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L’Electrolyse - La Théorie des Ions

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L’Electrolyse - La Théorie des Ions
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

L'ÉLECTROLYSE - LA THÉORIE DES IONS

Bibliographie : Zeitschrift für physikalischc Chemie, passim. — Théorie de l’Electrolyse, par Ad. Minet ; Gauthier-Villars, 1898. — La Constitution des Solutions, par H. de Greef. Revue des questions scientifiques, XXX ; Bruxelles. — Les Théories modernes de l’Electrolyse, par A. Hollard. Revue générale des Sciences, 1898. — Les Idées nouvelles sur la Théorie des piles, par Max Le Blanc, Ibid., 1899, etc.


Quelques esprits, trop rigoureux, ont reproché à la Physique moderne d’être un champ d’hypothèses, comme l’ancienne Physique en est un cimetière. Que ne diraient-ils pas de la Physico-Chimie ? cette jeune science qui, depuis une vingtaine d’années, s’est taillé un vaste domaine sur les confins de la physique, de la chimie et de la physiologie tant animale que végétale. C’est là que, parmi d’autres, est née il y a douze ans l’hypothèse grandiose des Ions, œuvre de trois esprits puissans : Svante Arrhenius, le chimiste suédois, qui en est le véritable père ; Van t’Hoff, le savant Hollandais, à la fois mathématicien et chimiste, dont les travaux sur l’osmose ont provoqué sa venue au jour ; Ostwald, l’éminent physicien de Leipzig qui a contribué, par ses travaux et par ceux de son école, à la développer et à l’établir.

Sa marche n’a cessé d’être rapidement ascendante. Mal accueillie d’abord par la masse des physiciens et des chimistes, regardée par quelques-uns comme un simple jeu de l’esprit, elle a été adoptée petit à petit par un nombre de plus en plus considérable de savans dans tous les pays. Elle est devenue instigatrice de recherches : elle tend à prendre cette situation de « Théorie régnante, » qui est la légitimation des hypothèses véritablement scientifiques.

Il faut bien savoir, en effet, ce que l’on peut demander à une hypothèse scientifique. On ne saurait exiger qu’elle représente d’ores et déjà la formule définitive et invariable de la vérité. Elle est seulement un moyen de la préparer. C’est une construction d’attente, un échafaudage provisoire, indiquant plus ou moins vaguement la forme et les aspects du monument véritable. Elle doit remplir, pour être justifiée, des conditions précises, dont la première naturellement est de ne se trouver en contradiction avec aucun fait positif ; et la seconde d’être féconde, c’est-à-dire de suggérer et faire découvrir des faits nouveaux, d’expliquer et de coordonner des faits déjà connus et restés sans lien. Son utilité lui fait alors pardonner de n’être qu’une vue partielle de la vérité, à laquelle l’esprit humain ne peut atteindre que par des approximations successives.

La théorie des Ions remplit-elle ces conditions ? C’est ce que nous avons à voir.


I

Les ions sont une espèce particulière d’atomes et de molécules. — Ce sont des atomes ou des molécules passagèrement chargés d’énergie électrique, enveloppés comme on dit encore, par image, d’une atmosphère d’électricité. Sans doute, les atomes et les molécules que la physique et la chimie ont considérés jusqu’ici sont aussi des masses matérielles imprégnées d’énergie, puisque l’on ne peut concevoir la matière sans l’énergie que par un pur artifice de l’esprit. Ce qui caractérise l’ion, c’est la spécificité de cette énergie, qui est l’électrique. Or, comme les formes de l’énergie se changent les unes dans les autres et que les phénomènes de l’Univers ne sont autre chose que ces mutations, il arrive nécessairement que les ions se changent en atomes et molécules ordinaires ; et c’est là leur premier caractère. Inversement, les atomes peuvent se changer en ions et aussi les molécules, mais seulement, pour ces dernières, sous certaines conditions que l’expérience a fait connaître.

