L’Effrayante Aventure/2/7

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Tallandier (p. 138-163).


VII

LES MERVEILLES DU VRILIUM


Ces dépêches — avant d’être remises au journal — avaient, comme il est accoutumé dans notre pays où la censure est abolie, passé par le ministère de l’Intérieur. Communication en avait été donnée, toujours selon l’usage, à la préfecture de police, et, en prévision de l’affluence considérable de curieux qui afflueraient à la gare du Nord, pour saluer l’arrivée des libérateurs de Paris, d’importantes mesures d’ordre avaient été prises.

Mais c’était uniquement pour donner le change : car avant d’atteindre Paris, le train stoppa à Pantin et, avec une politesse d’ailleurs exquise, les trois voyageurs furent invités à descendre.

Labergère avait reconnu M. Lépine — ainsi que Bobby qui avait frémi jusqu’au fond de son être, se souvenant avec indignation de l’arrêt d’expulsion dont lui et Mrs. Bobby avaient été l’objet.

Quant à Sir Athel, il était à la fois trop Anglais et trop grand seigneur pour laisser paraître le moindre signe d’étonnement.

Le préfet s’expliqua avec la plus grande courtoisie. Il eut un mot poli pour Bobby et expliqua à Sir Athel que la mesure prise à son égard n’était dictée que par un respectable souci de l’ordre public.

Il lui exposa en quelques mots l’état de fièvre dans lequel se trouvait Paris, l’émotion et l’espérance que suscitaient son arrivée.

— J’en appelle à M. Labergère, ajouta-t-il, il vous dira que dans ces moments d’affolement il est bien difficile de maintenir les foules dans des conditions de calme et de raison.

« J’ai donc pensé que mieux valait vous soustraire, provisoirement du moins, à l’enthousiasme excessif de notre population.

« Si vous le voulez bien, nous nous rendrons immédiatement chez M. le ministre de l’Intérieur. Là, vous trouverez la commission scientifique qui a été nommée en raison des dangers redoutés, et il vous sera demandé de vous expliquer en toute sincérité sur la nature de l’engin qui nous cause tant d’inquiétude, sur la façon dont il est arrivé ici et enfin sur les mesures à prendre pour écarter toute complication nouvelle…

— Monsieur, dit Sir Athel, je suis tout à votre disposition et à celle des autorités : bien que tout ce qui est arrivé de fâcheux ne soit pas absolument de mon fait, je sais que seul je puis le réparer.

« Je comprends aussi que je dois m’expliquer aussi clairement et nettement que possible, ce que je ferai, tout en sachant d’avance que je me heurterai à un certain scepticisme, dont j’espère d’ailleurs avoir facilement raison…

— Me permettez-vous d’accompagner Sir Athel ? demanda Labergère.

— Certainement. Vous pourrez fournir d’utiles renseignements.

— Je suppose, dit à son tour M. Bobby, qu’il n’existe aucune raison valable pour exclure le citoyen loyal et fidèle de Sa Majesté Britannique, que je suis, et qui, je le dis avec quelque amertume, a quelques griefs valables contre l’administration française…

— D’autant, ajouta Labergère en riant, que l’aventure de ce brave M. Bobby est étroitement liée à celle de l’engin de Sir Athel…

— Comment cela ?

— En effet, dit Sir Athel, cet engin est un appareil d’aviation… et c’est par lui qu’avait été transporté à Paris un certain Coxward…

— Mon Coxward ! accentua M. Bobby…

— Bien, bien, fit le préfet. Je ne comprends pas tout à fait, mais vous vous expliquerez tout à l’heure. Il est bon que tous les intéressés soient entendus. La commission pourra au moins se prononcer en toute connaissance de cause…

— Quelques minutes seulement, demanda Labergère, pour téléphoner à mon journal… et je suis à vous…

— Faites le plus vite possible. L’automobile est là qui nous amènera promptement à la place Beauvau.

Quelques instants après, l’auto roulait à toute vitesse dans la direction de Paris.

Dix heures venaient de sonner au moment où il s’arrêtait devant le perron du ministère.

