L’Elkovan

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L'ELKOVAN



Prélude


La brise fait trembler sur les eaux diaphanes
Les reflets ondoyans des palais radieux ;
Le pigeon bleu se pose au balcon des sultanes ;
L’air embaumé s’emplit de mille bruits joyeux ;
Des groupes nonchalans errent sous les platanes ;
Tout rit sur le Bosphore, et seuls les elkovans[1]
Avec des cris plaintifs rasent les flots mouvans.

O pâles elkovans ! troupe agile et sonore
Qui montes et descends sans trêve le courant !
Hôtes doux et plaintifs des ondes du Bosphore,
Qui ne vous reposez comme nous qu’en mourant !
Pourquoi voler ainsi sans cesse dès l’aurore,
Et d’Asie en Europe, et de l’aube au couchant,
Jeter sans fin ce cri monotone et touchant ?

Le peuple de ces bords vous vénère et vous aime ;
Le pêcheur vous salue en jetant ses filets ;
Les enfans du rivage et le chasseur lui-même
Ne déciment jamais vos rangs toujours complets.
Et quand le soleil tombe à l’horizon extrême,
L’odalisque, entr’ouvrant la vitre des yalis[2],
Vous suit d’un long regard à travers le treillis.


On dit, ô voyageurs ! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots,
Corps souples et charmans d’ardentes jeunes femmes,
Dont la nuit et l’horreur étouffaient les sanglots,
Lorsque, cousus vivans dans des toiles infâmes,
L’eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.

Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l’aventure,
Et, sans se consoler, volent, volent sans fin.
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.

Et vous avez raison ! car dans ce pauvre monde
On ne vit qu’où l’on aime, et la patrie est là !
Ici-bas, rien ne vaut le coin d’ombre profonde
Où d’un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l’éclair d’une seconde,
Ou qu’il ait rayonné sur un long avenir,
L’âme en garde à jamais l’immortel souvenir.

Mais même sans l’amour tes rives sont si belles,
O Bosphore ! et la main complaisante des dieux
Les revêt d’une grâce et d’une splendeur telles
Que l’étranger lui-même, à l’heure des adieux,
Sans en être attendri, ne peut s’éloigner d’elles,
Et devant ce ciel pur, ces flots et ces cyprès,
Dit : « Pourquoi donc partir ? Le bonheur est tout près ! »

Et moi, je fus aussi dans ta verte Arcadie !
J’ai contemplé tes cieux, j’ai contemplé tes mers ;
J’ai reçu leur beauté dans mon âme agrandie ;
J’ai versé dans tes flots mes pleurs les plus amers.
Mais lorsque sous le coup ma raison étourdie
Chancelait,… alors Dieu dans sa tendre pitié
Ouvrit derrière moi les bras de l’amitié.

Elkovans ! elkovans ! que de fois, quand la brise
Ranimait à mes pieds le feu du narghilé,
N’ai-je pas écouté votre plainte indécise !…
Sous l’éperon de fer du caïque effilé,
La vague sanglotait comme un cœur qui se brise ;

La lune, triste et pâle au bord du ciel bruni,
Se levait, et mon cœur plongeait dans l’infini.

Elkovans ! elkovans ! Je sais plus d’une histoire
Douce comme l’amour, triste comme la mort ;
Une surtout ! Je veux la dire à votre gloire.
Comme au sein de la mer une perle qui dort,
Elle repose encore au fond de ma mémoire ;
Mais je veux la tirer de son humide écrin
Et montrer au soleil mon trésor sous-marin.


I


C’était le soir, à l’heure où dans un ciel de braise
L’implacable soleil penche son front pâli ;
Où, désertant Stamboul transformée en fournaise,
Le pacha cherche au loin le frais à son yali ;
À l’heure où les harems vont respirer à l’aise
Aux Eaux-Douces d’Asie, ou, sans changer de bords,
Errent sous les cyprès dans les deux Champs-des-Morts.

À l’échelle bruyante où Top-Hané s’élève,
Les rameurs aux bras nus attendaient sur leurs bancs.
Deux femmes tout à coup débouchent sur la grève :
Tous veulent s’arracher les deux fantômes blancs.
Un seul des caïdjis à l’écart suit son rêve,
Et, sans s’inquiéter si c’est lui qu’on prendra,
Chante, et d’un doigt distrait frôle sa tamboura[3].

