L’Empire Indo-Britannique sous le gouvernement de la reine depuis 1859

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L’Empire Indo-Britannique sous le gouvernement de la reine depuis 1859
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 294-329).
L'EMPIRE INDO-BRITANNIQUE
DEPUIS
LE GOUVERNEMENT DE LA REINE

The administration of India from 1659 to 1863, 2 vol. in-8o, by Iltudus Thomas Prichard ; Macmillan and Co.


La marche, le développement et le triomphe final de la compagnie anglaise des Indes orientales présentent un phénomène historique d’une incontestable grandeur. Les conditions dans lesquelles cette compagnie est née n’offraient cependant rien d’exceptionnel. Elle n’a eu ni la priorité du mouvement qui entraînait au XVIIe siècle les nations maritimes de l’Europe vers l’extrême Orient, ni le concours de la couronne, comme sa rivale de France l’obtint de Louis XIV, ni les brillans succès qui ont signalé l’apparition de la compagnie hollandaise. Les statuts primitifs ne renfermaient aucune clause qui indiquât chez les fondateurs le moindre pressentiment des glorieuses destinées accomplies depuis. Faire un commerce lucratif, gagner beaucoup d’argent, distribuer à ses actionnaires de forts dividendes, telle était son unique ambition. La compagnie anglaise des Indes orientales y resta fidèle pendant un siècle et demi, et quand des événemens qu’elle n’avait ni prévus ni provoqués la forcèrent à prendre les allures d’un état militaire, elle le fit à son corps défendant. Elle lie cessait de recommander à ses agens de porter toute leur activité du côté du commerce. Ce ne fut qu’en 1757 qu’elle devint par la victoire de Plassey une puissance politique en prenant possession du Bengale. Dès lors sa marche se complique. A une association marchande — dont elle ne veut sacrifier ni les privilèges ni les bénéfices, — se superpose un corps gouvernemental qui entre dans tous les rapports de la souveraineté et en exerce tous les droits. Elle légifère, entretient une armée et contracte dès alliances offensives et défensives.

Le moment était on ne peut plus favorable pour l’a compagnie des Indes orientales. L’empire musulman du grand Mogol[1], qui avait jeté un éclat si brillant et retenu sous sa domination les nombreux états dans lesquels s’était divisée la race hindoue, avait perdu tout son prestige et toute sa puissance. Tombé dans des mains de plus en plus débiles, il avait cessé d’être le centre de tant de royaumes. Il ne put retenir ses gouverneurs, qui se posèrent en princes indépendans, tout en lui laissant d’abord les honneurs et les titres de la souveraineté. Ainsi la carrière fut ouverte aux aventuriers de toutes couleurs qui cherchèrent à se découper des états dans ces espaces immenses et à s’arrondir ensuite en se faisant mutuellement la guerre. Cette anarchie, comme toutes celles qui ont affligé les peuples, ne pouvait pas durer indéfiniment. Quelle était donc la puissance qui devait relier tous ces membres épars et reconstruire un nouvel empire ? L’islamisme fournirait-il encore des hommes capables de se constituer en héritiers du trône des Mogols et d’en continuer la tradition, ou bien le christianisme viendrait-il, avec sa force d’expansion, sa haute intelligence et son énergie, coordonner toutes ces parties et leur fournir le point de ralliement dont elles avaient besoin ? À cette époque, deux puissances européennes occupaient déjà de solides positions dans ces contrées éloignées, la France et l’Angleterre. Si le gouvernement de Louis XV eût eu à cœur la prospérité et la grandeur de la France, il est probable que nous aurions pu présenter à ces nombreux états Te drapeau autour duquel ils se seraient ralliés. Les grands travaux, l’énergie, le dévoûment de Dupleix et de Labourdonnais, l’avaient entouré d’un prestige considérable ; mais, au lieu de les seconder avec vigueur et de fournir à Dupleix les moyens d’achever son œuvre, on sait comment le cabinet de Versailles abandonna lâchement l’un et l’autre avec la plus complète insouciance de l’honneur et des intérêts français.

Une fois seule, la compagnie indo-britannique put se déployer à l’aise au milieu de cet éparpillement des provinces de l’empire mogol. Une multitude de circonstances propices lui prêtèrent leur concours, et contribuèrent à son agrandissement : les guerres intestines dont nous venons de parler, l’oppression que les autorités musulmanes avaient fait peser sur les Hindous, la haine que ces deux races se portaient, l’action énervante du brahmanisme, — qui avait parqué les hommes pour leur ôter le plus puissant stimulant de la volonté, celui d’aspirer à une position meilleure, — l’absence de toute idée de patrie remplacée par un attachement excessif au village, enfin l’incommensurable misère du peuple, laquelle le poussait à s’enrôler sous le drapeau qui lui promettait l’existence sans se demander dans quelle direction on le ferait marcher, telles sont les causes qui en Orient ont porté l’Angleterre à la hauteur où nous la voyons.

Dans l’état où se trouvaient alors ces contrées, la compagnie des Indes, comme puissance politique, devait avoir le sort de tous les états de la péninsule : elle devait ou s’agrandir ou tomber. Dans cet extrême Orient, la modération, la justice même, sont prises pour de la pusillanimité ; quand on ne parle pas en maître, on inspire de l’audace à ses adversaires, car le droit de la force y est seul reconnu. Appelée, tantôt à se défendre contre les entreprises d’un voisin turbulent, tantôt à protéger un allié contre d’injustes agresseurs, tantôt à servir d’arbitre entre deux états en guerre l’un avec l’autre, la compagnie des Indes devait avancer par ondulations jusqu’à ce qu’elle eût étendu son pouvoir sur la péninsule tout entière, appuyée d’ailleurs, comme elle l’était, sur une armée bien disciplinée à laquelle l’élément européen donnait une grande force. Le gouvernement métropolitain, par la vigueur de son organisation et la fixité de sa marche, y a contribué pour une part considérable. Il était formé de deux corps : le législatif et l’exécutif, la cour des propriétaires et celle des directeurs. La première était composée des actionnaires, ayant un droit de vote proportionné à la quotité des fonds placés dans la société. La seconde, composée de vingt-quatre membres choisis par les actionnaires, remplissait tout à la fois les fonctions de conseil d’état, d’administrateur et de pouvoir exécutif. Elle tenait des séances hebdomadaires ; elle était divisée en un certain nombre de comités, ayant chacun son contingent spécial d’affaires et sous sa direction un nombre plus ou moins considérable d’employés. Le tout formait une administration compliquée dont les bureaux se trouvaient dans un modeste édifice situé dans Leadenhall-street.

Aussi longtemps que la compagnie resta une association marchande, le gouvernement ne s’en occupa que pour la protéger et lui assurer le monopole du commerce de l’extrême Orient, privilège qu’elle dut payer plus tard par un impôt annuel de 200,000 livres sterling ; mais lorsqu’elle élargit son cadre, se substitua à des princes régnans et prit les rênes d’un empire, il fallut modifier ses conditions d’existence et y introduire un élément nouveau. La couronne, sauvegarde de l’honneur du drapeau britannique qui flottait sur tant de villes et de places fortes, crut qu’il était de son devoir de surveiller les faits et gestes de la compagnie des Indes. Sur la proposition de Pitt, le parlement en rattacha l’administration politique au gouvernement en instituant le bureau du contrôle. Le nom de cette commission permanente en indique le mandat. Composée de six membres empruntés au conseil privé, elle devait contrôler tous les actes de la cour des directeurs, prendre connaissance de ses délibérations et de sa correspondance, et faire usage d’un veto quand elle le jugerait convenable.

A chaque renouvellement de sa charte, la compagnie perdait un lambeau de ses privilèges commerciaux. Dans sa session de 1833-1834, le parlement lui enleva le dernier qui lui restait : le commerce avec la Chine. Il remboursa par des annuités les actionnaires, supprima toutes les restrictions apportées à l’établissement des Européens aux Indes, ouvrit les carrières administratives à tous, Européens ou Hindous, créa une quatrième présidence, celle du nord-ouest, dont le chef-lieu fut Agra, et confia à la présidence du Bengale la direction suprême des possessions anglaises aux Indes. La cour des directeurs n’en restait pas moins, malgré ce nouvel amoindrissement de sa puissance, le seul pouvoir intermédiaire par lequel passaient toutes les dépêches entre le gouverneur-général et la couronne, et en cette qualité elle avait encore une grande place dans le mécanisme compliqué du gouvernement indien. Bien que modifiée dans le chiffre de son personnel en 1853, elle conserva cette grande position jusqu’à l’insurrection de 1857. La nouvelle du soulèvement de plus de 80 régimens indigènes de l’armée du Bengale, des horreurs qu’ils commirent sur les employés anglais qui tombèrent en leur pouvoir, fit pousser un cri d’indignation à la Grande-Bretagne tout entière. Chacun de chercher la cause de ces mouvemens aussi inattendus qu’effrayans et d’en désigner les provocateurs. Ce fut un concert de récriminations, un feu croisé d’attaques et de défenses, d’accusations injustes et de réponses acerbes. Une mesure parut indispensable aux yeux de tout le monde, c’était d’enlever à cet empire son gouvernement bâtard, de supprimer la cour des directeurs comme un rouage inutile et nuisible, et de transférer le pouvoir tout entier à la couronne.

En Angleterre, quand l’opinion publique s’est prononcée d’une voix claire et impérative, le gouvernement ne met pas son honneur à y résister. Le ministère tory qui dirigeait alors les affaires du pays présenta le 7 mars 1858 le bill des Indes, par lequel le gouvernement prenait pleine et entière possession de l’empire indien. Ce bill donna lieu à des débats très vifs, que des incidens produite par le bureau du contrôle envenimèrent et compliquèrent considérablement. Enfin, après deux mois de stratégie parlementaire par laquelle les whigs espéraient ressaisir le pouvoir, les tories restèrent maîtres au champ de bataille, et le bill fut adopté.

Par ce bill, la couronne se substituait en tout et pour tout à la compagnie des Indes orientales. La cour des directeurs était supprimée, le bureau du contrôle devenait un ministère, composé du ministre des Indes, membre du cabinet, et d’un conseil de 15 membres, dont 8 à la nomination de la couronne et 7 au choix de leurs collègues. Pour la première fois, ces 7 membres furent nommés par la cour des directeurs avant qu’elle fût dissoute. Toutes les questions essentielles d’organisation étaient réservées au parlement, toutes celles d’un intérêt secondaire étaient confiées à un conseil législatif établi à Calcutta. Ce bill ne changeait rien à l’administration indienne. Le personnel restait le même, la position du gouverneur-général et des autres fonctionnaires n’était pas atteinte. La révolution s’était concentrée dans la région des pouvoirs métropolitains.

Tel était l’état de l’empire anglo-indien au sortir de cette redoutable révolte qui avait menacé de tout anéantir. Nous allons suivre M. Prichard dans le récit qu’il nous fait des dix années qui viennent de s’écouler sous le nouveau gouvernement ; il s’est trouvé dans les meilleures conditions possible pour bien connaître les hommes et juger sciemment les choses.


I

Quand on a devant soi une carte de l’Asie, le pays qui frappe le premier les regards, c’est l’Inde, tant la nature en a dessiné fortement les contours. Détachée du continent par le plus magnifique système oréographique du monde, elle s’avance dans la mer comme pour s’y baigner et inviter en même temps le soleil à la caresser de ses plus chauds rayons. De vastes cours d’eau qui descendent des hauteurs himalayennes lui fournissent l’élément dont elle a le plus besoin pour donner à son sol une fertilité exceptionnelle. C’est une nature aux grands traits climatériques, et dont les excès météorologiques inspirent à l’homme une véritable terreur. Tantôt ce sont des inondations qui convertissent les plus luxuriantes plaines en une vaste méditerranée, tantôt ce sont des sécheresses qui calcinent la terre en détruisant tous les germes, et font périr de faim des millions d’habitans. La violence du vent y est connue, et les ravages des cyclones ont rempli naguère les colonnes de nos journaux. En 1864 et 1867, Calcutta a été visitée par des ouragans dont la violence dépasse toute idée. Le premier commença le 5 octobre à quatre heures du matin, et dura jusqu’à dix heures. Après un calme trompeur d’une heure, la bourrasque revint avec une nouvelle furie, et conserva sa violence jusqu’à deux heures. Ses effets désastreux s’étendirent sur une surface de 100 milles de diamètre. Aucune description ne peut reproduire les scènes qu’enfante un cyclone. L’Hougly, qui peu d’instans après était aussi uni qu’un miroir, paraissait comme atteint de folie furieuse. Il rejetait ses eaux par masses de 15 à 30 pieds de hauteur jusqu’à 8 milles dans les terres, se jouant des digues les mieux construites et balayant devant lui bestiaux, hommes et villages. Dans l’île de Sangor, sur une population de 6,000 âmes, 4,500 personnes furent enlevées et englouties dans les eaux.

