L’Election de Littré à l’Académie française

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L’Election de Littré à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 394-422).
L’ÉLECTION DE LITTRÉ
À
L’ACADÉMIE FRANÇAISE

LETTRES INÉDITES

Il y a eu peu de candidatures aussi accidentées que celle d’Emile Littré à l’Académie française. Ce rare savant qui était à la fois médecin, publiciste, philologue et philosophe, et avait été élu, en 1839, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, s’était, en 1863, sur le conseil de ses nombreux amis, porté candidat au fauteuil de l’illustre physicien Biot.

Ses titres à cet honneur étaient la traduction des œuvres d’Hippocrate et de Pline, l’histoire de la langue française et le grand Dictionnaire entrepris par lui, qui devait être l’ouvrage philologique le plus considérable du XIXe siècle. Ses adversaires, tout en reconnaissant son immense érudition et sa science consommée, lui reprochaient la traduction avec commentaires favorables de la Vie de Jésus par Strauss, ses écrits sur la philosophie positive, les aphorismes du dictionnaire de médecine de Nysten continué et remanié par lui, l’éloge passionné d’Auguste Comte. Entre tous celui qui voyait dans ses doctrines un danger pour la société et pour la jeunesse française fut, on se le rappelle, Mgr Dupanloup. L’évêque d’Orléans, qui menait depuis longtemps une lutte ardente pour la défense du spiritualisme, avait lu avec attention les œuvres philosophiques de Littré. Sans méconnaître le caractère intègre de l’homme, sa vie honnête et pure, ses intentions loyales, il était effrayé du mal que ses écrits pouvaient causer aussi bien parmi les étudians en lettres que parmi les étudians en médecine, les gens du monde et même la classe ouvrière. Il constatait avec un sincère émoi, depuis de nombreuses années, le décri des vérités premières et l’abandon des mœurs traditionnelles en France, et il s’en inquiétait comme devait le faire un évoque tout entier à ses devoirs de Père et Pasteur des fidèles. Aussi, lorsqu’il apprit la candidature académique de Littré, fut-il profondément ému. Il manifesta ses craintes à ses amis et résolut de la combattre, car, si elle triomphait, elle apparaîtrait, d’après lui, au grand public comme l’approbation des idées mêmes de l’auteur. Il avait extrait des œuvres de Littré des citations importantes qui lui paraissaient de nature à impressionner ses confrères de l’Académie et il pensait qu’elles les détermineraient à ne point voter en faveur du savant. Il soutenait que c’était pour lui une obligation d’entreprendre cette campagne, d’autant plus que la plupart de ceux qui louaient la science de Littré n’étaient guère renseignés sur le matérialisme de l’auteur.

Il informa Augustin Cochin, un de ses intimes, de son dessein de publier une brochure destinée à combattre les attaques dirigées contre la Religion et, pour ne pas avoir l’air de lancer ses foudres contre un seul écrivain et en faire une attaque tout à fait personnelle, il comprit dans ses sévères critiques certaines œuvres analogues de Taine, Maury et Renan qui lui paraissaient aussi néfastes pour l’Eglise et la société. Mis au courant d’une décision qui semblait inébranlable, Augustin Cochin s’inquiéta des effets qu’elle produirait à l’Académie et s’en ouvrit franchement à Mgr Dupanloup. Il lui dit que la candidature de Littré était très fortement appuyée et qu’au nombre de ses défenseurs figurait M. Thiers, un des plus ardens. Suivant ce dernier, il ne fallait pas rompre le pacte de tolérance dont l’Académie française était la représentation vivante. Le candidat choisi n’était-il pas l’homme le plus utile pour collaborer au Dictionnaire ? La dignité de sa vie devait le mettre à l’abri de toute attaque. Comment avait-on à son égard pour lui des scrupules qu’on n’avait pas eus pour des vaudevillistes libertins ? On pouvait évidemment voter contre lui, car toutes les opinions étaient libres, mais il fallait éviter le bruit et le scandale. C’était donc chose aussi inopportune qu’inutile.

Mgr Dupanloup ne se rendit pas à ces raisons développées avec émotion par un ami sincère. Qui oserait s’élever contre des doctrines dangereuses pour la religion, la morale et l’État, si un évêque gardait le silence ? Il y avait là pour lui un devoir impérieux de conscience et d’honneur. A ses yeux, la raison et la foi étaient vraiment menacées. Il avait, en termes vigoureux et précis, relevé dans sa brochure tous les sophismes dirigés contre les vérités nécessaires et les principes fondamentaux de toute société. Il la soumit, revue et corrigée, à Augustin Cochin qui la trouva noble, belle et péremptoire, mais persista à lui demander d’en ajourner la publication après l’élection qui lui semblait inévitable. L’évêque n’empêcherait pas Littré d’être élu et son travail aurait l’air de n’avoir été fait que pour s’opposer à cette élection. Mgr Dupanloup consulta Berryer ; celui-ci fut de l’avis de Cochin. Pour lui, la publication avant l’élection était une manœuvre impuissante et tardive. « Après l’élection au contraire, elle constituerait un blâme solennel, un acte d’évêque, un garde-à-vous sur des noms plus dangereux. » Ne se contentant pas de cet avis, l’évêque d’Orléans interrogea Victor Cousin.

Suivant les renseignemens donnés par l’abbé Lagrange, le mieux informé des biographes de Mgr Dupanloup, Victor Cousin vint au domicile de l’évêque, rue Monsieur, et se rangea aussitôt à son avis. Il fallait publier l’Avertissement au plus vite. L’intérêt de la religion, comme celui de la philosophie, l’exigeait. Victor Cousin ne pardonnait pas à la nouvelle école matérialiste ses critiques amères contre le spiritualisme. Il se souvenait des railleries dirigées contre lui, aussi bien que contre Royer-Collard, et du dédain qu’avait suscité chez les novateurs son livre du Vrai, du Bien et du Beau. La doctrine de l’École spiritualiste était traitée de vieille logique, composée de pièces disparates, machine discordante dont Descartes et Pascal avaient fourni les rouages rouillés et qui ne pouvait plus servir qu’à des esprits empêtrés dans la syllogistique du moyen âge. La . métaphysique de Platon, Malebranche, Bossuet, Fénelon pouvait faire illusion seulement à des esprits novices. C’était peut-être quelque chose de recommandable comme histoire ; cela n’existait pas sérieusement comme science.

Mgr Dupanloup fut très flatté de l’approbation de Cousin et par là même encouragé dans sa polémique contre ceux qu’il considérait comme des révolutionnaires et notamment contre Littré. « M. Cousin, dit-il alors, voit bien que le spiritualisme est ici en cause, autant que le christianisme. La liberté de conscience ne doit arrêter personne et chacun est maître de son vote et de servir ses idées... M. Cousin m’a fait douze argumens pour me démontrer qu’il fallait publier, non après l’élection, mais avant. »

Alors l’évêque se met en campagne. Il multiplie les visites chez ses confrères ; il discute longuement avec eux ; il leur adresse des lettres pressantes... Il voit M. Thiers et lui fait connaître toutes ses raisons d’agir. Ce n’est pas une simple attaque contre un homme qu’il entreprend, c’est un avertissement solennel qu’il veut donner aux pères de famille et à la jeunesse en lançant un écrit qui défendra les vérités naturelles et fondamentales qui constituent la raison humaine et que protège le christianisme. Ce n’est pas seulement la religion antique de la France qui est menacée ; c’est la société elle-même. Comment se tairait-il au moment où l’un de ceux qui ont le plus employé leur parole et leur autorité à détruire chez les Français toute foi et toute vraie morale, prétendait recevoir de l’Académie le plus éclatant honneur ? Comment s’effacer, disait-il, quand ces doctrines, au lieu de rester solitaires et cachées dans l’âme de ceux qui les avaient conçues, étaient répandues non seulement dans les livres destinés à l’instruction de la jeunesse, mais professées dans des cours publics et parvenaient à tous par la voie de la presse ? On lui reprochait de s’attaquer à des hommes considérables, à des savans célèbres et de ne pas tenir assez compte de leur autorité. C’est justement à cause de leur réputation, de leur célébrité même, que l’évêque considérait qu’il y avait pour lui un devoir d’intervenir. Des écrivains sans nom n’auraient mérité que le silence. Et rappelant l’action énergique de Bossuet dans une des grandes controverses du xvii^ siècle, Mgr Dupanloup citait ce mot de Louis XIV à Bossuet : « Qu’auriez-vous donc fait si j’avais pris parti contre vous ? » Et l’évêque de Meaux avait hardiment répondu : « Sire, j’aurais crié cent fois plus fort ! »

Voilà quel était pour l’évêque d’Orléans le vrai mot de la conscience et du devoir. Plus ses adversaires avaient de titres et d’influence, plus il considérait qu’il fallait parler haut en l’honneur de l’Église et de la société. C’est ce qu’il fit. J’ai trouvé à ce sujet dans les papiers de M. Thiers une correspondance des plus intéressantes que je veux mettre au jour, car elle donne un relief tout particulier aux incidens si curieux de la candidature Littré, incidens qui passionnèrent deux fois Paris et le monde savant.