« Laisse la tamboura, lui dit l’une des dames,
Et quel que soit ton prix, jeune homme, conduis-nous. »
Le caïdji se lève, ajuste ses deux rames,
S’affermit sur ses pieds nus comme ses genoux,
Laisse à peine le temps de s’asseoir aux deux femmes,
Et d’un coup vigoureux de ses muscles de fer
Enlève et fait bondir son fardeau sur la mer.

Khanum[4], dit le jeune homme, où faut-il vous conduire ?
Aïna dit alors à sa sœur Ghuzelli :
« Où voulons-nous aller ? Pourvu que je respire,
Peu m’importe ! montons à Hissar-Rouméli,
Si tu veux ; nous verrons ensuite. » Et sans mot dire

Le caïdji, robuste et docile à leurs vœux,
Remonta le courant d’un bras souple et nerveux,

Nul parmi les rameurs n’égalait sa prestesse ;
On l’avait surnommé Djérid, et non sans droit.
Comme un long javelot, sa barque avec justesse,
Malgré l’onde et les vents, vers le but volait droit.
L’elkovan pouvait seul surpasser sa vitesse,
Et l’espadon agile, aux écailles d’argent,
Eût en vain essayé de le suivre en nageant.

Et la barque volait sur la vague calmée :
Chaque flot que fendait la proue au bec d’airain,
En fuyant à la mer, dansait comme une almée ;
Puis, au bord lentement, d’un air grave et serein,
Les toits, les minarets de la rive animée,
Les collines d’Asie au gracieux contour,
Sous les yeux enchantés défilaient tour à tour.

Ils passèrent bientôt la plage où les Eaux-Douces
Déroulent leur vallon de verdure et de paix.
On y voyait au bord, sur des tapis de mousses,
Des harems accroupis sous les arbres épais,
Des arabas traînés par des bœufs sans secousses ;
Des talikas[5] dorés passant comme un éclair :
Un murmure joyeux s’en élevait dans l’air.

« Nous fuirons, si tu veux, cette rive sonore,
Dit alors Aïna ; restons ici plutôt.
Nous suivrons doucement le courant du Bosphore
Au caprice du vent, du caïque et du flot.
Vois ! le soleil est loin de se coucher encore. »
Elle dit, et la barque, immobile un instant,
Les remporta sans bruit sur son chemin flottant.

Quel bonheur de glisser sur l’eau bleue et profonde,
Entre le double azur de la mer et des cieux,
Ainsi que l’albatros, qui vole en rasant l’onde !
Quel bonheur de voguer frais et silencieux,
De regarder le ciel en oubliant le monde,
Et de poser la tête en rêvant au doux bruit
De la brise qui passe et de l’eau qui s’enfuit !


L’âme est comme un enfant : elle aime être bercée ;
Elle regrette l’air et ses ailes d’oiseau.
Dans sa prison d’argile elle meurt oppressée,
Si l’on ne vient parfois soulever un barreau
Pour donner libre essor à l’ardente pensée.
Quand il a quelque temps plané sur l’horizon,
Hélas ! l’oiseau revient bien vite à sa prison.

Des trois êtres bercés au branle du caïque,
Un seul rêvait pourtant. Chacun ne rêve pas.
Ce n’est pas tout d’avoir un air mélancolique,
De regarder le ciel ou de chanter tout bas.
Il faut avoir dans l’âme un rhythme, une musique
Qui soutienne l’esprit, le soulève du sol,
Et même dans la nue en cadence le vol.

Le jeune caïdji, profitant de la trêve,
S’était mis à fumer son tchibouk de jasmin.
Un fumeur rêve mal ; pourtant il croit qu’il rêve.
Toujours quelque détail l’arrête en son chemin :
Son feu meurt-il, soudain la bulle aux songes crève !
— Pour Ghuzelli, l’enfant, loin de rêver sans fin,
Regardait en riant les plongeons d’un dauphin

J’ai peur de dire ici la vérité sans voile,
Mais Ghuzelli manquait de ce charme énervant
Qui fait que l’on s’éprend d’une lointaine étoile,
Ou qu’on écoute en pleurs les longs soupirs du vent.
En revanche, jamais sur le marbre ou la toile,
Plus suave beauté, charmes plus radieux,
N’avaient ébloui l’âme en enchantant les yeux.

