L’Empereur Guillaume II et ses vues sur la réforme de l’enseignement secondaire

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L’Empereur Guillaume II et ses vues sur la réforme de l’enseignement secondaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 198-209).
L’EMPEREUR GUILLAUME II
ET
SES VUES SUR LA RÉFORME DE l’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

Dès les premiers jours de son règne, l’empereur Guillaume II s’est imposé à l’attention de l’Europe; rien de ce qu’il fait, rien de ce qu’il dit ne paraît indifférent. Les premiers actes de son gouvernement ont révélé un caractère; il peut dire, comme les gentilshommes de Calderon : Je suis celui que je suis. La plupart des jeunes souverains ont des commencemens obscurs et confus; ils s’étudient, ils se tâtent, ils se sondent; ils cherchent leur voie, ils éprouvent le besoin de faire leurs années d’apprentissage et ils demandent qu’on ne les juge pas sur leurs coups d’essai. Guillaume II a procédé tout autrement. Il s’est senti de très bonne heure: une sorte d’inspiration ou d’instinct naturel lui a fait reconnaître sur-le-champ ce qu’il voulait être, ce qu’il voulait faire. A la précocité du jugement, il joint l’assurance, l’accent de certitude et ce noble orgueil qui veut être honoré comme il s’honore.

Il avait acquis tout de suite et la pratique et les maximes du gouvernement. Il s’était convaincu que, dans le nouvel empire germanique, l’empereur est la première des institutions, que tout doit partir de lui, que tout doit se rapporter à lui, qu’il est le centre de tout et que partout son influence et sa volonté personnelles doivent se faire sentir. Il a donné l’autre jour son portrait à son ministre de l’instruction publique; il avait écrit au-dessous : Sic volo, sic jubeo. Il veut, il ordonne; ce n’est pas seulement son droit, c’est son devoir. Les Romains, qui ont inventé et créé la politique impériale, estimaient que toute la grandeur de la chose romaine s’incarnait dans l’empereur. « C’est dans l’empereur que nous existons, disait Pline; c’est en lui que réside la république, et le seul vœu que nous puissions former, celui qui contient tous les autres, summa votorum, c’est de souhaiter un bon empereur; l’avoir, c’est tout avoir. » Et, s’adressant à Trajan : « Nous sommes flexibles sous ta main, nous te suivons partout où il te plaît de nous mener. Tu nous ordonnes d’être libres, nous le serons. » Être libre par ordre et parce que le prince le veut, c’est la vraie liberté dans tout véritable empire.

Dès son avènement, Guillaume II s’avisa que la situation de l’empire allemand avait quelque chose d’anormal, que les pouvoirs y étaient mal distribués, que l’empereur n’y était pas à sa vraie place. La condition qui lui était faite lui parut incompatible avec l’idée qu’il se faisait de ses fonctions souveraines et avec les fiertés de son jeune courage. Un homme de très haute taille s’était mis entre le trône et la nation et cachait le souverain à ses sujets. Par l’éclat des services rendus, par la puissance de son génie, par le prodigieux crédit dont il jouissait dans toute l’Europe, M. de Bismarck avait usurpé la première place; il était le centre où tout aboutissait, il était le maître des affaires. En tout ce qui ne concernait point l’armée, ce n’était pas l’empereur, c’était le chancelier qui gouvernait. Guillaume Ier avait consenti à ce partage inégal, il se tenait volontairement dans l’ombre ; il n’en sortait que par occasion et quand il plaisait à M. de Bismarck de le faire intervenir dans les débats publics.

Guillaume II ne pouvait se résigner à ce rôle effacé ni s’accommoder de la gênante et lourde tutelle d’un grand-vizir. Un autre se serait dit : « C’est un grand maître, et ses entretiens sont fort instructifs ; supportons-le. » Il s’est dit, au contraire : « Aussi longtemps qu’il sera là, je ne serai que le second; il mettra sa main dans tout ce que je ferai, et je ne pourrai entrer en communication directe avec mon peuple. » Il n’entendait pas, comme Ibrahim, traîner, exempt de périls, une éternelle enfance, et, avec une promptitude, une fermeté de résolution qui a étonné tout le monde, il signifia à M. de Bismarck qu’il se passerait désormais de ses services. Il a déclaré plus d’une fois que l’initiative doit émaner visiblement du souverain, qu’un véritable empereur doit avoir son sentiment personnel sur toutes les questions, être seul responsable de ses desseins et de ses actes et dire en toute rencontre ; Voilà ce que je pense, voilà ce que je veux. Dans son empressement à se montrer, à se découvrir, il ne s’est pas contenté de se débarrasser de son grand-vizir, il a successivement éloigné de lui tous les hommes marquans qui passaient pour posséder sa confiance, pour être fort avant dans ses bonnes grâces, pour exercer une influence décisive sur son esprit et ses déterminations. Un véritable empereur peut avoir des confidens, surtout quand il aime à parler; mais dès qu’on le soupçonne de les trop écouter, de se gouverner par leurs conseils, quoi qu’il lui en coûte, il est tenu de les sacrifier et de n’avoir jamais d’autre favori que son peuple.