Après un entretien avec M. Thiers et dans lequel celui-ci, tout en persistant à voter pour Littré, reconnaissait hautement qu’on ne pouvait être athée et saluait l’existence d’un Dieu bon qu’il aurait voulu servir selon toute la vérité, Mgr Dupanloup vit Ampère. L’illustre physicien se montra très embarrassé. Il se débattait entre l’affection qu’il portait à l’évêque et son respect absolu pour la liberté de conscience. Il ne voulut pas, en fin de compte, prendre un engagement définitif et attendit le jour du vote pour se décider. D’autres académiciens firent de même. L’influence de M. Thiers, qui avait patronné la candidature Littré, était si grande à l’Académie que Mgr Dupanloup résolut de lui livrer un nouvel assaut. Il lui écrivit donc la lettre suivante, datée du 9 avril 1863 :


« Monsieur,

« Je suis sorti hier de chez vous, pénétré de vos bontés pour moi, et, si vous me permettez de l’ajouter, pénétré d’une impression plus haute et plus profonde encore que le sentiment de vos bontés.

« Maintenant, j’ai besoin de vous le redire : plus j’y pense, plus je trouve impossible ce qui se prépare pour M. Littré. Il y aurait là, évidemment, une des peines les plus vives faites aux membres de l’Académie, à qui cette élection n’inspire pas une répugnance ordinaire. Je n’hésite pas à ajouter que ce serait une surprise et une violence faites à l’opinion publique elle-même.

« On dit : Il faut bien cependant se tolérer les uns les autres, et, comme vous me le disiez admirablement hier, en se tolérant, s’aider les uns les autres.

« Certes, je crois pouvoir dire que je ne suis pas suspect ici, et peut-être que nul de mes confrères n’eût pu être pour M. Tissot ce que j’ai été [1].

« Mais, outre qu’ici on est assurément loin de s’aider les uns les autres, c’est au nom même de cette tolérance que je demande à mes collègues de ne pas faire ce qu’ils n’ont jamais fait ; non, jamais la majorité n’a fait un choix qui pût, non pas seulement contrarier, mais blesser jusqu’au fond du cœur les membres de la minorité. C’est précisément en cela que consiste le respect et la tolérance mutuels. Je crois pouvoir ajouter que je ne connais pas une intolérance spéculative et pratique plus radicale que celle de M. Littré. Les anathèmes de cet esprit malheureux tombent toujours parallèlement sur la philosophie spiritualiste et sur la théologie, demandant expressément la suppression, non seulement du clergé, du budget ecclésiastique et de toutes les écoles de théologie, mais de l’Université, du budget universitaire et de toutes les écoles de philosophie spiritualiste, et ajoutant que cette double suppression se fera quand l’État sera en des mains vigoureuses et intelligentes, c’est-à-dire, car il s’explique, dans les mains des prolétaires, très préférables, selon lui, aux hommes d’Etat, qu’il va jusqu’à nommer et qui ne sont, à ses yeux, que des teneurs de portefeuilles. Et il ne faut pas croire que tout cela soit de vieille date. A l’heure qu’il est, M. Littré est autant que jamais enfoncé dans ces idées ; sa propagande positiviste est aussi active qu’elle l’a jamais été ; et indépendamment du Dictionnaire médical dont je vous ai parlé hier et dont les éditions sont toutes récentes, j’ai sous les yeux un écrit de 1859, dans lequel il résume tout le système et indique la marche à suivre pour le faire triompher, et l’un de nos collègues, qui est aussi le sien à l’Académie des Inscriptions, me disait hier que M. Littré, il y a un mois, écrivait encore dans les Débats un article où son idéologie positiviste se retrouve.

« La tolérance ! Mais enfin, dans toute tolérance il y a une limite ; ce ne peut être sans limite. S’il y en a une, elle est ici, ou elle n’est nulle part. Car c’est ici non pas seulement le socialisme radical que je viens de signaler, c’est l’athéisme, non pas l’athéisme simple, mais l’athéisme professé. M. Littré n’a pas seulement le malheur d’être athée ; c’est un professeur d’athéisme, un professeur de matérialisme, faisant de ces malheureuses doctrines la base de toutes les sciences, le point de départ de la rénovation sociale ; n’hésitant pas à écrire que les sciences ne seront complètes que « quand elles auront définitivement soustrait l’ensemble des choses aussi bien à la métaphysique qu’à la théologie. Ainsi la science, ajoutait-il, c’est la seule arme par laquelle le socialisme s’intronisera dans le monde moderne. » Au même chapitre, il dit encore : « Tous ceux qui veulent que la Révolution s’arrête ou recule, sont contraires au socialisme ; tous ceux qui veulent que la Révolution arrive à son terme, lui sont favorables. » Non, c’est ici une surprise. On ignore ce qu’on fait, on ne veut pas faire ce qu’on fait ; ce qu’on fait n’est pas possible : il y a un moyen à trouver pour ne pas le faire. Divisés sur tant de points, nous avons au moins une foi commune en Dieu et en l’âme et des devoirs communs envers les lettres, la société française, la jeunesse, la postérité. N’excluons pas, si vous voulez, ce qui n’attriste que quelques-uns ; mais écartons du moins ce qui nous blesse tous, ce qui blesse notre corps et nos devoirs, à savoir : l’athéisme déclaré, le matérialisme professé et au moment d’être couronné.

« Vainement dit-on : « C’est l’honnête homme et le philologue que nous nommons ; ce n’est pas l’athée. » Cette distinction n’est pas possible. Il est impossible ici de scinder l’écrivain en deux, et en nommant l’un, de faire abstraction de l’autre. L’un, l’impossible, est le seul vraiment connu, tristement célèbre même dans toute la jeunesse des écoles.

« Cette abstraction, on ne se la permettrait pas, quel que fût le mérite littéraire d’un écrivain, s’il ne s’agissait que d’un tort de l’ordre vulgaire, mais laissant une tache. Vous permettrez à un évêque de ne pas croire que l’athéisme et le matérialisme professés ne soient pas un malheur public, dont il est impossible de faire abstraction.

« L’opinion publique ne le fera pas. Aussi, impossible en nommant M. Littré d’éviter un soulèvement de l’opinion publique, dont les conséquences peuvent être déplorables et ruiner tout ce qu’on a voulu et veut encore, en dehors de toute préoccupation de parti, pour le bien fondamental de ce pays-ci et pour l’avenir, s’il y en a un.

« Demander le silence est une égale impossibilité et la querelle sera effroyable. Je vous le disais hier, depuis deux ans, je m’occupe des énormités de M. Littré en même temps que des erreurs de quelques autres écrivains. Par une coïncidence qu’il ne m’a pas été possible d’empêcher, ce que j’ai fait est fait, est prêt, est imprimé : une délicatesse de mon respect pour l’Académie m’empêche seule de le publier à cette heure même.

« Mais pourrai-je me taire toujours ? Non ; ce que je ne dois pas, je ne le puis pas.

« Qu’un athée attaque la religion, cela peut se voir ; mais qu’un évêque n’attaque pas l’athéisme, nul ne le comprendrait, pas plus qu’on ne comprendra qu’une assemblée le couronne publiquement. Quoi ! M. Littré n’aurait pas osé envoyer des livres à aucun de vos concours, et vous allez donner le prix, une couronne, une tribune à leur auteur 1 Ma situation est peu de chose en tout ceci ; mais enfin, en ce moment, elle n’est pas tenable. Si je parle avant l’élection, j’ai l’air de prévenir le vote ; si je parle après, j’ai l’air de le réprouver et plusieurs me diront avec raison : « Pourquoi ne nous avez-vous pas avertis ? »

« Qu’on me dise quelle peut être pour moi la situation possible. Car il ne faut pas se faire d’illusion : c’est la guerre avec l’Église ; et sur le plus mauvais terrain qu’on pût choisir. Car la France n’est pas athée ; ce n’est pas seulement sa foi, c’est le bon sens et l’honnêteté de l’esprit français qui ne lui permet pas d’accepter qu’on couronne un homme qui attaque l’existence de Dieu et de l’âme, et qui se fait de Jésus-Christ un mythe ridicule.

