L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 1/Chapitre 1

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CHAPITRE I


Difficulté de connaître la Russie. — Description de la terre russe. En quoi se distingue-t-elle de l’Europe occidentale ; en quoi est-elle européenne ?


L’ignorance de l’étranger a été l’un des principaux défauts de la France, l’une des principales causes de ses revers. À ce vice de notre éducation nationale nous cherchons aujourd’hui un remède : nous nous décidons à faire apprendre à nos enfants les langues de nos voisins ; mais, pour nous être d’une sérieuse utilité politique, notre connaissance de l’étranger ne doit point se borner aux peuples qui touchent nos frontières. Comme l’ancienne Grèce, l’Europe moderne forme une famille dont, au milieu même de leurs querelles, les membres se tiennent tous dans une réciproque dépendance. Les intérêts de la politique extérieure sont généraux, ceux de la politique intérieure ne le sont guère moins.

Parmi les États européens, il en est un qui, malgré son éloignement, a plus d’une fois pesé d’un grand poids sur l’Occident. Il est rélégué aux confins de l’Asie, mais entre nous et lui il n’y a que l’Allemagne. C’est le plus vaste des États de l’Europe, c’est celui qui compte le plus d’habitants, et c’est le moins connu : à certains égards l’Orient musulman et les deux Amériques le sont davantage. La distance ne peut plus séparer la Russie de nous, mais les mœurs, les institutions, la langue maintiennent entre elle et le reste de l’Europe de hautes barrières ; les préventions politiques ou religieuses en élèvent d’autres. Libéraux ou démocrates, catholiques ou protestants, il nous est également malaisé de ne point laisser nos idées occidentales donner des couleurs fausses à nos peintures de l’empire des tsars. La pitié même excitée par les victimes de sa politique a longtemps troublé la sûreté de notre jugement sur la Russie. On ne la regardait qu’à travers la Pologne ; le plus souvent on ne la connaissait que par les tableaux de ses adversaires.

Les Russes aiment à dire que des Russes seuls peuvent écrire sur la Russie. Nous leur laisserions volontiers la charge de se peindre eux-mêmes, s’ils pouvaient mettre à nous représenter leur pays le même zèle, la même sincérité, le même intérêt que nous mettons à le connaître. Puis, si l’étranger a ses préventions, chaque peuple, sur son propre compte, a naturellement les siennes. Aux préjugés nationaux se joignent les vues de parti, les théories d’école. Nulle part je n’ai entendu juger la Russie de manières plus différentes que chez elle.

Comment comprendre un peuple qui cherche encore à se deviner lui-même, dont la marche saccadée et hésitante n’a point de but encore distinct, qui, selon l’un de ses proverbes, a quitté une rive et n’a point atteint l’autre ? Dans ses transformations successives, il faut distinguer ce qui est superficiel, extérieur, officiel, de ce qui est profond, permanent, national. Aucun peuple de l’histoire, aucun pays du monde peut-être, n’a subi de tels changements en un ou deux siècles, aucun, sauf l’Italie et le Japon, n’en a vu de pareils en une vingtaine d’années. Les réformes de toute sorte ont été si nombreuses que, pour l’observateur le plus attentif, elles sont difficiles à suivre ; l’application en est encore si récente, parfois si contestée et incomplète, qu’il est malaisé d’en apprécier tous les effets. La vieille Russie, celle que nous connaissions tant bien que mal, a péri avec l’abolition du servage ; la nouvelle est un enfant dont les traits ne sont pas encore arrêtés, ou mieux c’est un adolescent arrivé à cet âge critique où le visage, la voix, le caractère vont se former pour la vie.