Guillaume II n’avait pas seulement décidé qu’il gouvernerait lui-même, il savait d’avance quel caractère il donnerait à son gouvernement. Il disait, il y a quelques jours, que nous vivons dans un âge de transition, dans un temps où beaucoup de changemens, de réformes, sont nécessaires : « Nous allons bientôt entrer dans un siècle nouveau. Mes ancêtres se sont toujours efforcés de tâter le pouls à leur époque et de prévoir le cours des événemens. Comme eux, je pense avoir reconnu de quel côté se dirigent les tendances du siècle qui touche à sa fin, et je suis décidé à suivre de nouvelles voies. » Les réformes sont heureuses ou malfaisantes, tout dépend de la façon dont on les opère; les remèdes sont des poisons si le médecin céleste ne s’en mêle. Les mauvaises réformes sont celles qui viennent d’en bas, celles qui émanent de la souveraineté du peuple ou de l’initiative d’une assemblée, celles qui se ressentent de l’influence de la révolution française. Le prince, qui est en haut, voit seul de haut les choses de ce monde, il connaît seul les vrais besoins des peuples, et il n’y a de bonnes réformes que celles où il met son empreinte et qu’il marque à son effigie.

Le jeune souverain était résolu à prendre place parmi les princes réformateurs; le rôle qu’il paraît ambitionner le plus est celui de directeur de l’esprit public. Il aspire à tout renouveler. Sans parler des innovations militaires qu’il médite, de la réforme sociale à laquelle il s’est si vaillamment attaqué, questions de costumes, de mœurs, de langue, de théâtre, il a déjà dit son mot sur tout. Ce mois-ci, c’est sur la réforme de l’enseignement secondaire qu’il s’est prononcé. Il avait convoqué à Berlin une grande commission, composée non-seulement d’hommes du métier, mais de membres du parlement, de hauts fonctionnaires, de publicistes, de grands industriels, de dignitaires de l’église. Le jeudi 4 décembre, il ouvrait la première séance de cette assemblée. Il a paru devant elle dans son uniforme de hussard, et, la main sur la poignée de son sabre, il lui a exposé son programme, lequel, quoi qu’en aient pu dire des étourdis, ne ressemble à aucun autre. Vérités et illusions, tout y porte la marque d’un roi de Prusse, empereur d’Allemagne, qui, en s’occupant de l’éducation de la jeunesse, songe beaucoup à lui et voit en elle l’instrument de ses desseins, instrumentum regni.

Le jeune empereur s’est plaint des abus du surmenage, et ce n’est pas là ce qu’il y a d’original dans son discours. Il paraît avoir gardé un fâcheux souvenir des années qu’on l’obligea de passer au lycée de Cassel. Un journal allemand a prétendu qu’il y avait trop de noir, des ombres trop fortes, dans la peinture qu’il en a faite, que nombre de ses condisciples avaient moins pâti que lui dans cette geôle, et que, s’il lui fallait sept heures pour faire ses devoirs, c’est sans doute qu’il travaillait avec plus de distraction ou plus de conscience qu’un autre. « Je puis dire en connaissance de cause, a-t-il ajouté, que même à Cassel où nous avions, grâce à l’intervention de ma mère, une belle salle de classe, avec une bonne lumière d’un seul côté et une ventilation satisfaisante, sur vingt et un élèves, dix-huit portaient des lunettes, et que, dans le nombre, il en était deux, qui, même avec leurs lunettes, ne voyaient pas jusqu’au tableau. » N’y a-t-il pas là encore quelque exagération? « Qu’on songe à la jeunesse qui s’élève pour la défense du pays! Je cherche des soldats. Cette quantité de myopes, à quoi nous seront-ils bons? Moi souverain et père public de ce pays, je déclare que cette situation ne peut se prolonger. Messieurs, les hommes ne doivent pas voir le monde à travers des lunettes, mais avec leurs yeux, et trouver plaisir à ce qui est devant eux, à leur patrie et à ses institutions. » Cela est bien dit; mais, hélas ! ce ne sont pas seulement les myopes qui regardent le monde à travers leurs lunettes; empereurs ou bourgeois, chacun a les siennes, et quelquefois elles sont troubles ou nous les mettons de travers.