« Vous me parliez hier du caractère et des qualités de M. Littré. Sur ce point, je ne me suis pas permis une contradiction. Je vous ai même dit qu’après avoir lu et étudié ses livres, à la différence des autres écrivains dont je m’occupe, je n’y ai pas trouvé une trace de méchanceté, mais, dans l’aveuglement et le prosélytisme opiniâtres d’un esprit concentré sur ses idées fixes, des aberrations philosophiques, religieuses et sociales telles qu’il m’est impossible de croire qu’un siège à l’Académie française puisse en être la place. Mais ici je dois dire quelque chose de plus sérieux encore, et laissez-moi le dire, c’est à l’âme, à la conscience que je connais que je m’adresse : ce sur quoi je ne puis parvenir à apaiser ma pensée, c’est que l’Académie française puisse élever sur le pavois le Dictionnaire des Sciences médicales de M. Littré, que nul de ses membres probablement n’a lu, et qui est malheureusement entre les mains de tous les jeunes étudians en médecine de France. Il m’est impossible d’admettre que l’Académie puisse dire à toute cette jeunesse : « Nous avons élevé aux plus grands honneurs de l’esprit français celui qui vous enseigne le matérialisme, le fatalisme, l’athéisme. »

« Je le répète : faire cela n’est pas possible. Sans savoir ce qu’on fait, c’est possible ; le sachant, ce n’est pas possible. Le sachant, il y aurait à peine trois voix à l’Académie ; et encore…, si ce n’est la religion et le respect de Dieu, le ridicule les arrêterait ; car il faut ajouter qu’ici, comme fondateur d’une religion nouvelle et organisateur d’un nouveau culte, le ridicule en même temps que l’odieux est au plus haut degré.

« — Mais, me disait hier M. Cousin, en déplorant ce qui se prépare, M. Littré a promis de ne rien dire de tout cela dans son discours de réception.

« Je le crois bien ! L’assemblée si délicate qui fait l’honneur de l’Académie, en même temps que l’Académie fait quelquefois ses nobles délices, se lèverait tout entière pour sortir, si M. Littré, dans son discours, disait la millième partie de ce qu’il a imprimé. Pas une femme ne pourrait rester là, s’il y faisait entendre sa définition de l’amour, de la loi et de la liberté morale.

« Et je vais plus loin, l’Académie elle-même devrait sortir, s’il osait dire devant elle ce qui est, d’après lui, le principe de la société, des plus nobles esprits et de toute sociabilité humaine. Et si l’auditoire et l’Académie se taisaient devant le récipiendaire, il me semble que la vénérable figure de M. Biot se montrerait elle-même.

« M. Mignet, dont j’ai retrouvé du reste la fidèle bienveillance, me disait aujourd’hui en me parlant d’un autre candidat, qu’il ne comprendrait pas qu’on l’admît à venir faire des gambades sur la tombe du chancelier. Pour moi, je comprendrais encore moins que la science athée parût couronnée sur la tombe de M. Biot.

« Non, j’ose le dire, ce n’est pas la religion que je défends ici, c’est l’Académie ; c’est la raison, c’est l’esprit humain, c’est la philosophie, c’est la distinction du bien et du mal, c’est la loi, c’est la liberté morale, c’est-à-dire tout ce qui fait l’honnête homme sur la terre.

« Mais c’est assez, monsieur, j’abuse de votre bonté. Tout ceci est d’ailleurs d’une telle amertume pour moi que je puis le dire : c’est aujourd’hui que j’expie l’honneur, que je n’ai pas mérité, d’être membre de l’Académie française.

« Veuillez agréer, monsieur, tous mes respectueux et dévoués hommages.

« Félix, évêque d’Orléans. »

« P. -S. — Je ne puis m’occuper de M. Littré comme je le fais, sans qu’il soit averti. C’est ce que je viens de faire.

« J’ai retrouvé hier une lettre curieuse, et je la mets sous vos yeux, sans en approuver tous les termes. Elle est de Napoléon, elle parle de l’Institut, et elle concerne l’athée Lalande.

« Vous l’avouerai-je ? Si j’avais lu cette lettre, sans connaître ni la date, ni la signature, c’est à vous que je l’aurais attribuée. »


Le 13 décembre 1803, Napoléon avait écrit de Schönbrunn une lettre à M. de Champagny, ministre de l’Intérieur, dont celui-ci fit donner lecture, le 26, devant l’Institut rassemblé. Elle était ainsi conçue : « C’est avec un sentiment de douleur que j’apprends qu’un membre de l’Institut, célèbre par ses connaissances, mais tombé aujourd’hui en enfance, n’a pas la sagesse de se taire et cherche à faire parler de lui, tantôt par des annonces indignes de son ancienne réputation et du Corps auquel il appartient, tantôt en professant l’athéisme, principe destructeur de toute organisation sociale qui ôte à l’homme toutes ses consolations et toutes ses espérances.

« Mon intention est que vous appeliez auprès de vous le président et le secrétaire de l’Institut et que vous les chargiez de faire connaître à ce Corps illustre, dont je m’honore de faire partie, qu’il ait à mander M. de Lalande et à lui enjoindre, au nom du Corps, de ne plus rien imprimer et de ne pas obscurcir dans ses vieux jours ce qu’il a fait dans ses jours de force pour obtenir l’estime des Savans ; et, si ces invitations fraternelles étaient insuffisantes, je serais obligé de me rappeler aussi que mon premier devoir est d’empêcher que l’on n’empoisonne la morale de mon peuple. Car l’athéisme est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations.

« Napoléon. »


Cette lettre fut lue en présence de Lalande qui se leva et dit simplement : « Je me conformerai aux ordres de Sa Majesté. »

L’illustre astronome était aussi original que versatile, et s’il est vrai que cet ancien élève des Jésuites ait, dans le Supplément au Dictionnaire des Athées de Sylvain Maréchal, placé les noms de Jésus et de Bonaparte et cherché à faire des prosélytes en athéisme jusque sur les bancs des collèges, il n’avait pas encore fait ériger dans la principale église de Bourg, sa ville natale, un monument à ses parens avec une épitaphe qui commençait par ces mots : Deo Optimo Maximo. Il avait fait jadis l’éloge de saint Charles Borromée et de saint François d’Assise, hautement loué les cérémonies de l’Eglise, sollicité, en 1804, une audience du Pape et s’était prosterné à ses pieds. Il aimait enfin à se singulariser en tout, à insérer des annonces futiles dans les journaux pour faire parler de lui, à stationner sur le Pont-Neuf pour montrer aux curieux les variations de l’étoile Algol, à écrire des pamphlets contre ses confrères, à manger des araignées, ce qui lui valut cette boutade de la marquise de Condorcet qui lui avait demandé : « Quelle saveur trouvez-vous donc à ce mets étrange ? — Une saveur de noisette. — Je comprends, répliqua-t-elle, c’est à peu près comme on peut trouver à l’athéisme une odeur de philosophie. » Et le chansonnier Piis lui consacra ce couplet :


Quand sur votre blanche assiette
La noire Arachnée courra, »
Pour la croquer sans fourchette
Entre vos doigts prenez-la.
Sinon de vous
Monsieur de Lalande rira
Et dira
Vous n’aimez donc pas la noisette ?


Petit, noir et décharné, lorsqu’il prêchait sa doctrine, si l’on en croit un contemporain, on eût dit « un démon disgracié qui se plaisait à nier Dieu. » Mais il était resté foncièrement monarchiste et ami du pouvoir. Aussi, n ‘eut-il garde de se brouiller avec l’Empereur et, après la lettre menaçante de l’Institut, il cessa tout prosélytisme athée. Il avait fait de la politique, de la physique, de la littérature, de la grammaire, de la métallurgie, de la poésie même. On a de lui des vers à Mme Lapaute qu’il appelle « le sinus des grâces et la tangente des cœurs. » Il n’en est pas moins un savant illustre et l’astronomie gardera son nom. Il avait été reçu à l’Institut en 1795 et maintenu dans la nouvelle organisation de 1803.

On ne pouvait vraiment pas reprocher à Littré cette suite étrange de contrastes, de bizarreries, de contradictions ; mais l’endroit où Mgr Dupanloup se sentait d’accord avec l’Empereur, est celui où il taxait l’athéisme « de principe destructeur de toute morale et de toute organisation sociale. »

M. Thiers laissa la lettre de Mgr Dupanloup sans réponse et l’évêque crut devoir lui en écrire une autre, le 17 avril en y joignant l’Avertissement à la jeunesse et aux pères de familles.


