L’Empereur Alexandre III et les Réformes politiques en Russie

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L’Empereur Alexandre III et les Réformes politiques en Russie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 680-692).
L'EMPEREUR ALEXANDRE III
ET LES
REFORMES POLITIQUES EN RUSSIE

Deux mois et demi seulement se sont écoulés depuis que l’empereur Alexandre III est monté sur le trône, et les curieux, qui sont toujours des impatiens et des indiscrets, se plaignent de ne pas voir clair dans son jeu ; ils ont peine à démêler ses intentions et ses projets, ils en sont réduits aux conjectures. Tous les devins politiques qui, leur astrolabe en main, avaient hâte de tirer l’horoscope du nouveau règne, ont été déçus dans leurs espérances. On s’attendait généralement à quelque grand coup de théâtre. Les uns pensaient que le nouvel empereur commencerait par octroyer à ses sujets, comme don de joyeux avènement, une constitution en bonne forme, avec un sénat, une chambre des députés, toutes les libertés possibles ou impossibles, et le reste. D’autres prétendaient que, s’inspirant des traditions de son grand-père plus que des exemples de son père, il serait, dès ses débuts, réactionnaire à outrance, qu’il recourrait aux grands moyens, qu’il prendrait la révolution à la gorge, que, pour combattre la terreur nihiliste, il frapperait la terre du pied et en ferait sortir une terreur blanche. Rien de tout cela n’est arrivé, aucun coup de théâtre ne s’est produit. Un manifeste, une circulaire, quelques changemens dans le personnel, quelques démissions de ministres, voilà, jusqu’aujourd’hui, la seule pâture qu’on ait fournie à la curiosité de l’Europe.

A la vérité, ces démissions ont paru significatives. On croyait savoir que le général Loris-Mélikof représentait l’esprit de réforme, et on est accoutumé en Europe à considérer le général Ignatief, son successeur, comme un panslaviste à tous crins, comme un brûlot, comme un casse-cou politique. Mais s’il faut ajouter foi aux dépêches officielles, l’Angleterre et l’Allemagne ont eu tort de s’émouvoir d’un changement qui n’a pas l’importance qu’on lui attribuait. On nous assure que le général Ignatief, ministre de l’intérieur, n’aura pas le temps de se souvenir que le traité de San-Stefano fut son œuvre ; on assure aussi qu’il y a en lui beaucoup d’étoffe, qu’il est homme à jouer tous les rôles, qu’il étonnera le monde par sa sagesse. Les tireurs d’horoscopes, embarrassés et déconfits, en sont réduits à prétendre que l’empereur Alexandre III ne sait pas lui-même ce qu’il veut faire, que tour à tour il veut ou ne veut plus, qu’il est partagé, combattu, tiraillé par des influences contraire », qu’après s’être entendu avec le comte Loris-Mélikof, il a succombé à l’empire de ses habitudes et de ses souvenirs, qu’il s’est laissé reprendre par l’ascendant qu’a toujours exercé sur lui le conseiller de sa jeunesse, M. Pobedonoszef, et qu’il lui a confié le soin de rédiger son manifeste. D’autres vont jusqu’à affirmer qu’il est en proie au plus sombre découragement, qu’enfermé derrière les portes verrouillées de son château impérial de Gatchina, il ne veut plus voir le monde qu’à travers des grilles et des barreaux. Certains journalistes allemands l’appellent déjà le prisonnier volontaire de Gatchina. Le métier de souverain est fort difficile, en ce siècle surtout ; mais les gens qui ne sont pas de la partie sont bien exigeans et souvent trop prompts, trop téméraires, trop hasardeux dans leurs décisions.

