L’Empereur Mutsuhito
Quand Mutsiihito, second fils de l’empereur Komei, naquit le 3 novembre 1852, tout au Japon était confusion. Les mikados y régnaient depuis les temps préhistoriques comme les descendans de la déesse solaire, que la religion shinto appelle la créatrice de l’Archipel. Vers le vie siècle de notre ère, ils avaient adopté le confucianisme et le bouddhisme, bientôt fondus avec le shinto, la civilisation des Chinois et leur système de gouvernement centralisé, Kioto avait été choisi comme capitale de l’empire et les charges de l’État étaient devenues la propriété de quelques grandes familles de nobles de cour ou kuge. Mais, énervés par la civilisation nouvelle, mikado et kuge avaient bientôt perdu toute autorité sur le Nord et l’Ouest du Japon, restés barbares, où s’étaient fondés des clans féodaux dont les membres s’appelaient samurai et les chefs daimio. Le plus grand des daimio, le shogun, après avoir enfermé l’Empereur et sa Cour dans le palais de Kioto, avait commencé contre les daimio, une lutte de quatre cents ans, qui lui avait enfin donné la victoire au xviie siècle. 200 daimio seulement avaient conservé leurs États sous sa tutelle ; ils passaient la moitié de l’année à Yedo, sa capitale ; quand ils s’en éloignaient, ils y laissaient leurs femmes et leurs enfans en otages ; aussi leurs clans s’étaient-ils transformés en républiques de samurai. Dans les États Shogunaux, qui comprenaient le tiers de l’archipel, le régime était celui de la monarchie absolue ; mais, avec le temps, les shoguns incapables avaient laissé usurper leur autorité par leurs ministres et leurs fonctionnaires ; la décadence avait été rapide, et, quand Mutsuhito naquit, le désordre de l’administration et des finances, les famines répétées, les soulèvemens populaires, les clans du Sud-Ouest (Choshu, Satsuma, Hizen et Tosa) redevenus indépendans, les conspirations des samurais pauvres et des ronins chassés de leurs clans, également désireux de détruire, tout annonçait une révolution.
Cette révolution éclata lorsqu’en 1853 la flotte des États-Unis jeta l’ancre dans la baie de Yedo en exigeant l’ouverture de l’Archipel au commerce international. Il y avait plus de deux siècles que le shogun, craignant l’ambition des puissances européennes, avait chassé du pays tous les étrangers, excepté les Hollandais, qui pouvaient déposer leurs marchandises dans un îlot de la baie de Nagasaki ; l’établissement des Anglais à Hong-Kong, des Russes à Vladivostock avaient réveillé les craintes d’autrefois, et l’arrivée de l’escadre américaine, que suivirent bientôt des vaisseaux de toutes les grandes puissances, fut considérée comme le signal de l’invasion. Tous alors, las du shogunat incapable, les daimio, les samurai, le peuple se tournèrent vers l’Empereur, prisonnier dans son palais de Kioto.
La cité sainte s’élève dans une plaine riante qu’entoure un cirque de montagnes sauvages ; elle a la forme d’un rectangle allongé, où les rues se coupent à angle droit ; au Nord du rectangle se trouve le gosho, le palais impérial, qu’entourent des jardins : dans l’enceinte réservée on ne voit que des cours couvertes de petits cailloux et des bâtimens de bois peints de blanc, rayés de rouge ; le blanc et le rouge sont des couleurs saintes. En 1853, rien ne paraissait y avoir changé depuis douze siècles ; les hommes s’y vêtaient encore d’amples tuniques de soie, les femmes d’une douzaine de larges pantalons et de robes flottantes, sur lesquelles pendaient leurs cheveux ; les manières, les amusemens, la langue, tout y disait le passé. Nul homme n’approchait l’Empereur servi par des femmes à genoux. Élevé dans cette demeure mystérieuse, ignorant du monde, ignorant même du Japon, comment Komei qui n’avait d’ailleurs que vingt-deux ans, eût-il pu guider son peuple à cette heure difficile ? Il se contenta de répondre que le shogun avait pour mission propre de chasser les barbares. Mais les ministres du shogun ne voulaient pas affronter la coalition des puissances ; des conventions provisoires furent donc conclues qui ouvraient quelques ports au commerce. Dans tout le pays ce fut un frémissement d’horreur, et l’horreur redoubla quand des calamités survinrent qui semblèrent le châtiment des dieux : la famine, des épidémies, le choléra introduit par les bâtimens des étrangers, des tremblemens de terre, qui firent cent mille victimes. Enfin un incendie dévora une partie du gosho. Effrayé par ce qu’il regardait comme un présage céleste, Komei s’opposa de toutes ses forces à la signature de traités définitifs et, comme le gouvernement shogunal n’écoutait pas ses ordres, lui, le fils du Ciel, ne craignit pas de s’allier à ceux qui préparaient la Révolution. Le premier ministre de Yedo, li Kamon, était un homme dont la netteté d’esprit et la décision approchaient du génie ; un matin il fit cerner le gosho par les troupes qu’il avait à Kioto ; des soldats, pénétrant dans le palais même, arrêtèrent les conjurés, les princes, pour les jeter en prison, les autres, pour les envoyer au supplice. Le shogun prit le titre de taikun, qui semblait désigner le souverain du pays, il signa les traités que l’empereur n’avait pas voulu signer (octobre 1858). Mais bientôt on apprit que li Kamon venait de tomber à Yedo sous les coups de samurai, vengeurs de la majesté impériale (23 mars 1860). Alors chaque mois, puis chaque semaine, puis chaque jour apporta la nouvelle d’un autre succès des révolutionnaires, d’une autre concession du shogun. Enfin ce fut la grande nouvelle attendue depuis des siècles : les daimio avaient abandonné Yedo, le shogun impuissant allait se rendre à Kioto pour se prosterner devant l’empereur et l’appeler son maitre (octobre 1862).
Le prince Mutsuhito avait alors dix ans ; comme il avait perdu son frère, à l’occasion de la cérémonie où les Japonais échangent leur nom et leurs habits d’enfans contre un nom et des habits d’homme, il fut proclamé héritier présomptif. La rude éducation qu’il avait reçue, habitué à supporter toutes les privations, à ne jamais trahir ses sentimens, comme aussi les terribles événemens qui avaient marqué son enfance lui avaient donné un esprit et un caractère qui n’étaient pas de son âge. Quels spectacles d’ailleurs pour sa jeune imagination ! Quelles impressions pour sa jeune sensibilité ! D’abord, l’enfant est tout curiosité ; le shogun et soixante-dix daimio s’établissent à Yedo avec leurs troupes : samurai du nord, dont le chapeau de fer ou de cuir au masque grimaçant, l’armure aux lamelles de laque et de métal rappellent le moyen âge ; samurai du Sud-Ouest déjà presque équipés à l’européenne. Chez l’enfant l’orgueil succède à la curiosité, lorsque dans ce palais, où il a connu la pénurie, où ses serviteurs ont connu la misère, le shogun agenouillé devant son père et devant lui répand des monnaies, des armes, des pièces de soie et de brocart. Bientôt ce seront de tout autres émotions. Le mikado et le prince héritier sortent du palais pour conduire des processions solennelles aux temples des dieux, leurs ancêtres. Pareil fait ne s’est pas produit depuis des siècles. Le confucianisme chez les grands, le bouddhisme dans le peuple ont pu affaiblir la croyance au shinto, l’invasion étrangère la ravive, il faut maintenant se décider, ou croire, ou ne pas croire, et l’on ne peut pas ne pas croire, ne pas se persuader que le sol national est un sol sacré, que les dieux créateurs le protègent, que l’image vivante de leur protection est le mikado, leur fils. Aussi partout où paraissent Komei et Mutsuhito voici des foules prosternées ; le noble de cour s’y mêle au samurai, le marchand au paysan. C’est un peuple qui s’offre, qui supplie son prince de vouloir accepter le don qu’il fait de lui-même. Cette offre produit des mouvemens differens chez le père et chez l’enfant. Komei, élevé dans les idées du passé, ne comprend de cet hommage que la soumission ; s’il pouvait s’imaginer que son peuple osât l’aimer, il s’en offenserait ; lui-même, quand il adore ses ancêtres, n’éprouve qu’un froid respect, ne trouve que des mots, des gestes de convention. Dans l’âme au contraire de Mutsuhito naissent ces sentimens, qui feront un jour la force et la gloire de son règne : il entre en communion avec ses ancêtres par la piété qu’il leur voue, par la protection qu’il croit recevoir d’eux, en communion aussi avec son peuple, dont il leur transmettra les prières.
Le mouvement qui jette la foule aux pieds du mikado est plein de haine contre l’étranger. La guerre sainte a été décidée, l’Empereur lui-même la proclamera, il se rendra solennellement dans le temple du dieu de la guerre pour y donner au shogun le glaive sacré qui chassera les barbares. De jour en jour cependant, de mois en mois on remet la proclamation, finalement on convient de s’abstenir. Et cet aveu d’impuissance, qui nuit aux dieux mêmes du pays vaincus par une puissance inconnue, provoque chez tous un affreux découragement. Cette fois encore combien Komei et Mutsuhito en sont diversement affectés ! Si les étrangers sont pour Komei des êtres impurs, dont il ne souffrira pas la présence dans le voisinage de son palais, il se soucie peu que le shogun leur permette de s’établir aux portes de Yedo. Dans l’âme de l’enfant, qui sera le grand empereur, nait au contraire cette fièvre patriotique qui lui fait ressentir toutes les angoisses de son peuple, lui fait considérer la moindre parcelle du sol national comme aussi sacrée que son palais ; il ne peut en même temps avoir pour les étrangers la haine de son père ; quand il voit leurs fusils, leurs montres, leurs instrumens de physique, il se demande le secret de leur génie mystérieux.