Il est déjà clair, par cela même, que l’on ne peut pas demander aux ions les propriétés et les caractères des molécules ordinaires, puisque ce sont des molécules mises en état spécial, électrique : c’est, par conséquent, une bien vaine contestation, des adversaires de la théorie, que de prétendre que les ions n’existent pas dans tel ou tel cas déterminé, que par exemple il n’y a pas d’ion de chlore (de chlorion) dans une solution étendue d’acide chlorhydrique, parce que l’on n’y constate point les propriétés du chlore ordinaire, des atomes et molécules ordinaires.

Que le fait d’être chargée d’électricité puisse modifier les aptitudes chimiques ordinaires d’une substance c’est ce dont on a de nombreux exemples.

Par exemple, le zinc présente à un haut degré la propriété d’être attaqué par l’acide chlorhydrique. Mais, si on le charge d’électricité, en le maintenant en rapport avec le pôle positif d’une pile forte, il reste inaccessible et intact.

Ne demandons donc pas aux ions, élémens revêtus d’électricité, les propriétés des élémens nus ; demandons-leur celles qui leur appartiennent.

Comment leur donne-t-on naissance ? Par l’électrolyse, c’est-à-dire par la décomposition que l’électricité fait subir aux corps. Cette dislocation est d’une nature particulière différente des autres décompositions : elle fournit ces élémens spéciaux, élémens électriques ou ions, différens des élémens chimiques du corps.

Les premières électrolyses ont été réalisées, en 1772, par un physicien obscur, Paets de Trootswyk, au moyen de la grosse machine statique de Harlem et, un peu plus tard, par Nicholson et Carlisle au moyen de la pile de Volta. C’est, en effet, en faisant traverser les corps parle courant de pile qu’on les décompose : les conducteurs du courant en contact avec le corps sont les électrodes ; le conducteur d’amenée est l’électrode positive ou anode : le conducteur de sortie, l’électrode négative ou cathode : le corps décomposé, électrolyte : les élémens fournis par la décomposition, anion et cathion.

Une première restriction doit être faite immédiatement. Tous les corps ne sont pas décomposés par l’électricité : tous ne sont pas électrolytes. Il y en a, les métaux par exemple, qui sont conducteurs ; le courant les parcourt sans les altérer chimiquement. Il y en a d’autres, les liquides organiques, l’eau, l’alcool, l’éther, la glycérine, les huiles, les pétroles, les carbures, catégorie immense, que l’électricité ne traverse pas.

La classe des électrolytes est donc restreinte, quoique encore très considérable. Sont électrolytes les sels, les acides minéraux et les bases minérales. Il en résulte déjà que les élémens électrisés, les ions n’ont pas, et il s’en faut de beaucoup, le caractère d’universalité des élémens matériels ordinaires, atomes et molécules. Et cette observation, par conséquent, réduit la généralité de la théorie des ions et en limite la portée.

Pour être électrolytes, les corps doivent remplir deux conditions. Il faut qu’ils soient liquides, c’est-à-dire dissous ou fondus. Un solide peut être un conducteur, c’est-à-dire livrer passage au courant sans subir de décomposition : il n’est pas électrolyte. Inversement, un liquide ne peut jamais être un conducteur : ou bien il est infranchissable au courant à la façon d’un isolant parfait, comme l’air ou les gaz ; ou bien il est franchissable ; mais alors il subit une décomposition corrélative.

Il y a donc, parmi les liquides, deux catégories : les non électrolytes, isolans parfaits qui comprennent tous les corps à l’exception des sels, des bases minérales et des acides minéraux : et il y a les électrolytes qui ne sont conducteurs qu’à la condition d’être décomposés en ions. Conduction et décomposition en ions sont par conséquent, pour les liquides, deux faits connexes.

