L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 3/Chapitre 1

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Hachette (Tome 1p. 132-148).


CHAPITRE I


Utilité et difficulté de l’étude du caractère national. — La Russie, un des pays où le milieu extérieur agit le plus sur l’homme. — De quelques effets du climat. — Le nord et la paresse du froid. — L’hiver et l’intermittence du travail. — Manque de goût pour l’activité physique. — L’insuffisance habituelle de l’alimentation, l’ivrognerie, l’hygiène et la mortalité. — Le froid et la saleté du nord. — Les pays septentrionaux sont-ils plus favorables à la moralité ?


C’est quelque chose que de connaître les origines d’un peuple et le pays qu’il habite ; c’est peu, si l’on ne se rend compte de l’influence de la nature sur l’homme. De cette action du monde extérieur et de l’éducation historique ou religieuse résulte le caractère national ; or, la politique pour les nations, comme les affaires pour les particuliers, se fait avec le tempérament en même temps qu’avec les intérêts. La connaissance du caractère des peuples est une de celles dont la France a eu, depuis un siècle, le plus à regretter l’absence. C’est ce défaut non moins que d’autres, peut-être plus apparents, qui, après de beaux succès, a préparé la chute rapide du second comme du premier empire. L’ignorance du caractère anglais et espagnol sous Napoléon Ier, du caractère italien et allemand sous Napoléon III, tel a été le principe des faux calculs, de la décevante politique, qui nous ont trois fois conduits à l’invasion et au démembrement. Pour qui veut y réfléchir, c’est là une des causes de nos récents désastres[1]. Si nous avions su ce que, sous une apparence d’inconstance et de frivolité, il y avait de réflexion, de patience et de maturité, chez le peuple italien, trop souvent taxé de Jégèreté, nous ne lui aurions pas prêté notre appui pour faire mine de le lui retirer, et tout le monde en France aurait pris à tâche de nous gagner l’amitié d’un pays qui nous est rattaché par tant de liens de parenté. Si nous avions su ce qu’il y avait d’âpre et de dur, mais en même temps de solide et de résolu, ce qu’il y avait de convoitises cachées, mais aussi d’esprit pratique, d’esprit d’ordre et de discipline dans ce peuple allemand, trop longtemps raillé pour son idéalisme et son incohérence, nous ne nous serions pas laissé jeter en travers de ses aspirations unitaires et exposer à de terribles rancunes.

Le caractère d’un peuple, comme celui d’un homme, dépend du tempérament ou du sang, du milieu physique et de l’éducation morale, sans compter ce qui chez l’individu tient à l’âge, chez le peuple à l’état de civilisation. Entre ces trois ordres d’influences, la race, la nature, l’histoire, on a, dans l’étude des nations, donné la primauté tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Toutes trois ont leur importance ; mais, les peuples étant d’un sang plus mêlé encore que les individus, tout ce qui tient à la race et à l’hérédité est plus difficile à déterminer, partant plus obscur, plus équivoque. En Russie même on a souvent discuté si le caractère du Grand-Russien, ce qui le distingue des tribus russes occidentales, doit être attribué à son mélange avec les Finnois et les Tatars ou bien à son établissement sur une terre nouvelle. Les deux causes ont dû s’exercer concurremment ; mais la dernière, étant la plus persistante, a dû être la plus puissante. Deux raisons lui donnaient chez les Russes une prédominance particulière. C’est un des effets de la civilisation de neutraliser les influences du climat et du sol en élevant l’homme au-dessus de leurs atteintes ; en Russie, la culture étant plus récente et par suite moins profonde, la masse du peuple est demeurée plus près de la nature, plus soumise à son empire. En outre, sous le ciel du nord, la domination du climat est plus absolue, son joug plus difficile à secouer. Le sol russe n’est point pour l’homme une demeure facile, construite et comme meublée complaisamment pour lui par la nature : c’est une conquête faite à main armée et gardée de même. Comment en un tel pays, avec une civilisation encore peu avancée, la nature n’aurait-elle pas laissé sur le tempérament, comme sur le caractère du peuple, une empreinte indélébile ?