Déjà la déception, la rancœur qu’a produites l’abandon de la guerre sainte a laissé le champ libre aux révolutionnaires. Les samurai des clans établis à Kioto ont perdu toute discipline, leurs cris parviennent jusqu’au palais ; la nuit, le jeune prince voit des feux s’allumer au sommet des montagnes ; ce sont les ronin, les samurai chassés de leurs clans, les kiheitai, les révolutionnaires sortis de toutes les classes et de toutes les provinces, qui échangent des signaux avec les conspirateurs de Kioto. Peu à peu ils se risquent dans la ville, ils la remplissent bientôt, ils s’en rendent les maîtres, y imposent la Révolution : leur comité de salut public abolit toutes les lois, supprime les distinctions de classe, fixe les salaires et le prix des alimens. Pour chaque contravention la mort. Chez ces hommes, ivres d’alcool, ivres d’excitations de toutes sortes, c’est la folie du meurtre ; sans cesse ils voient rouge, tirent leurs sabres, frappent au hasard, un être vivant ou une statue, un noble ou un serf, un homme ou une bête. Alors Komei se repent de s’être allié aux clans partisans de la Révolution, surtout à Choshu, qui a permis aux kiheitai d’envahir sa capitale ; il traite en secret avec le shogun et les clans qui lui sont restés favorables ; ceux-ci dissimulent leurs troupes dans la banlieue, puis un matin ils saisissent par surprise les portes du gosho ; l’empereur somme Choshu de se retirer ; après quelques heures d’hésitation, Choshu obéit ; les kiheitai le suivent dans sa retraite. Kioto est délivré de la Terreur (30 septembre 1863).
L’année suivante, Choshu et les révolutionnaires reviennent en force, assiègent Kioto, veulent emmener l’empereur prisonnier. Celui-ci a confié la garde du palais au shogun et aux clans ralliés. Dans la nuit du 19 au 20 août 1864, les révolutionnaires se glissent dans la ville ; au lever du jour ils attaquent le gosho de cinq côtés à la fois, leur élan est d’abord irrésistible, ils enlèvent les portes extérieures, conquièrent le quartier des nobles et les jardins, emportent la première enceinte du palais. Des balles, des boulets tombent dans les appartemens qu’habite l’empereur, les nobles de cour effrayés parlent de traiter, les shogunaux ne veulent rien entendre ; pour isoler les assiégeans, ils mettent le feu à quelques maisons de kuge ; le vent, des malfaiteurs étendent l’incendie ; au milieu des flammes, c’est une lutte sauvage : des révolutionnaires cernés, peu réussissent à s’échapper, les autres s’ouvrent le ventre, sont massacrés ou pris vivans pour être livrés à la torture.
L’attaque du gosho réconcilia définitivement Komei avec le shogun et lui fit prendre dans la même haine que les révolutionnaires tous les partisans des réformes. Pour Mutsuhito, bien qu’il n’osât s’élever contre son père, il réfléchissait, il doutait, et chaque jour augmentait ses doutes : on avait cru que l’appui de l’empereur faisait la force des rebelles, il se tournait contre eux et leur nombre augmentait, leurs bandes battaient les troupes du shogun ; les clans des îles, Satsuma, Hizen et Tosa, suivant l’exemple de Choshu, embrassaient la cause de la Révolution. Et tout à coup Komei, pris de la petite vérole, mourut (février 1867), laissant à l’enfant de quatorze ans un trône chancelant, un pays démembré. Komei était pourtant capable de faire de grandes choses, mais il n’avait su comprendre ni l’enseignement de ses ancêtres, qui lui disaient de renoncer à la lettre de la loi pour en garder l’esprit, ni l’appel de son peuple, qui lui demandait de fonder une monarchie nouvelle, où les sujets seraient unis au maître, non plus par la crainte, mais par l’amour.
Komei mort, tous se tournèrent anxieux vers cet enfant inconnu, dont la taille haute et frêle, le visage aux yeux fixes, ne laissaient pas deviner le caractère. Ce que son père n’avait pu accomplir, pourrait-il, lui, l’accomplir ? De ces clans en guerre les uns contre les autres, de ces castes qui se haïssaient et voulaient se détruire, saurait-il refaire un peuple ? En attendant qu’il devînt un homme, les partis ennemis cherchaient à s’emparer de lui comme d’un otage. Le shogun Keiki avait obtenu de l’empereur mourant qu’il lui confiât la garde du jeune souverain ; bientôt pressé par le mouvement qui emportait le pays, effrayé des progrès que faisaient les clans du Sud-Ouest, il crut plus sage d’abdiquer son titre de shogun et de prendre celui de régent (octobre 1867). Inutile concession. Le 3 janvier 1868, les révolutionnaires se saisissent par surprise du gosho. À côté des nobles de cour, dont l’un, Iwakura, se rallie ouvertement à la Révolution, à côté des daimio du Sud-Ouest, ils sont tous là, ces hommes qui, depuis dix ans, ont ourdi tant de complots, fomenté tant de révoltes, suscité ou laissé commettre tant de crimes : Saigo de Satsuma, géant brutal et borné, follement brave, superbement chevaleresque, l’idole de la foule ; Okubo, lui aussi de Satsuma, fin et cultivé, d’une intelligence hors ligne, de nobles instincts, capable de faire de grandes choses, mais ayant perdu au cours de dix ans de conspirations beaucoup de son sens moral et toute sa franchise ; Kido, de Choshu, aventurier ayant fait tous les métiers, pris part à toutes les insurrections, même à l’assaut du palais impérial, la figure d’un gamin, les manières du plus bas peuple, avec des yeux qui révèlent son génie, le plus grand de ces hommes, le plus modéré aussi et le plus honnête ; Okuma, de Hizen, adroit, inventif, plein de ressources, orateur méridional, dont l’éloquence intempérée devance toujours la pensée quand elle ne la supplée pas ; Itagaki, de Tosa, le dictateur redouté de l’ile de Shikoku, démagogue aux formules creuses, naïf d’ailleurs, le jouet de ses alliés. Combien d’autres encore, plus dangereux que leurs chefs et plus coupables ! Malgré la présence du jeune souverain, dont l’impassible visage cache les étonnemens, les dégoûts, même les craintes, ces hommes, qui n’ont rien de commun que leur haine du passé, se contredisent, s’insultent, se menacent. Iwakura, dépouillant enfin l’indifférence hypocrite, qu’il a montrée depuis dix ans, s’abandonne aux emportemens de son caractère hautain et passionné, il tire son poignard, menaçant d’en frapper ses adversaires, puis de s’en frapper lui-même. Les plus violens l’emportent ; on rédige un décret où sont supprimées toutes les institutions politiques du Japon, aussi bien celles dont le souvenir s’est conservé au gosho que celles qu’a fondées le shogunat ; devant l’enfant pâle et muet, qu’on feint d’adorer, on saisit le sceau impérial, on en applique la marque sur le décret, il ne reste plus d’autre légalité que la Révolution.
Et pourtant, à quelques centaines de mètres, se dresse le château que les shogun ont bâti pour surveiller la Cour impériale, sombre forteresse à l’extérieur avec ses larges fossés, ses épaisses murailles, ses tours et son donjon carré, admirable palais à l’intérieur, que la magnificence de ses décorations a fait appeler un rêve d’or. Là, dans une salle où les artistes du xviie siècle ont réalisé le chef-d’œuvre de l’art décoratif japonais : d’immenses pins maritimes de grandeur naturelle, au-dessus desquels planent des aigles guettant leur proie, siègent, autour de l’ex-shogun, dans leurs admirables costumes de couleur pâle, la tête coiffée du cornet noir, tous impassibles, tous polis jusqu’à la préciosité, les princes fidèles, les représentans du régime qui va finir. Leur cause est perdue, ils le sentent. Aussi quelques-uns seulement parlent-ils de marcher sur le palais ; le shogun, qui a jadis défendu ce palais contre Choshu, refuse de l’attaquer aujourd’hui, il se replie sur Osaka. Sa faiblesse augmente l’audace de ses ennemis, un décret impérial lui enlève ses titres et ses fiefs ; il se repent alors, veut reprendre Kioto ; c’est en vain : ses troupes sont battues ; il s’enfuit par mer, tandis que le ciel se rougit des flammes d’Osaka incendié (31 janvier 1868). Keiki est mis par décret impérial hors la loi humaine, hors la loi divine, les troupes des clans et les bandes révolutionnaires fondues ensemble deviennent l’armée du châtiment : en février, cette armée, traversant toute la grande ile, envahit les états shogunaux, Keiki se résigne, il s’abandonne, lui et les siens, à la clémence de l’Empereur, le Japon central est pacifié (mai 1868), mais plus d’un an la lutte se poursuivra contre les clans du Nord, puis contre les samurai qui proclament la république dans l’ile de Yezo (juin 1869).
Devenus tout puissans, les révolutionnaires convoquent dans la forteresse de Kioto, où s’est tenue la dernière assemblée de l’ancien régime, un parlement de samurai élus par les Comités de salut public des clans vainqueurs et des clans ralliés aux vainqueurs ; ils y conduisent le jeune empereur proclamé majeur et lui font prêter le serment d’établir un régime de justice et d’égalité où le gouvernement ne fera rien sans consulter l’opinion publique (6 avril 1868). On s’attaque aussitôt aux deux cents princes féodaux, à ceux qui ont fait la Révolution comme à ceux qui l’ont combattue, tous perdent leurs états et leurs biens ; les clans sont supprimés, les anciennes provinces sont remplacées par des départemens. C’est ensuite la loi agraire : toutes les terres appartiennent en droit aux clans, en fait aux daimio et aux samurai ; on les leur confisque ; les forêts et les montagnes sont attribuées à l’État ou aux communes, les terres cultivées aux paysans. Comme indemnité, daimio et samurai doivent recevoir des pensions ; ces pensions, l’État, sans ressources, ne peut les payer ; on les rachète de force contre une indemnité dérisoire ; les 1 500 000 samurai sont réduits à la misère. Ils ne forment déjà plus la caste militaire, ils n’ont même plus le droit de porter leurs sabres ; pour les tenir en respect, on a constitué une armée de paysans commandée par les chefs des anciennes troupes révolutionnaires. La principale classe ainsi frappée, l’ancienne société peut disparaître tout entière : on abolit les castes privilégiées, les castes infâmes, les gildes et même toutes les associations. Puis on s’attaque à la religion : le bouddhisme est déchu de son rang de religion officielle, ses biens sont confisqués, ses principaux temples donnés au shinto. Enfin on détruit l’ancienne constitution de la famille par le fameux rescrit qui déclare : « Les recensemens ne seront plus pris par famille, mais par individus. » Bientôt pourtant les révolutionnaires s’aperçoivent qu’il ne peut exister un État, une société dépourvus de toute institution ; alors, leur haine du Vieux Japon leur faisant oublier leur ancienne haine de l’étranger, ils prétendent imposer au pays les institutions les plus contraires qui se puissent rencontrer, celles de l’Europe, et de l’Europe révolutionnaire.