Un huissier attendait, qui reçut les arrivants et les conduisit immédiatement dans la galerie précédant le bureau du ministre.

— Permettez-moi d’entrer le premier, dit le préfet. Soyez tranquilles, l’attente ne sera pas de longue durée.

Il entra chez le ministre qui, se levant, alla vivement à lui :

— Je vous attends avec impatience, mon cher préfet. J’apprends que l’agitation augmente à toute minute et on ne sait de quoi nos braves Parisiens sont capables, en un coup de passion, et si un peu de peur s’en mêle. Votre Anglais est là…

— Oui… et je reconnais que son aspect est fait pour donner confiance. Un homme du monde, certainement, et d’après sa physionomie, d’intelligence exceptionnelle. Ses yeux vous frapperont comme moi.

— Et il sait à quoi s’en tenir sur cette misérable mécanique qui nous donne tant de souci.

— Certes, puisqu’il s’en dit l’inventeur… j’ai amené avec lui le reporter Labergère…

— Une de mes vieilles connaissances… avec celui-là on doit être fort économe de sa confiance…

— À moins qu’il ne soit intéressé à dire la vérité… et je crois que c’est ici le cas. Je vous annonce aussi M. Bobby…

Quid ? M. Bobby ?

— Monsieur le ministre ne se souvient-il pas de certain détective anglais qui a failli révolutionner Paris en affirmant que le mort de l’obélisque, trouvé à cinq heures du matin place de la Concorde, était un nommé Coxward qui avait été vu à Londres à une heure du matin…

— Oui, oui, il avait fait du scandale pour soutenir ce mensonge…

— Qui n’en était pas un !

— Vous dites…

— Monsieur le ministre entendra Sir Athel et comprendra tout. Nous nageons non pas en plein mystère, mais en pleine étrangeté scientifique… je crois que nous allons fort étonner messieurs de la commission…

— Soit ! Puisse votre Anglais intelligent nous délivrer de notre cauchemar…

— Ne voulez-vous pas causer d’abord avec Sir Athel Random ?…

— À quoi bon ? il devrait répéter devant la commission les explications qu’il m’aurait données, perdons le moins de temps possible. Je me rends moi-même à la commission que je vais chapitrer avant la comparution de nos hommes… car le baromètre est un peu à l’orage. On vous appellera dans cinq minutes au plus tard…

Le préfet revint auprès de Sir Athel qui, toujours grave et pensif, n’avait pas échangé un seul mot avec ses deux compagnons.

Peu d’instants après, une porte s’ouvrit et un huissier apparaissait, disant à haute voix :

— Monsieur le préfet de police et les personnes qui l’accompagnent.

Le préfet appuya sa main sur le bras de Sir Athel et l’introduisit avec lui dans la salle où siégeait la commission, selon les rites ordinaires, c’est-à-dire autour d’une longue table couverte d’un tapis vert.

Labergère et Bobby venaient en serre-file.

Sur un signe du président, l’huissier leur approcha des sièges sur lesquels ils prirent place. Le préfet à un des bouts de la table, le ministre restant à l’autre bout, mêlé aux membres de la commission.

Le président prit la parole :

— Monsieur le préfet, dit-il, c’est à votre requête que nous nous sommes réunis d’urgence. Nous vous serons vivement reconnaissants de vouloir bien nous donner les motifs de cette convocation, et soyez certain que nous vous écoutons avec le plus vif intérêt.

— Je ne suis ici, dit M. Lépine, que comme introducteur. J’ai donc l’honneur de vous présenter Sir Athel Random, sujet anglais, qui va vous fournir des explications précises au sujet des faits dont Paris s’est violemment ému — et MM. Labergère, reporter au journal le Nouvelliste, et Bobby, attaché à la police britannique, tous deux devant corroborer dans ses détails l’exposé de Sir Athel Random.

Il faut dire que M. Poincaré, s’étant trouvé empêché à la dernière minute, avait délégué la présidence au doyen de la commission, le respectable M. Alavoine, dont la face large et rouge s’épanouissait en deux immenses favoris blancs qui ressemblaient à des nageoires.