Est-ce à dire que, devant la Russie contemporaine, il faille oublier le passé ? Non, loin de là : partout le passé perce sous le présent. Toutes les institutions, tous les caractères particuliers à la Russie, tout ce qui la fait différer de l’Occident a des racines profondes qu’il faut mettre au jour, sous peine de ne rien comprendre à ses difficultés. Quelque violence que la main d’un despote de génie semble avoir faite à ses destinées, le peuple russe est demeuré sous le joug des lois qui règlent le développement des sociétés. Sa civilisation est liée à la terre qui le porte, au sang d’où il est sorti, à l’éducation séculaire que lui a donnée l’histoire. En dépit d’apparentes solutions de continuité dans son existence, le présent de la Russie est sorti de son passé, et comme pour tous les États, l’un est incompréhensible sans l’autre. Pour avoir de ce peuple, à la fois si différent de nous et si semblable à nous, une connaissance efficace, la première chose est de se représenter les grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles il s’est formé, et qui, malgré lui, le tiendront longtemps encore sous leur domination. La portée réelle, les résultats prochains de tous les changements qui s’opèrent en Russie nous échappent, si nous ignorons les conditions de développement, la capacité de civilisation du pays et du peuple. C’est là une grande, une immense question, et, comme si elle n’était pas entourée d’assez de ténèbres, elle est obscurcie par des préventions invétérées. À vrai dire, c’est le premier et le dernier problème, sans la solution duquel toute étude sur la Russie demeure sans base comme sans conclusion. Pour apprécier son génie et ses ressources, son présent et plus encore son avenir, il faut connaître le sol qui la nourrit, les peuples qui l’habitent, l’histoire qu’elle a vécue, la religion qui l’a élevée. Commençons par la nature, par la terre et le climat ; voyons quel est le développement moral et matériel qu’ils lui permettent, la population et la puissance qu’ils lui promettent.

La première chose qui frappe le regard dans l’empire russe, c’est l’étendue[1]. Il couvre plus de 22 millions de kilomètres carrés ; en Europe seulement, il en occupe 5 millions 1/2, c’est-à-dire environ onze fois plus que notre France mutilée, seize ou dix-sept fois plus que l’Italie unifiée ou les trois royaumes britanniques[2]. Ces dimensions colossales sont tellement hors de proportion avec la petitesse de nos grands États européens que, pour en donner à l’imagination une juste idée, l’un des plus illustres savants de notre siècle a eu recours aux astres. Selon la remarque d’Alexandre de Humboldt, la partie de notre globe soumise au sceptre de la Russie est plus grande que le disque de la lune en son plein[3]. Dans cet empire d’une immensité sidérale, la terre n’a point de bornes ; ses plaines, les plus vastes de notre planète, se prolongent au cœur du vieux continent jusqu’aux massives montagnes de l’Asie centrale ; entre la mer Noire et la Caspienne, elles aboutissent à la gigantesque muraille du Caucase, dont le pied est en partie au-dessous du niveau de la mer, et dont les sommets surpassent de 800 mètres les cimes du mont Blanc. Au nord-ouest, dans le Ladoga et l’Onéga, la Russie a les plus grands lacs de l’Europe ; en Sibérie, dans le Baïkal et le Balkhach, les plus grands de l’Asie ; au sud, dans la Caspienne et l’Aral, les plus grands de la terre. Ses rivières sont en proportion de ses plaines : en Asie, l’Obi, l’Iéniséi, la Léna, l’Amour ; en Europe, le Dniepr, le Don, le Volga, l’artère centrale de la Russie, un fleuve qui, avec son cours sinueux de près de mille lieues de long, n’est plus européen. Les neuf dixièmes du territoire russe sont encore à peu près vides d’habitants, et la Russie compte déjà une population de près de 120 millions d’âmes, le double de celle des États chrétiens les plus peuplés des deux mondes.

À ne regarder que la Russie européenne, de l’océan Glacial au Caucase, ce pays appartient-il bien à l’Europe ? Les proportions seules sont-elles agrandies et n’y a-t-il de changé que l’échelle des dimensions ? ou plutôt cet élargissement prodigieux des terres ne suffit-il point à séparer la Russie de notre Europe occidentale ? Les conditions de la civilisation ne sont-elles pas modifiées par l’agrandissement démesuré de la scène que doit remplir l’homme ? Le seul contraste des proportions serait entre la vieille Europe et la Russie une différence capitale : mais est-ce la seule ? De cette première opposition n’en découle-t-il point d’autres non moins importantes ? La structure géographique, le sol, le climat de la Russie, sont-ils européens ?