Mais laissons Ghuzelli ; ce n’est pas là mon thème.
D’ailleurs elle n’est pas mon héroïne au fond.
C’est Aïna, sa sœur, la rêveuse, que j’aime,
Et je veux vous ouvrir ce cœur calme et profond,
Pour le montrer au jour dans sa beauté suprême
Le monde a désappris de plier les genoux,
— Et pourtant admirer est un bonheur si doux !

C’était un cœur naïf et fier dans sa tendresse,
Plein de feu, ferme et pur comme le diamant ;
Mais ce trésor d’amour, de grâce et de jeunesse,
Se consumait dans l’ombre et dans isolement.
Sous les dehors rêveurs d’une douce paresse

Une langueur secrète, un feu lent la rongeait.
— Vous savez maintenant pourquoi ce cœur songeait.

Ce qu’elle désirait, c’était surtout une âme.
Sans doute un beau visage était doux à ses yeux ;
Mais plus qu’un fourreau d’or elle prisait la lame.
Par bonheur, elle avait l’esprit peu curieux,
Elle ne cherchait pas. C’est étrange ! une femme !
Une Turque surtout ! dira-t-on. Et vraiment
Je ne puis me fâcher de cet étonnement.

Mais peut-on s’étonner encor de quelque chose ?
Tout n’arrive-t-il point ici-bas de nos jours ?
Pourquoi donc Aïna, belle comme une rose,
Réservant le trésor de ses pures amours,
N’attendrait-elle pas dans une chaste pose,
Qu’un bulbul descendît du ciel à son côté
Pour chanter ses parfums, sa grâce et sa beauté ?

Pourtant, je dois le dire, elle était mariée.
Ghalib, le vieux pacha qui règne à l’arsenal,
Pour orner son harem à son sort l’a liée.
Cet hymen au surplus n’était pas un grand mal,
Car dès le premier jour il l’avait oubliée.
Ainsi dans son éclat sa naissante beauté,
Comme une pêche en fleur, gardait son velouté.

Aïna rêvait donc ; mais à quoi rêvait-elle ?
Ah ! qui peut prendre au vol des rêves de seize ans ?
Quel poète dira ce que l’âme immortelle
Peut éprouver d’extase à l’aube de ses sens ?
O jeunesse du cœur ! vous êtes la plus belle
Des muses d’ici-bas, et nulle des neuf sœurs
De vos songes dorés ne rendra les douceurs !

Le soleil se couchait derrière les collines,
Et jetait à la terre un long regard d’amour.
La brise, en se jouant sur les vagues mutines,
Y semait les parfums des jardins d’alentour.
Aïna, le cœur plein d’émotions divines,
Comme un luth frémissant que l’on vient d’accorder,
D’harmonie et d’amour se sentait déborder.

Longtemps, comme obsédé de visions secrètes,
Son regard se perdit à l’horizon lointain,
L’horizon, ce pays des âmes inquiètes !

Dieu seul sait ce qu’y vit la pauvre enfant ! — Soudain
Elle fit un soupir, et deux larmes muettes
Glissèrent lentement de ses yeux adorés
Sur son voile de gaze aux mille plis serrés.

Elle tourna la tête et sécha sa paupière.
Ghuzelli ne vit rien ; elle n’eût pas compris.
L’enfant pour le moment, ainsi qu’une écolière,
Fouettait l’eau de sa main avec de petits cris.
Ses doigts roses formaient une faible barrière
Que traversait l’eau bleue, et les flots du courant
Venaient tous lui baiser la main en murmurant.

Mais en face un témoin, plus heureux ou plus sage,
Avait tout vu ; ses yeux discrets, quoique attentifs,
Avaient, sans y songer, surpris à leur passage
Le soupir d’Aïna, puis ses longs pleurs furtifs ;
Et Djérid se disait : Quoi ! souffrir à cet âge ?
Et ses yeux contemplaient avec étonnement
Ce que l’on pouvait voir du visage charmant.

Aïna, sans lever la tête ou la paupière,
Sentit ce long regard se poser sur son front.
Elle était, je l’ai dit, d’une innocence entière ;
Elle hésita. Son âme était timide au fond.
Mais la fleur et l’oiseau montent vers la lumière,
Le cœur cherche le cœur, les yeux cherchent les yeux,
Et l’enfant regarda le rameur curieux.

C’était un bel Arnaute à la mâle poitrine,
Dont l’œil bleu promenait un regard souverain.
Brunis par le soleil et la brise marine,
Son front, son cou, ses bras semblaient être d’airain.
Dieu l’avait revêtu d’une forme divine,
Et la Grèce eût jadis sculpté dans le paros
Ses traits de demi-dieu, sa taille de héros.