Jamais souverain n’a hérité de la couronne dans des circonstances plus tragiques que l’empereur Alexandre III, et jamais souverain n’a été à son avènement l’objet de sympathies plus vives ni plus sincères. — « Depuis la mort de Pierre le Grand, lisons-nous dans le nouvel ouvrage que vient de publier M. Eckardt, l’auteur présumé de la Société de Saint-Pétersbourg, aucun des fils de la maison de Holstein-Gottorp-Romanof n’a apporté sur le trône une si grande somme de qualités morales et un plus grand trésor d’expériences que l’empereur Alexandre III, âgé aujourd’hui de trente-six ans. A l’énergie de son grand-père le jeune monarque joint les sentimens humains de son père ; ce qui a pu manquer à l’éducation de sa jeunesse, il l’a appris à l’école du monde. L’estime qu’il s’est attirée par une vie privée sans reproche est un avantage qu’il a sur tous ses devanciers ; il n’est redevable qu’à lui-même du sérieux dont sa conduite fait foi, de même que des talens qu’il a déployés comme chef d’armée et de la conscience dont il a fait preuve comme administrateur. Ayant grandi dans un temps d’ébranlemens redoutables, où l’on faisait brèche de toutes parts à l’ordre de choses établi, Alexandre Alexandrovich a été admis de bonne heure à prendra parti aux grandes affaires, et il est devenu un homme avant l’âge où mûrissent la plupart des princes de sa maison. Tandis que les héritiers de couronnes ne voient d’ordinaire que le côté séduisant du sanglant métier des armes, il a appris à l’école de l’expérience ce qu’il en coûte de vouloir décider à la pointe de l’épée des destinées d’un grand état. Avec plus de sévérité que tout autre combattant de 1877, il a condamné les fautes commises ; avec moins de réserve que le détenteur responsable du pouvoir, il a fait sentir sa disgrâce aux grands et aux petits personnages, qui étaient soupçonnés d’avoir été des économes infidèles. Tout ce qu’on connaît du second fils d’Alexandre II témoigne de sa valeur morale et de la solidité de son caractère, ; qualités plus précieuses pour un prince arrivé au trône dans des circonstances régulières que l’ambitieux essor de l’esprit, que la hardiesse de l’imagination ou que le brillant dans le commerce des hommes[1]. » Plus on a le caractère solide et l’habitude de la réflexion, plus on a le sentiment des difficultés et le goût de se recueillir avant d’agir. Les gens d’esprit prennent quelquefois un bon mot pour une solution ; les souverains que leur fantaisie gouverne se figurent facilement que la misé en scène tient lieu de tout et que les affaires humaines doivent se mener comme une représentation de cirque olympique ou comme une pièce à grand spectacle. Il est probable que l’empereur Alexandre III fera peu de mots, et il paraît ne goûter que médiocrement la politique démonstrative. Ceux qui attendaient de lui des coups de théâtre se sont trompés ; mais rien ne prouve jusqu’aujourd’hui qu’il se laisse aller au découragement et que le prétendu prisonnier de Gatchina ne sache pas ce qu’il veut.

Qui peut s’étonner que l’empereur Alexandre III sente vivement les difficultés de sa tâche ? Aucun souverain ne s’est trouvé aux prises avec une situation plus embarrassante et n’a dû porter le poids d’une plus lourde succession. Quoi qu’il fasse, il est condamné d’avance à ne satisfaire personne. Tout le monde en Russie s’accorde à reconnaître que les choses ne peuvent aller plus longtemps comme elles vont, qu’il faut faire du nouveau ; tout le monde reconnaît aussi « que les demi-mesures ne serviraient de rien, que le mieux est d’en finir d’un coup et de sauter résolument par la fenêtre. » Mais c’est le seul point dont on convienne. Il y a plusieurs manières de sauter par la fenêtre ; chacun propose et recommande la sienne. Ceux-ci prêchent éloquemment la politique de concessions et de réformes, et celles qu’ils réclament équivaudraient à une révolution. Ceux-là, au contraire, estiment qu’il importe de restaurera tout prix le principe d’autorité, sapé dans ses fondemens par une jeunesse impie et perverse ; ils déclarent qu’à cet effet il faut revenir en arrière, retourner à l’ancien système, et ils s’écrieraient volontiers comme certain personnage du génial auteur de Fumée : « De la poigne et des formes, mais de la poigne surtout ! ce qui peut se traduire ainsi en russe : Sois poli, mais casse-lui la gueule. »