Les conséquences de cette étroite connexion sont évidentes. On est obligé d’admettre que les élémens électrolytiques, les ions sont les véhicules du courant. Ils sont les agens du transport de l’électricité qui traverse une solution, puisqu’il n’y a de passage que s’il y a des ions, et que, d’autre part, les liquides eux-mêmes qui servent de dissolvans au sel, tels l’eau, l’alcool, l’éther etc., sont par eux-mêmes infranchissables. Le caractère isolateur du dissolvant s’oppose à ce que la charge électrique de l’ion l’abandonne, tant qu’il est entouré de ce dissolvant (eau). L’électricité est, de ce fait, comme rivée. Lorsqu’elle subira des attractions ou des répulsions, elle ne pourra leur obéir qu’en entraînant l’ion avec elle.


II

L’expérience la plus simple a fait connaître quelques autres propriétés des ions. Et d’abord, leur constitution chimique ; nous voulons dire, la constitution chimique de leur squelette, après qu’ils ont perdu leur atmosphère électrique, qu’ils ont donc cessé d’être des ions et sont redevenus des corps ordinaires ; ce sont des métaux et des radicaux.

Aujourd’hui, les sels, c’est-à-dire les véritables électrolytes sont définis non plus comme jadis, au temps de la nomenclature dualistique des Berzélius et Mitscherlich, le résultat de l’union d’un acide avec une base, quoiqu’ils puissent, en effet, être obtenus par ce moyen. Un sel est le résultat de la combinaison d’un métal avec un radical. Celui-ci peut être un corps simple, métalloïde, tel que le chlore, le brome, — ou composé, comme les groupemens SO4 qui existent dans les sulfates, AzO3 dans les azotates, CO3 dans les carbonates, etc. Ce sont précisément là les ions.

Dans la décomposition par le courant, le métal se rend à l’électrode négative ou cathode, c’est le cathion : le radical Cl, Br, SO4, AzO3 se rend au pôle positif, c’est l’anion. Ils y arrivent, d’après ce que nous venons de dire, chargés de leur atmosphère électrique ; — ils s’y déchargent et reprennent alors le caractère ordinaire des corps chimiques électriquement neutres. Par exemple, dans l’électrolyse du sulfate de cuivre SO4Cu, le métal Cu, électriquement positif, se rend au pôle négatif qui l’attire et s’y dépose en se déchargeant ; il redevient cuivre ordinaire : le groupe radical SO3 se rend au pôle positif et s’y décharge de même. Il s’y résout en anhydride sulfurique SO3 et oxygène O, parce que, en dehors de la condition électrique qui les maintient groupées, ces deux parties ne peuvent se combiner chimiquement. D’ailleurs, cette décharge de l’ion arrivant à l’électrode contraire est suivie, non seulement de la perte du caractère ion, conséquence du retour à l’état neutre ; non seulement encore de la dislocation du groupement complexe qui formait le radical ; mais encore, suivant les cas, de réactions secondaires entre les corps chimiquement libres mis subitement en présence, tels que l’eau, la matière de l’électrode, les fragmens du radical disloqué.

Lorsque l’électrolyte est un sel, les ions véritables sont donc le métal d’une part, — ion électro-positif se rendant à la cathode, — et, d’autre part, le groupement des autres parties, radical électro-négatif, qui se rend au pôle positif. Le cas des acides se ramène à celui des sels. L’acide est un sel où le radical est le même, mais où le rôle de métal est tenu par l’hydrogène. Les bases rentrent dans la même règle à la condition d’assimiler le radical oxhydrile OH au radical acide de tout à l’heure. Par exemple, l’électrolyse de la potasse KOH, réalisée pour la première fois dans l’expérience célèbre de H. Davy, fournit primitivement, en fait d’ions : le métal potassium et l’oxhydrile (OH) qui, ne pouvant subsister comme tel, une fois déchargé, donne lieu à des réactions secondaires.


III

Nous savons maintenant ce que sont les ions, séparés par l’électrolyse ; nous savons que leur existence peut être plus ou moins fugitive ; mais qu’essentiellement ils ont pour matériaux, d’une part : le métal ou l’hydrogène, d’autre part le groupement des autres élémens, radical acide ou oxhydrile.