Voici qui est plus grave. Passe encore si on devenait myope en apprenant des choses utiles ! Mais on use ses yeux sur des versions grecques et des discours latins. « A bas la composition latine ! Elle nous gêne et nous fait perdre notre temps. Il faut que nous abandonnions l’ancienne éducation monastique du moyen âge, où le latin était enseigné avec un peu de grec. Celui qui a été lui-même au collège sait où cela cloche. Ce qui manque surtout, c’est une base nationale. Nous devons élever des jeunes Allemands et non des jeunes Grecs et Romains. »

L’Allemagne a toujours été le pays de la pédagogie, le pays où l’on a le plus médité sur le but de l’enseignement et sur le choix des méthodes. Si le respect n’avait enchaîné les langues, tel membre de la commission consultative aurait représenté sans doute à son souverain que les humanités sont destinées à faire des hommes et que l’Allemand lui-même doit être un homme, qu’il faut être sorti de soi pour arriver à se connaître, qu’il faut s’être donné pour se posséder, qu’on n’acquiert le vrai sentiment de soi-même que par les comparaisons, que, pour avoir une idée juste de son pays et de sa maison, il est bon de voyager, et que les études classiques font faire aux esprits les plus beaux voyages du monde, qu’au surplus les anciens sont les meilleurs maîtres de la jeunesse, étant plus simples que nous et plus près de la nature, qu’on trouve dans leurs œuvres une sagesse plus accessible aux jeunes intelligences et la divine fraîcheur des choses vues, senties et dites pour la première fois, que l’eau de source puisée au pied du rocher est une boisson plus salubre que l’eau troublée des fleuves. Il aurait ajouté peut-être que l’éducation est une greffe, que les rameaux des sauvageons sont épineux, que leurs fruits sont âpres et amers, que les plus beaux génies de l’Allemagne furent des sauvageons greffés. Qu’auraient été Lessing, Goethe, Schiller, si la muse antique n’avait mêlé son suc et sa douceur à leur sève native? Il y avait une fois un vieux cordonnier allemand qui, ayant fréquenté dans sa jeunesse le collège des jésuites, se souvenait d’avoir lu Virgile. Il s’écriait quelquefois en ressemelant des pantoufles : « Combien un petit bout de latin orne l’homme tout entier ! » Et il bénissait à sa manière le bon jardinier qui l’avait greffé. On ne dit pas que ses cliens se soient jamais plaints de ses souliers.

Mais Guillaume II a peu de goût pour les cordonniers qui se souviennent d’avoir lu Virgile ou Cicéron, et on assure qu’il n’a pour Goethe lui-même qu’une froide admiration et qu’il range Schiller parmi les génies dangereux qui ont travaillé à propager dans le monde les faux principes et les idées subversives. Entez le Prussien sur le Saxon, le Bavarois et le Souabe, c’est la seule greffe heureuse et désirable, la seule qui convienne à l’Allemand, et quant au Prussien lui-même, gardez-vous de gâter par d’impures vaccinations le bon sang qu’il a reçu de ses ancêtres. Qu’il apprenne de plus en plus à préserver sa justice originelle de tout mélange adultère, à ne rien emprunter à ses voisins, à se défier de leurs doctrines et à condamner leurs coutumes, à se suffire à lui-même, à trouver en lui tout ce qui est nécessaire à son bonheur, voilà le but où il doit tendre, et rien n’est plus propre à l’en rapprocher que de bons cours d’histoire, qui, en chauffant son patriotisme, lui inspireront de nobles dégoûts et le mépris des idoles étrangères. Or voilà justement le grand mal et le principal grief de Guillaume II contre les gymnases : on y enseigne l’histoire à rebours du bon sens, et c’est dans cette branche d’instruction surtout que le nécessaire est sacrifié à l’inutile.