Au lieu d’être, comme l’Afrique, rattachée au tronc commun du vieux monde par un étroit pédoncule, l’Europe forme une presqu’île triangulaire dont la large base s’appuie tout entière à l’Asie et fait corps avec elle. Entre l’une et l’autre, il n’y a qu’un mince bourrelet, une chaîne de montagnes de peu d’épaisseur et de peu de hauteur, et au-dessous de cette chaîne, qui ne sépare rien, une large porte que rien ne ferme. Ainsi soudée à l’Asie, la Russie en a gardé la configuration.

Deux grands traits distinguent l’Europe entre toutes les régions du globe et en ont fait la patrie naturelle de la civilisation : c’est d’abord sa structure découpée par les mers, taillée en petits morceaux, selon l’expression de Montesquieu, péninsulaire, articulée, selon le mot de Humboldt ; c’est ensuite un climat tempéré, comme nulle part ailleurs sous la même latitude, — climat qui est en grande partie le résultat de cette configuration. Tout autre est la structure de la Russie. Adhérente au massif de l’Asie sur sa plus grande dimension, bornée au nord et au nord-ouest par des mers dont les glaces laissent à ses rivages peu des avantages d’un littoral, la Russie est une des contrées du globe les plus compactes, les plus éminemment continentales.

Avec la structure morcelée, articulée, de l’Europe, le climat européen, le climat maritime et tempéré fait défaut à la terre russe. Elle a un climat continental, c’est-à-dire presque également extrême dans les rigueurs de l’hiver et les ardeurs de l’été. Aussi les températures moyennes y sont-elles trompeuses. Les lignes isothermes s’y redressent en été vers le pôle, s’y creusent en hiver vers le sud, en sorte que la plus grande partie de la Russie est comprise, en janvier, dans la région froide, en juillet, dans la région chaude. Le seul élargissemept des terres la condamne à des saisons excessives. Les mers qui la baignent sont trop loin ou trop petites pour lui pouvoir, comme à nous, servir tour à tour de réservoirs de chaleur ou de bassins de fraîcheur. Nulle part en Occident il n’y a, sur la même latitude, d’hiver aussi dur ou aussi long, d’été aussi brûlant. La Russie demeure étrangère aux grandes influences qui réchauffent le reste de l’Europe, aux courants de l’Océan comme aux vents du Sahara. La longue presqu’île Scandinave, qui s’avance entre elle et l’Atlantique, détourne de ses côtes le grand fleuve d’eau chaude que le Nouveau Monde envoie à l’Ancien[4]. Au lieu du gulf-stream ou des déserts de l’Afrique, ce sont les glaces du pôle, c’est la Sibérie, la région boréale de l’Asie, qui tiennent la Russie sous leur dépendance. Contre ce voisinage, l’Oural n’est qu’une barrière apparente, tant par son peu d’élévation que par sa direction presque perpendiculaire à l’équateur. En vain, la Russie s’étend-elle vers le sud à la latitude de Pau ou de Nice, il lui faut descendre jusqu’au-dessous du Caucase pour trouver un rempart contre les vents du nord. La conformation du sol plat, déprimé, la laisse ouverte à tous les courants de l’atmosphère, au souffle desséchant des déserts du centre de l’Asie, comme aux vents du cercle polaire.

Cette absence de montagnes et, par suite, de vallées est un autre des grands traits qui distinguent nettement la nature russe de la nature européenne. La Russie diffère autant de l’Occident par le relief de la terre que par la configuration des contours et par le climat. L’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Australie, offrent seules de ces énormes surfaces uniformes. Cette horizontalité du sol russe n’est point seulement superficielle, c’est un trait essentiel de la géologie, comme de la géographie du pays. L’aplatissement de l’écorce n’est que le résultat du parallélisme régulier des couches souterraines. Au lieu d’affleurer fréquemment à la surface, comme en Occident, et d’offrir une riche variété d’aspects, de sols, de cultures, les différents étages géologiques demeurent superposés horizontalement, ne présentant, sur d’immenses espaces, que les mêmes terrains propres aux mêmes cultures. Les formations géologiques ont une étendue, les stratifications, une régularité, les roches, une identité de composition, comme nulle part en Occident. Sur la plus grande partie de la Russie européenne, on dirait que la croûte terrestre est demeurée à l’abri des commotions qui ont partout laissé tant de traces dans l’autre moitié de l’Europe. Les plus anciennes formations s’y retrouvent sans dislocation, sans altération apparente de l’eau ou du feu. Lentement émergées de la mer, ces terres en conservent l’aspect dans leurs immenses plaines légèrement ondulées. Devant elles l’imagination se reporte aisément à la période relativement récente où, à travers cette dépression, la mer Baltique s’unissait à la mer Noire et peut-être la Caspienne à l’océan Arctique, isolant l’Europe de l’Asie ; l’œil se figure sans peine l’époque glaciaire, alors que les icebergs flottants emportaient dans le cœur de la Russie, jusqu’à Voronège, sur le Don, les blocs de granit de Finlande, dont tout le centre de l’empire est encore jonché[5].