Les rétrogrades soutiennent que l’empereur Alexandre II a été la victime de ses bonnes intentions, qu’il a commis une faute à jamais regrettable en rompant avec l’ancien système, avec cette politiques de résistance si glorieusement pratiquée par Nicolas Ier, que c’est la cause de tous les maux, de tous les désordres dont souffre aujourd’hui la Russie. — Voyez, disent-ils, où conduisent les réformes ! Pourquoi Alexandre II a-t-il succombé à la fatale tentation d’innover ? Un grand empire ne peut subsister que par une immuable fidélité à ses traditions de gouvernement ; malheur à qui se permet d’y toucher ! Sit ut est aut non sit ! Plus Alexandre II s’appliquait à tout réformer, plus les imaginations devenaient exigeantes et plus le mécontentement grandissait. On a créé de nouvelles universités, on a multiplié imprudemment les gymnases et les écoles supérieures, et ces écoles sont devenues des pépinières de nihilistes ; on se piquait d’instruire la jeunesse, de l’initier à tous les secrets de la science moderne, et la lumière qu’on faisait pénétrer de vive force dans les cerveaux russes n’y a enfanté que des monstres ; On a émancipé les serfs ; le résultat le plus net de cette belle opération a été de ruiner beaucoup de propriétaires et de livrer le paysan aux mains crochues des usuriers et des juifs. On a doté le pays d’assemblées provinciales ou zemstvos, et les comités exécutifs de ces assemblées ont eu hâte de prouver combien ils étaient peu dignes des pouvoirs qu’on leur confiait ; dans la seule année de 1876, il y a eu trente cas de prévarication, vingt-deux cas de concussion ; et on a vu se former à côté de la bureaucratie de l’état une bureaucratie locale aussi corrompue et aussi décriée. On a institué le jury, et les jurés se sont fait un devoir d’acquitter les voleurs et les assassins. Enfin, par l’ukase du 6 août 1880, on a désarmé le pouvoir en portant atteinte à l’autorité et au prestige de cette institution tutélaire qu’on appelait la inspection ; on a incorporé dans la ministère de l’intérieur cette police politique dont le chef redouté ne répondait de ses actes qu’à l’empereur. On a écouté les criailleries des mécontens qui prétendaient que la IIIe section était un gouvernement dans le gouvernement, un état dans l’état. On a oublié que ces terribles officiers bleus devant qui tout le monde tremblait et qui avaient le droit de sonder les âmes, de fourrager dans les papiers et de visiter les poches, étaient à la fois les garans de la sûreté du souverain et les défenseurs intrépides de la très sainte morale, qu’ils servaient de correctif à la corruption des fonctionnaires, qu’ils semonçaient les administrateurs infidèles, qu’ils faisaient rendre gorge aux gouverneurs concussionnaires, que leurs ingérences dans la vie privée qu’on traitait d’indiscrètes étaient le plus souvent bienfaisantes, qu’ils ont réparé bien des abus, secouru bien des opprimés et séché bien des larmes.

Un ancien fonctionnaire de la IIIe section, le chef de gendarmerie, Sgotow, a employé les loisirs que lui procurait sa retraite à écrire ses mémoires, dont M. Eckardt rapporte d’intéressans passages. Quand son supérieur, le comte Benkendorf, l’envoya sur les bords du Volga, dans le gouvernement de Simbirsk, il lui déclara que le premier de voir de sa charge était « de sécher beaucoup de larmes, » et Sgotow nous assure qu’il y prit peine. — « Pendant le temps de mon séjour à Simbirsk, nous dit-il, une Arménienne qu’on appelait la tsarine Tamara et qui descendait d’une famille de princes jadis indépendans, fut éloignée de Tiflis et placée sous ma sévère surveillance. C’était une personne de quelque cinquante ans, grasse et laide à plaisir. Elle arriva en pleurant à Simbirsk, et chaque fois que je lui rendais visite, je la trouvais tout en larmes et dans la même attitude ; accroupie sur le plancher avec sa camériste, elle débrouillait un écheveau de soies de toutes couleurs. Rendre chaque jour visite à une femme qui hurle est un dur châtiment, même quand cette femme est jeune et jolie. Les larmes de la tsarine Tamara me devinrent si insupportables que je jurai de profiter de la présence de l’empereur à Simbirsk pour tenter de fermer les écluses. Je rédigeai un mémoire court, mais sentimental, par lequel je priais le comte Benkendorf de s’employer auprès de sa majesté pour obtenir la grâce de Tamara. Quand je lui présentai mon placet, le comte était las et somnolent ; il me répondit d’un ton bref : « Adresse-toi à Adlerberg. » Je m’adressai donc à cet homme de bien, débonnaire entre les débonnaires, et j’eus soin de verser moi-même quelques larmes ; on devine sans peine que je ne lui soufflai mot de l’ennui que me causait cette sotte personne. Le bon comte s’émut de l’intérêt que je portais à la malheureuse, et le soir même l’empereur avait fait grâce à Tamara. Quatre jours plus tard, elle arrivait à Tiflis en compagnie d’un gendarme ; elle y fit son entrée en grande escorte, précédée de vingt voitures qu’on avait envoyées à sa rencontre. » Ce ne sont pas seulement les larmes de la tsarine Tamara qu’a séchées le major de gendarmerie Sgotow. Il s’intéressa aux malheurs du comte Moczinski, placé également sous sa surveillance et interné à Simbirsk. On convint que, pendant quatre mois, le comte passerait chaque après-midi plusieurs heures sous le toit de son répondant. — « Je suis tenu de déclarer chaque jour que je vous ai vu, lui dit celui-ci ; je ne serai pas toujours chez moi, mais vous y trouverez toujours des livres et une pipe. » — Qu’il le vît ou ne le vît pas, Sgotow, dans ses rapports quotidiens, donnait à ses chefs les meilleures nouvelles de son Polonais, il se rendait garant de sa bonne conduite, de son dévoûment à l’empereur, de la sincérité de son repentir. Enfin sa grâce lui fut généreusement octroyée, à la condition toutefois qu’il consentirait à se séparer à jamais de sa femme, cette séparation étant désirée par un grand personnage. Le comte par malheur adorait sa femme ; mais l’éloquence des majors de gendarmerie est bien persuasive, on mit au pied du mur cet époux trop fidèle et il finit par entendre raison.