— Monsieur Random, dit-il à l’Anglais, nous vous écoutons.

Sir Athel se leva.

Nous avons dit que le jeune Anglais était d’assez haute taille, très mince, le visage régulier, éclairé par deux yeux noirs d’une intensité remarquable. Ce qui frappait surtout en lui, après le développement de son front de penseur, qui rappelait celui de Victor Hugo, c’était l’exquise distinction de toute sa personne, la délicatesse de ses mains, la sobriété de ses gestes et aussi, dès qu’il parlait, la sonorité harmonieuse d’une voix à la fois très mâle et très prenante.

Ce fut sans aucun embarras qu’il répondit :

— Messieurs, d’après ce qui m’a été rapporté, il paraît que Paris s’inquiète d’un appareil singulier qui est tombé, dans un terrain inhabité, à l’extrémité d’un des faubourgs et dont jusqu’ici il aurait été impossible de s’approcher… Cet appareil, autant du moins qu’on peut en juger en raison de son enfouissement partiel dans la terre, affecterait la forme d’un de vos kiosques à journaux ou d’une guérite ainsi que j’en ai vu à la porte de vos casernes… enfin on aurait relevé à quelque distance de l’engin les débris d’une hélice métallique…

— C’est bien cela. Vous est-il possible de nous dire ce qu’est cet engin et d’où il provient.

— Rien de plus simple, dit doucement Sir Athel, cet engin est un auto aérien, construit d’après les principes du plus lourd que l’air, et qui diffère des aéroplanes, en ce qu’il n’a ni ailes ni gouvernail, qu’il est entièrement métallique et ne tient compte ni du vent ni des intempéries aériennes.

— Une sorte d’hélicoptère, se hâta de demander M. Verloret avec un regard de défi à l’adresse de son contradicteur Alavoine.

— S’il vous plaît, fit Sir Athel. Je vous donne ces détails pour vous bien convaincre que je connais l’appareil dont il s’agit, puisque c’est moi qui l’ai construit.

— Vous êtes mécanicien ? demanda M. Alavoine avec une légère moue de dédain.

— Je me présente. Je m’appelle Sir Athel Random, élève et modeste collaborateur de William Crookes, le président de la Société Royale Scientifique de Londres… et si la chose pouvait vous intéresser, je pourrais vous énumérer les titres et diplômes que m’ont conférés les plus importantes Institutions scientifiques de la Grande-Bretagne : peut-être même pourrez-vous vous souvenir de certain mémoire sur les terres rares qui eut l’honneur de la lecture et dont votre regretté collègue M. Berthelot voulut bien faire l’éloge en termes qui, je l’avoue, eussent donné quelque orgueil à tout autre que moi.

— Mais oui, je me le rappelle fort bien ! dit une voix cassée. Ce mémoire a été inséré dans le Journal des Savants… il est fort remarquable.

— Je vous remercie, dit Sir Athel. Je reviens au fait qui nous intéresse.

« Cet appareil est en réalité des plus simples ; ce qui le différencie de ceux qui ont été construits jusqu’ici, c’est qu’il comporte deux hélices, l’une à la partie supérieure, l’autre à la partie inférieure ; elles sont mues par un arbre de couche, simple tige métallique, qui obéit elle-même à un moteur de très petite dimension. La direction est obtenue par un système d’inclinaison de l’une ou l’autre hélice, selon la volonté de l’opérateur.

« Mon intention était de ne faire mon premier et définitif essai de cet aviateur d’un genre nouveau qu’à la fin du présent mois ; je serais certainement passé par Paris, mais ce n’eût été qu’une étape, mon plan bien arrêté comportant le tour du monde en passant par la Russie, la Sibérie, la Chine et le Japon, avec retour par l’Amérique du Nord…

Il s’arrêta un instant : les membres de la commission commençant à donner des signes non équivoques d’impatiente incrédulité.

Le ministre se demandait lui-même si on n’était pas victime d’un humbug excessif ou de la monomanie d’un fou.

