51 ; divers moyens de Trésorerie 30. — On notera que les deux grands emprunts en rentes sont amortissables dans des délais relativement courts : l’un (l’emprunt 3 1/2 de novembre 1914) en 10-13 ans, l’autre (l’emprunt 4 1/2 de juin-juillet 1915) en 15-30 ans.
- ↑ On remarquera l’absence de toute surtaxe sur l’alcool ; elle s’explique par le fait que les droits sur l’alcool avaient été fortement accrus en 1909 et que leur productivité a fléchi. La consommation des spiritueux fait d’ailleurs l’objet de règlemens restrictifs établis par un Board of Control spécialement institué à cet effet.
- ↑ Voyez le rapport de la Commission d’enquête de 1906 concernant le régimes de l’income tax.
- ↑ Voyez le rapport du sélect committee chargé de l’enquête sur le régime de l’income tax en 1906 (notamment le paragraphe 5).
- ↑ Pendant les trois premiers mois de l’exercice 1916-17 (avril à juin), les recouvremens effectués au titre de l’income tax sont restés fort au-dessous des prévisions : ils n’ont atteint que 20 203 000 livres sterling.
- ↑ Bernard Mallet, op. cit., p. 435. — Exposé des motifs du projet de loi relatif aux crédits du 3e trimestre 1916.
- ↑ Bernard Mallet, op. cit., p. 486. — Tableau publié par M. Caillaux, ministre des Finances, en 1907, à l’appui du projet d’impôt sur le revenu.