Aussitôt la guerre civile recommence. Saigo, qui haïssait le shogunat, mais qui hait autant la Révolution, veut sauver les samurai pour sauver avec eux le Vieux Japon : avant qu’on ait formé une armée nouvelle, il prendra le commandement des samurai, les conduira contre la Corée et contre la Chine. Itagaki, qui souhaite au contraire de pousser la Révolution à ses conséquences extrêmes, cherche aussi à sauver les samurai parce qu’il juge le peuple trop peu formé pour fonder une démocratie véritable et qu’il pense y réussir avec l’aide des samurai d’idées avancées. Saigo et Itagaki s’unissent donc, entraînant Eto, qui vient d’introduire les codes français, Maebara, le vice-ministre de la guerre, d’autres encore. Iwakura, Okubo, Kido refusent de s’aventurer dans une guerre, et d’accorder une Constitution (1873). Ce sont eux qui l’emportent. Les autres quittent le Conseil, que Kido lui-même abandonne, adressent un manifeste à la nation, et se retirent dans leurs clans. Eto soulève Hizen, Eto est vaincu et décapité. Maebera soulève Choshu, Maebera est vaincu et décapité. Saigo enfin soulève Satsuma (1877) ; toute l’armée impériale doit marcher contre celui qui l’a créée ; la lutte dure neuf mois ; elle est terrible : 14 000 hommes périssent, 20 000 sont blessés, 40 000 emprisonnés, les paysans vont au feu avec les samurai, et les femmes se font tuer comme les hommes. Enfin Satsuma est écrasé ; cerné sur une colline, Saigo s’ouvre le ventre, un ami lui coupe la tête, qu’il enterre ; tous ses fidèles font harakiri. Le commandant des impériaux est Kawamura, le beau-frère de Saigo, il fait rechercher les restes du héros, de crainte qu’on ne répande le bruit de son évasion et de son prochain retour. Le corps du géant est retrouvé, il faut encore la tête ; enfin Kawamura la déterre ; il la saisit par cette touffe de cheveux que les samurai conservent au milieu de leur crâne rasé, il la présente aux soldats, aux paysans accourus, hideuse maintenant, maculée de sang et de boue, les yeux restés grand ouverts dans l’agonie. Saigo est bien mort, le Vieux Japon avec lui.
Mais comment, se demandera-t-on, ces luttes affreuses n’aboutirent-elles pas à l’anarchie ? Pour quelle raison cette œuvre de destruction et de haine devint-elle le principe d’une transformation féconde. ? C’est que la Révolution se couvrait du nom de l’empereur et l’empereur représentait les traditions du Japon, son histoire séculaire, ce patriotisme farouche qui l’avait toujours empêché de se démembrer au cours de guerres civiles, et qui maintenant lui faisait consentir à tous les sacrifices nécessaires pour devenir un grand peuple. Entre la Révolution et le shogun la lutte aurait pu se poursuivre pendant des années, mais Katsu, le ministre de la Guerre du shogun, lui avait écrit : « Le succès de notre armée réserverait au Japon le sort de la Chine ou même celui de l’Inde, » et le shogun s’était remis à la merci de l’empereur. Les daimio auraient pu refuser de céder leurs États, comme les samurai de dissoudre leurs clans : un ordre de l’empereur les avait fait s’incliner. Le peuple d’ailleurs s’éveillait, et le peuple tout entier allait à l’empereur. Il avait haï l’ancien régime, accueilli avec joie l’avènement du nouveau, mais ce nouveau régime, il le haïssait maintenant plus encore que l’ancien, comme dépaysé dans son propre pays. Effrayé du génie sinistre de ces hommes, qui ne voulaient rien lui laisser de ce qu’il connaissait et de ce qu’il aimait, il se tournait avec angoisse vers l’Empereur, descendant des dieux, qu’il appelait lui-même un dieu, lui demandant sa protection contre ses propres ministres, l’interrogeant anxieusement sur ce qu’il fallait croire, puisqu’on arrachait les images des temples, sur ce qu’il fallait faire, puisque les nouvelles lois défendaient tout ce qui était autrefois commandé, commandaient tout ce qui était autrefois défendu. Quand Mutsuhito avait quitté Kioto en 1868, la foule à genoux l’avait supplié de rester, des bandes armées l’avaient suivi pour le forcer à revenir et ne s’étaient retirées que devant son ordre exprès. Partout le peuple l’avait accueilli avec une foi religieuse, et quand, arrivé à Yedo, devenu Tokio, la capitale de l’Est, il s’était rendu sur la tombe des 47 ronin, la multitude lui avait juré la fidélité que ces héros avaient jurée à leur maître.
Quels étaient donc les sentimens du jeune empereur ? Se considérait-il comme le souverain de ceux qui s’appelaient ses ministres ou comme leur prisonnier et leur otage ? Que pensait-il de leur œuvre, qu’ils imposaient au peuple en la présentant comme son œuvre à lui ? Ce qu’on sait du caractère de Mutsuhito, la fierté, le goût des belles manières qu’il avait hérités de son père, l’horreur du désordre, que lui avaient donnée les tristes expériences de son enfance, tout tend à prouver que les chefs de la Révolution lui inspiraient de l’aversion ; aussi, cherchant auprès de lui un intermédiaire, nommèrent-ils chancelier Sanjo, qui, du moins en apparence, dirigea les affaires de 1868 à 1885 : noble de cour, il savait transmettre à l’empereur sous la forme la plus respectueuse et avec l’assurance d’un dévouement sincère les désirs ou même les ordres des chefs de la Révolution. Un seul de ces derniers réussit à gagner avec le temps la faveur du monarque : Okubo ; dès cette époque Mutsuhito avait le don de connaître les hommes, il avait compris les grandes qualités d’Okubo ; tout en réprouvant les exagérations d’un esprit porté à l’utopie, il lui donna sa confiance et, la lui conservant jusqu’au bout, réussit à le faire triompher de ses adversaires. Avec l’âge, en effet, le caractère de Mutsuhito se formait ; l’affection du peuple augmentait chaque jour sa puissance, tandis que chaque jour les luttes intestines des révolutionnaires diminuaient la leur. Si l’enfant qui renversa le shogunat en 1868 n’était guère qu’un otage entre les mains de ses prétendus conseillers, s’il se taisait de crainte de se voir contredire, de crainte peut-être de se voir déposer, l’homme qui vainquit Saigo en 1877 était déjà un souverain.
Ce serait pourtant mal juger l’empereur Mutsuhito que de le présenter comme hostile ou comme indifférent à l’œuvre de destruction accomplie pendant les dix premières années de son règne. Il promulgua toutes les grandes réformes, non seulement comme souverain, mais comme représentant du Ciel et des dieux ; il n’y a donc pas de doute qu’il ne les approuvât au moins dans leurs grandes lignes. A l’époque où il monta sur le trône, le sentiment qui semble avoir dominé chez lui était le mysticisme. Tandis que pour Komei le culte des ancêtres était simplement un de ces rites tout de forme où se plait le confucianisme dégénéré, Mutsuhito, imbu de romantisme, y voyait l’union du présent et du passé, des descendans et des ascendans, du souverain et des ancêtres divinisés, et parce que cette union était chez lui un sentiment, non un rite, qu’elle avait son temple non dans tel ou tel édifice, mais dans le cœur même, il croyait possible, il croyait même nécessaire de l’affranchir des coutumes qui avaient fini par en cacher le sens. Pour lui, la Révolution n’était donc pas impie, si elle se faisait dans un sentiment de piété envers les aïeux, si l’on ne rejetait les formes extérieures de leurs institutions que pour en rechercher l’esprit ; et cette croyance, il la poussait si loin que c’est comme représentant des aïeux qu’il crut de son devoir d’accepter la civilisation de l’Occident. Élevé d’ailleurs dans la haine de tout ce qu’avait fondé le shogunat, il considérait comme son devoir de n’en rien laisser subsister. Et son mysticisme ne le portait pas seulement vers ses ancêtres, il le portait aussi vers son peuple. Confucianiste, Mutsuhito ne voulait plus d’intermédiaire entre lui et ses sujets ; en supprimant les principautés, les classes, les corporations, il rétablissait l’unité de la famille, il écartait ceux qui, en l’absence du père, avaient pris sa place, il rendait tous ses enfans égaux parce qu’il avait envers tous les mêmes devoirs et qu’il portait à tous le même amour. Sans doute il faut admettre aussi que Mutsuhito, encore très jeune, se laissa emporter par le mouvement général de 1868, qu’ambitieux, décidé à ne pas redevenir le prisonnier du gosho, il s’efforça de se rendre populaire, qu’il voulut plaire à l’Europe, se faire admettre au nombre des souverains gouvernant des pays pleinement civilisés et même qu’à de certains momens au moins, il eut, lui aussi, la fièvre de la Révolution. D’ailleurs, dans l’œuvre de destruction, une partie s’accomplit en quelque sorte d’elle-même, une partie, pour avoir été voulue, n’en était pas moins nécessaire, et qui aurait pu déterminer la limite où l’on devait s’arrêter, refréner les passions qui voulaient la franchir ?
Quand Mutsuhito commença de voir clair dans ce qui s’accomplissait, il lui incomba le devoir de rétablir la paix entre les partisans et les adversaires des réformes : or les événemens lui avaient donné les révolutionnaires comme ministres et comme alliés, mais les révolutionnaires ne lui obéissaient pas, tandis que les conservateurs jetés par les circonstances dans le camp opposé s’inclinaient pourtant devant ses ordres ; il crut bien faire en leur commandant de se sacrifier pour le bien commun. Un événement tragique devait lui faire comprendre qu’il avait tort de demander tous les sacrifices au même parti, qu’en affaiblissant les forces conservatrices du pays, il affaiblissait la monarchie elle-même, et qu’en supprimant tout intermédiaire entre son peuple et lui, il se privait de tout appui contre les égaremens de son peuple. C’était le 14 mai 1878. L’empereur attendait au palais Okubo, devenu son tout-puissant ministre. Ce dernier, qui habitait dans le Sud-Ouest de Tokio, suivait en Victoria le chemin creux d’un vallon boisé. Deux paysans lui offrent des fleurs. Soudain ils tirent leurs sabres, ce sont des samurai, chevaux et cocher tombent sous leurs coups. Quatre autres samurai, s’élançant d’un bosquet de bambous, se jettent sur Okubo, qui veut sauter hors de la voiture, le hachent à coups de sabre. Saigo le jeune, le frère du grand Saigo, découvre le cadavre et court annoncer le crime à l’empereur.