Le port de Calcutta, où l’on apercevait la veille une véritable forêôt de mâts, n’en contenait plus un seul après le cyclone : 155 vaisseaux avaient été jetés sur le rivage. L’Allié, qui venait de recevoir dans ses flancs 335 coulies, sombra avec la presque totalité de sa cargaison humaine. L’Alligator, un puissant remorqueur, fut lancé dans une jungle. L’Amiral Casey se trouva au milieu d’une rizière. Deux autres vapeurs ne firent qu’un saut de la rivière dans un jardin, le Comte de Clare fut porté sur un monceau de ballast. 134 navires subirent de graves avaries, et 36 furent perdus. Ces détails peuvent nous dispenser de décrire les scènes dont Calcutta fut le théâtre. Les rues étaient encombrées d’arbres déracinés, de débris de toits, de vérandahs, de portes, de murs, de clochers. Les feuilles de plomb ou de zinc qui couvraient les toits avaient été roulées et chassées comme du papier. Avenues, jardins, promenades, tout était détruit. Les faubourgs, qui avaient reçu le premier choc, ne présentaient qu’un monceau de ruines : plus de 20,000 personnes y perdirent la vie.

L’Inde est une terre exceptionnelle qui ne protège que ce qu’elle produit. Tout ce qui lui est étranger, hommes, animaux, plantes, dépérit. Jamais la race anglo-saxonne ne pourra s’y acclimater. Les sanitaria[2] placés sur les hauteurs des chaînes himalayennes ne sont que des palliatifs auxquels les riches seuls peuvent recourir. L’Anglais paie chaque jour qu’il passe aux Indes de quelque parcelle de sa santé et de ses forces morales : toutes les illusions que l’or s’était faites à ce sujet sont dissipées ; c’est une déperdition quotidienne qui atteint l’âme comme le corps. Il cherche en vain cet échange d’idées, ces associations intellectuelles, ce mouvement scientifique et littéraire qui alimente l’esprit et lui donne de la vigueur.

Cependant l’Inde anglaise, eu égard à son étendue et aux déserts qu’elle renferme encore, est un des pays les plus peuplés de ce monde. Sous ce rapport, les Hindous peuvent marcher de pair avec les Chinois. Les uns et les autres fournissent de larges contingens à l’émigration. Les deux tiers presque de cette population se trouvent sous la dépendance directe de la Grande-Bretagne. Ils forment quatre présidences : trois anciennes, celles du Bengale, de Madras et de Bombay ; une nouvelle, celle d’Agra ou du nord-ouest. Le dernier recensement accuse pour ces quatre gouvernemens une population de 112,102,429 âmes. À ce chiffre, il faut ajouter les habitans de sept autres provinces qui sont également sous la domination immédiate de la couronne, mais qui ne sont pas encore érigées en groupes présidentiels. Leur nombre s’élève à 39,886,884, ce qui fait un total de 151,989,313 âmes, qui composent l’empire indo-britannique. Ce n’est pas tout, la couronne d’Angleterre compte un nombre assez considérable de vassaux. Ce sont des rajahs auprès de chacun desquels le gouvernement entretient un résident qui a souvent plus d’autorité que le prince lui-même. L’on ne peut évaluer que fort approximativement la population de ces états secondaires, dont quelques-uns, comptent plusieurs millions d’habitans ; néanmoins on ne s’écarte pas trop de la vérité en portant le chiffre des Asiatiques sur lesquels le sceptre d’Angleterre étend sa domination à 180 millions. Ce sera le plus grand empire du monde, si la Chine continue à se désagréger.

Depuis 1858, le gouverneur-général des possessions anglaises aux Indes prend le titre de vice-roi. Dans les dix années qui viennent de s’écouler, quatre vice-rois ont été successivement à la tête de l’empire indo-britannique : lord Canning, lord Elgin, sir John Lawrence et le comte Mayo, qui occupe encore ce poste à l’heure qu’il est. Le premier y resta près de six ans. Aucun gouverneur n’a eu à traverser des momens aussi difficiles, et aucun n’a essuyé une critique aussi sévère. Ce ne sont pas les capacités de l’homme d’état qui lui faisaient défaut, on peut dire qu’il était à la hauteur de sa position ; mais à peine fut-il arrivé qu’il se trouva en présence d’une formidable insurrection, résultat d’imprudentes mesures de son prédécesseur et des ministres qui avaient dégarni le pays de troupes européennes pour fortifier l’armée de Crimée et ensuite celle de Perse. On lui reprocha de n’avoir pas du premier coup et par des mesures énergiques étouffé la révolte des cipayes. C’est que son caractère répugnait à la précipitation fiévreuse. Flegmatique, réservé, il semblait de glace au milieu de cette atmosphère embrasse qui enveloppait alors Calcutta. Ni l’emportement ni l’enthousiasme n’avaient de prise sur lui, et peut-être l’Angleterre doit-elle à cette nature froide, réfléchie, impassible, d’avoir conservé le sceptre de cet immense empire.

Lorsque l’insurrection[3] eut été vaincue par la prise de Lucknow, qu’il ne lui restait que quelques débris traqués dans les gorges de l’Himalaya, lord Canning crut devoir adresser aux habitans de l’Oude, où la révolte s’était concentrée, une proclamation qui restera célèbre. Il leur annonça, et principalement aux taloukdars ou grands propriétaires du pays, que le sol tout entier du royaume était confisqué au profit du gouvernement britannique à l’exception des immeubles appartenant à quelques seigneurs qui étaient restés fidèles à la couronne d’Angleterre, et dont il donnait les noms ; quant au reste, il en disposerait comme il le jugerait convenable. Lord Canning promit cependant de traiter avec indulgence les taloukdars qui s’empresseraient de faire leur soumission, à moins qu’ils n’eussent les mains souillées de sang anglais. La cour des directeurs, qui existait encore, s’empressa d’écrire à lord Canning pour lui faire de très judicieuses observations sur ce décret sans précédent dans l’histoire. Elle lui fit entendre que cette mesure, dont la justice était fort contestable, pourrait avoir un effet tout opposé à celui qu’il en attendait, et provoquer de vives et regrettables résistances, qu’il aurait fallu au contraire faire preuve dans cette occasion de beaucoup d’indulgence et d’une noble mansuétude. La cour termina sa dépêche en lui demandant de mitiger dans la pratique ce qu’il y avait de trop sévère dans ce décret, car elle désirait que la domination britannique eût pour piédestal « l’obéissance volontaire d’un peuple heureux. » Cette dépêche, une des dernières que la cour des directeurs ait adressées au gouverneur-général, lui fait grand honneur. Dans le public et dans les chambres, la proclamation de lord Canning excita la plus vive indignation. La presse en fit ressortir toute l’iniquité, et demanda s’il était permis à une autorité anglaise de se livrer à des actes qui sentaient l’absolutisme oriental le plus étendu, et réclama impérieusement le transfert de cet empire à la couronne. La législature, justement saisie de cette importante question, s’exprima par l’organe de ses orateurs en termes fort vifs. Au reste, il ne paraît point que lord Canning ait eu l’idée d’exécuter à la lettre les menaces de sa proclamation. Le mois de juin n’était pas écoulé que les taloukdars, après avoir fait leur soumission, étaient tous rentrés en possession de leurs droits, et avaient consenti à fournir au gouvernement une contribution annuelle de 52 sacs de roupies, soit 13 millions de francs.

Cette importante affaire terminée et l’ordre rétabli, le gouverneur ordonna le désarmement général de l’Oude. Pour se faire une idée de la force militaire de cette province et de la résistance qu’elle aurait pu opposer à la puissance anglaise, il suffit de supputer le nombre des armes que ses habitans remirent entre les mains de l’autorité : 684 pièces d’artillerie, 186,177 fusils, 565,321 armes blanches, 50,311 lances et 636,683 instrumens de guerre de diverse nature. De plus, on démolit 1,569 forts.

A peine lord Canning était-il heureusement sorti de cette menaçante insurrection qu’il se trouva en présence d’un mouvement qui éclata dans le corps de troupes arrivé depuis peu d’Angleterre. Levé en toute hâte pour remplacer les vides que la guerre de Crimée avait faits dans les rangs de l’armée anglaise, ce corps n’était qu’un ramassis de vagabonds qui n’avaient pris du service que pour jouir de la prime d’enrôlement et voyager aux frais de l’état. Mal commandés par des officiers qui n’avaient eu sous leurs ordres que des cipayes du Bengale, natures malléables et soumises, ils se montrèrent insubordonnés, et, quand ils apprirent que l’armée passait du service de la compagnie à celui de l’état, ils se servirent de ce prétexte pour réclamer une nouvelle prime d’enrôlement. Sur le refus positif du gouverneur, ils manifestèrent les dispositions les plus hostiles, et l’on crut un moment que l’on serait obligé de recourir à la force armée pour les soumettre ; mais il répugnait à lord Canning d’ordonner aux troupes royales qui étaient restées aux Indes, et dont la fidélité était à toute épreuve, de faire feu sur des compatriotes. Il préféra entrer en composition avec les rebelles, et les renvoyai en Angleterre au nombre de 7,000.

Ce nouveau danger écarté, lord Canning entreprit une tournée officielle dans les provinces supérieures. Il voulait s’assurer par lui-même de l’état du pays, s’entretenir avec tous les chefs, féliciter ceux qui étaient restés fidèles, stimuler les prudens, recommander à tous la loyauté envers la reine et la justice envers leurs propres sujets. Il se mit en route au mois de novembre 1859, et s’arrêta dans tous les chefs-lieux de province. Il tint dans chacun d’eux des grands levers ou dourbars auxquels étaient invités tous les seigneurs du pays. Il leur faisait entendre que leur bien-être et leur affermissement dans leurs droits ; et leur autorité étaient étroitement liés à leur fidélité au gouvernement anglais. Lorsqu’il fut à Agra, capitale, de la présidence du nord-ouest, il y fit venir les principaux, rajahs du Rajpoutana, et surtout trois d’entre eux qui avaient donné des preuves d’attachement à l’époque de l’insurrection : les maharajahs de Goualior, de Jeypour et d’Alwar. Voici le discours qu’il adressa au second de ces trois princes :


« Maharajah de Jeypour,

« La présence à ce dourbar d’un prince issu des plus anciennes et des plus nobles familles du Rajpoutana, et d’un des plus fidèles feudataires de la couronne britannique, m’est des plus agréables. Le territoire de Jeypour n’a pas été aussi tourmenté que d’autres par la révolté ; néanmoins vous n’avez pas manqué d’occasions de déployer votre fidélité. Quand un corps de rebelles s’approcha de votre capitale et vous somma de leur livrer les officiers anglais qui s’y trouvaient, vous leur répondîtes : « Venez les chercher ! « Vous avez entouré d’une protection attentive et respectueuse la famille de l’agent politique, que ses fonctions avaient éloigné de votre capitale. Et lorsque vous jugeâtes le moment favorable, vous avez fait conduire dans cette ville et sous une bonne escorte 50 chrétiens, vous nous avez en outre prêté un secours efficace en autorisant nos troupes à traverser en toute liberté votre pays.

« En reconnaissance de ces services, je vous prie d’accepter le district de Kote-Kasim, qui à l’avenir fera partie de votre territoire. Il était un apanage du roi de Delhi ; mais la trahison de ce monarque l’en a dépouillé. En l’ajoutant à votre province, je suis certain de le mettre dans de bonnes et loyales mains.