Il nous faut voir maintenant les caractères de l’acte même de l’électrolyse. Le premier qui nous frappe, c’est que les élémens électrolytiques, les ions, n’apparaissent jamais dans la masse de la solution soumise à l’influence du courant, mais seulement sur les électrodes. C’est là un fait dont l’explication a vivement préoccupé les physiciens et exercé leur sagacité. Peut-être même l’a-t-il exercée un peu trop exclusivement, au détriment d’autres qui ne sont pas moins importans.

Il n’est pas absolument vrai de dire, en effet, que tout est en repos dans la masse de la solution, qu’il n’y a de phénomène apparent qu’au contact des électrodes, et, que ce phénomène consiste dans la ségrégation des ions. Il y en a en effet un autre, qui a été aperçu pour la première fois par Pouillet en 1835 et qui porte sur le sel non décomposé. Celui-ci cesse d’être distribué d’une manière homogène dans le vase où se fait l’opération ; la solution devient plus diluée ou plus concentrée près des points d’entrée ou de sortie du courant. Il y a un changement de concentration au voisinage des électrodes. En étudiant l’électrolyse du chlorure d’or, Pouillet avait constaté que la densité de la solution diminuait près du pôle négatif où l’or se déposait. Ce phénomène est vraiment dû à un transport du sel lui-même, et non pas seulement des ions, comme on l’avait cru. Il avait été étudié, avec l’attention qu’il méritait, par Daniell et Hittorf. C’est M. Chassy, qui, en 1890, en a fixé la véritable nature.


Une autre circonstance dont l’intérêt théorique n’est pas moindre est la suivante : le phénomène de l’électrolyse est en proportion de l’énergie électrique mise en mouvement, ou, pour parler plus exactement, la décomposition est en rapport avec la force électro-motrice du courant. Un courant très faible, produit déjà une électrolyse, peu sensible directement, sans doute, mais que des artifices permettent de déceler. La décomposition croît progressivement avec l’énergie du courant. On ne voit pas l’action, nulle jusqu’à une certaine limite, se produire tumultueusement et, pour ainsi dire, d’une façon explosive, dès que cette limite serait dépassée.


Enfin, c’est la quantité d’électricité mise en jeu qui détermine le degré de l’électrolyse, c’est-à-dire la quantité de sel décomposé ou d’ions produits. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles la pile fonctionne, le poids du métal déposé à l’électrode négative est proportionnel à la quantité totale d’électricité qui a passé à travers la solution. C’est la loi de Faraday, ou du moins un lemme préliminaire du principe établi par l’illustre savant anglais.

La propagation de l’électricité dans un électrolyte n’a pas de rapport avec sa propagation dans un conducteur.

Dans celui-ci, le courant ne détermine aucune dislocation moléculaire, aucune opération chimique ; le seul travail qu’il exécute s’emploie à vaincre la résistance du conducteur et se traduit par un dégagement de chaleur. On peut mesurer directement cette production calorifique, ou la calculer d’après la loi de Ioule. C’est la seule portion de l’énergie électrique qui soit arrêtée ; le reste passe. Lorsque l’opération se fait à une autre température plus élevée, la résistance au passage augmente, la conductibilité décroit.

Tout autre est la condition de la propagation dans les électrolytes, soit au point de vue énergétique, soit au point de vue de l’influence de la température. Le courant ne transmet au-delà de l’électrolyte qu’une partie de son énergie ; il dépense le reste à son intérieur pour deux besognes dont la première est de disloquer la molécule du sel en ions, ce qui est une espèce de travail chimique.