À la nouvelle de cette mort, éclate le mouvement révolutionnaire depuis longtemps préparé. Tant que Satsuma les a menacés, les partis avancés n’ont pas osé s’attaquer au gouvernement ; maintenant ils peuvent parler librement : ce qu’ils veulent, c’est un régime démocratique sous un empereur ou sous une république ; en formulant le programme du parti radical, Itagaki évite de faire aucune allusion à la maison impériale. Aux attentats, aux complots, aux soulèvemens, Sanjo et Iwakura répondent par des mesures coercitives ; mais Okuma les trahit et quitte le ministère avec tout le clan de Hizen pour fonder un nouveau parti d’opposition, le parti progressiste. Iwakura est mourant. Sanjo se reconnaît incapable de gouverner seul dans ces circonstances nouvelles. L’empereur alors intervient, et d’une manière décisive, qui révèle enfin son caractère. Cédant à la pression des révolutionnaires, il déclare, le 12 octobre 1881, qu’il accorde une constitution, mais il en retarde la promulgation jusqu’en 1890 ; il s’adresse à ses sujets en termes sévères : « Nous remarquons que la tendance de notre peuple est d’avancer trop rapidement sans la pensée et la considération qui rendent seuls les progrès durables, c’est pourquoi nous avertissons nos sujets, les grands comme les petits, que ceux qui troubleront la paix de notre royaume en réclamant des transformations soudaines et violentes encourront notre déplaisir. » Et aussi résolument qu’il a fait une concession devenue nécessaire, Mutsuhito met fin à l’œuvre de destruction et décide que les neuf années qui le séparent de la date fixée pour l’établissement du régime constitutionnel seront consacrées à l’œuvre de reconstruction, qui maintenant absorbera toutes les forces du pays. Cette double détermination, digne d’un chef d’État, produit son effet. Les révolutionnaires, privés de l’appui de l’opinion publique, se calment et la masse de la nation, effrayée de tant de ruines, s’associe franchement à la grande œuvre qu’entreprend son souverain. Les mauvais temps sont passés.
L’empereur avait maintenant vingt-neuf ans ; haut d’un mètre quatre-vingt-dix centimètres, fort, large d’épaules, le teint brun, les arcades du front proéminentes, les sourcils touffus, les yeux durs, le regard profond, la bouche grande aux lèvres épaisses mal cachées par la moustache, le menton saillant et volontaire accusé encore par la barbe taillée à l’impériale, il s’imposait comme un maitre : nul ne pouvait le voir et douter que ce fût lui qui gouvernât. Le mysticisme de ses premières années, qui devait se développer plus tard, s’était tempéré alors par l’action, la vigueur du caractère, le sens de la réalité, un tour d’esprit pratique et précis. Les épreuves de son enfance lui avaient donne le courage et le sang-froid nécessaires pour ne reculer devant aucune décision, mais sans l’assombrir, sans lui enlever la faculté de jouir de la vie, et pendant ces dix années, qui marquent une trêve entre les dangers de la triste époque et les préoccupations de l’époque glorieuse, il y eut chez lui comme le besoin de posséder tout ce que la vie peut accorder. Ce furent d’abord les joies du foyer. Il venait de connaître bien des tristesses. La charmante impératrice Haruko, qu’il avait épousée en 1870, ne lui avait pas donné d’enfans. Suivant l’usage de la maison impériale, il avait choisi parmi les dames de sa cour cinq femmes de second rang ; deux fils lui étaient nés ; ils étaient morts ; le père en avait souffert cruellement ; le prince ne cachait pas son inquiétude de ne pouvoir assurer sa succession. Enfin le présent empereur Yoshihito naquit le 31 août 1879 ; les soins de chaque jour dont il fallut entourer sa frêle enfance rendirent plus douce encore la joie de le reconnaître officiellement le 31 août 1887 et de le proclamer prince héritier le 3 novembre 1889. Sa naissance fut suivie de celle de quatre princesses, dont deux sont aujourd’hui mariées.
Mutsuhito résidait à Tokio ; depuis 1889, ce fut dans le palais japonais qu’il s’était fait construire sur l’emplacement de l’ancien château shogunal ; il décida que les appartements publics recevraient la riche décoration qui sied à un souverain, mais il voulut une grande simplicité dans ses appartements privés, le style shinto le plus sévère pour le temple des ancêtres. Vêtu dans l’intimité de soie et de crêpe blancs suivant la coutume, l’empereur portait en public un uniforme sombre de général ; l’impératrice et les dames de la cour s’habillaient à l’européenne pour les cérémonies officielles. Chaque année faisait perdre à l’ancienne étiquette un peu de sa rigueur : même à l’époque où les chefs de la Révolution étaient de véritables dictateurs, personne n’eût osé adresser la parole à l’empereur, mais il s’était plu à créer entre lui et ceux qui l’entouraient des rapports plus faciles ; de même, quoique, par respect pour la tradition, il vécût une vie retirée, il ne craignait pas de se montrer en public ; le but même de sa politique ne fut-il pas de supprimer les barrières que la coutume chinoise met entre le souverain et son peuple ?
Dans les heures de répit que lui laissaient ses devoirs, il recherchait ces plaisirs délicats où s’était formé le goût exquis du vieux Japon ; il admirait les peintures des maîtres anciens et celles des maîtres modernes, les broderies, les bibelots ; il accordait une attention spéciale au parc qui entoure le palais, y voulait de beaux arbres et des fleurs rares. L’Impératrice et lui aimaient à fixer leurs sentimens ou leurs impressions dans des haikai, ces petites strophes de dix-sept syllabes qui sont au Japon le régal des délicats. Mutsuhito, qui ne partageait pas les préjugés des samurai, veillait ainsi à ses intérêts matériels. Comme ses ancêtres avaient toujours souffert de la gêne où les tenait le shogun, gêne qui les empêchait de secourir même médiocrement un serviteur dans le besoin, il désirait s’assurer une fortune qui lui permit de faire largement ses devoirs de prince en dehors de tout contrôle du Parlement. Dans le partage des terres confisquées aux anciens clans, il avait reçu deux millions d’hectares, en grande partie incultes, dont il exploita les forêts et les mines. De plus, l’État, qui avait créé les principales entreprises : banques, chemins de fer, lignes de navigation, possédait un grand nombre d’actions des sociétés fondées pour les conduire ; les sociétés se plaignant de l’ingérence constante des fonctionnaires, Mutsuhito accepta que ces actions fussent attribuées à la maison impériale. Grâce au développement qu’ont pris les premières entreprises et celles auxquelles il s’est intéressé depuis, il a pu laisser une fortune d’un milliard de francs, sans compter la liste civile, qui est de dix millions.
L’empereur avait donc les qualités requises pour diriger l’œuvre de reconstruction, qui exigeait, avec le sens de la tradition, une connaissance nette de tous les besoins du présent ; mais cette œuvre, il en devait confier l’exécution à des collaborateurs intelligens, énergiques et pénétrés de la civilisation de l’Occident ; ses premiers conseillers ayant disparu, il s’entoura de ces hommes qui, encore jeunes alors, figureront cependant dans l’histoire sous le nom qu’on leur donna plus tard d’anciens, de genro. Ils n’avaient pas pris part aux révoltes et aux luttes qui avaient précédé le coup d’État de janvier 1868 ; dans les premiers temps du nouveau régime leur influence avait été médiocre et, quoique depuis plusieurs années déjà, ils eussent des ministères, ce fut seulement après la disparition de leurs grands ainés qu’ils osèrent ambitionner le premier rang. La rivalité de Saigo et d’Okubo avait fait perdre à Satsuma son ancienne prépondérance ; ses chefs Kuroda, Saigo, Malsukala, Oyama ne jouèrent dans la politique qu’un rôle effacé, mais ce furent de bons organisateurs. L’influence de Choshu fut tout autrement considérable et, comme Inoue se contenta de suivre Ito, l’histoire intérieure entre 1888 et 1901 se résume dans la rivalité d’Ito et de Yamagata. Ito (1841-1910), le chef du premier cabinet (1885-1888), était, dans toute la force du terme, ce que nous voulons appeler un Oriental : jamais homme ne fut plus insinuant, plus subtil, plus amoureux de l’intrigue, plus fertile en combinaisons comme aussi plus apte à comprendre les idées des autres, à s’assimiler les connaissances de tous les peuples. Sa souplesse lui permit de réduire à de simples luttes parlementaires les rivalités nées de la Révolution, qui jusqu’alors avaient provoqué des guerres civiles, de trouver une constitution qui conciliât les idées de l’empereur et des réactionnaires avec les revendications des démocrates. Son admirable faculté d’assimilation fit de lui le véritable initiateur de son pays à la vie occidentale, le négociateur né des traités entre le Japon et les puissances. Malgré ces qualités ou plutôt à cause d’elles, Ito n’avait ni conviction profonde, ni décision de caractère : dans toutes les crises difficiles de la politique intérieure et de la politique extérieure, on le vit se dérober et lui, si jaloux du pouvoir, l’abandonner à d’autres parce qu’il lui manquait ou la netteté de vision nécessaire pour trouver la solution juste, ou le courage d’appliquer cette solution quand il la découvrait. Le maréchal Yamagata (1838), aussi intrigant que son rival, avait des manières plus rudes, un caractère plus cassant. On trouvait en lui un curieux mélange du vrai soldat intransigeant dans l’accomplissement de ses devoirs et de l’officier de fortune trop longtemps mêlé aux conspirations. Sa conception autocratique du gouvernement plaisait à Mutsuhito, il lui avait d’ailleurs rendu de grands services comme ministre de la guerre (1873- 1881) en soustrayant la jeune armée à l’influence de Saigo. Yamagata témoigna, soit comme général, soit comme administrateur civil, des plus remarquables talens d’organisateur ; comme homme d’État, il s’est imposé par la faculté même qui manquait à Ito, la décision.