Sgotow se vante encore d’avoir obtenu la révocation de trois gouverneurs de Simbirsk, soupçonnés d’avoir trop de goût pour les espèces ou pour la femme de leur prochain. Il en conclut que la IIIe section est de toutes les institutions la plus utile au bonheur de l’humanité. Cependant, si attrayans que puissent être ses véridiques mémoires, la plupart des Russes qui les ont lus n’ont pas été convaincus ; ils ont goûté ses anecdotes, ils ne se sont pas rendus à ses raisonnemens. Ils s’obstinent à soutenir que, si la IIIe section a séché quelques larmes, elle en a fait couler beaucoup ; que, si elle a servi quelquefois de correctif aux prévarications d’une bureaucratie sans scrupules et sans vergogne, quelquefois aussi elle y a prêté les mains, qu’elle s’est fait haïr des gens de bien autant que des méchans ; qu’au surplus il faut être un ange pour ne jamais mésuser d’un pouvoir discrétionnaire et que les gendarmes sont rarement angéliques ; qu’il est fâcheux de vouloir corriger des abus par des abus plus grands encore, et que l’arbitraire engendre fatalement dans un peuple le mépris de l’autorité et des lois.

— Ce ne sont pas les réformes qui ont fomenté les mauvaises passions et attisé l’esprit révolutionnaire, répondent les libéraux aux rétrogrades. Jamais les concessions opportunes et sages n’ont perdu les états ; mais ce n’est pas tout de vouloir le bien, il faut le bien faire, et sous le règne d’Alexandre II rien ne s’est fait à propos ni avec suite. Les mesures qu’on prenait étaient si mal ordonnées, si incohérentes, si décousues qu’il n’en pouvait résulter rien de bon. On était comme ce dieu des Phéniciens et des Carthaginois, qui, après avoir créé le monde, était sans cesse tenté de s’en repentir, de se raviser et de tout broyer sous son talon. On accordait des libertés et on les reprenait ; on rédigeait des programmes et on s’empressait d’en rabattre, on éveillait des espérances, et on les trompait. Combien de projets bruyamment annoncés sont demeurés ensevelis dans ces bureaux qu’on avait surnommés les catacombes des bonnes idées ! Combien de réformes libérales dont l’application était confiée à des réactionnaires, qui les réduisaient à néant ! On faisait des lois et on laissait subsister le bon plaisir administratif. On établissait des tribunaux et on leur retirait les causes qu’ils s’apprêtaient à juger. Tel accusé disparaissait ; qu’était-il devenu ? plus de nouvelles ; pour en avoir, il aurait fallu descendre dans les mines de l’Oural. On créait les zemstvos et on les traversait dans leurs entreprises les plus innocentes, on attentait à leurs prérogatives, on ne leur laissait que le droit de se taire. On avait soustrait les fils de popes et de diacres à la servitude héréditaire qui pesait sur eux ; on leur permettait de faire tous les métiers, mais on leur interdisait d’entrer à l’université pour y compléter leurs études. Selon que le vent soufflait du couchant ou de l’est, la Russie respirait un air de liberté ou retombait au pouvoir de la verge. On était à la merci des accidens et des caprices, et, tour à tour, on comparaissait devant un jury ou on était condamné sommairement par un pacha de la gendarmerie ; quelquefois même après avoir été acquitté par un juge, on était interné quelque part ou expédié en Sibérie. Donner et retenir ne vaut, et si les peuples se résignent à ce qu’on les foule, ils aiment du moins à savoir sur quoi ils peuvent compter. Le despotisme sans phrases d’un Nicolas leur paraît plus supportable qu’une autocratie doucereuse et fantasque qui, aujourd’hui, fait patte de velours ; mais défiez-vous, la griffe est là-dessous, vous l’apprendrez demain à votre dam. Ces perpétuelles contradictions ont fini par aigrir les esprits, par consterner les humbles et les doux, par exaspérer les violens et par lasser la patience russe, qui ne se lasse pas facilement.