« Du temps où je fréquentais le collège, le Grand-Électeur n’était qu’une apparition nébuleuse; la guerre de sept ans était presque en dehors du programme. » Ses souvenirs ne l’ont-ils pas trompé ? Mais peut-être aussi n’a-t-il pas poussé ses études jusqu’à l’examen de sortie. Quoi qu’il en soit, le Grand-Électeur et la guerre de sept ans, c’est encore le passé et c’est l’histoire de ce siècle qu’il veut qu’on enseigne en premier lieu dans les gymnases. « Les guerres d’émancipation, qui sont la période la plus importante pour tout jeune Allemand, n’étaient pas étudiées ; c’est grâce à des cours complémentaires très intéressans faits par M. Hinzpeter que j’ai été. Dieu merci! en mesure d’apprendre ces choses. Mais c’est là précisément le punctum saliens : pourquoi donc nos jeunes gens sont-ils induits en erreur? pourquoi fait-on tant de plans confus qui visent à réformer la société tout entière? pourquoi tant d’Allemands critiquent-ils leur gouvernement et ont-ils la manie de s’en rapporter à l’étranger? Parce que la jeunesse ne sait pas comment notre nation s’est développée et qu’elle ignore que les origines de notre situation actuelle datent de l’époque de la Révolution française. » Il s’est trouvé encore des étourdis pour prendre acte de cette déclaration comme d’un hommage rendu par l’empereur Guillaume II à la Révolution de 1789. Ces innocens n’ont pas compris qu’à ses yeux la Révolution est un de ces fléaux qui, par une dispensation divine et contre toute attente, se changent en bienfaits, une de ces œuvres du diable qui tournent au profit des enfans de la lumière, que, selon lui, elle a commencé la diminution, l’affaiblissement de la France et préparé du même coup la grandeur de la Prusse, qu’il lui sait un gré infini d’avoir abouti à des désastres, à Waterloo et de conséquence en conséquence à Gravelotte et à Sedan. Or ce qu’il veut qu’on enseigne en premier lieu dans les collèges prussiens, c’est Gravelotte et Sedan.

L’empereur a reconnu, il est vrai, que l’école avait beaucoup fait jadis pour exalter le patriotisme et qu’elle avait travaillé, à sa manière, aux destinées de la Prusse. « Dans les années 1864, 1866, 1870, a-t-il dit, les écoles prussiennes, les collèges enseignans prussiens étaient dépositaires de l’idée d’unité qui était prêchée partout. Quiconque sortait de l’école pour faire son volontariat ou entrer dans la vie active, était unanime sur ce point : l’empire allemand serait de nouveau restauré et l’Alsace-Lorraine reconquise, » Mais il s’est plaint que, depuis 1871, le mouvement s’était arrêté.

N’a-t-il pas été injuste? Faut-il croire que les professeurs qui enseignent l’histoire dans les gymnases prussiens sont plus occupés d’instruire la jeunesse et de former sa raison, que de lui donner la plus haute idée de son pays et de son gouvernement? Autrefois, les Allemands se piquaient et se vantaient de représenter seuls dans le monde la véritable liberté d’esprit, ou pour parler leur langue, d’être le plus objectif des peuples. Une complaisance excessive pour soi-même, la sotte vanité, l’infatuation, la vaine gloire, la jactance, étaient, à les entendre, des maladies exclusivement françaises, et ils nous rappelaient que les Nabuchodonosor, qu’ils soient des rois ou des peuples, finissent toujours mal, qu’il est bon de songer à ses pieds d’argile et de redouter la petite pierre ou le rocher qui se détache de la montagne. Aujourd’hui cela n’est-il pas changé? Je suis tenté de croire que la modestie est une plante plus répandue et qui donne plus de fleurs de ce côté-ci des Vosges que sur la rive droite du Rhin.