L’œuvre de reconstruction accomplie par l’empereur et les genro comprend les grandes lois organiques promulguées de 1881 à 1890, la Constitution de 1889 et les lois qui en assurent le fonctionnement, enfin les Codes, dont le texte définitif fut réservé à la sanction du Parlement, qui les a votés de 1890 à 1911. Cette œuvre s’inspira d’abord et avant tout du caractère et des besoins des Japonais ; par suite, elle se montra respectueuse de la tradition et revint sur beaucoup des mesures destructives trop hâtivement accomplies : le bouddhisme ne fut plus persécuté ; la noblesse fut rétablie, les nouveaux titres furent partagés entre les kuge, les daïmio et les hommes nouveaux que l’empereur anoblit comme Ito et Yamagata ; l’ancienne caste militaire fut maintenue sous un autre nom ; on fit une large place aux samurai dans l’administration et dans l’armée, on facilita leur entrée dans les professions libérales, l’industrie, la banque et le commerce ; les gildes se reconstituèrent. Cependant l’œuvre de destruction avait été poussée trop loin pour qu’on pût restaurer beaucoup d’institutions du passé ; l’isolement du Japon avait été trop long pour que la plupart de ces institutions ne fussent pas incompatibles avec la civilisation générale. On fit donc les plus larges emprunts à l’Occident, en reconnaissant que, dans l’ensemble, sa civilisation représentait une forme supérieure de la civilisation humaine ; seulement, averti par les fautes de l’époque précédente, on employa une méthode vraiment scientifique : tout ce qu’on prit à l’Europe, on s’efforça de l’assimiler à ce qui subsistait de l’ancien Japon.
Un pareil respect des traditions ancestrales suffirait seul à témoigner de la part qui revient à Mutsuhito dans les institutions nouvelles, mais d’autres signes permettent encore d’y reconnaître son esprit avec les tendances diverses que lui avaient données l’éducation première et l’expérience des années difficiles. Tel est d’abord le cas pour la Constitution, qu’il avait accordée à regret et qu’il finit par considérer comme son œuvre capitale. Sous une forme d’apparence occidentale, elle achevait à ses yeux l’œuvre même des ancêtres. Le Japon reste ce qu’il était dans le passé, une monarchie de droit divin, et, comme dans le passé, le monarque, pour ne pas perdre son caractère sacré, n’exerce pas directement sa puissance : il a recours à l’entremise de ses ministres nommés par lui et responsables envers lui seul, comme aussi de ses fonctionnaires, qui tous ne dépendent que de lui, car l’abstention apparente du souverain ne doit plus aboutir à son abstention réelle. Entre l’empereur et ses sujets nous trouvons au contraire des rapports nouveaux ; le père ne surveille plus aussi jalousement ses enfans. Et c’est là sans doute la conséquence forcée de l’influence européenne, mais c’est aussi le résultat de ces relations d’affection que Mutsuhito voulut établir entre lui et son peuple. En communiquant la Constitution à ses sujets, descendans des loyaux et bons sujets de ses ancêtres, il les assura qu’il comptait sur leur coopération jour mener à bien l’œuvre entreprise. Aussi leur accorda-t-il tous les droits civils et politiques qu’ont les citoyens des pays les plus favorisés. Il les associa même à l’exercice de son autorité en créant un Parlement composé de deux Chambres : la Chambre des pairs, dont les membres sont héréditaires, nommés par l’Empereur ou élus par les plus imposés, et la Chambre des députés, dont les membres sont élus par ceux qui paient un cens déterminé. Ce régime, qui a étonné les Européens, n’est donc ni l’absolutisme, ni le gouvernement parlementaire, c’est une forme nouvelle de l’ancien patriarcat, qui devait réaliser, dans la pensée de Mutsuhito, une union plus intime du souverain et du peuple et qui, malgré les troubles causés par les partis d’opposition, l’a dans une grande mesure réalisée.
Pour fortifier davantage cette union, Mutsuhito voulut que la monarchie nouvelle fût délibérément morale et religieuse. Tandis que ses ministres s’efforçaient de développer l’instruction publique et de répandre les connaissances de l’Europe, lui-même travaillait à restaurer les principes ébranlés par la Révolution : pour y réussir, il jugea nécessaire de s’adresser directement à son peuple, non seulement comme souverain, mais encore comme représentant des aïeux divinisés ; tel fut le but du rescrit sur l’éducation du 30 octobre 1890. L’adoption progressive des lois européennes, le mépris que les chefs de la Révolution avaient montré pour le confucianisme et le bouddhisme, le mouvement d’indépendance et d’anarchie qu’avait produit la destruction de l’ancienne société, l’introduction de nouvelles conditions économiques, la carrière prodigieuse des aventuriers, qui s’étaient poussés dans la politique ou enrichis par la spéculation, avaient fait douter de tous les préceptes, ébranlé les relations sociales et même la famille. L’empereur, parlant donc à son peuple comme un maître et comme un père, lui dit en substance : Malgré la Révolution, la société subsiste, chacun doit gagner sa vie en travaillant de son métier sans chercher à sortir inconsidérément de sa sphère ; l’ordre est le plus précieux des biens et la condition même de la richesse ; le fondement de toute association humaine est la famille ; la famille a elle-même un triple fondement : l’obéissance respectueuse des enfans pour leurs parens et de la femme pour son mari, l’affection du père pour ses enfans, du mari pour sa femme, le culte que tous rendent en commun aux ancêtres. Par ce rescrit, l’empereur avait véritablement mis fin à l’œuvre destructive de la Révolution et donné un fondement solide a l’œuvre de reconstruction. Mutsuhito jugea cependant nécessaire d’aller plus loin. C’est la prétention des philosophes de la Chine et du Japon que dans leur pays la morale a toujours été indépendante d’une obligation divine et d’une sanction dans une autre vie, et les révolutionnaires japonais s’étaient proposé comme l’un de leurs buts les plus importans de détruire dans le peuple toute idée religieuse. Mutsuhito voulut réagir contre ces tendances, réveiller le sentiment de l’idéal et la foi en une aide surnaturelle. Pour y réussir, il s’inspira du shinto, du confucianisme et surtout de ses propres sentimens ; ce qu’il voulut instituer, c’est le culte de la patrie divinisée dans tous ses morts, d’abord les ancêtres du peuple entier, qui sont honorés collectivement ; puis les grands hommes et les soldats tués à la guerre, qui sont honorés individuellement ; enfin, et surtout les ancêtres impériaux, qui reçoivent les honneurs suprêmes comme les représentans par excellence de la race et du pays. Cette religion, sortie du cœur même de Mutsuhito, ni ses ministres, ni son peuple ne paraissent l’avoir comprise. Ses ministres n’y ont vu qu’un culte civique, tout de forme comme les cérémonies du confucianisme chinois ; pour le peuple, sa dévotion est allée à Mutsuhito lui-même ; en 1891, on se mit à honorer ses images : dans le tremblement de terre de San Francisco, les coolies japonais abandonnaient le peu qu’ils possédaient pour les arracher aux flammes ; récemment un instituteur, dont l’école avait pris feu, agit de même avant de s’occuper de ses élèves ; le recteur de l’Université l’ayant réprimandé, l’indignation publique fut telle que le recteur dut démisionner. Mutsuhito acceptait ses hommages parce qu’il ne les considérait pas comme adressés à sa personne, mais à sa fonction, qui était d’unir les vivans et les morts en transmettant aux morts les prières des vivans, aux vivans les ordres des morts exprimés dans l’histoire et dans la tradition. Cette foi inspire le serment qu’il prononça le jour où il promulga la Constitution :
Nous, successeur au glorieux trône de nos prédécesseurs, humblement et solennellement nous jurons à l’impérial fondateur de notre maison et à tous nos autres ancêtres impériaux que, en poursuivant une grande politique coextensive avec le Ciel et la Terre, nous maintiendrons l’ancienne forme du gouvernement. Mais, considérant la tendance progressive du cours des affaires humaines,... nous jugeons opportun de formuler les lois fondamentales dans des articles exprès, afin que nos descendans soient guidés par une règle sûre et que nos sujets jouissent d’une plus grande liberté dans l’aide qu’ils nous apportent... Ces lois ne sont en réalité que le développement des préceptes légués par nos ancêtres, et c’est par une faveur spéciale de leurs glorieux esprits que nous avons été assez heureux pour réaliser notre œuvre.
En déposant devant les tablettes de ses ancêtres l’œuvre enfin achevée, Mutsuhito croyait avoir uni tous ses sujets et ceux de ses ancêtres, les vivans et les morts dans un même amour du présent et du passé. Il n’en était rien ; l’œuvre écrite était achevée, l’œuvre réelle commençait à peine, qui devait consister à faire vivre la Constitution dans le cœur de tous les Japonais. Combien l’œuvre réelle était plus difficile que l’œuvre écrite, Mutsuhito l’apprit le jour même où il avait prononcé son serment. Comme il sortait de son palais pour proclamer la Constitution, Mori, le ministre de l’Instruction publique, tombait sous les coups d’un shintoïste fanatique. Aux yeux de la foule, Mori apparaissait comme le propagateur le plus audacieux des idées nouvelles, car, joignant les actes aux paroles, il affectait du mépris pour les coutumes anciennes, pour celles-là mêmes qui avaient un caractère religieux ; dans le temple de Yamada en Ise, consacré à la déesse solaire, fondatrice de la maison impériale, il avait soulevé de sa canne le voile blanc qui cache aux profanes l’entrée du sanctuaire, des cabanes de bois couvertes de chaume, comme il en existait à l’époque préhistorique. C’est pourquoi Mori devait périr et périr au cours d’une cérémonie qui semblait la fête même des idées nouvelles victorieuses du passé détruit. Et ces sentimens n’étaient pas ceux d’un seul homme, c’étaient ceux de la foule, car, l’assassin ayant succombé dans sa lutte contre les amis de Mori, la foule recueillit ses restes, les enterra pieusement et dressa sur la tombe un monument, que visitèrent des pèlerins de tout le Japon. Ces pèlerinages duraient encore ; et pourtant, convoqués aux premières élections législatives, élections pleines de tumultes et de combats sanglans, les censitaires : samurai, médecins, hommes de loi, marchands, artisans allaient tous aux partis avancés, progressistes d'Okuma épris de l'Europe, radicaux d'Itagaki désireux d'achever les destructions commencées par la Révolution. Le ministère Kuroda (1888-89) n'avait pas osé affronter le Parlement, les ministères Yamagata (1889-91) et Matsukata (1891-92) ne l'affrontèrent que pour devoir bientôt se retirer, Ito lui-même (1892-96), le fondateur de la Constitution, dut demander deux fois au souverain la dissolution de la Chambre.