Mais le préfet qui avait mieux l’habitude de l’invraisemblable — et à qui, il faut bien le dire, la physionomie de Sir Athel plaisait fort, lui fit signe de continuer.

Sir Athel, toujours très froid et comme s’il eût disserté sur les matières les plus simples du monde, reprit la parole :

— Je comprends, messieurs, que mes affirmations puissent, à première audition, paraître entachées d’une certaine exagération.

« Je vous prie de croire que je n’ai pas dit un seul mot qui ne soit l’expression de la plus absolue vérité, ainsi que d’ailleurs j’aurai l’honneur de vous en donner la preuve décisive…

— Une seule observation, dit l’illustre Alavoine, vous parlez de moteur… quel est-il ? et de quelle substance l’approvisionnez-vous ?

— C’est ce que je vous expliquerai tout à l’heure. Mais permettez-moi de reprendre mon exposé selon le plan que je me suis tracé…

« La question qui vous intéresse le plus c’est de savoir comment cet appareil qui, le 1er avril à une heure du matin, se trouvait dans la cour de ma maison, Corsica-street, dans le faubourg d’Highbury, à Londres, est venu s’échouer dans un terrain de votre capitale…

« Voilà ce qui s’est passé…

Et, très nettement, il raconta la scène que nous connaissons : l’apparition subite d’un inconnu, son intrusion dans l’appareil, puis le départ instantané, l’enlèvement, la disparition.

— Ce malheureux dont j’ai déploré le sort a été emporté avec une vitesse vertigineuse ; il a évidemment fait jouer inconsciemment le moteur, sans aucune notion de la façon de le diriger, de le modérer. Il a été enlevé à une hauteur que je puis évaluer à deux, ou peut-être trois mille mètres. Le moteur était orienté à l’est. Il a piqué droit sur la France.

« Je suppose — car ici je suis réduit moi-même à une hypothèse — que, le premier étourdissement passé, le malheureux s’est affolé, a essayé de s’échapper de la cage dans laquelle il s’était si involontairement séquestré… qu’a-t-il fait ? à quel ressort s’est-il accroché ? Je ne pourrai le savoir que lorsque j’aurai moi-même très soigneusement examiné l’appareil… je le soupçonne fort d’avoir fait jouer l’hélice supérieure, auquel cas la descente a dû être foudroyante… l’homme, perdant l’équilibre, est tombé d’abord au milieu de votre ville et son cadavre, à ce que j’ai appris, a été retrouvé au pied d’un de vos monuments publics…

« Quant à l’appareil, il me paraît probable que, sous l’impulsion du moteur inarrêté, il a fait un bond prodigieux ; mais l’équilibre étant rompu, il s’est abattu à l’endroit où il a été trouvé, ayant fouillé la terre comme pour s’y frayer un passage…

« Je sais depuis hier que l’homme qui fut la malheureuse victime de son imprudence, est un nommé John Coxward dont l’identité fut difficile à établir, en raison de rapprochements de date qui rendaient invraisemblable sa présence presque simultanée en deux endroits éloignés l’un de l’autre…

« Du reste, à ce sujet M. Bobby pourra vous fournir des explications précises qui seront appuyées par le témoignage de M. Labergère. »

Les membres de la commission se sentaient fort perplexes.

Toute cette histoire avait été débitée d’un ton grave et qui, en dépit de leur partialité, excluait toute idée de mystification.

Mais, scientifiquement, cela ne tenait pas debout, et nos illustres savants ne craignaient rien tant que d’être victimes d’une facétie qui aurait déconsidéré les nobles Académies qu’ils représentaient.

On entendit Bobby et Labergère. Leur récit, très solennel de la part du détective anglais, qui insista plus que de raison sur les avanies imméritées que lui avait attirées l’affaire Coxward, plein de désinvolture au contraire de la part du reporter, enchanté de l’aventure, troublait la commission, mais sans la convaincre. La peur du ridicule dominait.