Leur regard se croisa peut-être une seconde,
Un éclair, et soudain chacun baissa les yeux.
« D’où peut donc lui venir cette douleur profonde ? »
Se répétait tout bas Djérid silencieux.
« Qu’il est beau ! se disait Aïna. Mais au monde
Rien n’est parfait ; tout pèche, hélas ! par un côté.
Sans doute son esprit a payé sa beauté.


« Qui sait ? Voyons ! » Alors, avec un doux sourire,
Relevant sur Djérid son regard doux et clair,
Elle dit : « Veux-tu faire ainsi que je désire ?
Reprends la tamboura pour nous chanter un air ! »
Le jeune homme obéit à l’instant sans mot dire,
Et, préludant d’abord par un air triste et lent,
Il chanta ce qui suit sur un rhythme indolent :

Sais-tu ce que le vent soupire
Et veut dire
Quand il pleure, glisse et s’enfuit
Dans la nuit ?

Sais-tu pourquoi, quand l’onde arrive
À la rive,
Elle y laisse avec chaque flot
Un sanglot ?

Sais-tu pourquoi Bulbul se pose
Sur la rose,
Et jusqu’au jour chante à la fleur
Sa douleur ?

Sais-tu pourquoi le cœur bat vite
Et palpite,
Sans pouvoir contenir son sang
Frémissant ?

Sais-tu pourquoi sous leurs longs voiles
Les étoiles
Croisent dans l’air leurs millions
De rayons ?

Sais-tu pourquoi, quand tout sommeille,
Dieu seul veille,
Et couve dans son sein béni
L’infini ?

C’est que partout la loi suprême
Veut qu’on aime,
Et qu’ici-bas tout sans retour
Vit d’amour !

La voix tomba ; c’était une voix douce et grave,
Dont l’accent remuait jusqu’aux fibres du cœur,
En y laissant au fond l’air aimé qui s’y grave.

À ses accords » l’esprit voyait surgir en chœur
Les rêves, les regrets, l’espérance suave,
Et glisser dans l’espace, en blanches visions,
Le cortège voilé de nos illusions.

O musique ! ô magie ! ô fée aérienne,
Qui d’un monde inconnu, descends et nous souris !
Avec tes sons errans de harpe éolienne,
Comme tu sais bercer nos cœurs endoloris
Et nous faire oublier notre âme dans la tienne !
O pur écho du ciel, langue de l’infini,
Souvenir de l’Éden dont l’homme fut banni !

Puisque tu fais sentir ta magique puissance
Aux cœurs les plus étroits dans nos salons fermés,
Qu’est-ce donc, sur des bords pleins de magnificence,
Lorsque le soir descend sur les flots embaumés,
Et qu’échappant à peine à son adolescence,
C’est un cœur inquiet, de désirs dévoré,
Qui s’enivre à longs traits de ton philtre adoré ?

Elle écouta longtemps, et comme dans l’extase,
La voix, la douce voix, et l’air tendre, et les mots ;
Puis, comme une liqueur qui déborde du vase,
Elle sentit son cœur se gonfler de sanglots ;
Et, malgré les replis de son voile de gaze,
Elle ne put cacher le flot silencieux
De pleurs amers et doux qui jaillit de ses yeux.

« Ma sœur, dit Ghuzelli, qu’as-tu ? Quel mal t’oppresse ?
D’où te viennent ces pleurs, et quel est ton tourment ? »
Mais plus elle serrait sur elle avec tendresse
Sa sœur, qui sanglotait contre son sein charmant,
Plus elle redoublait cette étrange détresse.
« Batelier, dit alors Ghuzelli, le temps fuit ;
Retournons à Stamboul ; voici déjà la nuit. »

Et la barque bondit, et dans le fond bleuâtre,
La Pointe du Sérail, et puis la Corne-d’Or,
Déployèrent aux yeux leur vaste amphithéâtre.
Bientôt, pour achever le merveilleux décor,
Les sveltes minarets, d’une blancheur d’albâtre,
Montèrent dans le ciel, et l’on vit de plus près
Les navires du port avec leurs mille agrès.


Ils touchent à la fin au terme du voyage.
On aborde, et parmi les caïques pressés,
Djérid lance sans choc sa poupe sur la plage.
Les deux sœurs sont debout, leurs bras entrelacés.
Ghuzelli dit alors : « Voici pour le passage,
Caïdji. » — Puis sa main dépose sur le banc
Un sequin d’or léger qui résonne en tombant.