Les libéraux russes en sont venus à réduire le crédit illimité que leur condescendance avait ouvert au bon vouloir de leur souverain ; ils n’entendent plus s’en remettre uniquement à son initiative du soin de les rendre heureux. Ils veulent que la nation ait voix au chapitre, qu’on la charge de contrôler l’application des lois libérales qu’on lui promet. Mais quelle forme convient-il de donner à ce contrôle ? Sur ce point ils se partagent et se divisent. Les plus sages, les plus circonspects demandent peu de chose pour commencer ; ils désirent que l’empereur et ses conseillers élaborent leurs projets à tête reposée et les soumettent à l’examen d’une réunion de délégués, qui n’auraient qu’un simple pouvoir consultatif et se borneraient à donner modestement leur avis quand on leur ferait l’honneur de le leur demander. Reste à savoir si la modestie est une vertu russe. Est-il facile de gouverner ses rêves et de se contenter de peu dans ce pays de plaines immenses, où les vents sont violens et où les horizons sent infinis ? Se flatte-t-on de faire entendre raison à des imaginations promptes à s’allumer, qui ne connaissent pas le danger, qui se grisent de leurs fumées et pour lesquelles l’espérance est un fanatisme ? Comme on l’a remarqué, les sociétés d’abstinence absolue ont été inventées pour l’usage des gens incapables de se modérer ; le jour où ils cessent de s’abstenir, on les voit rouler sous la table. Peut-on croire que les délégués qu’on réunira pour leur demander leur avis se renfermeront longtemps dans leurs attributions, qu’ils prendront leur parti d’être simplement consultés ? Dès qu’ils seront coude à coude, l’envie ne leur viendra-t-elle pas de joindre au droit d’opiner le droit de voter ? Peut-être une nuit leur suffira-t-elle pour transformer leur comité consultatif en constituante.

Nombre de libéraux à qui ce dénoûment paraît fatal et certain engagement l’empereur et ses conseillers à prendre une courageuse résolution, à s’exécuter dès ce jour, à convoquer d’emblée un parlement, qui se chargera de donner à la Russie une constitution en forme. Que serait ce parlement ? A supposer même que les Samoyèdes et les Kirghiz en demeurent exclus, tout porte à croire qu’il offrirait au monde étonné un des plus singuliers spectacles qu’il ait contemplés dans le cours de l’histoire. Ce serait un bizarre assemblage, un chaos, une Babel, une confusion d’idiomes et de pensées. L’éloquence y coulerait à flots, et il s’y dirait assurément des choses énormes ; l’Europe y coudoierait l’Asie et lui parlerait tartare pour lui être agréable, tandis que l’Asie, se piquant au jeu, s’approprierait en deux jours toutes les ressources de la dialectique allemande et tous les principes du positivisme anglais ou français, qu’elle pousserait à leurs dernières conséquences. Sans nul doute ce parlement observerait toutes les règles, toutes les pratiques parlementaires, qu’il apprendrait avec une prodigieuse rapidité, et il imiterait des exemples célèbres avec un rare bonheur, mais les votes seraient stupéfians comme les harangues et, selon toute apparence, le président devrait souvent se couvrir.

Peut-être verrait-on se former en peu de temps des groupemens imprévus, des coalitions qui ne plairaient pas à tout le monde. Obéissant à leurs affinités naturelles, les Petits-Russes s’uniraient aux Lithuaniens, aux Polonais, aux Courlandais, aux Livoniens, et les vrais fils de sainte Russie se trouveraient en minorité, rôle ingrat dont ils auraient peine à s’accommoder. Ce qui est plus probable, c’est que les têtes chaudes, les imaginations exaltées, les audacieux, les excentriques, ceux qui ont la parole ardente et intrépide, ceux qui sont de glace pour les vérités et de feu pour les chimères prendraient bientôt sur cette assemblée novice un ascendant redoutable. Les hommes à paradoxes se trouveraient aux prises avec les hommes à préjugés, leurs folies seraient contagieuses. Un torrent de radicalisme effréné entraînerait tout après lui, et des Robespierre moscovites, des Proudhon touraniens, des Lassalle mongols deviendraient les maîtres de la tribune. — « La foule de talens oratoires que mettrait au jour un tel semski sobor, a dit M. Eckardt, plongerait l’Europe dans la stupeur, de même que l’étonnant emploi qu’ils feraient de leur éloquence tribunitienne. Pour se faire une juste idée de ce qu’on entend chez nos voisins de l’est par un radicalisme résolu, il suffit d’avoir lu certains livres et certains journaux. Toutes les spéculations révolutionnaires et chimériques qui se sont amassées depuis peu dans les têtes russes seraient mises audacieusement en pratique, dès qu’on aurait soulevé le couvercle de cette boîte de Pandore qui n’a cessé de s’emplir pendant un quart de siècle. La France de Louis XVI avait une véritable unité nationale, de longues traditions elle n’était point dépourvue d’élémens conservateurs, et cependant la constituante s’y est bientôt changée en convention. Qu’attendre d’un pays où l’église n’a aucune action sur les lettrés, où la culture des esprits date d’hier ou d’avant-hier, d’un pays où il n’y a pas de véritable bourgeoisie et dans lequel les classes dirigeantes sont plus disposées à accélérer le mouvement qu’à le ralentir, sans compter que la population s’y compose d’une douzaine de nationalités qui s’entre-détestent et qui représentent tous les degrés de la civilisation ? »