« Monsieur et cher confrère,

« Vous n’avez pas répondu à ma lettre et je n’en suis pas surpris ; je tiens seulement à savoir qu’elle ne vous a pas fait de peine ; vous savez que j’aime à vous ouvrir mon cœur.

« Permettez que je mette sous vos yeux les textes mêmes dont je vous ai parlé.

« Je reviendrai demain matin vous consulter sur l’opportunité de la publication immédiate de ces pages. Auriez-vous la grande bonté de communiquer à M. Mignet le second exemplaire ?... Je serais très heureux de joindre son avis au vôtre.

« Veuillez agréer..., etc.

« Félix, évêque d’Orléans. »


Dans la brochure figuraient les lignes suivantes : « On dira peut-être que j’ai pris la plume pour empêcher tel candidat d’arriver à l’Académie, tel autre d’y prétendre. Il suffit de me connaître et il suffira de me lire pour sentir que j’ai eu une bien autre inspiration. Cependant, sur ce point, je dirai simplement toute ma pensée. Il est puéril de supposer que j’aie un tel pouvoir ; mais, sans hésiter, je déclare que si je l’avais, j’en userais. Pourquoi ?... Précisément parce que j’estime très haut l’Académie ; parce que je la considère comme un lieu élevé d’où les doctrines tombent avec plus de retentissement ; parce que je ne puis aimer que le prosélytisme de l’erreur, — et de telles erreurs, — reçoive cette consécration et s’élève si haut. J’en conviens, l’Académie n’est pas une école de théologie, pas plus que la société elle-même et nul ne peut s’attendre à n’y rencontrer que ses convictions. Ceux-là auraient bien peu vécu, et surtout ceux-là seraient bien peu chrétiens, qui ne sauraient pas aimer ceux qu’ils combattent. Mais ce n’est pas la question, et je me borne à dire que l’Académie est trop honorée en Europe pour que ceux qui la respectent puissent, sans une profonde douleur, voir l’athéisme y entrer de plain-pied. »

Et répondant d’avance aux reproches de passion, de colère, d(i parti pris qu’on pourrait lui adresser, Mgr Dupanloup ajoutait : « Si je manquais aux susceptibilités délicates de la bienséance fraternelle, et de la charité respectueuse envers les âmes, je me le reprocherais. Ou je me trompe, ou les écrivains que je combats seront les derniers à m’accuser, et pour deux raisons. Sans doute, ils sont mes confrères, mais je suis le leur, et si cette qualité ne les a pas empêchés d’attaquer mes croyances, elle ne saurait m’empêcher de les défendre contre eux. Puis je me borné à les interroger, et ils sont libres, — que dis-je ? — ils sont suppliés de me répondre. Je les ai lus et je crois et affirme, la main sur la conscience, que leurs théories détruisent Dieu, l’âme, la vie future, la loi morale. Si cela n’est pas, qu’ils se lèvent et qu’ils le disent !

« Je n’aurai jamais eu de ma vie une joie comparable à la joie dont m’inonderait ce démenti victorieux. »

En ce qui concerne Littré, Mgr Dupanloup disait : « Il a pénétré de ses doctrines un Dictionnaire de médecine renommé composé au commencement de ce siècle par deux savans honorables (Capuran et Nysten, deux spiritualistes), et qui se trouve maintenant, altéré par lui et corrompu, aux mains de toute la jeunesse des. écoles médicales. » Il en donnait maintes preuves pour la recherche des CAUSES PREMIÈRES et des CAUSES FINALES, « désormais reconnues inaccessibles et bonnes seulement pour occuper l’enfance et l’esprit humain ; » pour I’HUMANITÉ, transformée par elle-même en Providence, « après avoir trop longtemps compté sur d’autres Providences imaginaires ; » pour I’AME qualifiée « d’être immatériel supposé, tandis qu’elle n’est que l’ensemble des fonctions du cerveau et de la moelle épinière ; » pour I’AMOUR, appelé un « ensemble complet de phénomènes cérébraux ; » pour la SOCIABILITÉ, considérée comme ((un résultat de l’organisation animale et n’ayant pas d’autre cause, » etc. L’évêque d’Orléans ne pouvait supposer qu’au XIXe siècle, en Franca après le discrédit qui avait frappé les doctrines matérialistes, elles pussent s’établir ainsi sur les pages d’un livre classique « dans un style où la barbarie du langage le disputait à l’abaissement des idées. » C’était un véritable manuel de philosophie positiviste ; mais altéré dans son esprit et dans ses tendances, ce livre rappelait toujours le Dictionnaire de M. Nysten. Il gardait à son frontispice ce nom respecté, et, sous ce couvert, il enseignait dans toute la France, dans toutes les écoles de médecine, le matérialisme de M. Littré. Cela était d’autant plus regrettable que Nysten avait défini jadis l’Ame « un principe de vie raisonnable ; » la Raison « une puissance de l’âme par laquelle l’homme perçoit la distinction entre le bien et le mal ; » l’Idée, « une perception de l’âme » et admettait comme science spéciale de l’âme la Psychologie qu’il définissait « la science qui traite de l’âme. » Tout cela avait disparu sous la plume de M. Littré pour être remplacé par des définitions entièrement matérialistes.

Et revenant à sa mission d’évêque, qui primait pour lui toutes les autres, Mgr Dupanloup s’écriait : « Je puis m’être trompé dans un texte, dans une interprétation, dans un rapprochement ; du moins les précautions que j’ai prises contre les erreurs possibles payent tout ce que je me suis jamais donné de soins dans ma vie pour aucun travail. Et j’affirme, après avoir plongé mon esprit et mes yeux fatigués, mais ouverts encore, dans cet abime et ce dédale de contradictions et d’erreurs-, de subtilités et d’énormités, que ce que j’ai dit n’est rien encore en comparaison de ce que j’aurais pu dire.. Voilà donc ce qu’on écrit, ce qu’on imprime, ce qu’on jette en pâture à l’avidité publique, ce qu’on fait lire à toute la jeunesse ! Voilà quelle guerre on livre au milieu de nous, non seulement à Jésus-Christ et au christianisme, mais aux grandes vérités morales elles-mêmes ; non seulement à la Foi, mais à la philosophie et à la Raison I... Certes, l’étonnement serait grand, et à juste titre, si nous restions silencieux en face de telles doctrines, si nulle voix d’évêque ne s’élevait pour réprouver cette sophistique impie. »

C’était là la vraie raison de l’action de l’évêque d’Orléans contre Littré et contre ceux qui partageaient ses doctrines. « Nous avons entendu, disait-il, dans ce siècle, un grand esprit, un homme qui a étudié l’Histoire, scruté la vie des peuples, gouverné son pays, s’écrier du fond de son âme émue : « Si j’avais dans mes mains le bienfait de la foi, je les ouvrirais toutes grandes sur mon pays. Pour ma part, j’aime cent fois mieux une nation croyante qu’une nation incrédule. Une nation croyante est mieux inspirée, quand il s’agit des œuvres de l’esprit, plus héroïque même, quand il s’agit de peindre sa grandeur. » Qui avait dit cela ? Qui avait pensé qu’athéisme et servitude vont de compagnie ?… M. Thiers, auquel Mgr Dupanloup envoyait son Avertissement.

Aussi, l’évêque ajoutait-il : « Je m’étonne moi-même de mes paroles. D’autres que moi auraient dû vous les adresser et défendre énergiquement la cause que je défends. Il y a pourtant des philosophes en France. Est-ce que la saine raison, pas plus que la vraie liberté, ne trouveront pas de défenseurs parmi nous ? Est-ce qu’on me laissera parler seul ? Car c’est enfin la Raison que je défends plus encore que la Religion, la Raison, la Foi laïque qu’on a abandonnée… Eh bien ! moi, je parlerai pour elles, puisque nul ne parle, et je sens que j’ai bien fait. Je suis évêque, non pour me reposer, mais pour avertir ceux qui ont besoin d’être avertis… Quelle que soit la véracité douloureuse de mes accens, ceux que je combats sentiront, je l’espère, à ma douleur même, que je ne poursuis que leurs doctrines. Pour eux, je les plains ; leur malheur est affreux. Je donnerais ma vie pour leur rendre la lumière qu’ils ont perdue et le jour où ils reconnaîtraient que tant de travaux, de talens réels et de grands efforts auraient été mieux employés à servir Dieu, à défendre l’âme, la conscience, l’immortalité, la religion, ce jour-là j’éprouverais une des joies les plus pures et les plus profondes qu’une âme vouée au service de la Vérité et des âmes puisse goûter sur la terre ! »

Ne se contentant pas de remettre sa brochure à M. Thiers, l’infatigable évêque lui adressa une nouvelle lettre le 18 avril, ainsi conçue :


« Monsieur,

« Pour la première fois depuis bien des années, je vous ai quitté ce matin avec le chagrin de n’être pas d’accord avec vous ; et pourtant je me dis que, jeudi prochain, au moment où nos mains écriront des votes dissemblables, nos esprits penseront, croiront, voudront la même chose. Le désaccord ne sera ni profond ni durable.