Dans les monotones trajets en chemin de fer ou en bateau, comme dans les rapides courses en traîneau ou en tarentass, durant les longues nuits d’hiver ou les longues journées d’été, c’est pour le voyageur un besoin de comparer l’un à l’autre la terre russe et l’homme russe. Il y a entre eux assez de ressemblances accusées pour ne point craindre en les confrontant, de se perdre dans une vaine recherche. S’il est difficile de remonter jusqu’à la source cachée des passions et des penchants, il devient promptement sensible à l’observateur que, chez le Russe, il faut attribuer à la nature bon nombre de qualités ou de défauts, rejetés d’ordinaire sur la race, sur l’histoire, sur la religion.


Pour apprécier la part de la nature dans la formation du caractère russe, il faut remonter dans la moitié septentrionale de la Russie actuelle, dans la zone qui a servi de berceau au Grand-Russien et formé le noyau de l’ancienne Moscovie. Grâce aux incursions tatares, cette région est tout entière au nord du cinquantième degré de latitude. Là, outre Novgorod et Pskof, les deux cités à demi républicaines qui, à tous égards, méritent d’être mises à part, se rencontrent Tver, Iaroslavl, Kostroma, Vladimir, Souzdal, Riazan, toutes les anciennes capitales des kniazes russes, décrivant comme un cercle autour de Moscou. C’est là, une contrée essentiellement continentale, plus froide que Pétersbourg et à climat plus extrême, où la température moyenne de l’hiver est de neuf à dix degrés centigrades au-dessous de zéro, celle du mois le plus froid de onze à douze, c’est-à-dire de treize à quatorze degrés plus basse qu’à Paris. C’est, en dehors de la Scandinavie et de l’Ecosse, l’une et l’autre réchauffées par une double mer, la seule région des deux hémisphères ayant une population sédentaire et agricole dans un si proche voisinage du cercle polaire. À cette distance de la mer et de l’équateur, elle n’est habitable que grâce à son peu d’élévation.

L’action d’un tel climat sur la vie et le corps de l’homme doit être énorme, nous le sentons ; mais nous avons peine à le démontrer. Depuis un siècle ou deux, on a en Europe beaucoup discouru sur les effets politiques du climat : il y a peu de sujets qui reviennent aussi souvent et sur lesquels nous sachions moins. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons même déterminer scientifiquement les effets directs de la nature extérieure sur l’organisme et le tempérament. Montesquieu a le premier essayé de donner une théorie politique des climats ; mais cette tentative, appuyée sur d’infidèles récits de voyages et sur des observations incomplètes, était prématurée. Depuis le siècle dernier, la science, qui a éclairé tant de questions, n’a guère jeté de lumière sur celle-ci.

L’effet le plus général du froid sur la vie végétale ou animale, c’est l’engourdissement, parfois la suspension de l’activité vitale. La sève s’arrête dans les plantes, le sang se coagule dans les veines des animaux. Beaucoup de ces derniers passent l’hiver dans un état de somnolence, et, pendant les mois les plus froids, se couchent dans une tombe temporaire. L’homme échappe à cette mort léthargique qui, à côté de lui, assoupit les animaux hibernants tels que l’ours ; il y échappe par son industrie et sa civilisation autant que par sa constitution, sans éviter entièrement ce ralentissement du sang et de la vie, si général dans la nature.