À son tour, Aïna lui tendit sa main frêle,
Et lui dit en tremblant : « Prends encore, et merci ! »
Il regarda ; c’était un anneau d’or fidèle
Qu’elle avait détaché de son doigt aminci.
Il releva la tête et s’élança vers elle.
Mais quand il étendit ses deux mains devant lui,
Dans les ombres du soir le doux, rêve avait fui.


II


O lendemain du jour, du premier jour qu’on aime !
O frais enchantement de l’heure du réveil,
Où l’âme ouvre les yeux avant le corps lui-même
Et vous dit à travers les voiles du sommeil :
« Non, ce n’est pas un rêve, ô volupté suprême !
Un autre vit par toi, comme tu vis pour lui,
Et ton cœur enivré bat dans le sein d’autrui ! »

Et l’âme d’un seul trait tout à coup se rappelle
L’extase de la veille et le trouble et l’aveu.
Puis l’ardent souvenir évoque devant elle,
Comme un magicien dans un cercle de feu,
Tous les enchantemens de cette heure si belle.
Ainsi l’ange d’hier passe à celui du jour
Cette coupe enchantée où nous buvons l’amour.

Aïna ressentit cette extase divine
En ouvrant sa paupière aux premiers feux du jour.
Tout son être est changé ; son œil noir s’illumine
D’un humide rayon d’espérance et d’amour.
Le sang monte à sa joue en teinte purpurine,
Comme on voit le soleil dans le fond du ciel bleu
De ses derniers rayons rougir l’Olympe en feu.

Elle se lève et marche ; elle se sent des ailes.
Ses pieds impatiens ne touchent plus île sol.
On dirait un oiseau dont les plumes nouvelles

Vont bientôt dans l’air bleu tenter leur premier vol :
Tant l’âme a soulevé ses entraves mortelles !
— Soudain, au pied du mur, le long des quais déserts,
Elle entend une voix s’élever dans les airs.

Mais quelle voix ! C’était la voix douce et sonore,
Ce timbre pénétrant, ce même accent vainqueur
Qu’elle entendit hier au soir sur le Bosphore,
Et dont l’écho sans fin résonnait dans son cœur.
C’était le même son de voix, plus tendre encore,
Avec un chant plus triste et plus désespéré,
Plainte et soupir d’un cœur à jamais déchiré !

C’est Djérid ! Aux accens de cette voix connue,
Aïna d’un seul bond vole au balcon vitré
Qui s’avance en tourelle et domine la rue.
C’est là qu’assise au frais l’odalisque à son gré
Peut voir par le treillis sans crainte d’être vue.
Aïna palpitante y plonge aussitôt l’œil
Et reconnaît Djérid à deux pas près du seuil.

Son regard doux et fier était levé vers elle.
Soit prodige, ou hasard, ou sûr pressentiment,
Il semblait contempler fixement la tourelle
Et voir sous le treillis le visage charmant
Qui posait sur son front un regard si fidèle ;
Et tous les deux ainsi restèrent jusqu’au soir
À s’enivrer le cœur d’un rêve sans espoir.

La nuit vint, — mais la nuit sans sommeil et sans rêve,
Où l’insomnie en feu qui vous brûle le sang
Promène sous vos yeux, sans repos et sans trêve,
D’un désir effréné le spectre éblouissant.
Inquiète, oppressée, Aïna se relève
Et descend au jardin pour baigner dans la nuit
Son front pâle et brûlant qu’un long trouble poursuit.

C’était une nuit sombre et de vapeurs mêlée ;
Des nuages couvraient le front de Phingari ;
À peine un astre ou deux à la voûte étoilée ;
Bulbul chantait au loin sur un rosier fleuri.
La nature dormait dans sa beauté voilée,
Et l’air tiède chargé d’une molle langueur
Enivrait de désirs et les sens et le cœur.


« Ah ! se disait tout bas Aïna qui soupire
En marchant à pas lents sous les mûriers en fleur,
Ah ! pourquoi ces parfums, cette nuit, ce zéphyre,
Et cet oiseau plaintif qui chante sa douleur,
N’ont-ils rien qu’une chose, une seule à me dire ?
Ah ! pourquoi donc, la nuit encor plus que le jour,
L’air, la terre et le ciel, tout parle-t-il d’amour ?