« J’ai vu dans la journée tous ceux de nos confrères que j’avais cru devoir consulter sur la publication immédiate de mon écrit. A ma grande surprise, ils ont été à peu près tous, et bien plus chaudement que mes propres amis, d’avis que je ne pouvais me dispenser de publier de suite. Je ne suis donc plus libre de ne pas le faire, ayant provoqué une sorte de jugement qui se trouve en harmonie avec le cri persistant de ma conscience.

« Vous me trouvez, j’en ai peur, trop ému ou trop peu facile et, me rappelant des exemples auxquels je devrais être fier de me conformer, vous me disiez encore ce matin que M. de Quélen et M. l’évêque d’Hermopolis étaient venus s’asseoir auprès de M. Cabanis. Mais permettez-moi d’abord de vous dire que c’était juste le contraire de ce qu’on voudrait faire aujourd’hui. L’élection de ces deux évêques était postérieure à celle de M. Cabanis et marquait les progrès du temps ; celle-ci marquerait une décadence.

« Il faut ajouter tout ce qui s’est passé depuis et que nous ne pouvons oublier, le jour où M. Proudhon est venu s’asseoir en face de vous pour détruire la société, le jour où j’ai pu m’asseoir à vos côtés pour tenter de la sauver.

« Nous avons vu l’athéisme aux affaires et c’est pour le combattre que, par un acte qui m’a attaché à vous pour jamais, vous avez eu le courage d’appeler à votre aide la religion. Ah ! ne me demandez pas aujourd’hui de rappeler l’ennemi commun. Je lui tendrai la main s’il le veut ; mais lui donner le sceptre et la puissance pour faire le mal, jamais !

« Je sens et prévois assez tout ce que l’acte que je fais aujourd’hui suscitera contre moi de reproches et de représailles : on n’aime pas à être réveillé si fort ! Faut-il vous dire quelle est ma confiance ? C’est que c’est vous qui me défendrez alors. Vous me défendrez, j’en suis sûr. On dira que j’aime la guerre et que je sers des passions, vous répondrez que j’aime la vérité et que je sers ma conscience.

« Veuillez agréer le fidèle hommage de mes bien dévoués et respectueux sentimens.

« Félix, évêque d’Orléans. »


M. Thiers se décida enfin à répondre à Mgr Dupanloup pour lui faire connaître toutes les raisons qui le portaient à donner un vote favorable à l’élection de Littré, malgré les graves motifs fournis par l’évêque pour combattre cette candidature :


« Monseigneur,

« Je suis très affligé de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, car rien ne peut m’être plus pénible que de vous causer un chagrin. Vous connaissez mon sincère et respectueux attachement pour votre personne, et si j’avais pu croire que la candidature de M. Littré vous désolerait jusqu’à vous faire regretter d’être de l’Académie française, je n’aurais pus accueilli cette candidature.

« Mais l’opposition qui s’élève contre M. Littré est vraiment trop tardive et surtout beaucoup trop exagérée dans ses griefs.

« Les promoteurs les plus décidés de la candidature de M. de Carné avaient offert spontanément leurs voix à M. Littré et avaient laissé adopter, sans une objection, l’idée de nous adjoindre le plus savant grammairien de notre temps dans la connaissance des origines de la langue française. On disait bien que M. Littré était membre d’une secte, à mon avis fort sotte et très sincèrement peu influente. Mais aux origines religieuses très regrettables du nouveau candidat, on oppose sa vie exemplaire consacrée tout entière à l’étude et aux devoirs de famille. De tout cela il était résulté pour M. Littré une candidature très pou combattue, à laquelle le public s’est tellement habitué qu’il trouverait aujourd’hui fort mauvais qu’on y renonçât. Le public attribuerait ce changement à une intolérance qu’il ne sied point à l’Académie d’affirmer. Quand elle a nommé MM. de Falloux, Lacordaire, Albert de Broglie (ce dont je l’approuve fort, puisque j’ai voté avec elle), elle doit pouvoir voter pour M. Littré, surtout lorsqu’elle a de son savoir philosophique un besoin si urgent. Faire un dictionnaire et n’avoir pas M. Littré avec soi, ce serait un non-sens.

« Je déplore plus que personne les opinions religieuses de M. Littré, mais je ne m’en fais pas garant, pas plus que l’Académie ne s’est constituée garante des opinions de MM. d’Alembert et Laplace.

« L’Académie doit représenter le génie français dans sa diversité, sa liberté, son indépendance, sans prétendre représenter ni un parti, ni une opinion, ni même une religion, quelque respectable ou vénérable que soit cette religion. Elle renfermait dans le XVIIIe siècle Massillon et d’Alembert. Elle doit en faire autant aujourd’hui d’honnêtes gens, gens d’esprit autant que possible, illustres quand ceux-là se rencontrent, et toute exclusion, quelque fondée qu’elle soit, serait, de notre temps surtout, imprudente et dangereuse. Ajoutez qu’il faut en général que le successeur puisse parler, non sans quelque compétence, du prédécesseur, et M. de Carné, que j’aime d’ailleurs, serait très embarrassé de célébrer le physicien et astronome Biot. Le traducteur d’Hippocrate me semble plus en mesure de suffire à cette tâche. J’aimerais mieux qu’il n’eût pas traduit Strauss, mais je nomme l’honnête homme auteur de notre Dictionnaire français, et je ne garantis que lui. D’ailleurs, j’ai fait comme beaucoup de mes confrères, j’ai promis ma voix à M. Littré, lorsque sa candidature était presque universellement acceptée. Telles sont mes raisons, et il faut qu’elles soient assez fortes pour me donner le courage de résister, — en vous résistant, — à une amitié qui m’est chère, dont je m’honore et que j’espère continuer à mériter toute ma vie.

« Agréez, Monseigneur, le nouvel hommage de mon dévouement respectueux.

« Ad. Thiers. »


Cette lettre n’a pas de date et elle porte en marge ces trois mots : « Lettre non expédiée. » Mgr Dupanloup ne l’a donc point connue, mais on peut affirmer que tous les argumens invoqués par M. Thiers dans cet écrit avaient, du reste, été donnés par leur auteur dans les divers entretiens qu’il avait eus avec l’évêque d’Orléans.

Le jour du vote arriva. C’était le 23 avril 1863. On peut affirmer que tout Paris avait ce jour-là les yeux fixés sur l’Académie, attendant avec impatience le résultat de ce scrutin destiné à être mémorable. Au troisième tour, le comte de Carné obtint 18 voix, Littré 12. Il y eut 4 bulletins blancs. Le duc de Broglie, Thiers, Mignet et Rémusat, Sainte-Beuve, Mérimée, Auger, S. de Sacy, Lebrun, de Pongerville, Ponsard et Berryer avaient voté pour Littré. Ampère s’était décidé à voter contre lui au troisième tour. À peine le comte de Carné était-il élu que Mgr Dupanloup écrivait la lettre suivante qui fut aussitôt portée à M. Littré.


« Monsieur,

« Je n’ai pas voulu que cette journée prît fin sans que je ne vous eusse exprimé quelle tristesse il m’en reste et quels sentimens partagent mon âme. Ne croyez pas que cette tristesse ait pour cause les accusations qui s’élèvent contre moi. Je les avais prévues et je ne ferai rien pour les détourner. Il me suffit de ne pas les mériter.

« Mais je suis triste, monsieur, en pensant à vous et en me disant qu’il m’a fallu combattre un homme dont les qualités méritent un hommage, blesser un homme que je voulais toucher, augmenter l’affliction de ceux qui vous aiment. Laissez-moi vous tendre la main ; laissez-moi vous prier de ne pas délaisser, à cause des souvenirs de ce jour, la religieuse recherche du vrai dans ces capitales questions qui sont le suprême intérêt de notre vie humaine. Ce noble labeur est au-dessus de tout le reste.