Montesquieu faisait des pays du nord la patrie de l’activité, du courage, de la liberté. Vrai peut-être pour les pays où le froid est modéré, cet axiome est fort contestable pour les autres. L’extrême froid dans le nord arrive à des effets analogues à ceux de l’extrême chaleur dans le midi, de même que, dans les contrées tropicales, au sommeil de l’hibernation correspond le sommeil de l’estivation pendant les saisons ou les heures les plus chaudes. Stimulant pour les poumons et pour l’activité, quand il reste dans certaines limites, le froid devient déprimant dès qu’il atteint un degré trop bas ou une trop longue durée. Il peut alors ; disposer à une certaine indolence physique et morale, à une sorte de passivité du corps et de l’âme. À l’excitation des première gelées peut succéder la torpeur des grands froids. L’hiver, comme l’été, le nord, comme le midi, a sa paresse ; le feu exerce dans l’un la même fascination que l’ombre dans l’autre, et invite de même au repos ou à la nonchalance. Le poids seul des vêtements alourdit, et leurs formes longues embarrassent. Aussi faut-il peut-être rejeter sur le climat l’indolence, la mollesse, l’apathie, parfois trop reprochées aux Russes et souvent attribuées au sang slave.

Le nord garde cependant un grand, un immense avantage. Si le froid conseille le repos, il y condamne rarement : l’action est un des remèdes contre lui. Au lieu de diminuer les besoins, le nord les accroît et par là incite au travail. Il s’en faut du reste qu’au centre de la Russie, à la latitude même de Pétersbourg ou de Moscou, le froid soit souvent insoutenable au dehors, et contraigne le Russe à demeurer, comme le Lapon ou l’Esquimau, enfoui dans sa cabane. Quand l’air est calme, — et par les grands froids il l’est généralement — une température de vingt-cinq à trente degrés centigrades au-dessous de la glace est fort supportable ; dix ou douze degrés, ce qui est la moyenne des mois les plus froids, donnent souvent un temps fort beau, fort agréable même, et très propre à l’activité extérieure. Sous ces latitudes, c’est le mouvement de l’air, le vent, et non le degré de la température qui produit la sensation du froid et le rend pénible.

L’hiver a ses travaux comme il a ses plaisirs. En Russie comme partout, c’est la saison des villes, du monde et des fêtes. Dans les campagnes, c’est le temps des charrois, ce qui est une grande affaire dans un pays où les distances sont le grand obstacle. En été, le paysan n’a que des routes insuffisantes par leur nombre ou leur entretien : en hiver, la neige et la gelée lui en font de magnifiques, et c’est alors que les chemins s’animent. Parfois, ce qui est une calamité, le défaut de neige retarde longtemps l’établissement du traînage. C’est pendant les alternatives de froid et de dégel, en automne et au printemps, que le paysan est le plus fréquemment contraint à la vie close. Les longs loisirs de l’hiver ont, dans les provinces septentrionales, créé tous ces métiers dont vivent tant de villages, et qui à leur tour ont enfanté le commerce ambulant et les nombreuses foires où s’échangent les produits de ces rustiques industries. C’est en hiver que les paysannes font ces dentelles rouges ou bleues, qu’on imite maintenant en France, et ces serviettes ouvrées, ces pololentsa, aux broderies de couleurs dont les motifs semblent souvent empruntés aux fleurs symétriques que dessine la gelée sur les vitres.

Il y a dans le nord, en dehors de l’action directe du froid sur les organes, une raison qui fait au travail des conditions moins favorables que dans les pays tempérés : ce sont les alternatives et l’opposition violente des saisons. S’il nous est difficile de déterminer les effets physiologiques du climat, nous en apercevons un peu plus clairement quelques-uns des effets économiques. Un historien anglais, Buckle, a remarqué que les peuples vivant sous les latitudes élevées n’avaient point pour le travail le même goût, la même énergie que les peuples habitant sous un ciel plus clément. Il attribue ce défaut à l’interruption forcée du travail pendant l’hiver, qui, par la rigueur du temps et par la brièveté des jours, brise chaque année durant des mois entiers la chaîne des occupations agricoles. — Pourquoi dors-tu, moujik[2] ? dit une chanson populaire où l’on reproche au paysan de sommeiller tout le jour sur son poêle, pendant que la misère vient s’asseoir à sa porte. S’il dort, c’est que sa moisson rentrée, les semailles d’automne achevées et la neige venue, il ne trouve plus d’ouvrage dans les champs. Cette intermittence du travail lui donne quelque chose de décousu et d’instable qui nuit à l’esprit de suite et aux habitudes de régularité. Le nord oppose à l’agriculture et à l’industrie des difficultés particulières en les mettant dans la dépendance d’un climat à la fois âpre et capricieux, et peut-être ces inconvénients s’étendent-ils jusqu’au caractère. Ici encore, n’aurait-on pas le droit de rendre la nature responsable de quelques-uns des penchants ou des défauts, fréquemment reprochés au tempérament slave ?