Après s’être consulté avec ses collègues :

— Sir Athel Random, dit le président, loin de nous la pensée de mettre votre parole en doute. Cependant il s’agit, vous le reconnaissez, d’intérêts fort graves.

« Vous vous faites fort, nous avez-vous dit, d’enlever, de faire disparaître ou tout au moins de neutraliser l’appareil dangereux qui inquiète à bon droit la ville de Paris.

« Mais avant de vous autoriser à une tentative qui, remarquez-le, peut mettre votre propre vie en péril en même temps que compromettre la sécurité de tout un quartier de Paris, il nous semble que quelques précisions sont nécessaires.

« Vous parlez d’un moteur de très petit volume, dont la force serait telle qu’elle ferait agir un mécanisme pendant des journées, des semaines, des mois peut-être…

— Vous pouvez dire des années, rectifia sir Athel.

— Sans être renouvelé ?…

— Exactement.

— Vous avouerez vous-même que ce sont là des conditions tellement exceptionnelles, si contraires à tout ce que jusqu’ici nous a révélé l’expérience, qu’elles pourraient être qualifiées de miraculeuses…

— Il n’y a pas de miracle, interrompit encore sir Athel, sinon je n’en connaîtrais pas de plus étrange que l’expérience banale qui s’opère dans un ballon de verre, deux gaz invisibles, oxygène et hydrogène, produisant de l’eau sous l’action d’une décharge électrique.

M. Alavoine toussa : ce diable d’homme avait réponse à tout.

— Quoiqu’il en soit, vous ne trouverez sans doute pas étonnant, monsieur, que nous vous demandions quels sont — grosso modo — la nature, le mécanisme de votre moteur, et quel est le produit qui l’actionne…

— Je redoute que mes explications vous paraissent un peu longues, dit Sir Athel, d’autant que votre impatience dit être grande de mettre fin aux angoisses de votre ville. Cependant il ne m’appartient pas de vous refuser ce que vous me demandez.

« Mon moteur n’est alimenté par aucune substance, car il est la substance elle-même, produisant le mouvement par sa propre action.

« Il est d’une force colossale, car un milligramme suffirait à pulvériser la maison où nous sommes.

« Il est inépuisable, car sa déperdition par l’action peut se mesurer à un dix millionième de gramme par vingt-quatre heures.

Malgré leur patience, les membres de la commission laissèrent échapper quelques Ho ! corsés de quelques Ha ! d’incrédulité.

Sir Athel, pour la première fois, se prit à sourire.

— Vous ne pourriez pas mettre à ma disposition un bloc minéral quelconque d’une seule pièce, pavé de grès, objet en marbre — je me permettrais de vous démontrer, sans danger pour personne, bien entendu, un des effets de la matière dont est composé mon moteur.

Il y eut un moment d’hésitation : l’offre était tentante. Les vieux comme les jeunes aiment les expériences… C’est toujours un peu du théâtre.

Justement, il y avait sur le milieu de la table verte un énorme encrier de marbre, pesant au moins trois kilos et dont la spécialité était de ne jamais contenir d’encre.

— Finissons-en, dit M. Alavoine, exercez votre puissance (le mot fut dit avec un fort accent d’ironie) sur ce bloc de marbre…

Sir Athel s’approcha :

— Cet objet n’a aucune valeur artistique… c’est bien. Vous n’aurez rien à regretter.

Il fouilla dans la poche de son gilet et en tira un objet qui ressemblait à s’y méprendre à un porte-crayon d’or. C’était mince et coquet. Il le mania, le mettant bien en vue pour toute la commission.

— Ceci est bien peu de chose, messieurs. La force renfermée dans ce petit tube est cependant telle que les adjectifs les plus excessifs ne pourraient la qualifier.

Et comme il lui semblait lire sur le visage de ses auditeurs des signes évidents d’inquiétude :

— Soyez sans crainte aucune, messieurs. L’opération va s’accomplir sans bruit appréciable et sans manifestation inquiétante.

En vérité, tous retenaient leur haleine et ceux qui faisaient meilleur visage n’en avaient pas moins la poitrine quelque peu serrée.