« Je saisis cette occasion pour vous exprimer publiquement ma reconnaissance de ce que vous avez rempli fidèlement vos promesses en supprimant d’une main ferme les sutties dans toute l’étendue de votre territoire, et en abrogeant le droit d’asile attaché à des « sanctuaires, droit dont des criminels se couvraient pour échapper à la justice. »


Cette tournée officielle fut signalée par un acte de justice qui soulagea bien des cœurs. Quand un prince hindou n’avait pas d’enfant mâle, il en adoptait un, auquel il laissait sa couronne ou ses titres. Lord Dalhousie avait décrété que le domaine d’un prince qui mourait sans héritier direct revenait de droit au gouvernement anglais. Cette décision ne supprimait pas seulement une antique coutume, elle blessait au vif le sentiment religieux, car c’était à l’héritier naturel ou adoptif à présider à toutes les cérémonies religieuses qui seules pouvaient assurer au défunt l’entrée dans l’olympe brahmanique. Enlever aux seigneurs ce droit, c’était donc compromettre leur avenir éternel. L’on comprend la joie qu’ils durent éprouver en apprenant qu’il leur était rendu, et que leur départ serait accompagné de ces précieuses cérémonies qui seules pouvaient leur garantir une heureuse existence au-delà de la tombe. Lord Canning, avons-nous dit, resta près de six ans à son poste. Il l’aurait gardé plus longtemps, s’il n’eût pas eu la douleur de perdre sa femme. Ce coup assombrit son séjour aux Indes. Il résigna ses fonctions le 12 mars 1862, espérant recouvrer sous le ciel d’Angleterre une santé que celui des Indes avait détruite ; mais ses espérances ne se réalisèrent pas, et il succomba peu de jours après son retour.

Son successeur, lord Elgin, ne fît pour ainsi dire qu’une apparition dans sa vice-royauté. Après être resté quelques mois au siège de son gouvernement pour en étudier le mécanisme et se mettre au courant des affaires, il partit le 5 février 1863 pour faire une tournée officielle dans les provinces supérieures. Il tint au milieu d’un appareil tout oriental des dourbars dans toutes les grandes villes de ces riches contrées, et se rendit ensuite à Simla pour se mettre à l’abri des chaleurs des basses terres. Le site sur lequel ce sanitarium s’élève est un des plus beaux des Alpes asiatiques ; aussi est-il couvert de cottages anglais de toute grandeur, et sert-il de rendez-vous à la meilleure société anglo-indienne du vaste bassin du Gange. Dans les premiers jours de l’automne, lord Elgin quitta sa belle résidence d’été pour retourner au chef-lieu de l’empire. Il voulut passer par la vallée de Kangra, une des plus belles et des plus pittoresques du système himalayen : tous les degrés d’élévation s’y trouvent, depuis le simple accident de terrain jusqu’à la montagne dont la crête surpasse en altitude les pics les plus élevés des Andes. On y traverse aussi tous les degrés de température qui remplissent l’intervalle entre les chaleurs de la zone torride et les froids les plus rigoureux. La flore la plus variée et d’une grande richesse couvre la vallée de Kangra d’un magnifique manteau. En se rendant au village de Dhourmsalla, station militaire et demeure de quelques employés de l’administration, il dut franchir le val de Botung, situé à 16,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et d’où le plus splendide panorama se déroule aux regards du voyageur. Lord Elgin resta une heure à contempler ce ravissant spectacle par un froid piquant. Entraîné par la beauté des tableaux qui se modifiaient à chaque instant, il ne tint aucun compte des exigences de sa santé, si bien qu’en arrivant à Dhourmsalla il dut se mettre au lit ; mais ce qu’il avait pris d’abord pour de la fatigue n’était autre chose que les symptômes d’une maladie dont il mourut bientôt après.

Ce ne fut pas dans les rangs de la noblesse et parmi les hommes d’état que le ministère choisit le successeur de lord Elgin. Contrairement à ses principes et à ses précédens, il appela cette fois à la vice-royauté l’ex-gouverneur du Pundjab, sir John Lawrence, qui avait déployé une grande habileté dans l’exercice de sa charge. Non-seulement il avait préservé sa province de la contagion de la révolte en 1857, mais c’est avec les forces dont il disposait, et qu’il dirigea sur l’Oude, que l’on s’en rendit maître. Cette promotion fut ainsi la récompense des services signalés qu’il avait rendus. Jugée avec sévérité par les fonctionnaires, qui n’aiment pas à voir leur égal de la veille devenir tout à coup leur supérieur et leur maître, elle fut au contraire bien reçue par l’armée et la population indépendante. Quant aux Hindous, cette nomination leur fut agréable. « Au moins celui-là, dirent-ils, n’aura pas besoin de faire un stage de trois ans pour être à même de remplir ses devoirs. »

Mais s’il avait rempli avec distinction une place de second ordre, s’il s’était montré un administrateur éminent, sir John Lawrence ne fut pas aussi heureux quand il fut élevé au trône vice-royal. Il est assez rare qu’un fonctionnaire qui a franchi tous les degrés de la hiérarchie bureaucratique, qui s’est façonné dans ce milieu étroit, finisse par devenir un homme d’état à grandes et fortes conceptions. Sa première éducation déteint sur ses mesures, qui manquent d’ampleur. Aux Indes, le corps officiel éprouve un profond éloignement pour la partie indépendante de la population européenne. S’il ne tenait qu’aux fonctionnaires, aucun Anglais en dehors de leur corporation ne viendrait s’y établir. Ils ont le pressentiment que la formation d’un élément européen considérable amoindrirait leur grande position, et que leurs traitemens fabuleux seraient réduits de moitié. Sir John Lawrence se montra toujours fort peu favorable à cette classe de ses administrés. Cette lacune de son esprit était surtout visible dans le peu de zèle qu’il déploya pour la construction des chemins de fer, parce que ces travaux attiraient un grand nombre d’ouvriers anglais. Peut-être subissait-il dans cette circonstance l’influence des Hindous, qui éprouvent pour cette catégorie d’étrangers une invincible antipathie. En revanche, le bien-être des soldats eut toute sa sollicitude, et les nombreux employés du gouvernement ne furent pas oubliés dans ses faveurs. Ceux-ci cependant ne répondirent nullement à ses généreuses intentions, et furent toujours mécontens de ses choix et de son administration en général. De son côté, la noblesse hindoue ne lui pardonna pas les mesures qu’il avait prises pour poser des limites à sa puissance et soustraire les laboureurs à des coutumes oppressives et souvent dégradantes. En somme, il n’était pas populaire, mais aux Indes le chef de l’état peut se passer de toute popularité ; il n’est responsable que devant la couronne et la législature anglaises, lesquelles se trouvent dans un autre hémisphère : aussi est-il dans son palais et au milieu de ses états un monarque omnipotent. Ni la presse locale ni l’opinion publique n’ont assez de valeur dans l’empire pour peser sur la marche de son gouvernement.


II

Le changement survenu dans la direction de la puissance suprême des Indes enlevée à la compagnie pour être transférée au cabinet de Sainte James n’a été qu’une évolution métropolitaine ; le gouvernement local de Calcutta est resté ce qu’il était, absolu dans toute l’étendue du terme. Les quelques modifications qu’il a subies n’en ont changé que l’apparence. Auparavant le président, assisté d’un conseil, était l’unique autorité qui mettait en mouvement tout le mécanisme administratif. À ce premier rouage, le parlement n’a fait qu’ajouter un conseil législatif, composé de délégués des quatre présidences, d’un chef indigène de chacune des grandes divisions qui ne sont pas encore groupées en présidence, et de trois membres qui représentent l’élément non officiel des Européens. Nommés par le pouvoir, les membres de ce conseil législatif ne représentent aucune classe de la société, ne reçoivent aucun mandat, et ne se rattachent par aucun lien au peuple, qui prend peu d’intérêt à leurs travaux. Impossible d’établir un parallèle quelconque entre ce conseil : législatif et la chambre des communes ; pourquoi donc le ministère lui a-t-il donné ce nom ? Est-ce pour tromper l’opinion, qui réclamait pour les Indes quelques garanties de liberté ? Mais il se passera encore bien des années avant que les Hindous soient capables d’exercer une action quelconque sur la marche d’un gouvernement régulier et libéral. Ils n’ont aucune idée des bases sur lesquelles repose une civilisation progressive et des conditions d’un vrai gouvernement.

Le vice-roi est président de droit du conseil avec la faculté de se faire remplacer. C’est lui qui dirige les débats, les suspend ou les ajourne, et en renvoie la clôture à un autre jour, s’il le juge nécessaire. Si un membre demande la production d’un document quelconque, il peut la refuser ou l’autoriser. Son pouvoir va jusqu’à modifier le personnel du conseil législatif. Lorsqu’un bill a subi le modus operandi établi par les règlemens, il faut encore qu’il reçoive la sanction du président en sa qualité de vice-roi, et qu’il soit ensuite envoyé au ministre secrétaire d’état des Indes, qui, sur l’avis de son conseil, peut le rejeter.

Malgré tout ce qu’il y a de défectueux et d’illibéral dans la composition du conseil législatif de Calcutta, ce corps s’est pris au sérieux ; il s’est mis résolument à l’œuvre. Dans ces dix années, de 1858 à 1868, il a discuté, élaboré, rédigé et voté 320 lois, ce qui fait une moyenne de 32 par année. L’on peut bien croire que dans ce travail à toute vitesse un grand nombre de ces lois auront besoin d’être amendées, mais l’ensemble, a été un bienfait pour le pays. Il a rapporté bien des mauvais arrêts, abrogé bien des lois iniques, donné satisfaction à plus d’un vœu légitime. Nous regrettons que le cadre de cette étude ne nous permette pas de passer en revue les travaux accomplis par le conseil législatif des Indes pendant cette courte période d’années ; nos législateurs y trouveraient ample matière à réflexions. Commerce, industrie, agriculture, banques, institutions civiles, marine, relations de tout genre, c’est une reconstruction générale de la société indo-européenne. Le travail le plus considérable auquel le conseil législatif se soit livré est sans contredit l’élaboration d’un code complet de lois pénales et de procédures criminelles. Il est si détaillé, si minutieux, que presque toutes nos actions pourraient à la rigueur être visées. Le grand obstacle contre lequel les législateurs sont venus se heurter, c’est l’impossibilité de contraindre les Anglais à se soumettre aux décisions d’un juge indigène en matière criminelle. Ils ont la certitude que du moment où les tribunaux hindous pourront exercer une juridiction incontestée sur eux, leur règne approchera de sa fin. Il n’était pas possible cependant de faire deux codes, deux systèmes de lois ; les relations entre les vainqueurs et les vaincus sont trop enchevêtrées pour que la loi puisse tenir compte des différences de race. Il fallut néanmoins y introduire des tempéramens, faire des exceptions, poser des limites à l’action de la loi pour les Européens des villes où les cours ne sont pas exclusivement composées d’Anglais, laisser enfin des lacunes que le temps comblera. D’après une décision de la cour suprême d’Agra, les juges ne peuvent pas même appliquer aux Anglais la loi qui oblige le père d’un enfant illégitime à lui faire une pension alimentaire.