Comme M. Eckardt, beaucoup de libéraux russes ont peur de ce semski sobor, ils n’en veulent pas courir les risques, ils craignent que le flot qui apportera ce monstre ne recule épouvanté. Ils en concluent que la seule solution possible et sage est la décentralisation, que des parlemens locaux ou provinciaux offriraient autant d’avantages qu’un parlement central offrirait de dangers. Il y a dans l’empire russe des groupes naturels de populations, propres à former des gouvernemens généraux, et certaines villes sont de vraies métropoles, telles que Saint-Pétersbourg, Moscou, Orenbourg ou Kasan, Wilna, Kiev, Odessa, Riga et Varsovie. Si chacun de ces groupes avait son parlement, qui ne serait appelé à délibérer que sur des affaires locales ou provinciales, la vie publique se développerait par degrés dans des conditions saines et heureuses. Les Petits-Russes ne débattraient que les intérêts de la Petite-Russie, les Grands-Russes contrôleraient les comptes de leurs gouverneurs, les habitans de la Russie blanche et les Lithuaniens s’appliqueraient à redresser leurs griefs particuliers, les Russes de l’est s’occuperaient de leurs affaires de famille et quelquefois de celles des Baskirs et des Kalmouks. On ne se piquerait pas de faire des lois communes pour quatre-vingt millions d’âmes qui se ressemblent très peu, on ne gravirait pas le mont Sinaï pour y causer face à face avec le Jéhovah nihiliste, ou ne se perdrait pas dans des abîmes d’idéologie, les questions qu’on traiterait seraient intéressantes et curieuses et ne laisseraient pas d’être compliquées, les discussions seraient utiles et pratiques, et tout le monde s’en trouverait bien, sans que la dynastie ou l’état fussent mis en péril.

Le malheur est que cette solution souffre de grandes difficultés. Il faudrait d’abord que le gouvernement impérial fît acte d’abnégation, qu’il consentît à se dessaisir des pouvoirs dont il est le plus jaloux, qu’il conférât une sorte d’autonomie politique aux divers territoires que représenteraient ces parlemens provinciaux. Il trouvera sans doute qu’on lui demande beaucoup ; les gouvernemens n’ont jamais aimé à se dessaisir. Et puis ne pourrait-il pas arriver que Petits-Russes, Lithuaniens, Polonais oubliassent à la longue qu’ils sont Russes ? Ne pourrait-il pas se faire que chaque province autonome tirât de son côté, que des sutures encore imparfaites vinssent à se rompre, que l’unité nationale fût sérieusement compromise, qu’on vit tout à coup la machine se désagencer et la Russie se découdre ? Les slavophiles qui sont aujourd’hui en faveur à Saint-Pétersbourg ne prêteront jamais les mains à des projets si contraires à leurs visées. Ils rêvent d’englober dans l’unité de l’empire les Bulgares, les Rouméliotes, les Serbes, les Ruthènes et les Tchèques ; comment pourraient-ils souffrir qu’on octroyât aux Polonais le droit de s’administrer eux-mêmes ? Les jacobins ont toujours accusé la gironde de pousser au fédéralisme ; la gironde russe ne trouvera pas grâce devant les jacobins panslavistes de Moscou, dont la prétention est de tout niveler et de tout aligner au cordeau.

Tandis que les rétrogrades préconisent l’ancien système, que les libéraux réclament pour leur pays ce qu’ils appellent les institutions nécessaires et que les slavophiles engagent l’empereur Alexandre III à s’inspirer des traditions nationales et à prendre le contre-pied de tout ce qui se fait en Europe, les paysans, qui constituent l’immense majorité de la nation, n’ont cure de tout ce bruit qui se fait autour d’eux, et il faut convenir qu’en matière de réformes politiques ils ne demandent rien. Ils désirent seulement qu’on leur vienne en aide. L’émancipation n’a pas été pour eux un bienfait à titre gratuit. Ils ont payé deniers comptans le cinquième du lopin qui leur était adjugé, et ils se sont engagés à verser dans les caisses de l’état pendant de longues années le 6 pour 100 du prix de leur terre, afin de le rembourser des indemnités qu’il avait allouées à leurs seigneurs. La plupart n’ont pu s’acquitter de leurs obligations, et ils ont besoin qu’on les en dégage ou qu’on leur fasse grâce de l’arriéré. Dans la disposition d’esprit où ils sont, tous les moyens leur semblent bons pour améliorer leur triste sort, et ils ne répugnent pas aux violences. Ce qui vient de se passer dans la Russie méridionale en fait foi. Ils s’en sont pris d’abord aux exploiteurs juifs, les propriétaires orthodoxes auront peut-être leur tour. Mais ce n’est pas pour procurer un parlement à la Russie qu’ils feront des émeutes. Ils croient que la femme est faite pour obéir à l’homme, ils croient que les champs, comme les rivières, sont à tout le monde, et ils croient aussi que le tsar est le représentant de Dieu sur la terre ; ils ont une foi aveugle, absolue en son omnipotence, un respect religieux pour son infaillibilité. Toutes les propagandes qu’on a pu faire pour les guérir de leur idolâtrie ont été en pure perte, les idoles ont la vie dure.