L’étude de l’histoire, a-t-on dit, se divise en deux parties, l’utile et le délectable, et le délectable comprend non-seulement ce qui amuse l’imagination, mais surtout ce qui flatte la vanité, ce qui chatouille l’amour-propre. S’il fallait juger de l’enseignement historique qui se donne dans les gymnases allemands, par celui qui est à la mode dans les universités, il serait permis de croire que le délectable y tient beaucoup de place. L’un de nos jeunes historiens, M. Abel Lefranc, qui avait fait un séjour en Allemagne au sortir de l’École des chartes et passé deux ans dans les universités de Leipzig et de Berlin, a rendu compte de ses impressions dans un rapport fort intéressant[1]. M. Lefranc est une de ces abeilles diligentes, avides, gourmandes, ingénieuses et sans préjugés, qui n’ont garde de demander aux fleurs comment se nomme le maître du champ qui les a vues naître et quels vents les ont caressées ; peu leur importe, pourvu qu’elles trouvent de quoi composer leur miel. Il était plein de respect pour la science allemande, et il a éprouvé de grands étonnemens.

Il suivit à Leipzig les cours des professeurs d’histoire les plus en vue, MM. Arndt et Maurenbrecher. « Tous deux, nous dit-il, considèrent volontiers leur mission comme patriotique autant que scientifique. Cette tendance qui se manifeste en ce qui nous concerne par un gallophobisme assez apparent les rend très chers aux étudians. Ils aiment à prononcer des allocutions de circonstance, dans lesquelles ils s’efforcent de pénétrer les jeunes générations qui les écoutent des sentimens dont ils débordent eux-mêmes. Ils excellent à prendre dans ces harangues familières, comme dans leurs cours, un débit bonhomme, tout à fait sans gêne et partant souvent vulgaire, que la jeunesse actuelle prise singulièrement. » Ils professaient le soir, de six à sept heures, et on se portait en foule à leurs cours. « Prendre des notes étant peine à peu près superflue pour des sujets de ce genre, les étudians n’avaient guère qu’à écouter. Ils remplissaient la grande salle du Bornerianum, attentifs, recueillant pieusement toutes les paroles du maître, riant bruyamment à ses lazzis, applaudissant avec enthousiasme à toutes les sorties chauvines. Je m’abstiens de juger de pareilles séances, trouvant qu’il n’est nullement souhaitable d’introduire chez nous cette formation factice du patriotisme, mais ne pouvant cependant m’empêcher de reconnaître tout ce qu’elle doit exercer d’influence sur la jeunesse universitaire. » Et M. Lefranc ajoute qu’il en est ainsi du haut en bas de l’échelle, depuis l’école primaire et ses manuels jusqu’au plus haut enseignement.

A Berlin, il entendit les professeurs qui sont plus particulièrement les apôtres de la mission prussienne, » ceux qui enseignent que les peuples latins sont pourris jusqu’à la moelle, que leur prétendue civilisation est méprisable, que depuis Louis XIV la France est en décadence continue, mais que le monde germanique lui-même, quoique moins décrépit, a besoin de se rajeunir, de se régénérer par l’infusion d’un sang nouveau; que le salut lui viendra de Berlin, que la Prusse est ce qu’on a vu de plus grand et de plus parfait dans l’histoire, que ses grands hommes ont toujours marché dans les voies de la justice et qu’on ne saurait censurer une seule de leurs actions sans se rendre coupable de sacrilège, que Frédéric II fut non-seulement un souverain de génie, mais un type achevé de droiture et d’honnêteté, « Je me souviens encore, poursuit M. Lefranc, des plaisanteries dont Leibniz fut l’objet pour s’être hasardé à dire quelque part que la conduite du Grand-Électeur, dans je ne sais quelle circonstance, était entachée de duplicité. » Et il conclut en disant : « Ce qu’il importe de constater avant tout, c’est le rôle toujours grandissant de l’université dans la formation de l’âme nationale. Le résultat auquel on tendait jadis par voie indirecte et détournée, on le vise et on l’obtient ouvertement aujourd’hui. Considérée à ce point de vue, l’université n’est plus seulement une école, un atelier scientifique, c’est presque un temple; comme au temple, on y fait le prêche, comme au temple, on y enseigne un catéchisme, celui de la patrie, sous toutes ses formes. En même temps, ce culte prépare à la caserne. D’un côté comme de l’autre, la liberté d’action n’est pas plus grande, ni la consigne plus sévère. »