La police a été remaniée par le conseil législatif dans toutes ses parties. Il est très difficile d’avoir une bonne police aux Indes ; la classe où on la recrute n’inspire aucune confiance. Sur le terrain de l’intelligence, les Hindous sont presque au même niveau que les Européens, et sur plusieurs points de la moralité ils marchent de pair avec ces derniers ; mais ils sont sans entrailles. Ils feront endurer à l’homme et aux animaux les plus cruelles souffrances avec une indifférence parfaite ; et, pourvu qu’ils puissent le faire sans danger, ils vous ôteront même la vie sans éprouver le moindre remords. En fait d’intrigue, L’Hindou est passé maître. Comme sa morale lui permet le mensonge, il se montre très habile à couvrir ses méfaits de paroles astucieuses. Ce sont cependant des hommes de ce caractère qui remplissent tous les cadres inférieurs de la police : aussi les magistrats européens ne sont-ils jamais sûrs de la fidélité de leurs rapports et de leur témoignage. Ils vendent leur concours et servent d’instrumens à la haine ou à la vengeance. A leurs yeux, un criminel n’est qu’un maladroit qui n’a pas su tirer les marrons du feu sans se brûler, un joueur malavisé qui a perdu la partie. Il n’y a qu’une voix dans la classe éclairée de l’empire pour condamner la police dans la manière dont elle exécute son mandat. Comme cette police est récompensée en raison du nombre de coupables qu’elle appréhende et fait condamner, il n’y a point d’efforts qu’elle ne fasse pour obtenir de l’avancement ou des avantages pécuniaires. Le témoignage n’ayant aucune valeur parmi les Hindous, c’est sur l’aveu de l’accusé que les juges prononcent leur condamnation ; la police est donc intéressée à obtenir le plus d’aveux possible. Pour atteindre ce but, elle ne recule devant aucun moyen, quelque odieux qu’il soit. On prolonge la prison préventive et le secret, si la geôle le permet ; mais il est avéré, malgré les nombreuses dénégations de la magistrature, que l’on a souvent recours à une véritable torture pour arracher un aveu. M. Prichard donne même une liste des variétés de questions au service de la police, et encore en supprime-t-il plusieurs qu’il ne serait pas convenable de publier.

Ce sujet est de la plus haute importance, et l’on comprend qu’une commission ait été nommée pour l’examiner à fond et proposer les modifications dont il pourrait être susceptible. La police est l’institution par laquelle le gouvernement entre en contact journalier avec le peuple ; c’est la chaîne qui rattache la locomotive au train. En vain une nation possède un système judiciaire excellent et une magistrature intègre, en vain son budget s’équilibre sans emprunts et l’assiette des impôts atteint sa perfection, en vain l’ordre le plus complet préside à toutes les branches de son administration ; si sa police est composée d’hommes sans principes, ignorans et serviles, le peuple sera opprimé, et son gouvernement dans maintes circonstances se convertira en un instrument de tyrannie. La police dans l’empire indo-britannique est un corps considérable, et pourrait devenir un sérieux danger, si elle n’était composée que de ces élémens malsains. L’ensemble des dépenses qu’elle occasionnait pour les quatre présidences sous le gouvernement de la compagnie s’élevait à la somme de 3 millions de livres sterling. Ce chiffre a été diminué d’un tiers, et l’effectif du corps de police porté à 150,000 hommes, savoir un agent pour 1,000 habitans, avec un salaire de 135 roupies par année, soit 325 francs. Toutes les améliorations doivent porter sur le choix des agens et sur leurs attributions, qui doivent avoir le caractère plus protecteur qu’accusateur. Au milieu de nombreux travaux d’un intérêt secondaire, le conseil législatif s’est occupé de la situation des provinces non réglées (non régulation provinces), c’est-à-dire qui ne sont pas encore placées sous les lois générales de l’empire. Quand un pays passe sous la domination britannique, ce qui a lieu le plus souvent par la conquête, le gouvernement ne juge pas à propos de le faire entrer immédiatement dans le rouage compliqué d’une administration qui a été graduellement formée pour répondre aux besoins d’un état social avancé. Pour guérir les plaies de la guerre et rétablir le plus promptement possible l’ordre et la sécurité, il faut un pouvoir plus simple, et dont l’action puisse être plus rapide et plus énergique. Il est composé d’un commissaire en chef qui réside au chef-lieu de la province, d’un nombre de sous-commissaires égal à celui des arrondissemens, et d’autant de commissaires-adjoints que les besoins du service réclament, lesquels sont chargés d’exécuter les ordres de l’autorité supérieure. Les deux tiers du personnel de cette administration appartiennent à l’armée. Les membres des commissariats sont généralement des hommes qui se sont signalés par leurs services. Leur nomination dans une province non réglée est un avantage considérable. Ils peuvent s’y créer de brillantes positions, car l’avancement n’y a plus lieu par ordre d’ancienneté comme dans l’armée ou dans les emplois civils. L’énergie et l’intelligence font à ceux qui en sont doués une place de premier ordre ; il en résulte que ce genre de gouvernement renferme des hommes d’un grand mérite, qui savent imprimer une puissante impulsion aux travaux agricoles et aux entreprises commerciales.


III

Au point de vue de l’administration financière, l’Inde ressemblait à un de ces riches propriétaires qui ne regardent jamais à leurs affaires, ou qui, s’ils y jettent de temps en temps les yeux, le font d’une manière si superficielle qu’ils ne peuvent apprécier l’exacte situation de leur fortune, n’ayant garde, pourvu que leur intendant leur fournisse de quoi subvenir à leurs dépenses, de s’enquérir si l’argent qu’ils touchent est le produit d’un emprunt hypothécaire ou de la location de leurs terres. Aussi une des premières mesures de la couronne fut la nomination d’un ministre des finances, M. Wilson, qui avait acquis en ces matières des connaissances très étendues. Il arrivait à Calcutta en 1859, et, comme préliminaire à la prise de possession de son portefeuille, il fit une tournée semi-officielle du Bengale jusqu’aux provinces supérieures, s’arrêtant dans tous les chefs-lieux de recettes particulières ou générales, et recueillant dans ses entretiens avec les employés les renseignemens et les lumières dont il voulait faire son profit. De retour dans ses bureaux, il se mit sans désemparer à étudier la situation financière de l’empire. Lord Canning avait publié l’année précédente un budget, le premier qui eût paru depuis la fondation du pouvoir politique aux Indes, ce qui lui donnait une portée considérable : c’était une reconnaissance du droit qu’avaient les contribuables de savoir ce que l’on faisait de leur argent. Ce budget se soldait par un déficit de 5 millions de livres sterling, qui furent couverts par un emprunt et une augmentation des droits sur le sel et l’opium. Cependant ce budget ne représentait pas, à beaucoup près, la situation vraie du trésor de l’Inde. Peu de temps après son arrivée, M. Wilson publia un budget normal rectifié, qui portait le déficit à 9,500,000 livres sterling.

Les finances de l’empire étaient surchargées par les établissemens militaires, qui avaient pris des proportions énormes, et donnaient lieu à un coupable gaspillage. L’année et la marine absorbaient les ressources de l’état. La première, par le nombre des cipayes qu’elle renfermait, constituait un danger permanent, et les dépenses pour la marine étaient sans rapport avec les avantages que l’empire en retirait. Il n’y avait qu’un ministre nommé par la couronne et soutenu par l’opinion publique de la mère-patrie qui eût assez d’autorité pour opérer sur ces chapitres des réductions considérables. En avril 1857, peu de temps avant la révolte, l’armée se composait de 45,522 Européens et 266,852 indigènes, laquelle coûtait 12,750,000 livres sterling. En 1858-59, ce chapitre du budget s’est élevé à la somme énorme de 25,750,000 liv. sterl., ce qui présente un excédant de dépenses de 13,000,000 liv. sterl. L’armée était alors composée, en y comprenant la police militaire, de 353,783 hommes. Le contingent indigène s’était, augmenté de 60,000 hommes, tandis que celui des Européens avait subi une diminution considérable et très imprudente.

Une situation financière aussi tendue était un danger et une menace pour le pays. La ramener graduellement à un état normal devint la préoccupation incessante de M. Wilson. Il y travailla sans relâche, et ne se laissa pas intimider par les réclamations sans fin que ses réformes provoquaient. En 1859-60, les dépenses de l’armée présentent une diminution de 4,250,000, en 1860-61 une seconde diminution de 2,500,000 liv. sterl., et l’année suivante de 3,220,000 liv. sterl. ; mais ces réductions n’équilibraient pas pour cela les budgets. Celui de 1860-61 accuse 37,706,209 liv. sterl. de revenus et 41,770,008 de dépenses, soit un déficit de 4,063,799 liv. sterl., que les bénéfices des chemins de fer réduisent à 3,783,109 liv. À cette somme il faut ajouter les avances de la trésorerie de Londres, qui s’élevaient à 5,507,020 liv. sterl, ce qui élève le découvert à 9,290,129 liv. sterl. En additionnant les déficits des quatre années qui venaient de s’écouler depuis la révolte, on arrive à un total de 38,410,755 liv. sterl. Pour rétablir la balance, le gouvernement de Calcutta avait toujours recours aux moyens faciles des emprunts, lesquels montaient déjà à près de 100 millions de livres sterling.

L’on trouvera peut-être étrange qu’une guerre qui n’a duré que deux ans à peine ait créé dans les finances de l’état un déficit aussi considérable. Loin d’y apercevoir un criminel gaspillage, le ministre des finances l’attribue aux principes de parfaite loyauté de lord Canning. Il n’y a pas une seule livre de riz consommée par les soldats, pas un seul service, quelque petit qu’il fût, qui n’ait été payé. Dans un moment de grande pénurie, on a eu recours à un emprunt forcé dans le Pundjab ; mais l’état l’a remboursé entièrement. Tous les hommes qui ont répondu à l’appel soit des particuliers, soit des autorités, et qui ont servi sous les drapeaux anglais, ont reçu régulièrement leur solde. Le gouvernement a défendu à ses armées de vivre aux dépens des habitans, même lorsqu’elles se trouvaient au cœur des pays révoltés. Aussi M. Wilson ne s’est-il nullement découragé en présence de ces énormes découverts. Après s’être rendu compte du mouvement du commerce, il a compris qu’il lui serait facile de trouver dans les recettes ordinaires la balance des dépenses. La somme des importations et des exportations suivait depuis vingt ans une marche progressive constante. De 14 millions, elle s’était élevée à 60. Les cotes irrécouvrables, qui présentaient en 1834 le chiffre énorme de 4 millions de livres sterling, ne figuraient plus sur le dernier budget que pour un chiffre insignifiant. Le ministre en conclut que le niveau du bien-être montait graduellement, et que le pays pourrait supporter sans peine les plus lourdes charges.

La première mesure qu’il prit parut d’abord étrange. Il rapporta les arrêtés du gouverneur-général, qui croyait enrichir le trésor en élevant les droits sur les marchandises à leur entrée comme à leur sortie de 5 à 20 pour 100. Cette erreur fiscale eut en partie l’effet d’une prohibition : au lieu de quadrupler, les revenus diminuèrent de moitié. Pout encourager la culture des produits indigènes propres à l’exportation, il supprima les droits à la sortie, et modifia l’assiette des impôts indirects de façon à ne pas nuire au mouvement général du commerce. A une mutation dans le système fiscal, il se proposait d’ajouter l’impôt sur le revenu et celui des patentes. Le premier descendait jusqu’au revenu de 200 roupies (500 francs environ), qui devaient payer 2 pour 100. A partir de ce minimum, l’impôt augmentait proportionnellement. Le conseil législatif vota cette nouvelle charge, mais rejeta celle des patentes. M. Wilson allait aborder résolument le chapitre des réductions lorsqu’il tomba, comme tant d’autres fonctionnaires anglais, victime du climat meurtrier de l’Inde, le 9 août 1860.

L’impulsion néanmoins était donnée. Le système préconisé par M. Wilson, celui de trouver dans les ressources actuelles du pays les moyens d’équilibrer le budget, était sérieusement adopté par le gouvernement. Il le fut également par le nouveau ministre des finances, M. Laing ; mais il ne put pas faire disparaître d’une année à l’autre, les gros déficits accusés par les derniers budgets, Les réformes de son prédécesseur ne pouvaient avoir un résultat immédiat. Il aurait donc été obligé de faire un nouvel appel au crédit public, s’il n’eût pas trouvé une encaisse considérable, reliquat des derniers emprunts, dont il se servit pour fermer le gouffre que les années précédentes avaient ouvert dans le domaine des finances. N’ayant plus à traîner le rude boulet des déficits accumulés, M. Laing entra pleinement dans la voie des réductions. Il pratiqua de larges saignées sur le budget de la guerre, et y fit une économie de 3,220,000 liv. sterl. L’impôt sur le revenu, bien qu’il ne répondît pas pleinement aux espérances qu’il avait fait naître, apporta cependant au trésor un utile appoint. La gabelle produisit 1 million de liv. sterl., un tiers de plus que par le passé, et le ministre s’occupa de convertir le monopole de l’opium en une source considérable de revenus.