« Souffrez donc, monsieur, que j’invoque ardemment ce Dieu en qui j’adore notre commun Père, afin qu’il vous éclaire sur ce qu’est la Vérité et sur la fragilité de vos doutes ; afin qu’il vous manifeste aussi, permettez-moi de l’ajouter, la pureté de mes intentions et la sincérité de l’estime que je conserve pour votre caractère.

« Agréez, monsieur, tous mes respects.

« Félix, évêque d’Orléans. »


Dès ce jour, Mgr Dupanloup se promit de ne plus prononcer le nom de Littré dans aucune de ses polémiques religieuses et il tint parole. Quant à Littré, étant donné la force de son caractère et la simplicité de ses attitudes, il ne manifesta aucune rancune à son loyal adversaire. Il lui fit une réponse courtoise et attendit que les années jetassent quelques voiles sur la polémique dont il avait été l’objet, ainsi que sur la défense parfois violente et maladroite de quelques-uns de ses amis. Il dit à des intimes : « L’évêque d’Orléans a fait ce qu’il a cru être son devoir. Ses convictions ne sont pas les miennes. Mais je n’ai rien à lui répondre, parce que je ne puis rien lui démontrer. »

Une grande partie de la presse taxa l’élection de M. de Carné de « coup d’État clérical. » On ne contestait cependant pas les titres du nouvel académicien, collaborateur distingué de la Revue des Deux Mondes et du Correspondant, auteur d’ouvrages estimés, tels que la Fondation de l’unité française, l’Histoire du Gouvernement représentatif, la Littérature française au XVIIIe siècle, mais on regrettait la façon dont il avait conquis les suffrages. C’était, disait-on « un prix de catéchisme. » Le Siècle tombait à bras raccourcis sur l’évêque d’Orléans qui prétendait créer l’orthodoxie dans le domaine de la littérature. L’élection du Père Gratry, deux ans après, exaspéra Sainte-Beuve qui écrivit à la princesse Mathilde : « L’Académie recueille ce qu’elle a semé... Nous voilà bien lotis avec ce nouveau confrère qui fait la paire avec le Dupanloup ! » Edmond Scherer écrivit dans le Temps que M. Guéroult, rédacteur en chef de l’Opinion nationale, qui avait approuvé la campagne de Mgr Dupanloup, pouvait être satisfait : l’évêque d’Orléans était devenu le grand électeur de l’Académie. « Il s’est trouvé, disait-il, trois ou quatre personnes à l’Académie assez étrangères au mouvement des choses et des idées de leur temps pour ne rien savoir de M. Littré que son nom et n’avoir appris aie connaître que par la vulgaire fantasmagorie des citations de M. Dupanloup. » L’écrivain déplorait ce résultat, « non pour M. Littré qui pouvait se passer de l’Académie, mais pour l’Académie elle-même, vouée à une décadence irrémédiable. L’évêque d’Orléans alléguait pour justifier sa campagne contre Littré son caractère épiscopal. Il oubliait que l’Académie, en le recevant, n’avait pas entendu introduire dans son sein le sacerdoce, prône et foudres y compris. Si chez M. Dupanloup le prêtre était inséparable de l’homme, il n’avait qu’à refuser l’hommage de l’Académie, et faire comme le Père Lacordaire, s’abstenir de prendre part aux séances, aux travaux et aux votes. D’autre part, M. Alloury écrivit dans les Débats, après l’échec de Littré : « C’est un malheur dont il trouvera aisément la consolation dans ses travaux. Ses amis l’ont vu calme et tranquille et n’ont pu qu’avec peine détourner un moment son attention de ses livres. » — « Nous regrettons, ajoutait le journaliste, que l’Académie, qui s’était fait honneur de compter parmi ses membres les Montesquieu, les Voltaire et les libres-penseurs du dernier siècle, ait hier constitué définitivement dans son sein une nouvelle congrégation de l’Index... Les gens de lettres crieront. La belle affaire ! Est-ce que l’Académie est faite pour les gens de lettres ? Il faut bien qu’ils sachent qu’avec les titres les plus brillans on peut être exclu de l’Académie à cause de ses opinions et qu’on peut y être admis sans avoir l’ombre d’un titre littéraire. »

Cette réflexion était bien dure pour le comte de Carné qui, s’il n’avait pas la notoriété scientifique de Littré, avait cependant écrit, comme je l’ai rappelé, de bons livres d’histoire.


Huit ans s’écoulèrent, et la candidature de Littré, soutenue cette fois par Guizot, reparut à l’Académie française. Le Grand Dictionnaire de la Langue française était presque terminé et de toutes parts s’élevaient des éloges au sujet de cette œuvre si considérable et si utile. En France, en Europe, dans le monde entier, on le regardait comme un monument de savoir parfait, comme un instrument inappréciable de recherches et de renseignemens. Or, c’était au fauteuil de Villemain que Littré prétendait cette fois, et ses chances étaient telles que ses rivaux, Saint-René Taillandier et de Viel-Castel, n’allaient à la bataille qu’avec un bien faible espoir de succès. Mgr Dupanloup rompit alors le silence qu’il avait gardé depuis 1863 et, le 26 décembre 1871, prit part à la discussion des titres... Il regrettait tout d’abord d’être encore une fois en dissentiment avec M. Thiers, dont il appréciait plus que jamais l’autorité et les services. Il dit que les relations qui s’étaient établies entre lui et M. Littré, il y avait huit ans, lui avaient laissé pour son caractère et sa personne une estime et une affection qui lui avaient fait éviter de prononcer désormais son nom dans ses luttes continuelles en l’honneur de l’Église. Il avoua qu’il était très peiné d’avoir à combattre encore, mais les erreurs de Littré étaient restées les mêmes et, qui plus est, elles étaient aggravées en raison des événemens. Il devait combattre en lui l’athéisme, le matérialisme et le socialisme qui n’étaient après tout qu’une propagande infatigable au profit de doctrines néfastes et une guerre permanente contre les vérités premières, sans lesquelles aucune société ne pouvait vivre. Il citait de nombreux passages d’écrits récens de l’auteur. Peu importait que la France fût républicaine ou monarchiste ; il ne fallait pas que le pays, qui venait d’éprouver de si fortes secousses, descendit plus bas qu’il n’était jamais descendu. Ce serait donner un encouragement à des erreurs funestes que de faire de leur propagateur un membre de l’Académie. On parlait de la liberté de conscience. Encore une fois, la liberté ici consistait à voter pour ou contre, mais la liberté n’était pas le désarmement. Il ne fallait pas élever sur un piédestal celui qui avait pour le matérialisme et le positivisme, dont on avait vu les actes effrayans, des sympathies si accentuées.

On objectait que le matérialisme et le positivisme n’étaient pas en question ; que le positivisme élevait, il y a huit ans, son drapeau, mais qu’aujourd’hui, il n’était plus si haut et que tout danger avait disparu. D’ailleurs, M. Littré avait désavoué les opinions audacieuses qu’on lui avait prêtées. L’évêque répondit que M. Littré n’avait désavoué que deux choses. Il avait jadis imprimé qu’il fallait enlever à la France le droit de suffrage universel et le confier uniquement aux ouvriers de Paris, afin de faire de Paris seul le grand électeur. Cette opinion étrange de Comte, il y avait renoncé. Enfin, il avait écrit au sujet des renouvellemens partiels de l’Assemblée nationale que, si ces renouvellemens étaient dans le sens de l’idée monarchique, il faudrait bien y accéder. Sur des observations pressantes de ses amis, il avait écarté cette considération. Sauf ces deux points, M. Littré n’avait rien désavoué de ses anciennes doctrines. Dans la Revue qu’il dirigeait, la Philosophie positive, il continuait à être le chef de l’école matérialiste. Il rejetait l’idée de Dieu dont il faisait une fiction, une hypothèse. Il n’admettait comme existence suprême que l’Humanité et déclarait les sciences incompatibles avec les conceptions du surnaturalisme. L’Humanité était sa Providence à elle-même et pouvait seule réparer l’impuissance de Dieu.

L’évêque d’Orléans rappelait le Congrès de Liège où un jeune docteur, s’avouant le disciple de Comte et de Littré, s’était déclaré hautement matérialiste. Et, dans ce Congrès qui s’était terminé par les cris de : « Guerre à Dieu !… » avaient figuré des hommes qui, comme Fontaine, Tridon, Protot et autres, devaient faire partie de la Commune et mettre leurs détestables doctrines en pratique. Les tristes événemens de 1871 n’avaient pas ouvert les yeux à M. Littré, qui continuait sa propagande socialiste par la parole et par la presse.