Les étrangers, qui ont fait travailler en Russie, ont généralement remarqué qu’ainsi que les hommes du midi, le Russe était plus capable d’un vigoureux effort que d’un travail long et soutenu. Avec plus de vivacité, héritage probable du sang slave, il montre souvent moins d’activité que les peuples du nord de race germanique ; il laisse même voir souvent, dans les classes inférieures comme dans les hautes classes, moins de goût pour le mouvement corporel. Il semble ne l’aimer que dans la course rapide des traîneaux ou des voitures, dont la vitesse étonne parfois l’étranger, mais qu’il faut peut-être attribuer à la grandeur des distances et au froid, qui tous deux pressent d’arriver et donnent l’habitude d’allures précipitées. Les exercices ou les jeux violents, l’athlétique ou le sport, sous toutes leurs formes, semblent n’avoir pas plus d’attrait pour ces fils du nord que pour les peuples modernes du midi. Le patinage même est moins en faveur qu’en des pays où il est moins facile. À cet égard comme à bien d’autres, on pourrait dire que le Russe est aux antipodes de l’Anglais. On a souvent été frappé du peu de penchant des paysans russes pour l’exercice et l’activité physique ; pendant leurs nombreuses fêtes, leur principal plaisir semble être le repos et l’immobilité. Leur jeu corporel favori est la balançoire, qu’ils ne lancent pas hardiment dans les airs comme nos enfants, mais dans laquelle ils se contentent de se bercer mollement. Leurs danses les plus usuelles, telles que le khorovod, sorte de ronde chantée qui paraît provenir d’anciens rites païens, sont lentes et d’une nonchalance monotone. Le climat et la race sont probablement pour quelque chose dans cette espèce de paresse ou d’indolence des membres et de l’esprit ; le régime du peuple y est pour beaucoup aussi.

Le principal effet physiologique du froid est d’activer la respiration, de déterminer dans les poumons et dans le sang une combustion plus intense, et par suite d’exiger pour l’entretien de la chaleur vitale des aliments plus substantiels. Plus on approche du pôle, plus il faut à l’homme une nourriture riche en carbone et en azote, une nourriture animale. Or, dans les pays de l’extrême nord, par l’effet même du froid, la fertilité du sol est rarement en rapport avec les exigences du climat. Nulle part cela n’est plus sensible que dans la moitié septentrionale de la Russie, peu propre à la culture du blé, et soumise pour l’élevage du bétail à des obstacles inconnus des pays tempérés. Dans toute cette région, la terre accorde difficilement à l’homme la nourriture que réclame le ciel : un tel manque d’équilibre entre les ressources et les besoins a eu de fâcheuses conséquences pour le tempérament du peuple russe. La masse de la nation a, durant des siècles, été condamnée à un régime maigre, presque entièrement végétal. Sous un climat du nord, elle a vécu comme un peuple du midi ; l’usage de la viande, du lard et du porc salé même ne fait que commencer à s’introduire dans le peuple. Bien que depuis l’émancipation il se soit fait de ce côté de sérieux progrès, le plus grand nombre des paysans ne goûtent encore à la viande qu’aux jours de fête. Le fond de l’alimentation est toujours le pain de seigle, le gruau et le chtchi, sorte de soupe aux choux fermentés, qui est le mets national par excellence. On y joint des champignons desséchés et du poisson gelé ou salé, deux choses dont il ne se fait nulle part une aussi grande consommation qu’en Russie. Une religion venue du sud avec quatre carêmes et des jeûnes orientaux, dont les siècles n’ont pas adouci la rigueur, a augmenté le mal provenant de la nature. Cependant les exigences du climat ne se pouvaient entièrement éluder ; la boisson a pourvu au défaut de nourriture.