Mutsuhito ne se découragea pas ; il venait de comprendre quelle nouvelle tâche lui incombait ; la féodalité avait divisé le Japon pendant trop de siècles pour que les habitans de ses nombreuses îles, des diverses régions de la grande île pussent, après quelques années de gouvernement commun, se considérer comme des frères ; la Révolution avait suscité entre les différentes classes des haines trop profondes pour qu'une Constitution pût les apaiser. Seul le patriotisme était capable d'unir ceux que tant de souvenirs, tant d'intérêts divisaient. Mutsuhito se rappelait ces heures dramatiques de son enfance où la foule se précipitait aux pieds de Komei pour le supplier d'empêcher l'établissement de l'étranger sur le sol national. Or ce sol, l'étranger l'occupait encore. Dans Yokohama et les autres ports ouverts, les concessions européennes étaient de petites villes soustraites aux lois du pays et à l'autorité de son souverain. Depuis quarante ans on cherchait à faire réviser les traités de 1854 et de 1858, où le Japon, trop faible, avait dû aliéner une partie de son territoire. Cette révision, Ito l'obtint enfin en 1894 et ce premier succès, l'enthousiasme produit dans le pays montrèrent à Mutsuhito qu'il avait choisi la bonne voie.
Il voulait davantage. Les meilleures qualités des Japonais avaient toujours été leurs qualités militaires : c'est en combattant qu'ils avaient appris à suivre aveuglément leurs chefs, à se lier les uns aux autres par une étroite fraternité d'armes, à mépriser le mensonge, à dédaigner la souffrance et la mort ; pour cette morale on venait de trouver son nom véritable : bushido, morale militaire. L'empereur résolut donc de refaire l'unité et le cœur de son peuple dans la guerre.
La Chine disputait alors au Japon la prédominance en Corée. Ito désirait la paix, mais l'empereur se servait de ses ministres sans se laisser dominer par eux. Pendant qu'Ito négociait, Yamagata entraînait l'armée et maintenant Yamagata la disait prête. Voilà donc que tout à coup on apprend une nouvelle incroyable : le commandant Togo (le futur vainqueur de Tsushima) a coulé un vaisseau anglais transportant des soldats chinois en Corée. Togo a obéi aux suggestions de Yamagata : Togo ne sait-il pas que le maître d'Ito et de Yamagata l'approuvera ? L'âme de la guerre, bientôt déclarée, est l'empereur : c'est lui qui, contre le désir d'Ito, permet à Yamagata de passer le Yalu et d'envahir la Mandchourie ; après la prise de Port-Arthur, c'est lui encore qui, malgré les plaintes renouvelées de son premier ministre, décide l'expédition d'Oyama contre Wei hai Wei, la marche de Nozu et de Katsura vers le Nord-Ouest. Mais, la Grande Muraille atteinte, Mutsuhito donne raison à Ito, la campagne est arrêtée, et, quand les puissances exigent que le Japon, se contentant de Formose, restitue Port-Arthur à la Chine, Mutsuhito est le premier à juger que le Japon doit accéder à ce désir. La guerre de 1894-95 a montré que, dans l'audace comme dans la prudence, Mutsuhito est un véritable souverain ; elle a montré aussi que son instinct ne l'avait pas trompé : l'union du père, des aïeux et de tous les enfans, la guerre l'a pendant quelques mois réalisée.
La victoire, en préparant l'unité morale du Japon, dont la Révolution n'avait réalisé que l'unité matérielle, avait fait des Japonais un autre peuple. Après deux cents ans d'isolement, après quarante ans d'échecs et d'épreuves, ils avaient passé la mer, conquis d'immenses contrées, imposé au monde le respect de leur force, et maintenant, leur confiance en eux-mêmes retrouvée, ils se sentaient prêts à faire de grandes choses dans tous les genres d'entreprises. Tandis que la littérature et les arts témoignaient d'une vie nouvelle, que de jeunes savans élevés en Europe se montraient par leurs découvertes les égaux de leurs maîtres, c'est par milliers que se créaient les sociétés industrielles et commerciales ; la Chine versait une indemnité d'un milliard, enfin le Japon allait posséder ce capital premier, dont l'absence avait toujours arrêté ses efforts. Mutsuhito, sagement inspiré par Matsukata, comprit que cette ardeur bien dirigée, que l'indemnité bien employée pouvaient transformer son pays, mais que, pour atteindre à ce but, il fallait de l'ordre et même de la sévérité. Tous devaient s'inspirer de cette idée que les victoires, l'indemnité, l'ardeur générale ne devaient pas être considérées comme le succès définitif, qui termine une longue période de privations et d'efforts, mais comme le point de départ d'une nouvelle période d'aussi grandes privations et de plus grands efforts ; que, au lieu de rendre possible plus de liberté, de luxe et de confort, les succès obtenus exigeaient l'élaboration d'un programme de travail qui permit d'en décupler les fruits par la discipline et par la méthode. Telle fut l'origine du programme Post Bellum. Il comprenait d'abord une partie financière : l'indemnité chinoise n'était pas consacrée à des rachats d'emprunts, à des conversions d'impôts, elle formait la base d'un système financier plus hardi qui comportait de grands emprunts et d'importans relèvemens d'impôts. À ce plan financier était étroitement lié un plan économique : ne fallait-il pas mettre le pays en état de supporter les charges nouvelles ? Donc, établissement d'une base sûre des transactions par l'adoption de l'étalon d'or ; augmentation du transit par l'ouverture de nouvelles voies de communication ; consolidation du régime économique par une législation bien comprise sur les syndicats ; développement de l'industrie par des encouragemens de toutes sortes et la fondation d'une banque industrielle ; introduction de la métallurgie par la création d'une aciérie appartenant à l'Etat. De si grands progrès matériels n'étaient possibles que s'il se produisait simultanément de grands progrès moraux ; on rendit donc l'instruction primaire gratuite et obligatoire ; on établit l'enseignement professionnel, qui compta bientôt plusieurs centaines de milliers d'élèves ; on développa l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur. Ce que voulait créer le programme Post Bellum, c'était de fait un Japon qui eût l'esprit et les ressources d'une grande puissance ; il fallait donc que ses moyens de défense et d'attaque fussent ceux d'une grande puissance : l'armée fut doublée, la marine reçut des navires du type le plus puissant, tous les services concernant la mobilisation furent réorganisés d'après les expériences faites dans la dernière campagne. Mais il importait que le Japon ne gaspillât pas ses nouvelles forces dans des entreprises mal préparées ; la conclusion du programme Post Bellum était donc un programme diplomatique : devenu la plus grande puissance de l'Extrême-Orient, le Japon ne resterait pas isolé et ne tenterait pas de se mettre a la tête d'une coalition asiatique ; il rechercherait l'alliance d'une puissance européenne pour rompre la coalition des forces qui l’avaient jusqu’alors arrêté ; quand il n’aurait plus en face de lui qu’un seul ennemi, il aurait recours à la guerre.
Le programme tracé, Mutsuhito résolut de lui subordonner toute sa politique : sa politique extérieure d’abord, qui resta patiente jusqu’à l’achèvement complet de la tâche entreprise, et sa politique intérieure, qui, elle aussi patiente, fit aux partis avancés toutes les. concessions nécessaires pour qu’ils votassent les mesures projetées. En effet l’union des cœurs qu’avait faite la guerre avait cessé avec elle. Radicaux et progressistes avaient donné à leurs revendications une nouvelle forme, ils demandaient la constitution anglaise, le droit pour le parti en majorité dans la Chambre basse de constituer le ministère. C’est seulement à force de ruses, de concessions, de flatteries, parfois même de corruption qu’Ito d’abord (1895-96), puis Matsukata (1896-98), puis de nouveau Ito (1898) réussirent à faire accepter par le Parlement les principales dispositions du programme.
De la Chambre l’agitation gagna le pays, le désir de conquérir des libertés inutiles, peut-être même dangereuses, lui fit oublier les dangers que couraient sa grandeur et son indépendance. Ito lui-même perdit le sentiment de la réalité : persuadé que l’empereur confierait toujours le pouvoir aux genro, que, seul des genro, il avait de l’influence sur le Parlement, dans une séance restée historique du Conseil des Anciens, il proposa d’abandonner la présidence du conseil pour fonder un parti politique : il parcourrait, disait-il, le pays en développant son programme ; son succès ne pouvait faire de doute ; vainqueur de l’opposition, il reprendrait le pouvoir sur un vote de la Chambre le désignant à l’empereur. Et comme ses collègues objectaient qu’un ministre désigné par la Chambre, fût-il Ito lui-même, ne serait plus un ministre choisi par l’empereur, que la réalisation de son projet établirait donc le régime parlementaire et détruirait la prérogative impériale, Ito répondait avec la subtilité d’un Oriental : Non pas, puisque le but même de mon parti sera de défendre cette prérogative, et sa véritable tâche d’empêcher la formation d’un gouvernement de parti. Mutsuhito ne montra ni surprise, ni mécontentement quand se trahit sous cette forme cauteleuse l’ambition d’un ministre, qu’il connaissait bien. Mais Yamagata s’emporta : chaque jour la guerre pouvait éclater, le pays avait besoin de recueillir ses forces pour être prêt à l'heure du danger et l'on parlait de les disperser en affaiblissant l'autorité de l'Empereur, en confiant l'achèvement du programme Post Bellum à des parlementaires préoccupés uniquement de leurs intérêts privés. Saigo, Kuroda, Oyama, Matsukata se rangèrent à l'avis du maréchal et l'empereur, résumant les débats, déclara qu'il ne pouvait permettre à Ito de fonder un parti. Celui-ci s'inclina, mais il donna sa démission en conseillant à l'Empereur d'appeler au pouvoir Okuma et Itagaki (1898).