« Qu’il serait doux d’errer ainsi dans la nuit sombre !
Mais non plus seule, au bras d’un mortel adoré :
De suivre du regard les étoiles sans nombre,
Et de sentir son cœur sur mon cœur enivré !
Ah ! pour ce seul moment d’ivresse à deux dans l’ombre,
À la pâle lueur des célestes flambeaux,
Je donnerais ma part des soleils les plus beaux !

« O Djérid ! que fais-tu ? Ta pensée inquiète
Te tient-elle éveillé comme moi dans la nuit ?
Ah ! puisses-tu trouver au fond de ta retraite
L’oubli… non !… le repos, le repos qui me fuit !
Mais a-t-il même un toit pour abriter sa tête ?
Hélas ! peut-être il dort sous les murs du jardin
Où je l’ai vu s’asseoir et chanter ce matin ! »

Il serait là, tout près ! — Cette seule pensée
L’épouvante, et redouble à la fois ses désirs.
Elle veut s’éloigner ; sa poitrine oppressée
Se soulève et retient à peine ses soupirs.
— Soudain le massif s’ouvre ; une forme élancée
Paraît, vole et s’incline, — et ses yeux effrayés
Reconnaissent Djérid à genoux à ses pieds.

« Oui, murmure Djérid, c’est moi, c’est ton esclave !
Jette un cri, les bourreaux seront les bienvenus !
Va, quel que soit l’excès des tourmens, je les brave,
Puisque j’ai pu baiser un instant tes pieds nus ! »
— Elle ne répond pas ; son corps chaste et suave
S’affaisse lentement comme un lis incliné,
Et tombe entre les bras de Djérid prosterné. —

Lorsqu’Aïna rouvrit à la nuit sa paupière,
Djérid tenait sa tête appuyée à son sein.
Le gazon leur servait de couche printanière.
À deux pas, un jet d’eau chantait dans son bassin,
Et sous les longs rameaux de la verte clairière

Les étoiles du ciel, qu’on voyait par momens
Semaient leur nid caché de pâles diamans

Elle resta longtemps immobile en silence ;
Elle sentit sur elle un long frisson courir.
Tout son être fléchit sous un bonheur immense,
Si profond et si doux qu’elle eût aimé mourir.
Cet instant contenait des siècles d’existence,
Et, sans changer de pose, elle ferma les yeux :
Pour le revoir en elle et le savourer mieux.

Mais Djérid doucement lui releva la tête
Et lui dit en posant un baiser sur son front :
« O mon âme ! ouvre encor tes yeux où se reflète
Comme en un clair miroir ton cœur tendre et profond !
Parle aussi, mon ivresse en sera plus complète. »
— Alors, ouvrant, sur lui ses grands yeux languissans,
Elle lui fit tout bas entendre ces accens :

« Ah ! n’est-ce pas un rêve ? Est-ce bien toi, toi-même,
Djérid ! à mon amour le ciel t’a-t-il rendu ?
Ah ! tu sais, n’est-ce pas ? tu sens combien je t’aime,
Comme je t’ai longtemps et sans cesse attendu !
Dieu me devait cette heure et ce bonheur suprême. »
— Et se faisant tous deux un collier de leurs bras,
Ils restèrent longtemps à se parler tout bas.

Bientôt à l’orient une lueur d’opale
Nuança l’horizon à demi transparent ;
La nuit parut verser une teinte plus pâle
Sur les arbres touffus de l’asile odorant
Qui dérobait aux yeux la couche nuptiale.
Mais, plongés tous les deux dans leur doux entretien,
Ils oubliaient le monde et ne remarquaient rien.

Sur leur couche de fleurs, Aïna la première
Secoua la torpeur de cet enivrement.
« Djérid, dit-elle enfin, soulève ta paupière,
Une lueur blanchit le bord du firmament :
Serait-ce déjà l’aube et sa pâle lumière ?
— Non, répondait Djérid, non, c’est à l’horizon
La lune qui descend et bleuit le gazon. »

Elle disait encor : « Mon oreille inquiète
Vient d’entendre le sable et frémir et crier ;
Un bruit sourd a troublé l’air dans la nuit muette,

Comme le poids d’un pas qui presse le gravier,
Et le son étouffé d’une marche discrète.
— Non, répondait Djérid, c ! est quelque fruit trop lourd
Qui tombe dans l’allée et qui fait ce bruit sourd. »