La seconde besogne du courant consiste à se propager, suivant son mode spécial, c’est-à-dire à vaincre les résistances inhérentes à ce genre de progression. Ce n’est plus un mouvement de fluides, c’est un mouvement de corps matériels, les ions, qui charrient l’électricité à l’une et l’autre électrode, suivant l’explication de Grotthus. Ces résistances ne sont donc pas identiques à celles de la propagation dans les conducteurs. Elles absorbent plus ou moins d’énergie électrique pour la transformer en plus ou moins d’énergie de mouvement. Leur grandeur est en rapport avec les circonstances du mouvement des ions, avec leur vitesse ; elles renseignent sur cette vitesse : d’où l’intérêt de leur mesure. La conductibilité, qui est le nombre inverse de la résistance, n’a donc pas la même signification physique pour l’électrolyte que pour le conducteur. Elle ne suit pas les mêmes lois. A l’inverse de celle-ci, elle croît avec la température. Dans les solutions très diluées, elle devient indépendante de la nature du corps dissous : une molécule a toujours la même conductibilité, quel que soit l’électrolyte. (Loi limite de Bouty. )


IV

La plus importante des lois de l’électrolyse est la loi de quantité, établie par Faraday et précisée par Becquerel. Elle relie, en grandeur, l’agent électrique à l’effet qu’il produit, — et, en second lieu, l’action exercée sur un électrolyte à celle exercée sur un autre quelconque.

En ce qui concerne l’agent électrique, le courant, la grandeur de l’effet qu’il produira dépend de la quantité d’électricité évaluée en unités, coulombs, qu’il mettra en jeu.

En ce qui concerne l’électrolyte, il n’intervient que par son poids moléculaire ; l’effet ne dépend pas de sa nature ou de son espèce. Une même quantité d’électricité (représentée par 96 600 coulombs) décompose exactement une molécule (poids moléculaire exprimé en grammes) d’un électrolyte quelconque[1]. On pourrait donner encore une autre forme à cet énoncé en disant que toute molécule, quelle qu’elle soit, exige la même quantité d’électricité (96 000 coulombs) pour être électrolysée, c’est-à-dire disloquée en ses ions. C’est là une loi remarquablement simple.

Deux autres lois, la loi de la Force électromotrice et la loi de Sprague complètent l’ensemble de nos connaissances sur l’électrolyse. Il n’entre pas dans notre objet d’en parler ici. Nous devons nous borner à ce qui est indispensable à l’intelligence de la théorie des Ions d’Arrhénius.


V

Connaître à fond le phénomène de l’électrolyse, ce serait pénétrer ipso facto la constitution intime des électrolytes, c’est-à-dire d’une classe immense de composés chimiques, puisqu’elle comprend les dissolutions des sels et des acides et des bases. La théorie des ions prétend nous apporter cette connaissance.


La première tentative de théorie remonte à Grotthus, en 1805. L’auteur se proposait de rendre compte du fait le plus saisissant de l’électrolyse, c’est, à savoir : que pendant le passage du courant, les élémens électrolytiques n’apparaissent qu’aux électrodes, tandis que la portion du liquide interposé ne manifeste aucun changement apparent. Ce dégagement des deux élémens constituans, l’un à un bout de la cuve et l’autre à l’autre bout, est en effet caractéristique.

On sait l’explication de Grotthus, puisqu’elle est encore enseignée partout. Il imagina, au résumé, que l’électrolyte est composé de molécules dans lesquelles les deux ions existent accolés et chargés de quantités égales d’électricités contraires — que le premier effet du courant est de les orienter en files régulières comme des grains de chapelet ; et, enfin, qu’au contact il faut le contact de l’électrode, il y a libération de l’ion le plus proche. Le même phénomène s’accomplit simultanément aux deux électrodes. La file se reconstitue aussitôt ; les rangs se resserrent. On peut dire que chaque ion positif a avancé d’un cran vers l’électrode négative et chaque ion négatif d’un cran vers l’électrode contraire.

L’explication de Grotthus laisse subsister une difficulté. L’action dislocatrice ne peut commencer au contact de l’électrode, que lorsque la charge de celle-ci est devenue suffisante pour vaincre l’attraction électrique des deux ions. Mais, dès que ce point est acquis, la décomposition devrait se faire brusquement et avec une grande violence. L’expérience montre au contraire une décomposition apparaissant déjà avec un courant très faible, et grandissant progressivement avec le courant.