Les Russes ont deux boissons nationales : le kvass, sorte d’eau de seigle légèrement fermentée, et le thé, dont en Russie l’usage est presque aussi général qu’en Chine[3]. La bouilloire à thé, le samovar de cuivre, est toujours le premier ustensile d’un ménage : il n’est si pauvre cabane qui en soit dépourvue. Le thé, surtout dans un pays où l’eau est souvent de médiocre qualité, est d’un grand secours ; mais, sous ce ciel, ce n’est point un tonique suffisant. On y ajoute l’eau-de-vie de grain, la pâle, la blanche vodka[4]. Il y a longtemps que l’on a remarqué que l’ivrognerie va en augmentant avec le degré de latitude. Le goût de l’alcool est aussi naturel chez le paysan russe que la sobriété chez le Sicilien ou l’Andalou : c’est le défaut du climat plus que le vice de l’homme. Tant qu’il n’aura pas un meilleur régime, l’eau-de-vie sera pour le moujik un réconfortant malsain, mais difficile à remplacer. Ce qui est le plus à regretter, ce n’est pas qu’on n’en puisse proscrire l’emploi, c’est qu’on ne le puisse régler, c’est qu’en un jour de débauche il faille voir absorber (les Russes ne boivent pas les liqueurs, ils les engloutissent d’un trait) des quantités de vodka qui, sagement réparties, serviraient à la santé du paysan au lieu de tourner à son abrutissement.

On a beaucoup exagéré, en effet, l’intempérance des sujets du tsar. Le Russe boit moins que le Danois, moins peut-être que l’Anglais, l’Allemand, le Français. Beaucoup de moujiks, qui s’enivrent à chaque fête, demeurent des semaines sans prendre une goutte d’alcool. La consommation avait du reste sensiblement diminué durant la seconde moitié du règne d’Alexandre II, grâce sans doute à l’élévation des droits, grâce peut-être aussi au relèvement moral des anciens serfs[5]. Malgré ces progrès, l’ivrognerie, avec tous les vices et les inconvénients qui en découlent, reste une des plaies des campagnes.

En général les villages sont d’autant moins prospères qu’ils comptent plus de kabaks ou cabarets ; aussi fonctionnaires et particuliers s’efforcent-ils d’en réduire le nombre. Les paysans ne sont pas toujours sourds aux prédications des apôtres de la tempérance. Certaines communes interdisent tout cabaret sur leur territoire, et, lors du meurtre d’Alexandre II, on a vu plusieurs villages fermer leurs kabaks, en signe de deuil pour la perte du tsar émancipateur[6]. Autrefois de pareilles mesures n’auraient pas été vues de bon œil par l’administration, qui eût craint de laisser tarir la plus abondante des sources de revenus du trésor. L’impôt sur le vice national rapporte en effet chaque année plus de 250 millions de roubles, soit près du quart des recettes du budget, si bien qu’on a pu dire que la Russie payait ses dettes en s’enivrant. On calculait, en 1882, que l’eau-de-vie coûtait à la nation un demi-milliard de roubles par an, tandis que sa valeur réelle ne dépassait pas 50 millions, le surplus étant partagé entre les marchands et l’État. Quoiqu’il soit le premier intéressé à la vente de la vodka, le gouvernement n’a dans ces derniers temps rien épargné pour émanciper le paysan du joug de l’ivrognerie. Un des premiers actes d’Alexandre III a été de convoquer une sorte de parlement de tempérance, dont les sessions ont fort occupé la Russie et le moujik même dans l’automne de 1881[7]. Par malheur, aucune mesure législative ne saurait supprimer un mal qui tient à la fois au climat, à la grossièreté du peuple, à la monotonie de son existence et à la pauvreté de son régime.

Les tristes conditions hygiéniques du peuple réagissent sur l’état économique. La pauvreté de son régime diminue la capacité de travail du paysan, et, avec l’énergie du travail, elle lui en enlève le goût et le besoin. Accoutumé à une maigre pitance, il finit par s’en contenter ; comme l’habitant du midi, il laisse souvent sa paresse profiter de ses habitudes de frugalité.