Elle disait encor : « Je viens de voir dans l’ombre
Les rameaux de cet if s’écarter en tremblant.
Soyons prudens, Djérid, nos périls sont sans nombre :
Peut-être est-ce l’eunuque au sommeil vigilant
Qui nous cherche, et sur nous jetait un regard sombre.
— Non, répondait Djérid, c’est quelque oiseau furtif
Dont le vol a ployé les branches de cet if. »

Elle disait enfin : « Dans le fond de l’allée
Je viens de voir glisser de rapides flambeaux
Dont on dissimulait la lumière voilée.
Peut-être est-ce Ghalib, suivi de ses bourreaux,
Qui vient punir ici notre amour décelée… ?
— Non, répondait Djérid, tu te trompes encor,
Ce sont les feux errans des lucioles d’or. »

Il ajoutait : « Pourquoi dans cette nuit si brève
M’envier les instans d’un bonheur aussi doux ?
Pourquoi par ces terreurs effaroucher ce rêve
Dont le Prophète au ciel pourrait être jaloux ?
Laisse-moi savourer ces délices sans trêve !
Qui sait ce que les jours apportent avec eux ?
Nous sera-t-il permis encore d’être heureux ? »

Jamais ! — Il achevait ces derniers mots à peine
Qu’Aïna pousse un cri terrible. — On fond sur eux.
Djérid comme un lion s’élance et se démène ;
Mais dix bras ont dompté ses deux bras vigoureux.
Il tombe, il faut céder ; la résistance est vaine.
Terrassé, tout meurtri, l’Arnaute est garrotté,
Et la pâle Aïna sanglote à son côté.

Bientôt Ghalib paraît. « Approchez la lumière,
Dit le vieillard, je veux voir les audacieux. »
On apporte un flambeau ; sans baisser la paupière,
Djérid sous ses regards reste silencieux.
Il garde sans pâlir son attitude fière.
Ghalib lève le bras pour le faire périr.
« Non, qu’il vive ! Il aura plus longtemps à souffrir. »


Il dit ; un nègre vient qui d’une main cruelle
Sur les yeux du captif promène un fer brûlant :
« Tu ne lèveras plus, dit Ghalib, ta prunelle
Sur celle qui reçut ton amour insolent.
Invente maintenant quelque ruse nouvelle ! »
Djérid ne répond rien ; brisé par tant d’efforts,
Il chancelle. « A présent, qu’on le jette dehors ! »

On l’emporte. Aïna tord ses mains et se pâme.
Ah ! quelque châtiment que lui garde le sort,
La douleur n’aura plus de place dans son âme !
N’a-t-elle pas déjà souffert plus que la mort ?
— Le vieillard regarda quelques instans sa femme ;
Puis, la poussant du pied avec un rire amer,
Il dit : « Jetez ceci dans un sac à la mer. »

Lorsque Djérid reprit ses sens, avec la vie
Il sentit bouillonner dans son sein déchiré
Toutes les passions d’une ardente furie.
Ce n’est pas son destin, le tourment enduré,
Ni même à ses deux yeux la lumière ravie
Qui torturent son cœur et causent ce transport.
C’est ta seule pensée, Aïna, c’est ton sort !

Bientôt, le long du mur qui longe le rivage,
Il entendit s’ouvrir la porte du jardin.
« Viens, les quais sont déserts ! » dit une voix sauvage.
Un esclave parut portant un sac de lin.
« Djérid, ta peux chanter à présent ton veuvage ! »
Dit encore la voix, et soudain dans les flots
Un bruit sourd retentit mêlé de longs sanglots.

Glacé d’horreur, Djérid prêtait l’oreille encore.
Un silence profond suivit l’horrible bruit.
Il comprend qu’Aïna l’attend sous le Bosphore ;
Il s’élance, et, tendant ses deux bras dans la nuit,
Il marche vers la mer. — Soudain un vol sonore
Frémit à son oreille, et l’arrête en chemin :
Il sent un elkovan se poser sur sa main. —

« Ah ! c’est toi, n’est-ce pas ? c’est toi, ma douce amie ?
Dit l’aveugle en pressant sur lui l’oiseau des mers.
C’est toi qui viens vers moi. C’est ton âme bénie
Qui veut me consoler dans mes chagrins amers.
Viens sur mon cœur ! Pour toi je souffrirai la vie ! »

— Il dit, baise l’oiseau, pleure, et bientôt sans bruit
Djérid, le long des flots, disparaît dans la nuit.