Clausius avait été frappé de ce désaccord de la théorie avec le fait. Il abandonnait, dès 1857, l’idée qu’avant le passage du courant tous les ions fussent combinés entre eux, de manière à former des molécules. Il y a, disait-il, dans tout électrolyte un petit nombre d’ions qui sont séparés par avance, libres. Les solutions contiennent, non seulement des molécules complètes, mais un certain nombre de molécules dissociées. Le courant le plus faible peut les attirer aux électrodes. Quand il grandit, il accroît le nombre de ces élémens dissociés, en proportion de la force électro-motrice.

Ce n’est pas encore assez. Svante Arrhénius, en 1887, est allé plus loin. La dissociation préexiste au passage du courant. Elle est le fait de la dissolution même. L’énergie qui la réalise est fournie par la quantité de chaleur absorbée au moment de la dissolution. Il n’y a pas seulement un petit nombre de molécules dissociées dans les solutions de sels, d’acides ou de bases. Il y en a un grand nombre : et dans les solutions très étendues, ce sont toutes les molécules qui sont dissociées. Une solution étendue ne contiendrait donc pas le corps que nous croyons y exister, que nous y avons mis, mais ce corps décomposé en ses élémens électrolytiques, en ses ions. Les propriétés que va nous révéler une telle solution ne seront autre chose que les propriétés des ions libres. Par exemple, dans l’acide chlorhydrique très dilué, les atomes de chlore, chargés d’électricité négative, nagent librement à côté des atomes d’hydrogène, positifs et libres. Telle est l’hypothèse.

Elle choque profondément ce que l’on appelle le sens chimique. Des atomes de chlore voguant librement à côté d’atomes d’hydrogène, Bans se précipiter immédiatement sur eux ! comme les y incite ce que Saigey appelait d’une manière pittoresque « leur passion moléculaire » augmentée ici de la passion électrique I


VI

Nous allons en venir à ces objections indignées. Auparavant, demandons-nous pourquoi le savant chimiste suédois, allant au bout dans la voie ouverte par Grotthus qui séparait les ions dans la molécule de l’électrolyte tout en les laissant réunis, puis par Clausius qui en délivrait un petit nombre, les a enfin libérés tous ou presque tous.

C’est, pour le dire en un mot, qu’il y était conduit, et en quelque sorte contraint par la nécessité de rendre générales et applicables à tous les corps les lois de l’osmose établies par les expérimentateurs, Dutrochet, Pfeffer, de Vries, uniquement pour la classe des substances qui ne sont pas électrolytes. Ces lois se résument, comme l’on sait[2], dans cette formule d’une simplicité admirable : La pression osmotique ne dépend pas de la nature du corps dissous, mais seulement du nombre de molécules qu’il apporte dans la solution ; ou, d’une manière plus brève : toute molécule dissoute, quelle qu’elle soit, exerce la même pression osmotique. L’hypothèse de la dissociation des électrolytes permet d’étendre cette loi à tous les corps de la nature, à la condition d’entendre par molécule, aussi bien la molécule électrolytique que la molécule chimique.

Même succès pour la généralisation des lois relatives aux points de congélation des solutions et à leurs tensions de vapeur. Grâce à l’hypothèse d’Arrhénius, il est permis de dire que chaque molécule, quelle qu’elle soit, déprime de la même quantité la tension de vapeur et abaisse le point de formation de la glace du même nombre de degrés.

La théorie des ions rend compte de bien d’autres faits restés jusqu’ici sans explication, relatifs aux propriétés des solutions. Tel, par exemple, le fait de la constance de la chaleur de neutralisation des ici des et des bases en solution étendue.

La mise en présence d’un acide et d’une base donne lieu à un triple phénomène : formation d’un sel, production d’eau et dégagement de chaleur. Ce dernier, on s’attendait à le trouver grand dans le cas des acides forts ou des bases énergiques, et petit dans le cas des bases ou des acides faibles. Contrairement à l’opinion commune, il n’en est rien. La quantité de chaleur dégagée est constante quelles que soient la nature et les propriétés des corps réagissans. Le mystère est expliqué par la théorie d’Arrhénius. La mise en présence de l’acide et de la base revient au simple mélange de leurs ions, restant libres après comme avant ; et le dégagement de chaleur observé n’est autre chose que celui qui répond au phénomène, constant dans tous les cas, de la formation de l’eau.