Un tel régime, sous un tel climat, ne peut manquer d’avoir une regrettable influence sur la santé et sur la durée même de la vie. Les effets en sont visibles dans les statistiques. On y rencontre les deux extrêmes, encore une de ces anomalies qui en Russie nous ont fait ériger le contraste en loi. C’est un des pays où la mortalité est la plus grande, la vie moyenne la plus courte, et c’est un de ceux où il y a le plus de cas de longévité, où la vie humaine atteint au terme le plus reculé. Cette opposition est surtout frappante dans les contrées du nord. Dans le gouvernement de Novgorod par exemple, sur une population d’un million d’âmes, il est mort en une année (1871) vingt-neuf centenaires, ce qui en suppose davantage en vie[8]. À côté de cela, dans toute la Russie, le nombre des hommes qui dépassent trente-cinq ans est proportionnellement plus faible qu’en France ; le nombre des gens qui dépassent soixante ans est plus de deux fois moindre[9].

C’est surtout sur les enfants que frappe la mortalité. Sous ce ciel, l’apprentissage de la vie est plus pénible, l’enfant a besoin de plus de soins, et les soins sont moins aisés à lui donner ; il souffre de la difficulté de prendre l’air, de la difficulté de l’allaitement artificiel ; il souffre même des distances qui, dans la saison des travaux des champs, forcent sa mère à l’abandonner pendant de longues heures. Les enfants délicats sont condamnés à une mort précoce ; les plus forts survivent seuls pour être soumis, chaque année, à une épreuve qui, chaque année, est fatale à beaucoup. Il y a, par la main de la mort, un triage successif qui, à force d’éliminer les faibles, ne laisse debout pour la vie et la reproduction que les plus robustes.

Il semble que, dans une population soumise à cette sorte de sélection continue, la vigueur du tempérament doive être commune ; par malheur il est loin d’en être toujours ainsi. Dans ce pays de hautes tailles et de fréquente longévité, où l’on voit des hommes de près de six pieds vivre plus de cent ans, la force est souvent plus apparente que réelle. Ce climat, qui en peu d’années corrode le granit, est à la longue souverainement déprimant, débilitant. Le tempérament lymphatique est le plus général en Russie. Les scrofules sont fréquentes, les maladies contagieuses communes, faciles à gagner, malaisées à guérir. Ce qui est le plus à redouter, ce ne sont pas les grands froids, ce n’est même pas le contraste des rigueurs de l’hiver et des ardeurs de l’été : ce sont les saisons intermédiaires, le printemps et l’automne, avec leurs longues alternatives de gelées et de dégel qui durent souvent des mois, avec leurs brusques variations de température qui, en une journée, peuvent atteindre 20 degrés. Dans ces oppositions et cette instabilité du climat, toutes les maladies, toutes les épidémies trouvent des conditions favorables, encore accrues par l’insuffisance de l’alimentation. Grâce à une plus grande sécheresse de l’air, dans le centré et dans l’est au moins, les maladies de poitrine sont moins fréquentes qu’en Angleterre. En revanche, la petite vérole, les fièvres typhoïdes, les fièvres puerpérales, la diphthérie et bien d’autres maladies font chez cette population mal nourrie, mal logée, de périodiques ravages[10].

Si les hautes classes ont un régime alimentaire mieux en rapport avec la latitude, leur genre de vie leur en enlève souvent le bénéfice. Nulle part l’ordre naturel de la veille et du sommeil n’a été à ce point renversé, nulle part on ne fait à ce point de la nuit le jour ; peut-être est-ce encore une conséquence indirecte du climat qui, dans le nord, supprime tour à tour le jour et la nuit, ou exagère démesurément l’un aux dépens de l’autre.