Les yeux du préfet éclataient de curiosité : quant au ministre, dont le devoir était d’être impassible, il s’était contenté de baisser légèrement les paupières.

Sir Athel vint à table, attira l’encrier sur le bord, puis, s’étant penché, avec l’attention d’un chirurgien qui cherche le point juste où frappera son bistouri, il toucha le morceau de marbre de la pointe de son porte-crayon…

Il y eut un léger, très léger craquement, comme d’un ressort de montre qui se brise.

Et, à la place de l’encrier, il ne restait sur la table qu’un petit tas de poudre, à peine de quoi remplir un coquetier.

Des cris éclatèrent, tous s’étaient levés et groupés autour de ce résidu. Ils ne pouvaient plus douter, ils avaient vu, de leurs yeux vu…

— Je crois, dit Sir Athel, qu’un de vos compatriotes, le docteur Lebon, appelle cela la dissociation de la matière…

— Inouï ! stupéfiant ! renversant !… et c’est avec ce petit tube…

Des mains se tendaient vers l’objet que Sir Athel tenait entre le pouce et l’index, comme une tige de fleur.

Il donna un léger tour à une virole et remit le tube dans sa poche, simplement.

— Ne risquons pas d’accident, dit-il. L’objet est d’un maniement fort délicat et son usage nécessite un apprentissage assez long… j’ai mis dix ans, messieurs, à me rendre maître de cette force…

— De quoi est composée cette substance ? Comment l’avez-vous obtenue ?…

— Toutes questions qui nous mèneraient bien loin, répliqua Sir Athel.

— Mais, du moins, comment la nommez-vous ?

— Je l’ai baptisée le vrilium…

— Vrilium ? répétèrent les gens, cherchant une étymologie qu’ils ne trouvaient pas, parce que ce n’était pas du grec.

— Nom purement fantaisiste, messieurs. Peut-être avez-vous lu cependant un livre fort remarquable d’un de mes plus célèbres compatriotes — La Race future, par Sir Henry Bulwer Lytton.

« Il s’agit dans ce roman, utopique, si l’on veut ; mais où je vois, pour ma part, une anticipation de l’avenir, d’un peuple que la science a armé d’une force si puissante, si irrésistible, — et à la fois si maniable, — qu’elle est à la disposition de tous : hommes, femmes ou enfants ; qu’il n’est pas d’obstacle qu’elle ne renverse, de résistance qu’elle ne brise, si bien que les effets se neutralisent les uns par les autres… sous peine de destruction mutuelle et d’anéantissement réciproque, nul ne peut attaquer son prochain…

« Par le développement de la force, la vertu, la patience, la bonté, règnent sur la terre — mais, entendez-le bien, parce que cette force n’est pas aux mains de quelques-uns ; mais au pouvoir de tous, des plus faibles comme des plus vigoureux. Elle rétablit l’égalité et par conséquent la liberté…

« Cette force, notre Bulwer l’a appelée le Vril, d’où le nom de Vrilium que j’ai donné à la substance que j’ai découverte…

« Quant à cette substance elle-même, un mot suffira à vous en faire comprendre la nature. Elle est analogue au Gallium que découvrit jadis votre grand compatriote Lecoq de Boisbaudran, et surtout au radium de votre immortel Curie. Elle prend rang à la tête des terres dites rares, dont je vous cite les noms pour mémoire : l’yttrium, le palladium, l’osmium, le ruthénium, le vanadium, et enfin le polonium, révélé tout récemment par Mme Curie… m’aidant des travaux de mes prédécesseurs, de Sir Arthur Ramsay, de Lord Raleigh, de Norman Lockyer, de MM. Berthelot, Becquerel, Le Bon et tant d’autres, j’ai découvert, moi, le vrilium dont j’ai tenté une première utilisation pratique en le domestiquant pour l’aviation…

« Le moteur de mon appareil est donc le vrilium, émanant la force de lui-même, comme le radium émane de la lumière et de la chaleur ; mais en proportions telles, qu’adapté à un mécanisme approprié, il détermine des rotations de vingt mille tours par minute…