Mutsuhito craignait de ramener les troubles de 1881 dans le moment même où les puissances venaient de se partager la Chine ; très fin d'ailleurs, habitué à diriger les hommes, il savait que confier le pouvoir à l'opposition, c'était la ruiner. Il fit donc venir Okuma et Itagaki et leur posa ses conditions, qui étaient de conserver les ministres de la guerre et de la marine et de poursuivre le programme financier tracé par Matsukata ; sur leur réponse affirmative, il confia la présidence du conseil à Okuma, l'intérieur à Itagaki et nomma aux autres postes des députés appartenant aux deux partis vainqueurs ; c'était la première fois que des membres de la Chambre recevaient des portefeuilles. Les élections ne tardèrent pas à diviser radicaux et progressistes, qui firent âprement campagne les uns contre les autres. En automne, il se produisit un incident caractéristique : un ministre progressiste s'étant permis dans une phrase plus maladroite que malintentionnée de parler du temps où le Japon pourrait se trouver en république, tout le monde s'indigna, excepté l'empereur. Les radicaux exigèrent l'expulsion du fâcheux, qui leur fut accordée ; ils exigèrent aussi sa place, qu'on se garda bien de leur donner. Ils rompirent alors leur alliance avec les progressistes. Les deux partis en vinrent aux mains, et la police, qui appartenait à Itagaki, malmena les amis du président du Conseil. Force fut à tous les ministres de donner leur démission sans avoir même pu se présenter devant la Chambre, où ils avaient les deux tiers des voix.
L'empereur considéra que l'expérience avait été concluante : il appela aux affaires le maréchal Yamagata (1898-1900). Celui-ci accomplit heureusement une partie du programme diplomatique en obtenant que l'Angleterre, embarrassée au Transvaal, confiât, dans l'affaire des Boxers, le souci de ses intérêts au Japon ; la coalition des puissances, qui avait toujours arrêté ses progrès, venait donc de disparaître ; il pouvait maintenant espérer une alliance. Mais Ito, dont l'ambition ne connaissait plus le repos, était revenu à l'idée de former un parti politique. L'empereur, qui s'était détaché de lui, jugea cette fois qu'il devait le laisser libre. Ito négocia donc avec Itagaki, qui lui céda la direction des radicaux ; ceux-ci prononcèrent la dissolution de leur parti historique et s'unirent aux amis personnels d'Ito pour fonder le parti libéral constitutionnel ou seiyukai. L'empereur, à qui l'âge avait appris la patience, consentit à la retraite de Yamagata et confia le pouvoir au nouveau parti (1900) ; il demanda même à la Chambre des pairs de ne pas lui faire d'opposition systématique. Mais, au bout de quelques mois, Ito, harassé des exigences des radicaux, remit sa démission et, malgré les instances affectées des autres genro, heureux de le voir dans une position ridicule (1901), il refusa de la reprendre.
Mutsuhito avait obtenu ce qu'il désirait. Ce n'était pas seulement se défaire d'Ito, c'était se défaire de tous les genro. Ces hommes, qui avaient débuté dans les conseils de la Révolution, qui depuis avaient constamment occupé le pouvoir, se prêtaient mal à la réalisation de ses conceptions personnelles ; chargés d'honneur et de gloire, ils se souciaient peu de les compromettre en prenant les redoutables responsabilités qu'exigeait la situation extérieure ; attachés aux idées d'une autre époque, ils ne comprenaient pas les sentimens et les besoins du Nouveau Japon, poursuivaient une politique de clans, alors que la nouvelle génération demandait une politique nationale et, se jugeant indispensables, considéraient leurs ambitions, leurs querelles comme la principale affaire de l'Etat. Le public était las d'eux. D'ailleurs Kuroda était mort, Saigo se mourait, Inoue avait perdu sa santé, Oyama et Matsukata ne désiraient plus se mêler de politique, la haine qui séparait Ito et Yamagata rendait impossible de les rappeler l'un ou l'autre aux affaires. L'empereur déclara donc qu'il choisirait dans l'avenir ses ministres en dehors des genro. Il les récompensa magnifiquement et continua de les consulter avec une parfaite courtoisie ; Yamagata conserva le contrôle supérieur de l'armée ; Ito reçut des missions de confiance ; ni l'un ni l'autre ne dirigea plus la politique générale. Mutsuhito avait résolu de gouverner par lui-même : ce n'est pas qu'il entendit le faire à la façon d'un souverain occidental ; c'eût été contraire aux traditions japonaises, contraire aussi à son caractère, dont la principale qualité était de chercher l'homme le plus capable d'accomplir une tâche particulière et de s'en remettre à lui du soin de la mener à bien. Il avait donné sa confiance au général Katsura. Ce choix était digne de lui. Supérieur à Ito et à Yamagata, l'égal de Kido et d'Okubo, Katsura s'impose en effet par les qualités de l'esprit et par celles du caractère : soldat depuis son enfance, il est hardi, énergique, prompt à se décider, et cependant, devenu chef du gouvernement, on l'a trouvé conciliant, diplomate, habile, quelques-uns disent même trop habile ; comme ministre de la Guerre, comme président du Conseil, comme ministre des Finances, il a montré un talent d'organisation supérieur. Mais ce qu'il a de génial, c'est la faculté de voir loin et de voir grand ; il ne traite pas les questions au jour le jour, uniquement préoccupé de sortir des difficultés du moment, il a une politique, et c'est la politique d'un grand ministre gouvernant un grand empire. L'empereur sut imposer son ministre au pays, au Parlement, au seiyukai d'ito, plus intrigant que jamais, par deux dissolutions de la Chambre. Le ministre répondit à cette confiance en réalisant la politique dont l'empereur avait conçu les grandes lignes, et ce furent la première alliance anglaise, la guerre de Mandchourie, la paix de Portsmouth, la seconde alliance anglaise, le protectorat de la Corée. Cette époque fut la plus glorieuse, mais aussi la plus rude de la vie de Mutsuhito. Le maréchal Yamagata n'a-t-il pas dit en parlant du conseil où ministres et genre réunis sous la présidence de l'empereur décidèrent de rompre les négociations avec la Russie : « Nous étions décidés, dans le cas où les événemens nous seraient défavorables, à lutter jusqu'à ce qu'il ne restât rien de cet empire ? » La guerre déclarée, l'empereur, malgré le travail et les soucis que lui donnaient la diplomatie, les finances, la conduite générale de la campagne, vécut par le cœur la vie même de ses troupes, souffrant des journées d'angoisse quand arrivaient les dépêches contradictoires qui racontaient les grandes batailles, plein de reconnaissance après chaque victoire pour tous ceux, grands et petits, qui l'avaient remportée, s'intéressant au bien-être de ses soldats, leur envoyant des couvertures tissées par les mains des femmes qui l'entouraient, des livres, même des friandises, disant son amour pour eux dans de petites strophes, dont la plus charmante évoque, par une claire nuit de lune, le camp aux blanches tentes et plaint ses enfans qui souffrent du froid pour lui. Si le labeur, les émotions ruinaient sa santé chancelante, du moins pouvait-il constater que la joie des victoires remportées effaçait peu à peu et les divisions de l'ancien régime et les haines de la Révolution.
Cette œuvre d'apaisement n'était pas cependant tellement avancée que, les hostilités terminées, les partis d'opposition ne cherchassent tous les moyens de discréditer Katsura, dont le génie les offusquait. Ils persuadèrent au peuple, énervé par dix-huit mois de guerre, que la paix de Portsmouth méconnaissait les droits du Japon. La nouvelle d'un si beau triomphe aurait dû produire un débordement de joie, ce furent des soulèvemens, des incendies, des coups de feu entre la populace et la police, Tokio mis en état de siège et les troupes campant dans les rues comme si l'étranger vainqueur avait envahi l'archipel. Aussi l'empereur intervint-il avec une grande bonté, mais une juste sévérité ; dans son message il prenait la responsabilité des conditions de paix acceptées et terminait en « mettant fortement ses sujets en garde contre toute manifestation de vaine fierté, en leur ordonnant de se livrer à leurs occupations ordinaires et de faire tous leurs efforts pour consolider l'empire. » Le peuple se soumit, et quand l'empereur se rendit dans le sanctuaire de l'Ise pour remercier la déesse solaire et ses ancêtres des succès obtenus, tout le pays était de cœur avec lui.
Les émotions de la guerre avaient transformé le caractère de Mutsuhito. La protection des dieux à laquelle il attribuait ses victoires avait fortifié chez lui le sentiment qu'il avait reçu d'eux une mission religieuse, tandis qu'une maladie, contractée par les émotions et l'excès de travail, lui rappelait sans cesse que le temps lui était mesuré. Sa vie fut dès lors entièrement consacrée à ses devoirs de souverain. Levé à six heures, il déjeunait à sept avec l'impératrice, pour laquelle son affection avait encore grandi avec les années ; à huit heures, il entrait dans son cabinet, où il s'occupait avec les ministres et les hauts fonctionnaires jusqu'à la fin de la journée ; le plus souvent on lui apportait son repas de midi dans cette pièce ; on ne pouvait obtenir de lui qu'il prit de l'air et fit de l'exercice, même en le prévenant des risques que courait sa santé. Il dînait et passait la soirée avec l'impératrice, ses enfans et ses petits-enfans, pour lesquels il avait la plus tendre affection. Le visage pâli, les traits quelque peu empâtés, le corps envahi par l'embonpoint, il en imposait plus encore qu'autrefois par sa maîtrise de lui-même, la conscience de sa puissance et sa sereine dignité.
Comme chef d'Etat, on l'avait toujours connu patient et prudent, mais d'une fermeté, qui, dans sa jeunesse, approchait par- fois de la dureté et qui, dans son âge mûr, tendait à l'opiniâtreté ; maintenant il était toujours porté à la conciliation et semblait moins tenir à faire prévaloir ses idées, si chères lui fussent-elles, qu'à unir tous ceux qui l'entouraient. Cette disposition s'accordait d'ailleurs avec les dispositions mêmes du pays ; les désordres de 1905 apaisés, tous les partis désiraient éviter les erremens des années qui avaient précédé la guerre et cherchaient à s'élever au-dessus des querelles mesquines d'autrefois pour faire une politique vraiment nationale. Après la paix de Portsmouth, l'empereur avait rédigé avec Katsura un second programme Post Bellum, modelé sur le premier, qui comprenait l'augmentation de l'armée et de la marine, la création de nouvelles universités et de nouvelles écoles, l'extension aux femmes de l'obligation de l'instruction primaire, le développement de l'enseignement technique, la nationalisation des chemins de fer. D'accord avec Katsura qui voulait rendre ce programme populaire, il en confia l'exécution au marquis Saionji, noble de cour connu pour ses idées libérales, qui avait succédé au duc Ito comme président du seiyukai. Mais le Japon, au lieu de l'indemnité de 1895, avait en 1906 les dettes énormes qu'avaient laissées la guerre. L'exécution du Second Programme Post Bellum présenta donc de grandes difficultés et en 1908 l'empereur rendit le pouvoir à son ministre favori. L'un et l'autre collaborèrent intimement à des entreprises qui leur étaient également chères : les finances obérées furent remises en état, tous les emprunts contractés à de gros intérêts furent convertis en quatre pour cent ; la conclusion de l'accord russe, les bonnes relations établies avec toutes les puissances permirent l'annexion de la Corée ; enfin, tous les traités de commerce expirant en 1911, on les renouvela dans des conditions qui faisaient disparaître les dernières restrictions imposées à l'activité commerciale de l'empire. Sa mission achevée (1911), Katsura se retira et l'empereur rappela au pouvoir le marquis Saionji. C'est alors qu'éclatèrent les troubles qui devaient amener la fondation de la république chinoise. Mutsuhito eût désiré le maintien de la monarchie dans un pays que rattachent au sien le voisinage et des traditions communes ; il ne crut pas devoir mécontenter son cabinet libéral ni menacer par une intervention de compromettre la paix en Extrême-Orient. Du moins voulut-il assurer la situation du Japon en Mandchourie par un accord plus intime avec la Russie.