À l’influence débilitante du climat se joignent des habitudes qui tendent à exagérer la sensibilité nerveuse. Les précautions même que le froid oblige à prendre sont peu saines. Pour résister à l’hiver, il faut vivre dans une atmosphère lourde, épaisse, d’air vicié, rarement renouvelé ; contre le grand froid, il faut accumuler d’avance des provisions de chaleur et se faire dans la maison, avec du feu et des poêles, un climat artificiel presque aussi chaud que l’été du midi de l’Europe. Plus la température est basse au dehors, plus elle doit s’élever au dedans. Derrière leurs doubles fenêtres, enduites de mastic pour toute la saison, les habitants des villes changent leurs appartements en serres tièdes, où ils respirent le même air que les plantes des tropiques, dont ils aiment à embellir leurs demeures. Dans son izba de bois, souvent entourée d’un rempart de fumier, le paysan s’entasse avec toute sa famille autour de l’énorme poêle, sur lequel tous dorment la nuit. De cette atmosphère énervante, il faut chaque jour passer à l’air glacial du dehors ; après avoir fait provision de chaleur pour le sang et les membres, il faut faire provision d’air pour les poumons. Ainsi l’on va, pendant plusieurs mois, traversant sans cesse, de la maison à la rue, des intervalles de 40 à 65 degrés centigrades, comme si l’on passait, plusieurs fois dans la même journée, de l’été du Midi à l’hiver du Nord, des bords de la mer Rouge aux bords de la mer Blanche.

Le climat n’est guère plus favorable à la propreté qu’à la santé. Les maisons, dont l’hiver clôt hermétiquement toutes les ouvertures, sont difficiles à tenir propres. Les poêles, seuls employés pour le chauffage, ne peuvent purifier l’air des chambres dans lesquelles ils ne s’ouvrent pas. Les familles riches ou aisées remédient à ce défaut par la grandeur des appartements, qu’on laisse librement communiquer ensemble, et où l’on brûle fréquemment des parfums. Le paysan est condamné à vivre dans une atmosphère étouffante et pleine de miasmes. L’air chaud et infect de ses cabanes fait éclore des myriades d’insectes ; les parasites de toute sorte y pullulent. Au dehors, les ordures jetées autour de la maison disparaissent dans les neiges pour retrouver leur fétidité au printemps. Dans les villes même, les immondices ne peuvent pas toujours s’écouler par les égouts que ferme la glace ; rendues inoffensives par la gelée, elles se conservent longtemps, et aux premiers jours de chaleur, remplissent les rues d’exhalaisons malsaines. Rien n’égale la puanteur du dégel russe dans les villes. La neige, qui, sous les traîneaux, ressemblait à du sable ou à du verre pilé, se transforme en une boue épaisse, nauséabonde, dont les pieds rapportent les émanations dans les maisons. Avec de telles conditions sanitaires, comment s’étonner de voir le peuple en proie à toutes les épidémies, et la peste elle-même faire encore des apparitions dans la Russie d’Europe[11].

La nécessité de demeurer très couvert est elle-même pour le peuple un obstacle à la propreté, aussi bien qu’à l’hygiène. Le paysan dort habillé et passe la nuit et le jour dans le même touloup de mouton. Il est vrai qu’il prend un bain de vapeur chaque semaine, le samedi, avant la fête dominicale, comme une sorte de purification ; malheureusement il est obligé de remettre ses vêtements remplis de vermine. En hiver, il ne se déshabille guère que ce jour-là, le seul aussi où il change de linge, quand il en porte ; souvent, n’en ayant pas d’autre, il lave lui-même sa chemise après le bain, avant de l’endosser de nouveau. Chaque village a ses étuves, de misérables baraques de bois, où l’on obtient la vapeur en versant de l’eau sur un grossier fourneau de pierres ; quelques planches inclinées servent de couches aux baigneurs, des poignées d’écorces ou des verges de tilleul tiennent lieu d’éponges et de gants de crin. Qu’il vienne des Grecs, des anciens Slaves ou des Finnois[12], cet usage sert peut-être plus à la santé qu’à la propreté. Ce bain de vapeur, souvent suivi d’un bain de neige ou d’eau glacée, est un stimulant énergique sous un climat débilitant ; c’est le seul, après l’alcool, que se puisse donner le mougik ; il remplace pour lui les eaux minérales auxquelles, pour les mêmes raisons, les Russes des hautes classes recourent si volontiers.