Quand Vladimir Ier, dit le Saint, régnait à Kiev, le dieu des Slaves était le grand Peroun, qui avait, comme on sait, une tête d’argent, des oreilles d’or, des pieds de fer et la foudre dans le creux de sa main. Vladimir se dégoûta de Peroun, il avait des torts ou des indélicatesses à lui reprocher, il résolut de changer de religion et il alla aux renseignemens. Le judaïsme ne lui sourit pas, ni le mahométisme non plus ; il goûtait peu la circoncision et il jugeait que, sans le vin, l’existence d’un saint manque de gaîté. Il finit par se décider en faveur du christianisme grec, tel qu’on le pratiquait à Byzance, et il enjoignit à ses huit cents femmes, à ses boyards comme à ses paysans, de se faire baptiser tous entre deux soleils. On saisit Peroun au collet, on le lia avec des cordes, on le traîna au bord du Dnieper, on l’y précipita. On le croyait mort, il revint sur l’eau ; il poussait de bruyans soupirs, il pleurait « Nage seulement, lui criait-on, et tu te tireras d’affaire. » Et il nageait. Plus d’une fois il tenta d’aborder sur la rive, on le repoussait, on lui attachait des pierres au cou, on le rejetait dans le fleuve, et il se remettait à nager jusqu’à ce qu’il disparut dans un rapide. A Novogorod, les choses se passèrent autrement. Le grand Peroun de l’endroit, avant de s’engouffrer dans la Wolkhov, jeta en l’air un gourdin en s’écriant : « Voilà un souvenir que je vous laisse. » Bien des années plus tard, les habitans de Novogorod-la-Grande croyaient entendre sa voix et son cri, et ils se bétonnaient les uns les autres pour honorer sa mémoire et conjurer sa colère[2]. Oui, les idoles ont la vie dure, et le paysan russe porte toujours dans son cœur le grand Peroun. Il lui faut un dieu réel et terrestre, un de ces dieux qu’on voit et qu’on entend, un dieu aux pieds de fer, qui lance la foudre sur les méchans et fait pleuvoir la manne de ses bénédictions sur ses élus. Qui lui ôterait son dieu le réduirait au désespoir, et Alexandre III n’a eu garde d’attenter à sa religion. « Nous sommes appelé, a-t-il dit dans son manifeste du 11 mai, à consolider dans l’intérêt de la nation la puissance autocratique que la divine Providence nous a confiée et à la protéger contre toutes les tentatives hostiles. »

Le manifeste, de l’empereur Alexandre III a causé un vif chagrin aux libéraux russes, qui, nous ne savons pour quelle raison, s’attendaient à autre chose, et ils s’en sont pris de leur déception aux sourdes menées de M. Pobedonoszef. L’empereur n’a promis à son peuple aucun des changemens qu’ils espéraient ; il n’est sorti de son silence que pour rappeler qu’il était un empereur de droit divin, pour revendiquer dans sa plénitude le pouvoir autocratique qu’il a hérité de ses ancêtres, et les dictionnaires nous apprennent qu’un autocrate est un souverain dont la puissance n’est soumise à aucun contrôle légal. Faut-il croire qu’il n’ait confiance que dans sa force et dans les mesures de rigueur, qu’il entende ne rien innover, s’en tenir au statu quo, s’enfermer dans sa grandeur solitaire,