On répondait à l’évêque d’Orléans que ces doctrines étaient certainement dangereuses et déplorables, mais que, dans une réunion d’élite telle que l’Académie, toutes les opinions pouvaient se faire jour et qu’il fallait bien se tolérer les uns et les autres. Mgr Dupanloup répliquait : « Il ne faut pas donner des armes au mal et l’élever sur le pavois. Or, est-il une chaire plus élevée que celle de l’Académie ? Et comment la donnerait-on à M. Littré, alors que M. Guizot lui-même avait autrefois refusé de créer pour Auguste Comte une chaire au Collège de France ? »

D’autres disaient : « M. Littré est un penseur isolé. — C’est un chef d’école, ripostait Mgr Dupanloup, et son influence est considérable sur la jeunesse et le parti ouvrier. — C’est l’écrivain laborieux, c’est le philosophe, c’est l’auteur du Dictionnaire que nous voulons nommer. — Alors, si vous en faites le secrétaire perpétuel de votre Dictionnaire, c’est lui qui imposera les définitions de l’Ame, de la Liberté, de la Pensée, de l’Intelligence, de la Perception, de la Volonté, de Dieu ! »

En terminant son discours, l’évêque d’Orléans s’écria, profondément ému : « Quoi ! messieurs, vous voulez sauver la France, et c’est ainsi que vous vous y prenez ! Une glorification solennelle du matérialisme et du socialisme, voilà ce que vous imaginez pour elle en ce moment ! On a enlevé à ce malheureux pays la paix et les croyances ; et le peu qui lui reste, Dieu, l’âme, la loi, la liberté morale, la vie future, vous les lui ôtez ! Que voulez-vous donc encore ? Et quel coup faut-il que vous receviez ?... Ah ! ce n’est pas tant mon Eglise, c’est notre Maison que l’on dévaste ! Et il faut que ce soit moi qui vienne ici la défendre ! Et toutes ces choses qui sont de votre domaine, la raison, la philosophie, la société, la base de vos institutions, voilà ce que je défends et ce que vous livrez, en couronnant ceux qui la menacent ! » Il regrettait l’absence de Victor Cousin, parce que lui, évêque, prenait en ce moment la défense de la philosophie, et qu’il y a huit ans, au sujet de la même candidature. Cousin lui avait dit : « Vous parlez pour nous ! » Il ajoutait que le philosophe avait, à l’Académie des Sciences morales, fait la même campagne que lui contre un candidat athée et matérialiste, en s’exprimant ainsi : « Il est inéligible, à moins que l’Académie ne veuille abandonner toute direction sur les travaux de la jeunesse et enlever toute signification à l’honneur d’être admis dans son sein. » L’évêque d’Orléans adjurait ses confrères de ne pas voter pour M. Littré, car, après ce vote, on dirait : « Qui donc pouvez-vous arrêter sur le seuil de votre Académie ? »

L’élection eut lieu le 30 décembre 1871 : Littré obtint, sur 29 votans, 17 voix contre 9 à M. Saint René-Taillandier, et 2 à M. de Viel-Castel. Le même jour étaient élus le Duc d’Aumale, Camille Rousset et de Loménie en remplacement de Montalembert, Prévost-Paradol et Mérimée. Thiers, alors président de la République, était venu voter avec ses ministres Rémusat et Dufaure. Victor Hugo, Autran, Jules Janin et Xavier Marmier étaient absens. Le soir même de l’élection de Littré, Mgr Dupanloup écrivit au directeur de l’Académie : « J’ai le regret de ne plus pouvoir continuer à faire partie de l’Académie française. »


Cet acte fut diversement apprécié. Tandis que les uns louaient hautement la fierté et la gravité de cette démonstration, les autres la blâmaient avec une extrême rigueur. Parmi les journaux qui attaquèrent chez le prélat ce qu’ils appelaient l’emportement et l’esprit de domination, les deux plus amers furent le Journal des Débats et le Temps.

Mgr Dupanloup ne voulut-pas garder le silence devant les accusations des Débats, journal qui, avant l’élection, avait fait plus d’une fois la critique la plus vive de ses nombreuses polémiques.

L’article n’étant pas signé, c’est au rédacteur en chef qu’il répondit, le 5 janvier 1872, en ces termes : « Les Débats me reprochent l’emportement de ma décision. Rien n’a été moins emporté ni moins irréfléchi. Dès le 21 décembre, j’ai averti mes confrères, et si le 30 j’ai écrit au directeur de l’Académie, c’est que je n’ai pas voulu laisser croire un seul jour, une seule heure qu’un évêque pût accepter ce qui était à ses yeux un scandale. » Il était surpris de voir l’auteur de l’article s’égarer dans des considérations secondaires et étrangères à la question. En combattant cette candidature, l’évêque avait songé avant tout à la religion, aux périls de la jeunesse et de la société, aux intérêts suprêmes de la vérité et de la morale. Il avait eu l’ambition de défendre aussi l’honneur du Corps illustre auquel il appartenait. « Vous dites que je ne devais pas refuser l’entrée à l’Académie d’un savant déjà membre de l’Institut ; que j’embarrasse l’Académie en la forçant de louer un académicien vivant ; que je la gêne en lui faisant entendre des homélies qui ont vieilli... » A cela Mgr Dupanloup répondait que, Littré étant déjà de l’Académie des savans, il n’y avait pas beaucoup de motifs pour l’appeler à l’Académie des littérateurs ; qu’un embarras autrement sérieux serait de faire l’éloge des œuvres du nouvel élu et que l’assemblée délicate qui faisait habituellement l’honneur de l’Académie, se lèverait tout entière, si on osait exposer devant elle les théories du nouvel académicien sur Dieu, l’âme, la pensée, la liberté morale, l’amour, l’homme, la sociabilité. « Je m’étais fait, disait-il, de l’Académie une tout autre idée. Je croyais et je crois encore que la France est attentive à ses actes, à ses paroles, à ses élections. Or, les doctrines de M. Littré sont de telle nature qu’avec elles nulle société, nulle religion, nulle philosophie n’est possible. Les sanctionner ainsi m’a paru impossible, car c’était porter un coup trop fort à la conscience publique. »

L’évêque d’Orléans croyait pouvoir ajouter qu’il avait pour garans de ces traditions Villemain et Cousin. Ni l’un ni l’autre n’admettaient que la qualité des doctrines importât peu à l’Académie, ils professaient que les erreurs fondamentales et la négation des vérités premières constituaient une indignité. C’est ce que Mgr Dupanloup avait résolu de dire en affirmant publiquement son mépris pour de pareilles doctrines, et les reproches de domination et d’intolérance n’avaient rien à voir en cette affaire. « S’expliquer en public, combattre, voter, c’est la liberté de discussion à laquelle succède, quand l’honneur de la conscience est en cause, la liberté de s’en aller. » On lui faisait remarquer qu’il restait bien cependant le collègue de Littré à l’Assemblée nationale. « Si 10 000 ou 100 000 électeurs d’une cité populaire votent pour un candidat révolutionnaire, je le déplore sans en être surpris. Mais que des électeurs, choisis au premier degré parmi les plus éminens, élèvent à l’honneur le plus rare, le professeur le plus connu de l’athéisme au lendemain de la Commune, ceci est à mes yeux lamentable. »

Ce n’est pas sans tristesse qu’il rompait les liens qui l’attachaient à l’Académie depuis vingt ans, mais il devait tout sacrifier à un devoir. Il avait pris pour juge de sa conduite le grand public français sérieux et conservateur, et il n’y avait pas là motif à s’égayer, car ce serait donner une preuve de plus de l’incurable légèreté qu’on nous reproche. « Vous êtes de ceux, faisait-il remarquer, en finissant, à son critique, qui après le Congrès de Liège, avaient dit : « Ce sont des enfans ! » et c’est à vous que je répondais : « Ces enfans seront vos maîtres. » Ils n’ont pas attendu dix ans ; hier, ils siégeaient à la Commune de Paris, et vous avez pu lire quelques-uns de leurs noms au bas de ses décrets. Que l’on continue encore en France à montrer si peu de souci de la morale et des hommes ; qu’on accepte de tels comparses et dételles défaillances, non seulement à l’Académie française mais ailleurs aussi, et de nouveaux malheurs ne se feront pas attendre ! »

Le Journal des Débats répliqua qu’il avait parlé au nom des principes de tolérance et de modération qu’il avait toujours recommandés aux prêtres comme aux laïques, et que d’ailleurs l’élection de Littré avait été faite par ceux qui sauvaient aujourd’hui la France par leurs actes mieux que le vertueux prélat par ses discours. Le Temps, de son côté, faisait remarquer que Mgr Dupanloup s’était retiré, parce que l’Église voulait l’exclusion de ceux qui ne pensent pas comme elle. Mais pourquoi avait-il supporté Sainte-Beuve et cherché à écarter Littré ? C’était une inconséquence qui ne se justifiait que par cette doctrine : « Hors de l’Église, pas de salut. » L’évêque avait réuni dans son réquisitoire une masse effrayante de citations regrettables, et voici que les votans n’avaient voulu voir dans Littré qu’un savant et un lettré. Ils avaient reconnu au fond que toutes les opinions ont le droit de s’exprimer et qu’il n’appartient à personne de formuler à cet égard un jugement définitif. Le vote signifiait que l’État laïque et l’indifférence dogmatique étaient le fond de la société moderne. Le rédacteur du Temps donnait au vote du 31 décembre 1871 une signification plus étendue que ne comportait la réalité. L’Académie, qui avait reçu le même jour trois membres de la droite, le Duc d’Aumale, Camille Roussel et Loménie, avait cru bien faire en accueillant un membre de la gauche qui avait attendu huit années sans se plaindre, et était arrivé presqu’à la fin d’une œuvre admirable, le Grand Dictionnaire de la langue française.