« Le petit appareil que j’ai sorti de ma poche est muni d’une imperceptible tarière, faite d’une pointe de diamant : c’est pourquoi en une seconde elle désagrège, sous une rotation que lui imprime le vrilium, les blocs les plus durs — à condition bien entendu qu’on l’applique à ce que la science hindoue appelle le centre de laya, je me réserve d’expliquer cela plus tard — c’est-à-dire le point où en toute masse concrète toutes les molécules s’appuient et se soutiennent les unes les autres…

« Mais j’en ai trop dit, messieurs, et craindrais d’abuser de votre patience…, si vous voulez bien me faire confiance, je me livrerai sans plus tarder aux opérations nécessaires pour neutraliser l’effet de mon vriliogire… et délivrer votre beau Paris des angoisses que je lui ai bien involontairement causées. »

Il y eut une acclamation approbative : le jeune Anglais avait eu enfin raison des défiances et des jalousies inavouées des savants officiels… Certes, plus tard, quand ils se ressaisiraient, ils traiteraient toutes ces affirmations de chimères sinon de mensonges… mais devant le petit tas de poussière de marbre, ils se sentaient désarçonnés et ne cachaient pas leur enthousiasme.

Le ministre et le préfet s’étaient emparés de Sir Athel et s’entendaient avec lui pour les mesures à prendre en vue de l’opération qui aurait lieu le lendemain à dix heures du matin.

La seule inquiétude que témoignât Sir Athel, c’était que la qualité du vrilium dont était chargé l’appareil enfoui, ne produisît d’énormes étincelles qui pourraient effrayer le voisinage : il importait de prévenir toute panique.

Sir Athel répondait de tout, « autant du moins, ajoutait-il, que les prévisions humaines le peuvent permettre ». Et encore « le danger, à supposer qu’il existât, n’existerait que pour lui-même ».

Et comme le ministre se récriait, l’adjurant de prendre toutes les précautions nécessaires, lui offrant même de reculer l’opération pour lui laisser le temps de mettre toutes choses au point :

— Monsieur le ministre, dit simplement Sir Athel, le plus humble chimiste, dans son laboratoire, risque sa vie vingt fois par jour. Et la statistique prouve, conclut-il en souriant, que c’est une des fonctions qui mènent leur homme à l’âge le plus avancé.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain, neuf heures et demie, au terrain de la rue des Carrières-d’Amérique. Un cordon de troupes tiendrait le public à distance suffisante… Sir Athel entendait agir seul, il n’admettait auprès de lui que les autorités supérieures, le préfet de police…

— Et le reporter du Nouvelliste ! fit une voix mâle qui n’était autre que celle de Labergère.

— Je ne puis rien vous refuser, répondit courtoisement Sir Athel.

— Eh bien ! et à moi ? hasarda Bobby. Si je n’avais pas fait tout mon tapage autour de Coxward, est-ce que les journaux s’en seraient occupés !… Est-ce que ce ne sont pas les injures dont on m’a accablé qui ont donné l’éveil !… Sir Athel, vous ne pousserez pas l’ingratitude jusqu’à me repousser…

— Vous serez des nôtres, mon cher monsieur Bobby, dit l’Anglais.

Les dernières salutations furent échangées. Sir Athel se fit conduire au Carlton où, dès le lendemain matin, Labergère viendrait le chercher.

Et quand ils se furent serré les mains sur le seuil de l’hôtel Beauvau, Labergère resté seul avec Bobby lui prit familièrement le bras :

— Toi, mon vieux Bobby, tu vas venir avec moi au Nouvelliste… Il faut qu’on te voie… ; on te photographiera, et ta binette paraîtra demain, en première page… Nous ferons mon article ensemble, et après ça, nous irons casser une croûte à l’Américain… Hein ! brave Bobby, des truffes, du champagne et des petites femmes. Hé ! Hé !

Bobby se laissa entraîner !…

Hélas ! tous ces gens croyaient toucher à un dénouement !…

Pouvaient-ils deviner les horribles traîtrises du destin qui les guettait !