La structure géologique, le climat, la conformation du sol, distinguent également la Russie de l’Europe ; bien d’autres caractères propres à la nature européenne lui font en même temps défaut, un en particulier d’une grande importance, le degré d’humidité. La configuration même de la Russie, l’éloignement des mers et le manque de montagnes la privent, en grande partie, de l’humidité que l’Atlantique nous apporte, que les Alpes nous conservent. Les vents de l’Océan ne lui parviennent que privés de presque toute leur vapeur d’eau ; les vents de l’Asie ont perdu la leur longtemps avant d’arriver jusqu’à elle. De l’ouest à l’est de la terre russe, l’humidité va constamment en décroissant pour se réduire au minimum dans le centre de l’Asie. Plus le continent s’élargit, plus il devient pauvre en pluie. À Kazan, il pleut déjà deux fois moins qu’à Paris : de là, dans une vaste région du Sud, la séparation des deux principaux éléments de fécondité, l’humidité et la chaleur ; de là, en partie, ces steppes déboisés, arides, ces steppes, à l’aspect anti-européen, du Sud-Est de l’empire.

Pour toutes ces conditions physiques de structure, de climat, d’humidité, la Russie est en opposition complète, et pour ainsi dire en antagonisme, avec l’Europe occidentale, l’Europe historique ; pour toutes, elle est en relation étroite avec les contrées de l’Asie qui la touchent. À consulter la nature, l’Europe proprement dite ne commence qu’au rétrécissement du continent entre la Baltique et la mer Noire : la Russie, qui lui sert de base, se rattache mieux à l’épais massif de l’Asie, dont elle n’est que le prolongement, et dont les limites des géographes la distinguent sans la séparer.

Au sud-est, il n’y a aucune frontière entre elle et l’Asie, et c’est parce qu’il n’y en a point que les géographes ont tour à tour été prendre le Don, le Volga, l’Oural ou Iaïk, ou encore la dépression de l’Obi. Les steppes déserts du centre du vieux continent pénètrent en Europe par la large ouverture que les monts Ourals laissent entre leurs croupes méridionales et la Caspienne. Du cours inférieur du Don au lac Aral, tous ces steppes bas, des deux côtés du Volga et du fleuve Oural, forment une région naturelle, ancienne mer desséchée, dont on peut encore reconnaître les bords, et dont les vastes lacs salés de la Caspienne et de l’Aral ne sont que les restes. Par un accident hydrographique qui sur les destinées du peuple russe a eu une influence considérable, c’est dans une de ces mers fermées, décidément asiatiques, que, tournant le dos à l’Europe, presque à partir de sa source, va se jeter la grande artère de la Russie, le Volga.