L’Académie n’accepta pas la démission de Mgr Dupanloup, mais l’évêque n’y voulut jamais reparaître. Un article de son testament stipula que le montant de l’indemnité mensuelle, qui lui était attribuée comme à ses autres confrères, serait remis aux pauvres. Elle montait, à sa mort, en 1877, à six mille francs.


Littré fut reçu le 5 juin 1873, un an et demi après son élection. Il donna en ces termes le motif de ce retard, dès le début de son discours : « Chacun a son point d’honneur. Le mien a été, messieurs, de ne vous remercier qu’après avoir terminé la dernière ligne du travail pour lequel vous m’avez admis dans votre célèbre Compagnie. Toute œuvre de longueur qui n’est pas achevée, peut ne jamais l’être. Je ne suis plus exposé à ce mécompte. Il est vrai que j’arrive au terme de mon labeur ; mais cela même n’est pas sans être une paisible satisfaction, celle que La Fontaine prête à son vieux planteur d’arbres. » Il parla en termes aimables du Dictionnaire de l’Académie et fit observer que Villemain, dans l’édition de 1835, souhaitait qu’on entreprît un travail marquant la filiation naturelle et la transformation de chaque mot, leur nuance d’acception avec des exemples. Ce travail, que Littré avait mené à bonne fin, fut entrepris depuis sous une forme très savante, puis abandonné.

Littré fit avec talent l’éloge de Villemain, orateur disert et écrivain consommé. Il rappela, non sans quelque ironie, que, lui aussi, Littré, avait fait de l’opposition académique, puisqu’il avait refusé sa voix au candidat Villemain, aux Inscriptions et Belles-Lettres, parce qu’il était ministre, et cela « non sans regrets, » ajoutait-il. « Villemain eut cette suprême récompense de se complaire dans les lettres jusqu’à l’extrême vieillesse et de s’y perfectionner toujours. » Et faisant allusion à l’opportunité de la mort d’Agricola, qui fut soustrait ainsi aux dernières années de la tyrannie de Domitien, Littré disait : « Il n’y a point de mort opportune pour une famille qui entoure de soins pieux un vieillard aimé. Peut-être ne se défendra-t-on point de compter pour quelque chose qu’il ait échappé à l’angoisse de notre dernière lutte et au deuil de notre dernière défaite ; mais certes il manque à côté de ces vieillards illustres entre tous qui donnent l’exemple du travail et ne laissent point d’excuses à ceux qui ne les imiteront pas. » Littré avait alors soixante-douze ans, et son ardeur au travail n’avait certes pas été affaiblie par l’âge. Il déclarait modestement qu’il n’avait point la prétention de remplacer Villemain, mais qu’il apportait à ses confrères tout son zèle et tout son dévouement, « sorte de compensation que les Académies, dans leur indulgence, ne refusent pas d’accepter. »

M. de Champagny, qui le recevait, commença par le couvrir de fleurs. Il fit surtout l’éloge du savant philologue. « Quand nous travaillons à cette tâche principale du Dictionnaire, nous vous avons au milieu de nous ; nous vous consultons sans cesse, et presque toujours votre avis devient le nôtre. Votre Dictionnaire est comme un quarante et unième académicien muet et qui cependant a su répondre à presque toutes les questions. » Il multiplia ses complimens en l’honneur du savant émérite, estimé dans le monde entier pour la sûreté de ses recherches et la profondeur de ses connaissances. Puis, après l’éloge sans réserves de Villemain, il arriva, par un habile détour, aux graves questions philosophiques de la vérité absolue et des causes premières. « Il y a là, dit-il, des sujets que je ne veux pas toucher, encore moins discuter. Vous ne l’ignorez pas du reste, monsieur, c’est le littérateur, le philologue, l’écrivain que l’Académie couronne en vous nommant. Ce n’est pas le penseur ni le philosophe ; je ne dis pas le métaphysicien, ce titre ne vous plairait point. » Ici l’auditoire, pressentant des allusions délicates, devint très attentif. « Je ne rappellerai qu’en passant, déclara M. de Champagny, une absence, je ne veux pas dire une retraite, objet pour moi d’un regret personnel que mon cœur d’ami ne saurait taire. Mais laissez-moi vous le dire... Vous avez critiqué la science des faits et des choses visibles et tout sacrifié à l’Humanité. Vous avez défendu à l’homme d’aller au delà... Vous avez mis en interdit l’intelligence humaine. Mais soyez-en sûr, monsieur, pour le bonheur de l’Humanité, vous ne la déferez point et ne la referez. L’Humanité restera avec ses instincts qui ont besoin de la terre, mais qui ont besoin aussi d’autre chose que de la terre. La science, strictement bornée à l’élément matériel, ne suffira jamais à contenter l’Humanité. Il faut à l’homme un autre exercice et une autre satisfaction pour sa raison, d’autres consolations pour sa vie, d’autres espérances pour ses douleurs, d’autres fleurs pour honorer la tombe de ses pères, d’autres chants à chanter sur le berceau de ses petits enfans. »

M. de Champagny rappelait alors qu’Auguste Comte, le maître de Littré, avait éprouvé cela, lorsque, dans sa réaction mystique, il célébrait son culte sans Dieu et passait des heures à lire, en même temps que ses poètes favoris, des pages de l’Imitation : « Vous-même vous trahissez, malgré vous, cette inquiétude de jeune homme auquel tout ce qu’il voit et tout ce qu’il louche né saurait suffire, lorsque, dans de beaux vers, vous invoquez la Terre à défaut d’autre divinité et vous vous désolez de ne rencontrer que des soleils sans nombre,


Perdus dans les royaumes
Et du vide et du froid ! »


Et l’orateur citait Shakspeare qui disait par la voix d’Hamlet à Horatio : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en peut rêver votre philosophie ! » Il ajoutait : « A plus forte raison votre biologie et votre philologie. Cette Vérité impalpable qui ne se révèle pas dans le laboratoire du chimiste, cet X que jamais recherche expérimentale ne parviendra à dégager, nous, plébéiens de la science, nous le connaissons et nous l’appelons Dieu. » M. de Champagny s’appuyait à cet égard sur Newton, Euler, Descartes, Leibnitz, Pascal, Linné et sur des savans plus modernes, tels que Cuvier, Ampère, Biot, Blainville, Flourens, Récamier, c’est-à-dire sur les plus grands hommes de science qui protestaient contre les doctrines d’Auguste Comte. Il terminait son discours par un appel à la recherche du Vrai et du Bien et s’écriait aux applaudissemens répétés de l’assistance : « Assez d’humiliations et de doutes, assez de rancunes non satisfaites, de passions haineuses !... Laissons cela ! Aimons tout ce qui est fait pour nous ennoblir et nous relever ! Ne craignons pas que notre horizon soit trop vaste, notre Ciel trop lumineux et trop pur !... De trop de côtés on nous dit : « Les cœurs en bas ! » Écoutons toutes les voix qui nous disent : « Sursum corda ! Les cœurs en haut ! » C’est sur l’éloge du spiritualisme, le plus élevé et le plus émouvant, que se termina la réception de Littré.


HENRI WELSHINGER.

  1. Mgr Dupanloup faisait allusion ici à son discours de réception le 9 novembre 1814, en remplacement de Pierre-François Tissot, poète, historien et professeur, suppléant de Delille au Collège de France, ardent défenseur des Montagnards lors de la réaction thermidorienne.