La moralité de cette culture affermée par le gouvernement a été l’objet de longs débats, tant en Angleterre que sur le continent. Attaquée par les philanthropes et les moralistes chrétiens, elle a été défendue avec intelligence et succès par une nombreuse classe d’économistes et par les avocats du gouvernement anglo-indien. Parce que le climat réfrigérant de nos latitudes septentrionales ne fait naître chez les Anglais aucun attrait pour cette drogue somnifère, sont-ils bienvenus à condamner ce penchant chez les Chinois, quand eux-mêmes se laissent si facilement subjuguer par la passion des liqueurs fortes ? Dans les considérations générales qui servent d’avant-propos au budget de 1862-1863, M. Laing fait observer que toutes les races, civilisées ou barbares, ont un penchant pour un certain stimulant : les Européens pour l’alcool, les Chinois pour l’opium. Il est probable que chacun de ces appétits vient suppléer à un besoin de tempérament et combattre l’action du milieu ambiant. Les hommes du nord recherchent les stimulans qui éperonnent l’esprit et provoquent la gaîté. Les Chinois, qui appartiennent par leur religion, leur littérature et leurs mœurs à cette race de l’humanité chez laquelle la faculté imaginative est absente, ont recours à ce produit qui stimule l’imagination et fait entrevoir les plus brillans mirages. « Nous sommes, dit-il, dans les mêmes conditions que tous les ministres des finances des états de l’Europe, qui mettent à profit les penchans qui dominent les masses pour remplir leur trésor, et si jamais les avocats de la tempérance parvenaient à inspirer à ces masses du dégoût pour les liqueurs alcooliques et le tabac, ils jetteraient dans les budgets de ces états une perturbation bien plus grande que ne pourrait le faire l’abandon de l’usage de l’opium dans celui des Indes. » Et M. Laing ajoute en terminant l’apologie de ce revenu : « Ce n’est pas ici le lieu d’examiner dans toutes ses parties le côté moral de la question. J’ai entendu émettre par des personnes qui avaient été en Chine les opinions les plus contradictoires. Les unes accusaient l’administration des grandes Indes d’empoisonner les Chinois par amour pour un gain coupable, les autres affirmaient que la substitution d’un stimulant comparativement placide à des boissons enivrantes, causes de tant d’actions criminelles, avait eu les plus heureux résultats. » Mais M. Laing oublie qu’il y a une différence notable entre un impôt et un bénéfice. Un impôt, surtout quand il est très élevé, est un obstacle à la consommation ; le monopole au contraire active la vente autant qu’il peut. Les gouvernemens anglais ou français ne distillent pas l’eau-de-vie ou le vin ; le gouvernement anglo-indien manipule l’opium. C’est un industriel dans toute la force du mot. Qu’il fasse rentrer cette culture dans le droit commun, que le commerce de cette drogue soit aussi libre que celui des autres produits indiens, et l’on ne fera pas remonter jusqu’au gouvernement le mal qu’elle produit. Quant au reste, les Chinois sont bien libres de détruire leur santé avec ce somnifère, comme les Européens avec les liqueurs fortes. Des hommes compétens toutefois affirment que les boissons alcooliques tuent beaucoup plus de monde en Europe que l’opium en Chine. Depuis l’année 1852, l’exportation de l’opium a été toujours en augmentant, et comme la demande a surpassé de beaucoup la production, il en est résulté une hausse considérable. Dans les cinq premières années, la caisse de 120 livres coûtait 885 roupies, un peu plus de 2,200 francs ; il y a peu de temps, elle valait 1,593 roupies. La Chine ou plutôt les provinces de cet empire qui entretiennent avec l’Inde des relations commerciales consomment chaque année pour 15 millions de liv. sterl. d’opium. Il est probable que les provinces centrales se servent d’une qualité inférieure qu’elles cultivent elles-mêmes. Bien que la culture du pavot s’étende dans des contrées fort éloignées les unes des autres, il n’y a que celle du Bengale qui soit monopolisée par l’état. La province occidentale du Malva, dont le terrain est tout particulièrement propre à cette production, n’est pas placée sous le même régime. Le fermier recueille et manipule lui-même l’opium ; les facteurs l’expédient à Bombay pour y être embarqué sur des navires en partance pour la Chine. Le gouvernement perçoit sur chaque caisse un droit de 600 roupies.

M. Laing poursuivit sans relâche le plan financier, qu’il avait adopté. Il y apporta un tempérament si juste, des vues si claires, une intelligence si supérieure, qu’au bout de deux ans son budget s’équilibrait au grand étonnement des deux pays. Il est vrai que le ministre des Indes est bien placé pour obtenir un tel résultat. Il n’a pas à compter avec une chambre des communes, ni à ménager l’opinion publique, ni à craindre les récriminations de la presse. Quand il est soutenu par le vice-roi, il peut tailler en plein drap, rogner les dépenses de tous les départemens, accroître les ressources de l’état par des taxes judicieusement imposées. En retranchant d’un côté, en ajoutant de l’autre, la balance devait tôt ou tard s’établir ; mais, en agissant avec cette vigueur, il s’était attiré bien des ennemis. S’il n’avait pas à redouter la presse et l’opinion publique aux Indes, il devait craindre les correspondances occultes. L’impôt sur le revenu atteignait les gros traitemens, ceux qui sont les plus irritables. Ont-ils fait porter leurs plaintes ou leurs gémissemens jusqu’aux ministres de ka reine ? C’est bien probable, car M. Laing fut rappelé et remplacé par l’ex-gouverneur de Madras, sir Charles Trevelyan, qui s’était posé en adversaire décidé de l’income-tax, et qui n’eut rien de plus pressé que de le supprimer ; mais, comme il n’était pas possible de rouvrir la carrière des déficits, il crut qu’il pourrait remplacer cet impôt par une augmentation assez sensible des droits d’entrée et de sortie sur les marchandises. Ces mesures intempestives et irréfléchies jetèrent la perturbation dans le commerce. Les négocians de Liverpool et les industriels de Manchester mirent en commun leur activité et leur influence pour faire rejeter le budget de 1866 et obtenir le rappel du ministre, qui préféra être relevé de ses fonctions plutôt que de rétablir l’impôt sur le revenu. Son successeur, M. Massey, demanda au conseil législatif de remplacer l’income-tax par l’impôt sur les patentes. Cette proposition, appuyée par tous les fonctionnaires et les nobles hindous, fut vivement combattue par les membres indépendans de l’assemblée. Ils demandaient pourquoi l’on déchargeait le capital aux dépens du travail, et n’avaient pas de peine à prouver que cette mesure fiscale nuirais essentiellement à la prospérité du pays. Ils auraient sans doute entraîné, la majorité du conseil, si le ministre n’avait déclaré qu’il se retirerait dans le cas ourson projet ne serait pas accepté. Il comptait sur cette taxe pour réaliser des sommes énormes : ses prévisions furent trompées, elle ne rapporta que 500,000 liv. sterl. Aussi a-t-il été obligé l’année dernière de rétablir l’impôt sur le revenu, non cependant sans l’avoir remanié dans plusieurs de ses dispositions.

Le budget de l’empire, qui montait en 1860 à 37,706,209 liv, sterl., s’élève maintenant à près de 49 millions de liv. sterl. Sans doute le gouvernement anglo-indien peut se féliciter de l’état actuel de ses finances et de l’équilibre qui y règne ; mais cette satisfaction serait bien plus légitime, si, au lieu de parcourir la nombreuse série des travaux et des produits de l’activité humaine pour y trouver matière à contributions, il mettait un terme aux dépenses extravagantes dont plusieurs branches de son administration se rendent coupables. Le ministère des travaux publics pourrait diminuer son budget d’un quart sans arrêter un seul des travaux qu’il fait exécuter. Des marchés scandaleux se signent à Calcutta en parfaite sécurité de conscience. L’on connaît les traitemens fabuleux et sans analogues dans aucun pays du monde que les officiers, les magistrats et les employés supérieurs s’adjugent, et cela dans des contrées où la journée du laboureur vaut 30 centimes. Ils se justifient en alléguant que l’on ne peut se faire respecter de cette race qu’en menant un grand train, et de plus que les avantages doivent être proportionnés aux dangers que l’on court en restant sous ce climat meurtrier. Excellentes raisons, si les Hindous avaient appelé librement les Anglais et leur avaient confié la direction de leurs affaires ! C’eût été alors de la partie ces derniers un sacrifice pour lequel ils auraient été en droit d’exiger une généreuse rémunération,


IV

L’histoire des dix dernières années de l’empire indo-britannique ne présente aucune de ces grandes opérations militaires qui font époque et trouvent leur place dans les annales d’un pays. La péninsule hindoustane a été comparativement tranquille, et aucune conquête n’est venue reculer les bornes de la domination anglaise. Nous ne voulons pas dire cependant que cet empire ait été complètement exempt de tout conflit, et que son armée ne soit pas sortie, en partie du moins, de ses cantonnemens. Non-seulement la métropole s’en est servie dans les deux guerres qu’elle a eu à soutenir, l’une en Chine et l’autre en Abyssinie, mais il est impossible qu’un pays aussi étendu, et qui a pour voisins des peuples le plus souvent étrangers aux droits des gens, n’ait pas maille à partir tantôt avec une tribu à l’ouest, tantôt avec une peuplade au nord ou à l’est. Il est rare que l’on ne retrouve pas à l’origine de la plupart de ces luttes l’action du fanatisme religieux. Vers la fin de 1859, un parti de musulmans, appartenant à une tribu montagnarde qui s’étend le long des frontières du Derajat, à l’ouest de l’Indus, assassina un officier anglais qui traversait la contrée en voyageur. Aucun autre mobile que la satisfaction de tuer, un infidèle ne les avait poussés à ce crime. Il fallut châtier cette tribu et la forcer à livrer le chef de la bande qui avait commis l’attentat. Comme elle continuait à manifester des dispositions hostiles, le gouvernement dut y diriger de nouveau un fort détachement, avec lequel ces bandits n’osèrent pas se compromettre. Ils firent leur soumission, et promirent de rester tranquilles. A l’autre extrémité des frontières nord-est, à 500 lieues de là, des habitans du petit état de Sikim se permirent d’enlever des femmes et des enfans sur le territoire soumis à la couronne britannique et de maltraiter des marchands. L’agent politique de ces contrées en donna connaissance au gouverneur, qui l’autorisa immédiatement à réunir quelques forces militaires pour aller punir ces malfaiteurs. S’imaginant qu’il n’avait affaire qu’à une poignée d’individus, l’agent anglais ne prit que quelques soldats avec une petite pièce de campagne, et se rendit au cœur même du pays. Il y avait un mois qu’il y était quand il fut attaqué par une troupe considérable, qui n’eut pas de peine à l’expulser et à s’emparer de sa pièce. Enorgueillis par ce succès, les Sikhnistes firent mine de vouloir attaquer Darjiling, ville dont les Anglais avaient fait un sanitarium. Le colonel Gauler reçut l’ordre d’aller à leur rencontre à la tête d’un détachement de 500 à 600 hommes. Les écraser et prendre la capitale du pays fut l’affaire de quelques jours. Le rajah, qui s’était prêté à cette levée de boucliers, dut se soumettre, et consentit à ce qu’un représentant anglais résidât auprès de sa personne.