Avec la même simplicité, et de la même manière, la théorie des Ions explique la loi de la thermo-neutralité découverte par Hess en 1842, et consistant en ce que la double décomposition entre sels neutres par échange de leurs acides et de leurs bases, se passe sans effet thermique apparent.

Il serait oiseux de pousser plus loin les exemples de la vertu explicative de la théorie des Ions. Nous ne ferions que fournir de nouveaux documens pour établir une vérité qui doit commencer à être évidente pour le lecteur, c’est à savoir que cette doctrine éclaire, explique et rattache entre eux un grand nombre défaits restés jusqu’ici sans lien et sans explication.


VII

Mais cela ne suffit pas encore pour légitimer une hypothèse d’une si grande portée pour la physique et la chimie générales. Il faut qu’elle résiste aux objections qu’on lui oppose.

La principale de ces objections est fondée sur une confusion. Elle consiste à nier que les ions libres, par exemple d’hydrogène et de chlore, puissent subsister isolément dans une solution, parce que les corps correspondans, hydrogène et chlore, à l’état ordinaire, déchargé, ne le peuvent pas. Nous en avons fait justice.

Elle reparaît sous une autre forme. Comment, dit-on, avec la minime énergie traduite par l’absorption de chaleur qui accompagne la dissolution, celle-ci peut-elle séparer des corps si fortement unis et dont la décomposition ordinaire exigerait tant d’énergie ? C’est encore que la décomposition électrolytique n’est pas la décomposition ordinaire et qu’elle est, en effet, infiniment plus facile.

Il n’y a donc pas, jusqu’ici, contradiction positive contre le système. On ne lui oppose pas de faits : on lui reproche de ne pas apporter de justification directe.

Il y a, cependant un assez grand nombre d’observations qui tendent à montrer la réalité de l’état de dissociation sous lequel se trouvent les corps lorsqu’ils sont dissous dans une grande quantité de dissolvant.

On peut citer ce qui se passe lorsque l’on mélange l’acide chlorhydrique à l’eau. L’eau pure est un isolant ; l’acide chlorhydrique liquéfié en est un autre. Que l’on introduise quelques molécules de celui-ci dans celui-là, et aussitôt le mélange devient conducteur. Les molécules introduites n’ont pas conservé leur caractère précédent ; elles sont devenues des véhicules de l’électricité, des ions.

Les expériences directes sont plus convaincantes. Ostwald et Nernst placent une solution étendue dans un système de vases couplés qu’il est facile de séparer brusquement. Ils le soumettent à l’électrisation par influence, attirant ainsi les ions positifs d’un côté et les ions négatifs de l’autre, puisqu’il est admis que les charges électriques ne peuvent pas abandonner les ions. En séparant les vases, on a isolément les ions de chaque espèce. On les décharge alors en employant l’électricité statique contraire et on les manifeste sous leur forme reconnaissable. Cette épreuve, facile à concevoir, mais difficile à exécuter, a donné aux physiciens allemands un résultat concluant. Il ne nous reste pas de place pour développer l’histoire récente des applications de la théorie des ions à la chimie et à la physiologie. Aussi bien est-ce un sujet qui mérite d’être traité à part.


A. DASTRE.

  1. Il faut avoir soin de prendre pour poids moléculaire de l’électrolyte, le nombre de grammes qui répond à une seule molécule du radical, ou mieux, le quotient du poids moléculaire par la valence. Ce n’est donc pas tout à fait le poids moléculaire des chimistes ; c’est un nombre qui est dans un grand rapport de simplicité avec celui-là. Kohlrausch appelle cette molécule molécule électro-chimique, pour tenir compte de cette différence.
  2. Voir la Revue du 1er avril 1899.