Il y a quelque apparence que la manne sacrée, jusqu’ici du moins, était distribuée dans les collèges prussiens avec plus de ménagement, plus de circonspection que dans les universités. L’Allemagne, avons-nous dit, est le pays de la pédagogie, et les vrais pédagogues ont toujours pensé que la jeunesse avait mieux à faire que de s’occuper des questions du jour, des querelles des partis et des haines internationales, que toute chose doit venir en son temps, qu’on a tort de forcer la terre et les saisons et de hâter les fruits, que les plus précoces ne sont pas les plus savoureux. Ils croient rendre service à leurs écoliers en ne les aidant pas trop tôt à se faire une opinion sur les réalités présentes, en les laissant séjourner quelque temps dans le monde des nobles fictions ou des réalités lointaines. Ils estiment que le premier devoir d’un maître est d’inspirer à ses élèves ce goût de curiosité qui ne nous laisse indifférens à rien, de leur ouvrir l’esprit, de faire de ces jeunes têtes des maisons bien percées, riches en portes et en fenêtres, où l’air et la lumière abondent. « Les enfans, se disent-ils, ne s’ingèrent que trop tôt dans les intrigues et les âpres conflits d’ici-bas. Qu’est-ce que la politique ? Le jeu des passions et des intérêts. Retenons-les pendant quelques années dans ce paradis de l’intelligence où règnent le désintéressement, la paix, où l’on n’entend pour tout bruit que le cri des alcyons. Ils seront tôt ou tard des hommes de parti. Qu’ils commencent par être du parti des neutres ! Quand ils auraient appris de nous à respecter la pensée d’autrui et à croire peut-être qu’il y a quelquefois dans ce monde deux manières d’avoir raison, le mal ne serait pas grand. »

Mais voilà précisément ce que blâme l’empereur Guillaume. Il veut introduire de plus en plus la politique dans les collèges. On ne les a pas fondés pour répandre les connaissances utiles ou inutiles et pour faire des curieux; la vraie destination de l’enseignement secondaire est de faire de bons royalistes et de prêcher les bonnes et saines opinions. « L’empire est fait; nous avons ce que nous voulions obtenir. L’école devrait maintenant diriger la jeunesse et lui faire comprendre que la nouvelle forme existante de l’état est là pour être conservée. A cet égard, on n’a rien fait, et bien que l’empire n’existe que depuis peu de temps, certaines tendances centrifuges se sont développées. » Ce n’est pas seulement la politique que le jeune empereur veut naturaliser dans les gymnases, c’est l’étude de la question sociale. « Si l’école avait fait ce qu’on est en droit d’attendre d’elle, elle aurait dû avant tout engager elle-même le duel avec la démocratie sociale. Le corps enseignant tout entier aurait dû attaquer sérieusement la question, et instruire la génération naissante de telle façon que les jeunes gens de mon âge seraient déjà les instrumens avec lesquels j’aurais pu travailler dans l’état, afin de me rendre plus vite maître du mouvement. » Et il s’en prend aux philologues, « qui ont siégé en beati possidentes dans les gymnases, et qui ont principalement porté leur attention sur la matière de l’enseignement, sur la question d’apprendre et de savoir, mais non sur la formation du caractère et sur les besoins de la vie présente. »

Qu’est-ce qu’un jeune homme qui a le caractère formé ? C’est un adolescent qui a toutes les bonnes opinions. Qu’est-ce que les besoins de la vie présente? C’est tout ce qui est nécessaire au maintien de l’empire allemand. A quoi bon raconter à vos élèves l’histoire des Gracques si vous n’en prenez occasion de leur inspirer l’horreur et de la démocratie sociale et des tendances centrifuges ? Enseignez-leur surtout que leur souverain est le seul juge impartial et éclairé de ce qui convient à son peuple, et préparez-lui des instrumens avec lesquels il puisse travailler. A quoi peuvent servir des jeunes gens qui non-seulement sont myopes et portent des lunettes, mais qui n’ont aucune opinion faite sur la meilleure méthode à suivre pour combattre la démagogie? Laissez là le discours latin, et apprenez-leur à régler toujours leur montre sur la grande horloge qui seule connaît et marque l’heure vraie, et qui la sonne à si grand bruit que sa voix d’airain se fait entendre jusque dans les vallons les plus reculés des Alpes bavaroises.