A l’est du territoire de Sikim est situé le Boutan, qui faisait anciennement partie du Thibet, dont il partage encore la foi bouddhique. Séparé de ce dernier pays par les hautes cimes de l’Himalaya, il n’eut pas de peine à s’en détacher pour se former en un corps de nation et se créer une existence autonome. Quoique ce soit le pays le plus rapproché du Bengale et de Calcutta, il n’en a pas moins conservé son caractère semi-barbare et son ignorance de tous les droits internationaux. Voisins détestables, pour qui les traités n’ont pas d’autre valeur que celle que la force leur donne, ils se croient tout permis parce qu’ils sont défendus par leurs remparts naturels et l’absence de toute voie régulière de communication. Comme au Japon, le pays est gouverné par deux chefs, l’un spirituel et l’autre temporel. En 1863, la guerre civile y régnait, et jetait un inextricable désordre dans la classe dominante et dans les régions supérieures de cette société. Certes le moment n’était guère favorable pour entrer en relations diplomatiques avec une telle nation. C’est pourtant ce que voulut faire le gouverneur-général, sir William Denison, qui remplissait alors l’intérim entre lord Elgin et son successeur Lawrence. Il confia dans cette pensée à l’honorable Ashley Edin la mission de se rendre auprès du chef boutaniste. L’envoyé anglais partit dans le courant de novembre 1863, accompagné d’un personnel assez considérable et escorté d’une compagnie de 100 hommes. Bien que la distance à parcourir ne fût pas grande, ce pays n’ayant que 350 ou 400 kilomètres de longueur, le voyage prit plusieurs mois, et fut toute une odyssée dont l’issue n’eut rien de brillant. A chaque instant, le convoi était obligé de faire des haltes plus ou moins longues. Le pays étant trop accidenté pour qu’il fût possible de se servir de bêtes de somme, on dut engager un nombre considérable de coulies pour porter les vivres et les bagages ; mais ces porteurs jouaient toute sorte de tours, manquaient à l’appel le matin ou s’enfuyaient au beau milieu du jour, laissant leurs fardeaux sur les chemins. Les vivres faisaient souvent défaut. Il fallait alors aller en chercher à des distances considérables et attendre un retour qui n’était pas toujours certain. Le mauvais vouloir des autorités locales n’augmentait pas peu les difficultés de la route. A toutes ces épreuves, l’agent anglais avait à en ajouter une autre plus cruelle encore. Il se demandait parfois si ce pays avait un gouvernement central, et s’il ne poursuivait pas un ignis fatuus. Il eut été à désirer que ses pressentimens fussent des réalités. Bien des vies d’hommes et des dépenses eussent été épargnées. Enfin, après avoir longtemps marché ou plutôt erré dans ces contrées, il arriva le 15 mars 1864 à Pounakha, la capitale du pays et le lieu de résidence des deux autorités politique et religieuse, le deb rajah et le dhourma rajah. De nouvelles épreuves mille fois plus pénibles que les précédentes l’attendaient dans ces tristes lieux. La foule, qui entourait sans désemparer l’ambassade et son escorte, les insultait, les menaçait, leur jetait des pierres. Ils ne pouvaient pas sortir de leur camp sans être poursuivis, hués, maltraités. Les deux chefs furent sans égards pour le caractère dont était revêtu M. Edin. Ils le traitèrent avec le dernier mépris, renvoyant sa réception officielle de jour en jour, le faisant attendre ensuite pendant des heures à la porte du conseil, lui et les membres de l’ambassade, exposés aux intempéries d’un climat dangereux. Les nobles les traitèrent avec un superbe dédain, et l’un d’eux poussa l’indignité jusqu’à frotter la figure de l’ambassadeur avec une certaine pâte ; mais, si ces individus ignoraient les premiers élémens de la politesse, ils n’étaient pas pour cela dépourvus d’intelligence. Les deux chefs et leurs conseillers résolurent de mettre à profit cette démarche inconsidérée du gouvernement anglais pour en obtenir de sérieux avantages. Ils consentirent à conclure un traité avec la puissance britannique, mais à la condition qu’elle leur céderait un des meilleurs et des plus riches districts de la province limitrophe d’Assam. L’envoyé refusa de souscrire à une telle clause et ordonna le départ, mais les chefs firent répandre le bruit que, s’il faisait lever son camp pour s’en retourner, il serait indubitablement arrêté avec sa suite. Dans cette extrémité et se croyant beaucoup plus en danger qu’il ne l’était en réalité, car il est peu probable que ces menaces eussent été suivies d’exécution, il apposa sa signature en y ajoutant ces mots : « par contrainte. »

L’émotion fut vive à Calcutta quand on apprit le honteux traité qu’une nation semi-barbare venait d’imposer à l’empire. Non-seulement le district cédé passait pour un des plus fertiles, mais il était en grande partie occupé par des Européens qui y avaient des plantations de thé. On ne pouvait donc pas songer un instant à l’abandonner au Boutan. Le traité fut annulé, et en novembre 1864 le vice-roi déclara la guerre à ce pays pour avoir insulté, outragé son ambassadeur. L’issue de cette guerre ne pouvait être douteuse. L’armée n’opéra cependant que dans le Boutan inférieur, dont elle s’empara, non sans avoir essuyé des pertes sensibles. Comme cette portion du pays était la plus favorisée, les Anglais la gardèrent. A la paix, qui fut signée en 1866, le gouvernement de Calcutta s’engagea toutefois à fournir aux deux rajahs du Boutan une indemnité annuelle d’un chiffre peu élevé, mais que le vice-roi promit de doubler dans le cas où ils se-conduiraient en bons voisins.

Si de cette contrée semi-thibétaine on longe la chaîne de l’Himalaya dans toute son étendue en suivant la ligne au nord-ouest, on arrive aux dernières limites de la domination anglaise, en face de l’Indus et sur la frontière méridionale de la célèbre vallée de Cachemire. L’on a devant soi un système de montagnes dont plusieurs mesurent jusqu’à 10,000 pieds d’altitude. Un inextricable réseau de vallées circule autour de ces hauteurs, et présente une surface fortement défendue par la nature. Le bourg de Sittana, bâti sur les hauteurs qui surplombent la vallée de l’Indus, était avec plusieurs autres le quartier-général et le centre d’un mouvement religieux parmi les Hindous musulmans, qui avait pour auteur un certain prophète du nom de Wahabi. Il voulait rendre à l’islam son antique pureté et sa première ferveur, dont le point le plus précieux était la haine des infidèles. Il répandait sa doctrine par ses prédications et ses pamphlets dans le bassin supérieur du Gange et surtout à Patna, où il comptait un grand nombre de disciples, même parmi les employés indigènes du gouvernement. La société hindoue se soustrait tellement aux regards des dominateurs du pays, que Wahabi put déployer le zèle le plus agressif et faire de nombreux prosélytes sans que les autorités anglaises en eussent connaissance. Pour être plus libre dans ses mouvemens et former une société modèle animée de son esprit, il alla s’établir au-delà de l’Indus, mais assez près cependant pour pouvoir entretenir de continuelles rétentions avec ses frères de l’Hindoustan. Les membres de cette société se donnèrent pleine carrière en faisant d’incessantes incursions sur le territoire soumis aux infidèles. Leur conduite prit une allure telllement menaçante, que le chef militaire du Pundjab crut devoir réunir un corps de troupes pour envahir ce repaire de fanatiques et le détruire. Il espérait que les tribus afghanes parmi lesquelles il devait passer pour l’atteindre, n’étant pas de la même famille, ne feraient rien pour les défendre. Il se trompait. La communauté de la foi triompha de la différence de patrie, et quand ils s’aperçurent que les troupes anglaises se dirigeaient vers leurs vallées pour aller attaquer leurs coreligionnaires, ils se coalisèrent et les attendirent au col d’Umbeyla, où ils leur firent subir des pertes sensibles et les tinrent pendant quelque temps en échec. La position était si critique que le commandant de la province opinait pour le rappel de ses troupes ; mais l’autorité suprême s’y opposa. Elle comprit qu’une retraite détruirait le prestige des armes de l’empire et affaiblirait sa puissance. Il fut donc résolu qu’une division de l’armée des provinces du nord-ouest irait appuyer les opérations du premier corps, et que la guerre serait poussée avec vigueur. Un pays aussi déchiré devait offrir de grands avantages pour la défense. La lutte fut sérieuse et longue ; commencée en 1864, elle ne se termina que vers la fin de l’année suivante. Repoussés, battus, chassés de retraite en retraite, les Afghans se retirèrent de la lutte, et demandèrent la paix, qui leur fut généreusement accordée. L’armée ne rentra dans ses cantonnemens qu’après avoir détruit le village de Moulka, centre principal des fanatiques qui avaient fomenté cette guerre sanglante.

Malgré cette sévère Leçon donnée à ces peuples que l’islamisme ne parvient pas à moraliser, et qui se jouent avec une incroyable facilité, de tous les droits internationaux, le gouvernement fut encore obligé en 1868 de faire envahir par un corps considérable une contrée située au nord-est de la précédente, appelée la Montagne-Noire. Les indigènes s’étaient permis d’attaquer sans aucune provocation quelques postes militaires anglais qui sont disséminés le long de leurs frontières. Laisser impunies des agressions de cette nature, c’est s’attirer le mépris général. Les Asiatiques n’ont aucune idée de la générosité du fort à l’égard du faible. Tout pardon est un acte de faiblesse. La mansuétude, l’oubli des injures n’existent pas pour eux ; ces vertus leur sont inconnues. Avec ces peuples, on est condamné à toujours frapper et punir. Dans ces trois campagnes, la nécessité de vaincre a imposé au gouvernement des sacrifices sans proportion aucune avec le but qu’il fallait atteindre. L’intérieur de l’empire aurait été parfaitement tranquille, si le fanatisme hindou ne renfermait pas aussi de nombreux élémens de désordres sociaux. Sur un des points maritimes de la côte ouest de la grande presqu’île du Sondjerat, s’élève la ville de Krishna, d’accès très difficile. Au centre de cette ville et sur une éminence a été construit un des sanctuaires les plus vénérés de l’Inde, où des multitudes innombrables de pèlerins accourent chaque année. La tribu des Vaghurs, qui le possède, vit en grande partie des offrandes de ces pèlerins. N’ayant aucun goût pour un travail régulier, quand cette source de revenus leur fait défaut, ils y suppléent par le vol, le brigandage et la piraterie. Au commencement de ce siècle, la compagnie des Indes avait dû employer pendant plusieurs années la force pour les contraindre à rester tranquilles. Cette surveillance étant pénible et coûteuse, la compagnie s’en exonéra en cédant ce district au rajah de Guickwar ; mais celui-ci, n’ayant pu triompher de la turbulence de ses nouveaux sujets, les rétrocéda aux Anglais. Forts de l’impunité dont ils avaient joui et de la terreur qu’ils inspiraient, les Vaghurs franchirent toutes les bornes, et se livrèrent sur terre comme sur mer à toute espèce de déprédations. Cet état de choses ne pouvait pas être toléré plus longtemps. L’agent politique de la province, le colonel Anderson, se met à la tête d’un détachement de cipayes et poursuit ces mécréans l’épée dans les reins. Ils se retranchent sur le sommet d’une colline de 300 pieds de hauteur. Leur camp est emporté d’assaut, et la plupart sont mis à mort ou faits prisonniers.

Tels sont les événemens qui ont eu lieu pendant cette période dans le domaine de la guerre. Point de mouvement considérable, aucune velléité d’agrandissement ne s’est fait jour dans les régions du pouvoir. Chaque expédition a eu pour objet de faire régner sur les frontières la sécurité et la paix. L’empire anglo-indien paraît être solidement établi. Le danger, s’il en peut surgir, lui viendra de l’intérieur ; mais pour le moment, et sans doute pour bien des années encore, l’ordre et la paix y étendront leur bienfaisante influence. L’on peut donc en étudier la situation intérieure sans craindre que les événemens viennent rendre le tableau incomplet ou défectueux.

V

Si un budget reflète la situation générale d’un pays et si l’accroissement des recettes est proportionnel à la marche ascendante des richesses, le budget de l’empire indo-britannique témoigne des progrès réels que fait cet état depuis le moment où il est devenu partie intégrante de la couronne d’Angleterre. Cette période de dix ans a été remarquable sous tous les rapports. Agriculture, commerce, industrie, voies ferrées, lignes télégraphiques, associations scientifiques, établissemens scolaires, instruction publique, pas une branche de l’activité humaine qui n’ait reçu une heureuse impulsion. L’action plus directe du gouvernement anglais, la haute surveillance de la législature et la grande voix de l’opinion publique de la métropole ont stimulé le zèle des autorités locales ; mais le dévoûment des fonctionnaires sera toujours fort problématique. Le peu de temps qu’ils peuvent séjourner aux Indes leur servira d’excuse pour faire passer leurs avantages particuliers avant le bien de tous. Si quelques-uns s’acclimatent et conservent pendant une longue série d’années une bonne santé, la plupart sont obligés d’entrecouper leur séjour de fréquens voyages en Europe, ou de passer la saison chaude dans les sanitaria des Alpes asiatiques, ce que les gros traitemens peuvent seuls permettre. Le plus souvent ils sollicitent de bonne heure leur retraite, et emportent les principes d’une maladie que l’air natal ne peut guérir. Ah ! si l’Angleterre a retiré de grandes richesses de ses possessions asiatiques, elle les a payées bien cher. Combien de ses enfans qui, au lieu de trouver la fortune, n’ont rencontré qu’une mort prématurée et une tombe isolée dans les solitudes hindoustanes !