Au nord des steppes de la Caspienne, du 52° degré de latitude aux régions inhabitables du pôle, une longue chaîne de montagnes, la plus longue chaîne méridienne de l’ancien continent, semble de loin mettre une muraille entre la Russie et l’Asie. Les Russes l’appelaient autrefois la ceinture de pierre, Oural même veut dire ceinture ; mais, en dépit de son nom, l’Oural ne marque un instant la fin de l’Asie que pour la laisser recommencer presque semblable sur le versant européen. S’abaissant lentement par terrasses du côté de l’Europe, l’Oural est moins une chaîne qu’un « plateau couronné d’une ligne de faîtes peu élevés. » Le plus souvent, il ne présente que des croupes basses couvertes de forêts, telles que celles des Vosges ou du Jura. La partie centrale est tellement déprimée, que, dans les principaux passages de Russie en Sibérie, de Perm à Ékaterinebourg, par exemple, l’œil cherche en vain des sommets, et que pour y établir une voie ferrée les ingénieurs n’ont dû recourir ni à de longs tunnels, ni à de grands travaux d’art. À cette haute latitude, où les plaines restent six ou sept mois sous la neige, aucune des cimes de cette longue chaîne n’atteint la limite des neiges éternelles, aucune de ses vallées n’abrite de glaciers. L’Oural ne sépare réellement ni les climats, ni les faunes ou les flores. Dirigé presque perpendiculairement du nord au sud, il laisse les vents du pôle souffler presque également sur les deux pentes opposées. La Russie est la même sur les deux versants, ou mieux, la Sibérie n’est qu’une Russie outrée, ou la Russie d’Europe, une Sibérie adoucie. Les plaines russes recommencent, au delà des pentes orientales de l’Oural, aussi vastes, aussi monotones, dans le bassin de l’Obi que dans le bassin du Volga, offrant les mêmes couches d’atterrissement uniforme, la même horizontalité du sol et des sédiments géologiques. Des deux côtés, la végétation reste semblable. À peine un seul arbre, l’arole des Alpes, le pinus cembra, distingue-t-il les forêts transouraliennes des forêts cisouraliennes. Il faut aller jusqu’au cœur de la Sibérie, jusqu’au haut Iéniséi et au lac Baîkal, pour rencontrer, avec un autre sol, une nature nouvelle, une autre flore, une autre faune. Le soulèvement de l’Oural n’a pas rompu la ressemblance et l’unité des deux régions qu’il divise. Au lieu d’une limite ou d’une barrière, il n’est, pour les deux Russies, que le réceptacle de précieuses richesses minérales ; dans ses roches d’origine éruptive ou métamorphique, il leur offre les filons et les métaux qui manquaient aux stratifications régulières de leurs larges plaines. Il ne les sépare pas plus l’une de l’autre que le fleuve auquel on a donné son nom, et un jour, quand la Sibérie occidentale sera plus peuplée, on pourra regarder l’Oural comme l’axe central, l’arête médiane des deux grandes moitiés de l’empire.

Ainsi envisagée comme un tout, formé de deux moitiés analogues, la Russie se montre décidément étrangère à notre Europe. Est-ce à dire pour cela qu’elle soit asiatique, et qu’au nom de la nature, il la faille rejeter vers le vieux monde, en compagnie des peuples endormis ou stationnaires de l’extrême Orient ? Non, loin de là. La Russie n’est pas plus asiatique qu’elle n’est européenne. Par le sol et le climat, par l’ensemble de ses conditions naturelles, elle ne diffère pas moins de l’Asie historique que de l’Europe proprement dite ; ce n’est point par un pur accident que les civilisations asiatiques ont échoué chez elle. Des deux côtés de l’Oural, la Russie forme, à elle seule, une région particulière, avec des caractères physiques spéciaux, région embrassant toutes les plaines septentrionales de l’ancien continent, descendant trop au sud pour qu’on l’appelle boréale, mais qu’on peut nommer région russe[6], et qui, des déserts du centre de l’Asie aux toundras du cercle polaire, des bouches du Danube aux sources de l’Iéniséi et de la Lena, comprend presque toute la dépression colossale du Nord du vieux monde, la Basse-Europe et la Basse-Asie de Humboldt. Plutôt qu’à la vieille Asie ou à l’Europe occidentale, c’est à l’Amérique du Nord, à l’Amérique qu’elle va joindre par la Sibérie, que, pour la nature et les conditions physiques, il convient de comparer la Russie. Avec son climat excessif et ses immenses espaces, elle était de ces terres trop âpres, de ces régions construites sur un plan trop large pour être le berceau de la civilisation. Impropre à en nourrir les premiers jours, elle est de ces pays admirablement disposés pour la recevoir. Comme l’Amérique du Nord, comme l’Australie, la Russie, en dehors de ses parties extrêmes, offre à l’Europe un sol assimilable, un champ où l’activité humaine peut se déployer sur une échelle plus vaste.