Cependant, au cours de ces années où l'empereur semble avoir vécu avec la pensée de la mort, les préoccupations de la politique ne tenaient plus la première place dans son esprit ; il considérait comme son principal devoir de veiller à l'état moral de son peuple. Sans doute, dans l'ensemble, ce peuple était resté bon, soumis, frugal et travailleur ; la criminalité avait même en vingt ans diminué des deux tiers. Mais, dans les hautes classes et plus encore dans les classe moyennes, on trouvait une véritable anarchie morale : le bushido avait pu remplacer éthique et religion pendant les années où les dangers de la patrie faisaient de chaque Japonais, quelle que fût sa profession, un soldat dans son cœur et presque dans sa vie de tous les jours ; après les victoires de 1905, il y eut comme une réaction des caractères trop tendus, et ce fut le luxe, les plaisirs, le laisser aller, même le vice, puis le goût de tout ce qui est étrange, malsain ou paradoxal dans l'art, dans la littérature, dans la sociologie et la philosophie. Mutsuhito ne cessa de lutter contre cet abandon des vertus nationales : il inspirait à ses ministres les circulaires pleines de sagesse qu'ils envoyaient aux professeurs, aux étudiants, aux fonctionnaires, aux officiers ; lui-même s'adressa directement à ses sujets dans le rescrit d'octobre 1908, où il leur recommandait « de se montrer frugaux et simples, de ne pas craindre les travaux pénibles et d'accomplir fidèlement tous les devoirs de leur état. » Encore une fois le peuple se montra docile à la voix du maître qu'il aimait, mais l'effervescence ne se calma pas dans ce petit groupe d'anarchistes à qui de longs séjours à l'étranger avaient fait perdre les qualités et les sentiments de leur race. Dans l'automne de 1910, ils résolurent de jeter des bombes sur le passage de l'empereur, des princes et des ministres, qui se rendaient aux manœuvres, et de faire sauter à la dynamite les principaux édifices de Tokio. Le complot fut découvert par la police. Le pays tout entier en éprouva de l’indignation : c’était la première fois dans l’histoire du Japon qu’on avait osé attenter à la vie de l’empereur. Aussi tous les coupables subirent-ils la peine capitale. Mais Mutsuhito, qui sentait décliner ses forces, résolut de montrer à son peuple toute son affection en fondant le sai sei kai ; cette association, que lui-même et ceux qu’il désigna dotèrent de quatre-vingts millions de francs, a pour but de créer des hôpitaux et des dispensaires gratuits dans toutes les agglomérations importantes.
Cependant les forces de l’empereur diminuaient ; seuls quelques intimes connaissaient son état ; mais, dans les dernières cérémonies, on avait remarqué la fatigue de ses traits et la lourdeur de son pas. Le 14 juillet 1912, il se sentit plus mal, le 19 il commença d’avoir la lièvre, le 20 la nouvelle de sa maladie fut rendue publique : étant donné l’étiquette de la cour, c’était faire prévoir un dénouement fatal. Mutsuhito habitait deux petites pièces du style japonais le plus simple, en partie meublées à l’européenne, où pour tout ornement on voyait sur une planchette quelques statues de divinités apportées de Kioto ; il reposait sur un lit placé au milieu de sa chambre ; les fenêtres ouvraient sur un grand jardin planté de beaux arbres, dont ces pins maritimes aux formes bizarres que les Japonais aiment tant. L’impératrice se tenait constamment auprès du malade, que soignaient les dames de la cour. Comme il avait vécu en souverain, Mutsuhito voulut mourir en souverain : chaque jour il recevait le prince impérial, avec lequel il essayait de s’entretenir, ses filles et ses petits-enfans ; dans un moment où ses souffrances lui laissaient quelque répit il demanda si le duc Katsura était arrivé à Saint-Pétersbourg. Mais bientôt la fièvre et la faiblesse lui enlevèrent l’usage de la parole et le plus souvent même sa connaissance ; dans les derniers jours, il ne survivait que grâce aux piqûres de sérum et à l’inhalation d’oxygène. Pas une plainte ne s’échappait de ses lèvres ; à ceux qui lui demandaient s’il souffrait, il répondait par un sourire ; il mourut doucement dans la nuit du 28 au 29 juillet, à minuit quarante-trois.
Tout était calme dans la chambre de Mutsuhito, tout agitation en dehors. Aussitôt la nouvelle de sa maladie connue, des prières s’élèvent dans tous les temples shintoïstes et bouddhistes, la foule s’y presse ; au lever du jour, on voit les fidèles se baigner dans la mer ou dans les fleuves pour se purifier avant de demander aux dieux la guérison de l'empereur ; des hommes, des femmes, des enfans se suicident, offrant aux dieux leur vie en échange de sa vie. A Tokio, le long de la douve, qui sépare le jardin public du jardin privé, devant le pont qui la franchit pour conduire au palais caché sous les arbres, des milliers d'hommes et des femmes ne cessent de prier en silence, le front contre le sol ; le soir, ils allument les petites lanternes de papier, qui sont suspendues à leurs bâtons. Ecartant cette foule pour gagner l'entrée du pont, des officiers conduisent leurs soldats, des instituteurs leurs élèves, les soldats s'inclinent, les enfans se prosternent. Ce sont aussi des processions de prêtres shintoïstes habillés de blanc, de moines bouddhistes revêtus de leurs chappes d'or et de brocart. Les deux derniers soirs, la foule reçoit la permission de prier à haute voix ; 70 000 personnes sont là prosternées ; beaucoup allument du feu pour célébrer les offices rituels ; la lueur des flammes se mêle à la pâle clarté de la lune voilée de nuages. Dans les premières heures du mardi, la nouvelle se répand que tout est fini ; aucun bruit ne s'élève plus de la foule, qui se disperse lentement.
Comparer une pareille scène d'angoisse et de deuil à la vie morne et vide de l'ancien gosho, c'est dire l'œuvre accomplie par Mutsuhito, la monarchie hiératique d'autrefois transformée en monarchie populaire, tous les obstacles supprimés qui, en les séparant, rendaient le peuple indifférent à son souverain et le souverain indifférent à son peuple. Cette union, qui a fait sortir une œuvre féconde d'une révolution près d'aboutir à l'anarchie et produit de grands triomphes par un irrésistible élan national, fut le but de Mutsuhito, l'on peut même dire son but unique. Tout le reste ne fut pour lui qu'un moyen.
En Europe on l'admire surtout pour avoir introduit dans son pays la civilisation occidentale, mais ce serait mal comprendre son caractère que de voir en lui un esprit ouvert et curieux, prompt à tout comprendre, à tout s'assimiler. Une partie de son peuple s'est enthousiasmée pour la civilisation de l'Occident : tout Japonais qui a quelques économies veut visiter l'étranger ; des médecins, des ingénieurs, ont donné leur vie pour la science : plusieurs doivent être comptés parmi les grands savans de notre époque. Mutsuhito a de toutes ses forces favorisé ce mouvement, encouragé cette ardeur, comme il a délibérément introduit au Japon les industries de l'Europe, parce qu'il a compris que la civilisation occidentale pouvait seule donner à son empire la richesse et la puissance. Mais ses goûts personnels l'attachaient au passé : il n'a pas visité l'Europe, il n'y a pas envoyé son fils, il a continué de vivre la vie d'autrefois ; quand il s'adressait à ses sujets, c'était pour leur recommander le respect des anciennes coutumes. Encore moins devons-nous chercher en lui une intelligence avide de changement, éprise de nouveauté, une de ces âmes que dévore le désir d'atteindre à une vérité plus complète, à une beauté plus noble, à une vertu supérieure. Cette fièvre, à de certains momens, beaucoup de ses sujets l'ont connue ; ils ont senti que l'art grec, le droit romain, les efforts séculaires de tant de penseurs et de savans et le christianisme avant tout ont donné à notre civilisation une force, une grandeur, où leur civilisation n'a jamais pu atteindre. Assurément le cœur de Mutsuhito n'était pas resté fermé à de pareils sentimens ; ce n'étaient pas les traditions de ses ancêtres qui l'inspiraient quand il fondait le sai sei kai ou d'autres institutions semblables, c'était l'exemple des missionnaires chrétiens, qui, les premiers, créèrent au Japon des hôpitaux, des orphelinats, des asiles. Mais, d'une manière générale, on peut dire qu'homme de tradition, Mutsuhito n'a jamais éprouvé le besoin d'une autre morale, d'un autre culte, d'autres croyances, d'autres idées, d'autres sentimens que ceux-mêmes de ses ancêtres. Le prince qui introduisit au Japon la civilisation européenne resta purement japonais ; le prince qui a fait plus que tout autre pour la rénovation de l'Asie resta purement asiatique. Ce furent les circonstances qui lui imposèrent la culture de l'Occident ; ce furent ses ministres qui l'étudièrent et la copièrent ; lui ne fit rien d'autre que de chercher à concilier leurs réformes avec les préceptes des ancêtres. Mais, en agissant ainsi, il empêcha la division des forces du pays, la scission du présent et du passé ; il permit au Japon de faire ce que la Chine, la Perse, l'Inde et la Turquie ont jusqu'ici vainement tenté de faire.
LA MEZELIÈRE.