Quatre vice-rois se sont succédé dans le court espace de dix ans, quatre ministres se sont également transmis le portefeuille des finances, et il est probable que des mutations semblables ont lieu dans d’autres branches de l’administration. Les travaux et les préoccupations, il est vrai, pour les gouverneurs sont excessifs et usent les ressorts de la vie. Imprimer un mouvement commun à tant de peuples de races, de langues, de religions, de mœurs si différentes, unir des parties qui se repoussent, répondre à des besoins qui s’entre-choquent, opérer une action sédative sur des élémens toujours en fermentation, c’est là une œuvre faite pour fatiguer et exténuer les plus forts. A peine le royaume d’Oude est-il apaisé, qu’une sédition menace de jeter le désordre dans l’armée. Le bruit de cette sédition se faisait encore entendre, qu’un mouvement populaire soulevait la province la plus tranquille de l’Inde, le Bengale, la patrie de l’indigotier. La culture de cet arbuste occupait des arrondissemens entiers, et de grands capitaux y étaient engagés. Les planteurs étaient parvenus, soit par des avances habilement ménagées, soit par d’autres moyens, à tenir à un tel point les cultivateurs sous leur dépendance que ceux-ci avaient perdu toute liberté, et se trouvaient de véritables esclaves au pouvoir de leurs propriétaires. Exaspérés, ils abandonnèrent cette culture, et, triomphant de leur timidité naturelle, ils chassèrent les commis de leurs maîtres et en tuèrent plusieurs. Le gouvernement, surpris de cette grève et craignant qu’une culture industrielle aussi considérable ne fût compromise, nomma une commission qui devait étudier à fond la situation et en proposer le remède. Il prit en même temps un arrêté provisoire par lequel les cultivateurs étaient obligés de remplir leurs engagemens, quelque onéreux qu’ils fussent, sous peine d’amende et d’emprisonnement. Les planteurs s’en prévalurent pour faire arrêter, condamner et mettre à l’amende un grand nombre de grévistes.

La commission, dans le sein de laquelle tous les intérêts étaient représentés, siégea trois mois, entendit 134 témoins, élucida tous les côtés de la question, mais ses conclusions ne tranchaient pas les plus graves difficultés. Le conseil législatif reprit la question en sous-œuvre, et vota la première lecture d’une loi en vue de toutes les grandes cultures industrielles, par laquelle était rangée au nombre des délits la rupture des engagemens civils. Les paysans appelaient cette loi le bill de l’esclavage (sîavery bill). Le ministère anglais, en ayant eu connaissance, fit savoir au vice-roi que, si cette loi passait, il y opposerait son veto. Cette justice comminatoire fut le coup de grâce d’une culture qui ne subsistait que sous la verge de l’oppresseur. Elle fut compromise ou abandonnée dans quatre arrondissemens, à la grande douleur des capitalistes, qui y perdirent plus de 30 millions de francs ; mais, si la culture de l’indigotier subit momentanément un point d’arrêt, — car la terre du Bengale lui est trop favorable pour qu’elle ne reprenne pas son élan sous de meilleures conditions, — d’autres cultures firent de rapides progrès. L’on n’ignore pas quel fut l’effet de la guerre d’Amérique sur la culture du coton indien. Manchester, ne pouvant plus aller chercher sa matière première au-delà de l’Atlantique, tourna ses regards vers l’Hindoustan, et y plaça sa planche de salut. Ce n’est pourtant pas cette guerre qui fut l’origine du mouvement ascensionnel que la culture du coton prit aux Indes orientales ; depuis 1785, la production du coton a triplé tous les quinze ans. Dans la dernière période, qui atteint 1860, elle avait un peu faibli, bien que le prix de la matière n’ait jamais cessé d’augmenter ; mais depuis le commencement de la guerre civile américaine et pendant les quatre ou cinq ans qui l’ont suivie, l’agriculture et le commerce ont réalisé des bénéfices énormes. L’on pourrait presque dire sans exagération que l’argent pleuvait sur Bombay. Les populations agricoles qui s’adonnèrent plus exclusivement à cette culture accumulèrent richesses sur richesses. Des zemindars, ne sachant plus quel emploi donner à leur argent, en firent faire des bandes pour les roues de leurs véhicules[4].

Il n’y a pas de médaille sans revers. Cette impulsion donnée à la culture d’une seule plante dérangea l’économie du travail, et jeta le désordre dans l’ensemble des productions naturelles. La culture des denrées de première nécessité fut trop négligée. Les plantes édibles durent céder leur place aux cotonniers. L’élevage des bestiaux en souffrit. A Pouna, les familles d’officiers ne pouvaient acheter de la viande que deux fois par semaine, et bien des employés se trouvaient dans des positions critiques avec des traitemens considérables. Il fallut du temps avant que l’équilibre se rétablit et que les marchés des comestibles reprissent leur allure ordinaire.

Les fortunes colossales que la culture et la vente du coton avaient créées appelèrent l’attention des capitalistes et des spéculateurs sur les produits naturels de l’Inde. Ils crurent trouver dans le thé un arbuste qui donnerait des résultats analogues au cotonnier. Il est indigène dans l’Assam, et des essais sur une échelle fort réduite avaient réussi au-delà de toute espérance dans le nord-ouest. La fièvre du thé s’empara de la population européenne. Au lieu d’avancer graduellement comme l’expérience le commandait, on voulut faire faire à cette culture des pas de géant et supplanter la Chine en quelques années. Des compagnies par actions se formèrent dans tous les grands centres de population et lancèrent des prospectus qui promettaient des dividendes magnifiques. Toutes les terres qui purent être employées à cette culture furent louées ; 246 plantations de première grandeur occupaient 123,000 acres dans l’Assam. Les locations de terre dans le Cachar présentaient le chiffre de 558,000 acres, et les districts à thé dans le Pundjab et les provinces du nord-ouest en couvraient une surface de 35,000. Les actions de ces compagnies montèrent d’abord à des prix fabuleux, mais la précipitation avec laquelle on avait mis la main à l’œuvre, l’étendue des terres consacrées à cette plantation, l’inexpérience des ouvriers, leur nombre comparativement trop petit, les variations inattendues de la température, trahirent les intérêts des actionnaires et des planteurs. Les actions perdirent toute leur valeur ; les compagnies tombèrent, à l’exception de deux, qui vivaient encore en 1868, et une multitude de fonctionnaires retraités engloutirent leurs économies dans ces imprudentes spéculations. Il ne faut pas conclure de ce désastre que la culture du thé soit perdue pour les Indes orientales. Elle se relèvera peu à peu de cette chute, et lorsque de meilleures méthodes seront mises en œuvre, que les cultivateurs auront acquis plus d’expérience, l’empire anglo-indien pourra joindre le thé à la liste de ses beaux produits et réaliser des bénéfices considérables.

Mais ces grandes entreprises agricoles, dont quelques-unes furent montées sur des échelles par trop étendues pour ne pas échouer ou subir un temps d’arrêt, ont rendu d’éminens services à l’empire. Elles ont poussé le gouvernement dans une excellente direction. Toutes ces sociétés financières, fondées pour donner à l’agriculture une si remarquable impulsion, réclamaient à grands cris des voies de communication. La plupart des membres du gouvernement colonial, qui étaient des actionnaires, avaient eux-mêmes un grand intérêt à ce que ces produits du sol, cultivés en vue de l’exportation, pussent facilement arriver aux différens lieux d’embarquement. Des compagnies se formèrent pour exécuter avec l’aide de l’état les routes de première classe qui se rattachaient aux lignes ferrées. La compagnie des chemins de fer des Indes orientales déploya de son côté une louable activité pour relier les chefs-lieux de province aux principaux ports de mer. Le 15 novembre 1868 a eu lieu l’ouverture de la section qui relie Delhi à Umbella, la résidence d’été du vice-roi, de sa cour et des hauts fonctionnaires de l’état. Le ministre des finances parle de dépenser en peu d’années, pour compléter le réseau des grandes lignes, la somme d’un milliard de francs indépendamment du concours des associations particulières.

Après les routes et les voies ferrées, les travaux les plus utiles et les plus urgens au point de vue des intérêts matériels, ce sont les canaux d’irrigation. Sur ce point, les Anglais ont à racheter une longue et criminelle négligence. Il a fallu, pour les rappeler aux sentimens du devoir, trois famines successives, en 1861, 1866 et 1868, qui ont fait périr 4 millions d’individus : la première dans les provinces du nord-ouest, la seconde dans le midi du Deccan, et la troisième dans la province d’Orissa. Dans le nord-ouest, les autorités locales ont courageusement lutté avec le fléau : elles ont fait des distributions quotidiennes de vivres à 80,000 personnes et donné de l’emploi à 143,000 ; mais la famine de la province d’Orissa, laquelle relève du gouvernement central, a fait ressortir les déplorables effets de la bureaucratie. Pendant que des milliers d’hommes tombaient d’inanition dans les rues et sur les grands chemins, les hauts fonctionnaires étaient allés passer l’été dans leurs villas des Alpes asiatiques. Il fallut que le gouvernement de la métropole, stimulé par la presse de Londres, adressât de sévères reproches aux autorités de Calcutta pour que celles-ci sortissent de leur léthargie. Dans l’enquête qui fut faite, chaque employé fit retomber la responsabilité sur son inférieur, et celui-ci déclara qu’il avait été laissé sans ordres.

Confus de sa négligence, le gouvernement de Calcutta s’est mis à racheter sa faute par une louable activité. Il a désintéressé les actionnaires d’une compagnie d’irrigation, a repris ses travaux pour leur donner une vigoureuse impulsion, et a déclaré qu’il voulait consacrer à la fertilisation des terres la somme énorme de 30 millions de livres sterling qu’il réaliserait en faisant un appel au crédit public. Le déboisement ayant converti en désert des contrées qui jadis nourrissaient une population considérable, il a fait étudier et adopter les meilleures méthodes de sylviculture, il a encouragé la plantation d’arbres indigènes et l’introduction d’essences étrangères, parmi lesquelles figure l’acajou. Les Indes orientales ayant été de tout temps le siège d’une multitude de maladies contagieuses, épidémiques ou autres, des commissions médicales ont été établies dans chaque présidence pour en arrêter le développement et en extirper le germe, si c’est possible ; malheureusement le fanatisme hindou leur oppose souvent une insurmontable barrière. Ces commissions publient chaque année un rapport sur l’état sanitaire de leurs provinces respectives. Des écoles de médecine ont été fondées dans la plupart des grands centres de population, où les sciences médicales sont enseignées aux Hindous dans leur idiome national. Les casernes, les hôpitaux, les prisons, tous les établissemens qui retiennent les hommes plus ou moins groupés, ont reçu de notables améliorations hygiéniques. Dans un pays où le milieu ambiant exerce une action si délétère sur la santé, où les phénomènes climatologiques sont si redoutables, l’étude de la météorologie était une nécessité ; des observatoires parfaitement outillés furent construits dans les chefs-lieux de présidence, et les savans qui y sont attachés publient régulièrement les résultats de leurs travaux.