Guillaume II reproche aux professeurs des gymnases d’enseigner à la jeunesse trop de choses inutiles, au détriment de la seule qui soit vraiment nécessaire; il leur reproche aussi d’avoir trop d’élèves. Il y a surcharge dans les programmes; il demande qu’on les allège; les élèves sont trop nombreux, il y a de l’encombrement dans les collèges classiques et par suite ce qu’il appelle « une surproduction de gens instruits; » c’est un autre inconvénient auquel il faut parer. Il a répété à sa façon le mot de Virgile : Les prés ont assez bu. « Notre patrie, a-t-il dit, ressemble à un champ trop arrosé. On nous donne plus d’instruction que nous n’en pouvons supporter, et on donne à la Prusse plus d’hommes instruits que la nation n’en peut nourrir. » En ceci, du moins, il considère le bien des particuliers autant que celui de l’état. C’est un fléau assurément que « le prolétariat des bacheliers et les candidats de la faim. » On ne saurait trop combattre ce que Pascal appelait les respects d’établissement, les sottes ambitions, le culte superstitieux rendu aux professions libérales, le préjugé qui fait croire à un avocat sans talent, à un médecin sans clientèle, qu’ils sont de plus grands personnages qu’un épicier intelligent et qu’un bon laboureur.

L’empereur désapprouve formellement, et on ne saurait l’en blâmer, le système ou la chimère de l’instruction intégrale et universelle. Sa devise est : « Cuique suum ! à chacun ce qui lui revient et ce qui lui convient. « Il a trop de bon sens pour être de ceux qui désirent qu’on puisse devenir médecin ou avocat sans savoir le latin. Quoiqu’il ne voie pas très bien à quoi peut servir l’étude des langues mortes, il entend la conserver comme une barrière heureuse à l’entrée du chemin qui mène aux professions libérales, déjà trop encombrées. Les collèges classiques donneront seuls accès aux universités, aux cours des facultés de philosophie, de droit et de médecine. D’autre part, pour diminuer la population flottante des gymnases, pour en éloigner les jeunes gens qui ne passent jamais l’examen final et dont le seul but est d’être admis au volontariat d’un an, il demande « qu’on place un examen à l’entrée du volontariat et qu’on exige de ceux qui fréquentent les Realschulen le certificat de sortie de ces établissemens. » On verra alors la foule des aspirans refluer des gymnases dans les écoles professionnelles, où ils trouveront ce qu’ils cherchent.

A l’égard des gymnases réels où l’on enseigne « ce petit bout de latin qui orne tout l’homme, » Guillaume II les supprimerait volontiers. Il en est pourtant de fort prospères et où l’étude des langues modernes est poussée très loin. Dernièrement, les élèves du Realgymnasium de Stettin, dont le directeur est un homme de grand mérite, ont joué le Malade imaginaire, aux vifs applaudissemens d’un nombreux public accouru pour les entendre; Toinette surtout a remporté tous les suffrages. Si Guillaume II avait honoré cette représentation de sa présence, il n’aurait pas applaudi Toinette, il aurait froncé le sourcil; de jeunes Allemands ont un meilleur emploi à faire de leur temps que de réciter et de jouer du Molière. Mais ce qui lui déplaît surtout dans les institutions mitoyennes, qui ne sont ni de vrais gymnases, ni de vraies écoles, c’est qu’on y donne « une éducation bâtarde, dont la mauvaise influence se fait sentir pendant toute la vie. »

Si l’utopie de l’enseignement intégral lui est odieuse, il a aussi la sienne. Il n’admet pas que l’aristocratie intellectuelle d’une nation se recrute, du haut en bas de la société, parmi l’élite des jeunes gens de toute condition. Par haine de la démocratie, il veut introduire ou maintenir dans l’instruction publique des séparations de classes, un esprit de caste. Les nobles et les officiers doivent être élevés dans les écoles de cadets ; il faut réserver les gymnases classiques à la haute bourgeoisie et aux futurs fonctionnaires, et les petits bourgeois doivent envoyer leurs enfans dans les écoles professionnelles. Ainsi chaque jeune Prussien saura dès sa naissance à quel genre d’éducation il a droit, sans qu’il vienne à personne l’idée de s’élever au-dessus de ses pères. Un fils d’épicier qui apprend le latin devient fatalement un déclassé, et par une fatalité tout aussi rigoureuse, les déclassés se font journalistes et passent leur vie à censurer les actes du gouvernement, à discuter à tort et à travers les affaires publiques.

Dans ces trois genres d’écoles, les études seront tout à fait différentes, à cela près qu’on y enseignera, sinon le même catéchisme, du moins les mêmes principes de morale religieuse. Guillaume II a rappelé à la commission consultative qu’il est le summus episcopus de son église, et il a déclaré qu’il veillerait à ce que l’école fût pénétrée de l’esprit chrétien. » Au surplus, quelles que soient les règles particulières de ces divers établissemens, l’instruction y sera subordonnée à l’éducation ou, pour mieux dire, au dressage, qui est un art tout prussien.