EPILOGUE


O Bosphore ! il est doux sur tes rives fleuries,
À l’ombre d’un platane aux longs rameaux mouvans,
Devant ton horizon tout peuplé de féeries,
De suivre du regard le vol des elkovans,
En se laissant bercer de vagues rêveries.
Le flot passe entraînant la pensée et les yeux,
Et les flots et les jours glissent silencieux.

La vie est sur ces bords pour l’âme languissante
Un doux rêve sans fin que l’on fait éveillé.
Devant cette splendeur de ciel éblouissante,
Ces flots et ces palais, l’œil reste émerveillé.
Mais l’esprit cherche l’art et la pensée absente,
Et, rossignol captif dans une cage d’or,
Pleure son ciel natal, l’air libre et son essor.

Il ne faut plus rêver ! il faut penser et vivre
En laissant sur la terre un sillon mieux rempli.
Il faut aimer la gloire et les cœurs qu’elle enivre,
Arracher un lambeau de ses jours à l’oubli,
Faire vibrer son cœur comme un clairon de cuivre,
Et, lévite fervent du culte épars du beau,
Se faire encore aimer par-delà le tombeau !

O muse ! il faut surtout vous aimer sans mélange,
Vous qui séchez nos pleurs de vos ailes de feu,
Qui nous faites planer au-dessus de la fange
Et soulever le bord de la robe de Dieu ;
Déesse d’autrefois devenue un archange,
Vous dont la douce voix guida mes premiers pas,
Au milieu du chemin ne m’abandonnez pas !

Jusqu’au jour où ma vie achèvera sa trame,
Laissez-moi le bonheur, à vos lointains accords,
D’essayer de saisir les rêves de mon âme,
Et, suivant vos leçons, de leur donner un corps,
Impalpable tissu de musique et de flamme,
Et, comme ces dieux grecs taillés dans le paros,
Arraché pour jamais aux flancs noirs du Chaos.

Ah ! créer ! Volupté divine, doux mystère,
Où l’âme se dédouble, à l’image de Dieu,

Et, tirant de son sein un monde solitaire,
Le fait vivre un instant sous ses baisers de feu !
Pure maternité, délire, amour austère,
Rêve ardent des grands cœurs, des héros de l’esprit,
Qui veulent se survivre alors que tout périt !

Comme un pêcheur voguant sur une mer profonde,
Le poète qui passe un instant sous le ciel
Peut trouver une perle ou rencontrer un monde
Sur le double océan du rêve et du réel.
Mais pour un que le sort trop avare seconde,
Combien d’explorateurs, par les vents retenus,
Du voyage lointain ne sont pas revenus !

Qu’importe ? il faut tenter. Il suffit à la lyre
D’avoir la fibre émue où la vie a passé.
Que font les vains récits d’un mensonger délire ?
Ils glissent sur nos cœurs comme un songe effacé.
Hélas ! tout est réel dans ce qu’on vient de lire.
Le destin d’Aïna fut tel qu’il est conté,
Et Djérid a vécu, souffert, aimé, chanté.

Que dis-je ? il vit, il souffre, il aime, il chante encore.
Si jamais votre instinct ou quelque heureux hasard
Vous mène, ô voyageur, aux rives du Bosphore,
À Batché-Capouci, vous verrez un vieillard
Assis au pied d’un mur que le soleil colore.
C’est un chanteur aveugle, et, comme un talisman,
Sur son épaule droite il porte un elkovan.

Et c’est lui, c’est Djérid ! non plus ce jeune Arnaute,
Le plus beau des rameurs, au bras souple et nerveux.
Non ! les vents de la nuit dont il est toujours l’hôte,
L’âge et les longs chagrins ont blanchi ses cheveux,
Et sous leurs doigts glacés courbé sa taille haute.
Pourtant sa tamboura résonne sous sa main,
Et sa voix chante encore aux passans du chemin.

Parfois, en achevant sa lente ritournelle,
Le vieillard tout ému pleure sans y songer :
Alors son elkovan, comme un ami fidèle
Qui voit une douleur qu’il voudrait soulager,
Jette un cri de détresse, ouvre à demi son aile,
Se penche et boit sans bruit les pleurs silencieux
Qui tombent lentement de ses longs cils sans yeux.


EDOUARD GRENIER.

  1. Mouettes du Bosphore.
  2. Palais, villa sur le Bosphore.
  3. Mandoline turque.
  4. Madame, titre des femmes de qualité.
  5. Voiture légère.