Et les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Regarder en pitié tout ce que chacun dit ? Un visiteur de très haut parage, qui a eu l’occasion de s’entretenir avec Alexandre III depuis son avènement au trône, a rapporté de Saint-Pétersbourg une impression toute contraire. Il en est revenu persuadé que le nouvel empereur désire conserver intacte sa puissance souveraine pour accomplir à son aise des réformes économiques et sociales, qui lui paraissent plus essentielles et plus urgentes que les réformes politiques. Sans doute il s’occupera, toute affaire cessante, d’améliorer la condition des paysans, qui sont les meilleurs amis, les plus fidèles soutiens de la couronne. Il s’occupera aussi de changer l’assiette de l’impôt, de se procurer des ressources pour remplacer l’odieuse taxe de la capitation, dont le poids ne se fait sentir qu’au pauvre, de pourvoir à ce que l’accise de l’eau-de-vie ne soit plus le revenu le plus clair de l’état, qui trouve ainsi son compte dans la multiplication des cabarets et dans l’intempérance de ceux qui les fréquentent. On lui prête un projet plus hardi ; il s’est promis à lui-même de faire justice de la corruption administrative, de nettoyer les étables d’Augias, de faire résolument la guerre aux voleurs. Les malversations, les concussions dont il a été témoin ont révolté son âme honnête. C’était jadis un dicton de moujik « qu’en Russie tous les gouverneurs volent et que Dieu lui-même volerait, s’il n’avait pas les mains liées à la croix. » Il est plus aise de changer les lois que les mœurs, et c’est une entreprise redoutable que de faire la guerre aux voleurs, qui sont souvent de très grands personnages. Cela dérange les habitudes de tout le monde, même des volés. C’était encore un dicton russe du temps jadis qu’on s’entendait facilement avec un gouverneur, qu’il suffisait de lui parler rouble, qu’on était sûr d’être compris et de tout obtenir. Alexandre III s’est juré de supprimer cette langue qu’on a trop souvent parlée devant lui. Dieu veuille qu’il y parvienne ! Il aura mieux servi la Russie et plus fait pour son avenir que s’il lui donnait dès aujourd’hui un parlement central. Dans certains cas, un coup de balai est plus profitable au bonheur d’un peuple qu’une constitution.

Toutefois, quelque obstacle qu’apporte à l’établissement d’un régime de liberté cette intempérance de l’esprit qui est une maladie russe, les réformes politiques auront fatalement leur tour. Il peut sembler superflu de les accorder à un pays où les neuf dixièmes de la population ne s’en soucient point ; mais tôt ou tard le dixième qui les désire oblige le gouvernement le plus fort à compter avec lui. Un Russe s’est cru autorisé à prédire qu’Alexandre III serait l’empereur des paysans ; c’est faire injure à son bon sens et à sa sagesse. Les paysans, quand ils n’ont pas de droits politiques, ne peuvent soutenir un pouvoir qui leur est cher que par leurs sympathies, par leurs prières ou par des coups de main, par des entreprises violentes, qu’il est fâcheux d’encourager ; dans tous les cas, ils ne peuvent fournir la matière d’un gouvernement. Joseph de Maistre disait « que le peuple réunit éminemment trois qualités, qu’il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. » Les classes moyennes ont leurs enfances et leurs folies, mais elles ne sont jamais absentes, elles sont toujours là, elles écoutent aux portes, elles commentent, elles glosent sur tout, elles intriguent, elles cabalent, et ce qu’on entend par l’opinion publique est en définitive leur opinion.

En apprenant les odieux attentats dont Saint-Pétersbourg a été récemment le théâtre, l’Europe s’est moins étonnée de l’audace des nihilistes que de la facilité de leurs entreprises et de la sûreté de leurs coups. Il lui a paru qu’en Russie les honnêtes gens venaient en aide aux assassins, sinon par leurs connivences, du moins par leur inertie, par leur indifférence, par leur torpeur, que quoi qu’il arrivât, ils tiraient leur épingle du jeu, que le gouvernement russe vivait dans l’isolement au milieu des bois, que ses amis lui laissaient le soin de se défendre contre les guet-apens de ses ennemis. L’empereur Alexandre III, dans son manifeste, engageait « tous ses fidèles sujets à combattre avec lui l’esprit de rébellion qui couvre la Russie de honte, » et, dans sa circulaire du 18 mai, le nouveau ministre de l’intérieur confesse que la police est impuissante à arrêter le mal ; il exhorte tout le monde à s’en mêler. Pour que ces appels fussent entendus, il faudrait que, dans le vaste pays qui s’étend de la Vistule à l’Oural, il y eût non-seulement moins d’abus, mais sous une forme ou sous une autre un commencement de vie publique. Les nations qui n’ont pas de droits se persuadent difficilement qu’elles ont des devoirs, l’état est pour elles un étranger, elles ne se sentent que faiblement intéressées à sa conservation, elles assistent avec une désolante philosophie aux déconvenues, aux mésaventures ou aux désastres qu’il peut essuyer. Le général Ignatief en a le sentiment, puisque dans cette même circulaire il annonce que le gouvernement prendra sans retard des mesures pour étendre les attributions des assemblées locales et pour les faire participer à l’accomplissement des réformes projetées par le souverain. Si le général Ignatief dégage avant peu sa parole, s’il s’exécute de bonne grâce et de manière à contenter tous ceux qui ne demandent pas l’impossible, ce sera jour lui un titre de gloire plus sérieux que le traité de San-Stefano.


G. VALBERT.

  1. Von Nicolaus I su Alexander III, St-Petersburger Beitraege zur neuesten russischen Geschichte ; Leipzig, 1881.
  2. Russlands Werden und Wollen, von Franz von Löher ; Munich, 1881, Ier vol. page 40.