Henri Heine a parlé quelque part de ces compagnons ouvriers, qui, sans le sou dans leur poche, parcouraient l’Allemagne en tous sens. D’ordinaire, ils étaient trois dans leurs pèlerinages. L’un, grand raisonneur, avait la fureur de discuter ; il avait une remarque à faire sur chaque oiseau qui s’envolait devant lui, sur chaque cavalier qui traversait le chemin, et quand il arrivait dans un vilain pays, il disait ironiquement : « Le bon Dieu a fait le monde en six jours, et il y paraît, car il reste encore beaucoup à faire. « Le second était toujours en colère ; jurant comme un païen, il maudissait tous les patrons chez qui il avait travaillé, et il se repentait de n’avoir pas administré et laissé en souvenir une volée de coups de bâton à l’hôtesse d’Halberstadt, qui lui apportait journellement sa choucroute. Le troisième, qui était le plus jeune et faisait sa première tournée dans le monde, pensait toujours à deux beaux yeux couleur de pervenche, et la tête basse, il se plongeait dans de longues méditations, marchait pendant des heures sans dire un mot. Le premier de ces compagnons représentait l’Allemagne raisonneuse et philosophante, le second celle qui se fâche, le dernier celle qui rêve.

Voilà trois variétés d’Allemands dont aucune n’agrée à Guillaume II. Il goûte aussi peu le philosophe qui discute tout, même Dieu, que le mécontent qui jure, et que le rêveur, qui ne sera jamais un bon soldat. Il espère que, grâce aux nouvelles instructions qu’il fera donner à ses professeurs de gymnases et à ses maîtres d’école, il verra se multiplier la graine de ce qu’on peut appeler le bon jeune homme allemand, flexible, souple, docile, respectueux, rompu à la discipline, instruit de tous ses devoirs, exact à les remplir, toujours content de son sort et de son empereur. Comme le disait M. Lavisse, ce n’est pas pour eux qu’il veut élever les jeunes Prussiens, c’est surtout pour lui. Sa réforme de l’enseignement, s’il réussit à l’exécuter, restera comme un chef-d’œuvre d’utilitarisme politique.

Les hommes du métier qui faisaient partie de la commission consultative ont éprouvé, paraît-il, une sorte de saisissement en entendant le premier discours de Guillaume II. Ils étaient aussi émus que ces paysans du XVIe siècle qui, s’étant assemblés, selon l’ancienne coutume, pour danser sur la place du Vieux-Marché de Laybach, près d’une fontaine ombragée par un beau tilleul, virent tout à coup paraître un jeune homme bien taillé et bien vêtu, lequel les salua et présenta à chacun sa main, qui était froide comme la glace. Ce jeune homme imposant était un esprit des eaux, et les ondins ont en eux quelque chose qui fait frissonner les professeurs comme les paysans. Mais enfin, la commission s’est exécutée. On a résolu d’alléger les programmes, d’éliminer la composition latine, de simplifier les examens, de supprimer, s’il est possible, les écoles professionnelles où on lit Cornélius Nepos; on a décidé surtout que la première chose qui serait enseignée aux plus jeunes élèves des gymnases serait l’histoire contemporaine. En congédiant l’assemblée, l’empereur a déclaré qu’il était content d’elle. « Jusqu’à ce jour, a-t-il dit, nos jeunes gens allaient des Thermopyles à Vionville, en passant par Rosbach ; moi, je veux que, désormais, ils partent de Sedan et de Gravelotte pour arriver à Mantinée. » Quand le bon jeune homme allemand aura sucé avec le fait toutes les saines doctrines, l’orgueil de sa race et tous les nobles mépris, il pourra étudier sans danger l’histoire grecque. Il ne risquera pas de se méprendre, de laisser s’égarer ses admirations, de surfaire un Épaminondas qui n’a jamais commandé à plus de soixante mille hommes, et qui mettait sa gloire à être un bon pythagoricien et le serviteur très modeste d’une petite république.


G. VALBERT.

  1. Notes sur l’enseignement de l’histoire dans les universités de Leipzig et de Berlin, par Abel Lefranc. Paris, 1888 ; Armand Colin et Cie.