Rien de plus digne d’approbation, que ces efforts nombreux et bien entendus pour améliorer la situation de toutes les classes de la société hindoue et lui procurer plus d’aisance ; mais le gouvernement a-t-il fait des efforts correspondans pour son bien-être moral et intellectuel ? Certes les Anglais n’ignorent pas l’importance de la diffusion des connaissances utiles. Les hommes d’état qui se sont succédé au fauteuil de la présidence générale voient dans l’éducation du peuple un remède à tous ses maux. Cependant cet élément si essentiel à la grandeur d’un état fait encore défaut aux Indes. Les tables dressées sur ce sujet sont peu satisfaisantes. Le total des élèves qui fréquentent les collèges, pensionnats, école » privées ou publiques, s’élève à 622,342, chiffre bien insignifiant eu égard à la population de l’empire. Ce ne sont pas les bonnes intentions qui manquent au gouvernement ; il a fait rédiger un code complet d’instruction publique, lequel embrasse tous les états et toutes les classes, mais l’étendue de l’œuvre l’effraie. Il compte beaucoup sur le système volontaire, dont il veut stimuler l’action par des allocations en rapport avec les sacrifices que les habitans s’imposeront. Dans la période décennale que nous résumons, le budget de l’instruction publique s’est élevé de 195,494 à 763,230 livres sterling. Ce chapitre a même été augmenté dans le dernier budget de 68,000 livres sterling ; mais l’on se demande si le système volontaire est de mise dans un pays où le peuple est sur ce point, comme sur tant d’autres, d’une accablante apathie. La classe supérieure, il est vrai, s’est montrée dans certaines provinces bien disposée à entrer dans cette voie. A Lucknow, les taloukdars ont fondé un collège qui promet de rendre de grands services à la ville. Les riches négocians de Bombay ont noblement coopéré à la diffusion des connaissances utiles. Sir Iamsit-ji Jejiboy a donné 20,000 livres sterling pour doter sa ville natale d’un établissement où le peuple pût recevoir une bonne instruction. M. Rustumji a offert 10,000 livres sterling pour la propagation des principes pédagogiques anglais. Un autre a fondé un collège pour les ingénieurs civils et l’a doté d’une chaire d’économie politique. L’enseignement supérieur se complète chaque jour. Il n’y manque comme clé de voûte que la création de plusieurs universités bien espacées sur cette surface immense. C’est le peuple qu’il faut instruire, et sur ce point il est resté jusqu’à ce jour indifférent. Le gouvernement a fondé dans chaque province une école normale, où des professeurs indigènes préparent des instituteurs qui donneront aux enfans du peuple une bonne instruction primaire. Les obstacles qu’il faut surmonter sont nombreux. Dans les seules provinces du centre, on parle onze langues différentes !

Le gouvernement veut aussi donner à l’éducation des filles toute sa sollicitude, mais les difficultés se multiplient sur ses pas. Les riches Hindous, qui sont tout disposés à le seconder dans l’ouverture de nombreuses écoles de garçons, reculent quand il s’agit de doter les filles des mêmes avantages. Les préjugés sont profondément enracinés dans l’esprit des Hindous et des Orientaux en général. Le gouvernement ne s’est pas laissé arrêter par ces obstacles ; il a sérieusement posé les fondemens de l’éducation de la femme hindoue, et a invité les autorités provinciales à le seconder dans ses vues. Le Pundjab, dont la population est plus énergique, peut-être parce qu’elle se rapproche le plus du nord, s’est mis en tête de la liste. Divisé en circonscriptions scolaires, la première, celle de Lahore, compte. 147 écoles avec tendance au progrès, tandis que les autres sont stationnaires ou diminuent en nombre. L’inspecteur Hutton a trouvé d’excellentes pages d’écriture dans l’école de Nizaboudine, et quelques-unes des jeunes filles lui ont lu assez couramment dans le Khat i Taghir et le Wakiat i Hind, « mais il est fort difficile, dit-il dans son rapport, de faire subir des examens aux jeunes Hindoues, car elles parlent derrière un écran, et l’on ne sait pas si c’est l’élève ou la maîtresse qui répond. »

Le Bengale, qui est divisé en quatre circonscriptions, ne compte qu’un chiffre fort restreint d’écoles de filles subventionnées par le gouvernement ; mais par contre l’enseignement privé ou libre s’y développe d’une manière heureuse. Les pundits l’encouragent et se montrent très favorables à l’éducation des femmes. Aussi voit-on maintenant un bon nombre de dames hindoues lire et écrire correctement. Cependant le mouvement général n’est qu’imperceptible. Le directeur de l’instruction publique de la présidence de Bombay dit qu’aux Indes l’éducation des femmes est incompatible avec le mariage contracté dans l’enfance et une foule de coutumes et de préjugés d’une nature fort délicate. Il faut attendre que les hommes soient sérieusement entrés dans le grand courant de la civilisation moderne, qu’ils soient ouverts à tous les progrès des lettres, des sciences et des arts, pour qu’ils entraînent leurs femmes à leur suite. Ce travail est celui du temps. La société hindoue devra subir un changement profond qui atteindra le sentiment le plus intime et le plus impératif de la nature humaine, le sentiment religieux. Ce sont les formes que prend ce sentiment ou plutôt que les prêtres lui donnent, ou, en d’autres termes, ce sont les religions qui donnent aux mœurs leur caractère et font les civilisations. Leur influence sur l’homme est incalculable ; ce sont elles qui l’élèvent ou l’abaissent, paralysent ou développent son intelligence. A l’origine, le brahmanisme n’était qu’un déisme dont le culte était simple et rationnel. Ce n’est pas ici le lieu de dire comment il s’est transformé, et par quel moyen il est devenu la religion qui détruit les germes du progrès par la division des castes et sous-castes, lui impose l’immobilité, l’enveloppe d’un inextricable réseau de pratiques superstitieuses et stupides, et le retient même dans une grande faiblesse corporelle en ne lui permettant pas d’apporter à son régime alimentaire cette variété de comestibles qui fait la force et la santé de l’homme ; mais plus une religion descend dans les détails intimes de la vie, plus l’homme s’y attache : elle devient partie intégrante de son existence, il ne se sent vivre que par elle, et si elle vient à lui manquer, le vide qu’elle laisse lui est insupportable. Aussi l’attachement de l’Hindou pour son culte est-il des plus profonds. Souple, malléable à un degré étonnant, il ne montre de résistance que par ce côté.

La compagnie des Indes orientales, qui ne voulait que s’enrichir, se garda bien de donner de l’ombrage à ses sujets sur ce point. Elle avait bien appelé des chapelains pour les troupes anglaises, des pasteurs pour la population européenne, créé des évêchés dans chacune de ses présidences ; mais ordre fut donné à tout ecclésiastique de ne faire aucun prosélytisme. Quand les deux premiers missionnaires arrivèrent à Calcutta avec l’intention avouée de répandre le christianisme parmi les indigènes, on leur donna vingt quatre heures pour repartir. Ils durent se retirer dans la station danoise de Serampore, où plusieurs autres missionnaires se joignirent à eux. Le drapeau Scandinave eut donc ainsi l’honneur de couvrir de sa protection un des groupes d’hommes les plus remarquables par leurs talens, leur zèle et leur dévoûment. Ils ont ouvert les premières écoles primaires pour les Bengalais. Ils ont établi une imprimerie après avoir fait fondre les caractères propres aux différentes langues parlées dans le bassin du Gange. Ils ont composé des grammaires pour l’étude de quelques-unes de ces langues dans lesquelles ils ont traduit la Bible, et pour celle du sanscrit. Ils ont publié en bengali, qu’ils s’étaient approprié à fond, plusieurs ouvrages qui ont formé la première assise de la littérature indigène ; mais ce ne fut qu’en 1834, à une époque où la législature anglaise ouvrit les Indes à tous ceux qui voudraient y aller planter leur tente, que l’œuvre des missions chrétiennes prit un élan considérable. Tous les grands corps religieux relevant du christianisme y envoyèrent des représentans qui rivalisèrent de zèle et d’activité.

Ce mouvement, combiné avec les efforts civils du gouvernement, ne peut manquer de produire à la longue de sérieux effets. Tôt ou tard il faudra que la civilisation européenne pénètre toutes les classes de la société hindoue et l’entraîne. La lutte sera longue, opiniâtre, et, pour sauvegarder l’honneur du caractère national, on s’arrêtera d’abord à mi-chemin. Le brahmoïsme[5] en est un exemple. Cette secte, née dans le sein du brahmanisme, fait chaque jour des progrès dans les classes éclairées et indépendantes du pays. C’est un déisme fondé sur les dogmes de la religion naturelle, et auxquels se rattache la loi morale. En général, le christianisme a fait plus de progrès dans les provinces du nord-ouest que dans celles qui composent les trois anciennes présidences. Le mouvement littéraire et civilisateur y est aussi plus prononcé. On y a publié dans le courant de l’année 1868 41 romans, 253 ouvrages historiques, littéraires ou scientifiques, et des livres de classe ont eu jusqu’à treize éditions, qui ont donné 282,000 exemplaires. Au reste, le mouvement littéraire gagne chaque jour du terrain dans l’empire anglo-indien. Les Hindous des classes élevées lisent et écrivent. Ils se servent de la presse pour répandre leurs pensées. Le nombre des publications quotidiennes, hebdomadaires ou autres dans les langues nationales augmente chaque jour.

Des associations de tout genre se propagent également parmi les indigènes. Elles ont leurs séances périodiques, dans lesquelles on discute des sujets de diverse nature, mais particulièrement d’économie sociale. Ces réunions présentent l’ordre le plus parfait. Les orateurs s’adressent au président, et leurs discours sont recueillis par le secrétaire et souvent confiés à la presse. Dans l’Oude, le club des taloukdars a une tendance politique. Dans leurs réunions, il n’est pas rare de les entendre traiter de leurs droits et de leurs privilèges. Sans doute le mouvement n’est encore qu’à la surface, mais l’on peut affirmer avec une entière certitude qu’il pénétrera insensiblement la masse tout entière. L’on ne peut supposer un instant que la race hindoue, lorsqu’elle aura pris possession d’elle-même. par là civilisation moderne, puisse rester dans une position peu digne d’un grand peuple et subir le joug d’une poignée d’étrangers que le mercantilisme a conduits dans leur patrie, et qui en soutirent les richesses en dépit d’un climat qui les tue. Ils n’ignorent pas que toutes les améliorations dont les Anglais dotent leur pays n’ont pas d’autre but que d’y asseoir plus solidement leur domination. Aussi se tiennent-ils toujours à distance de leurs maîtres. En dehors de leurs relations officielles, il n’y a aucun contact entre les deux sociétés. La table, qui est un puissant lien de sociabilité, ne se dresse jamais entre les deux races, et quand un prince donne un festin et y invite des Anglais, il ne s’assied jamais avec eux. Est-ce scrupule religieux, mépris, haine, répulsion de race ? Voilà ce que la conscience de l’Hindou ne révélera pas. Si le christianisme réussit à se substituer au brahmanisme, cet éloignement pourra cesser ; mais un bien plus grand danger menacera la domination anglaise. Parvenus à une égalité de foi religieuse et d’intelligence avec leurs maîtres, les Hindous pourrons-ils rester plus longtemps sous une si humiliante tutelle ? Quand toute une race atteindra sa majorité, n’en ré-clamera-t-elle pas les bénéfices ? La proclamation de son indépendance peut encore être fort éloignée, mais elle est à l’horizon, et l’heure’ sonnera où l’Angleterre verra se dresser tout à coup aux Indes un grand peuple décidé à être maître chez lui.


C. CAILLIATTE.

  1. Voyez sur les derniers jours de l’empire mogol les travaux, de M. Théodore Pavie dans la Revue des 15 août et 1er novembre 1858,15 janvier et 1er février 1859.
  2. Lieux choisis pour l’air pur qu’on y respire, et où les Anglais vont passer l’été.
  3. Voyez sur la guerre des Indes les récits de M. Forgues dans la Revue des 15 juin, 1er juillet, 1er et 15 septembre 1859, 1er mai 1859,15 avril et 1er mai 1860.
  4. Les Hindous sont opiniâtrement attachés à leurs vieilles coutumes, et ne voulurent jamais être payés en or. En vain l’autorité suprême et le conseil législatif sont-ils intervenus pour mettre en circulation les pièces d’or et en faire la seule monnaie légale, tout a été inutile. Il a fallu réembarquer des masses énormes d’or que l’on avait fait venir pour les besoins du commerce et aller chercher dans plusieurs pays, et surtout en France, les pièces d’argent que les vendeurs de coton réclamaient impérieusement.
  5. De Brahma Somaï, église du Dieu unique.