Avec son ciel inclément, avec ses maigres forêts et ses steppes déboisées, avec son manque de pierre et de matériaux de construction, la Russie peut sembler une chétive demeure pour la culture européenne ; mais ce qu’il faut à l’homme, c’est moins la richesse spontanée du sol que la facilité de s’en rendre maître, de le plier à ses besoins et pour ainsi dire de le domestiquer. Bien des contrées plus belles dans les deux hémisphères offrent à la civilisation un champ moins sûr. Il y a, dans le Nouveau Monde, un État auquel les forêts et les savanes de l’Amérique du Sud ouvrent une carrière presque aussi ample, aussi illimitée que celle de la Russie. Le soleil des tropiques, ses fleuves, les plus grands du globe, l’humidité que lui apportent les vents alizés y donnent à la végétation et à la vie, sous toutes ses formes, une incomparable vigueur. La flore et la faune y ont une variété et une puissance admirables ; mais cette fécondité même de la nature est hostile à l’homme, qui ne sait comment en triompher. Herbes et forêts, animaux féroces et insectes lui disputent également le sol du Brésil. La nature y est trop riche, trop indépendante, pour se laisser aisément réduire au rôle de servante, et alors même qu’ainsi que dans l’Inde, l’homme, se sera emparé matériellement du sol, il courra le risque de rester encore moralement sous le joug, énervé par le climat, esclave d’impressions d’une nature qui le rapetisse.

Tout autre est la Russie : si les forêts n’y couvrent guère moins d’espace, point de ces lianes, point de ces belles parasites de toutes formes et de toutes couleurs qui rendent inextricables les forêts tropicales. La faune, comme la flore, est pauvre pour un si vaste pays ; peu d’insectes, point de serpents, point d’animaux féroces, seulement quelques loups dans les bois, quelques ours dans les solitudes du Nord. En dehors des grands déserts, on ne rencontre peut-être pas sur le globe une aussi large surface où la vie présente aussi peu de diversité et aussi peu de puissance. La nature inanimée, la terre seule est grande ; la nature vivante est débile, peu féconde en espèces, peu robuste dans ses enfants, hors d’état de lutter avec l’homme. À ce point de vue capital, la Russie est aussi européenne qu’aucune partie de l’Europe. La terre y est docile, facile à asservir. À l’inverse des plus magnifiques contrées des deux hémisphères, elle est faite pour le travail libre. Le sol russe n’exige point le labeur de l’esclave, il n’a pas besoin du nègre de l’Afrique ou du couli chinois. Le sol russe n’use point celui qui le cultive, il ne menace point sa race de dégénérescence, il ne donne point de créoles. L’homme n’y rencontre que deux obstacles, le froid et l’espace, — le froid, plus facile à vaincre que l’extrême chaleur, et moins redoutable à notre race et à notre civilisation ; — l’espace, dans le présent, l’ennemi, déjà à demi dompté, de la Russie, et son grand allié pour l’avenir.



  1. Je rappellerai au lecteur que toute cette description de la Russie et des peuples qui l’habitent a été écrite avant l’apparition du volume de la Géographie universelle de M. Élisée Reclus, consacré à l’Europe Scandinave et russe. (Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 août et 15 sept. 1873).
  2. Aujourd’hui ; il n’est plus exact que l’empire russe soit le plus vaste du globe. L’empire britannique, accru par de continuelles annexions en Asie, en Océanie, en Afrique surtout, l’emporte pour la superficie ; quant à sa population, elle est presque triple de celle de l’empire du Nord ; mais ce dernier garde le double avantage de la contiguïté des territoires et d’une population plus homogène.
  3. Asie centrale, t. III, p. 34.
  4. Les expériences, faites à l’aide de flotteurs, par M. Pouchet, à bord du yacht du prince de Monaco, tendent à montrer que le courant atlantique qui réchauffe l’Europe ne provient pas du golfe du Mexique. Dans ce cas, il n’y aurait qu’à substituer ici, au nom de gulf-stream, celui de « courant européen ».
  5. Murchison, Verneuil et Keyserling, Geology of Russia and the Ural mountains. D’après les dernières recherches des géologues russes, les blocs charriés par les glaces ou par les glaciers ne descendraient pas tout à fait aussi loin ; ils s’arrêteraient, au sud, vers Toula et Riazane, là où commence la zone de la Terre-Noire, dont ils marqueraient la limite septentrionale.
  6. « La Russie est une sixième partie du monde », aurait dit un jour l’empereur Alexandre III, fière parole que la géographie ne dément point.