L’opinion, qui attribue plus de moralité aux pays du Nord, n’est pas toujours plus fondée que celle qui leur reconnaît une plus grande propreté ; l’une et l’autre dépendent moins du degré de latitude que du degré de civilisation. En Russie, le climat est peu favorable, sinon à la moralité, du moins à la délicatesse des mœurs. Le grand nombre et la précocité des mariages diminuent le chiffre des enfants naturels, mesure du reste fort défectueuse pour jauger la vertu des peuples. Il est à remarquer qu’en Russie, pour des causes diverses, le nombre des naissances illégitimes est beaucoup plus considérable dans le Nord que dans le Midi, bien que le premier soit plus dépourvu de villes[13]. La réclusion de l’hiver, les longues nuits, l’entassement de la famille dans la même pièce autour du même foyer, le sommeil en commun sur le dos du large poêle qui sert de lit à toute la maison, sont peu favorables à la sainteté de la vie domestique. Il en résultait parfois des vices graves au temps encore récent où plusieurs ménages vivaient ensemble sous le toit du chef de famille. L’usage des bains en commun, alors même que les deux sexes sont rigoureusement séparés et qu’il ne s’y passe aucune des scènes que d’anciens voyageurs leur ont reprochées[14], cet usage si salutaire a pu contribuer à entretenir chez le paysan une certaine grossièreté. Chez les deux sexes, la décence semble moindre qu’en Occident, la pudeur est moins farouche, hommes ou femmes sont moins embarrassés de leur nudité. L’été, le voyageur en est souvent frappé. Le long des rivières, dans les villes et les villages du Don et du Volga entres autres, il n’est pas rare, le samedi surtout, dont la coutume et la religion font encore le jour du bain, de voir des filles ou des femmes, sans costume d’aucune sorte, se baigner en troupe dans des endroits peu écartés, parfois même au-dessous des ponts les plus fréquentés. Si, dans le Nord, le tempérament est plus froid si, comme on le dit, les sens sont plus émoussés, il y a, souvent aussi, moins de délicatesse dans les sensations et dans les sentiments.

  1. Voyez notre étude sur la politique de Napoléon III et sur celle du Victor-Emmanuel, dans le livre intitulé : Un empereur, un roi, un pape. (Paris, Charpentier.)
  2. Chio iy spidi, moujitchek ?
  3. A en juger par son nom russe, tchai, qui dérive du chinois, comme, à l’autre extrémité de l’Europe, le cha portugais, le thé est venu directement aux Russes de la Chine. Il y a encore en Russie deux boissons usitées chez le peuple, l’une appelée med (miel), est l’hydromel si en faveur chez les barbares ; la seconde est la bière qui, à en juger par l’étymologie et le nom qu’elle porte en russe comme en polonais (pivo de pit boire), a dû être connue des Slaves depuis une haute antiquité.
  4. Vodka, diminutif de voda, eau.
  5. De 1863 à 1879 » la consommation avait baissé de 7 pour 100 malgré l’accroissement de la population. Le nombre des cabarets avait diminué d’une manière encore plus rapide ; de 357 000 en 1863, il était tombé à 139 000 en 1875, pour se relever il est vrai à 146 000 en 1881. Pour un empire aussi étendu, c’est encore là un faible chiffre. Voy. p. ex : Mme O. Novikof : The Temperance Movement in Russia, Nineteenth, Century, sept. 1882.
  6. Par contre, je citerai cette réflexion d’un paysan du gouvernement de Grodno : « Le tsar a été tué, l’eau-de-vie sera moins chère ». De fait, l’année de la mort d’Alexandre II (1881), a été marquée par une augmentation dans le nombre des cabarets et dans la consommation de l’alcool.
  7. Voy. tome II, liv. III, ch, III.
  8. Pamiainaïa knigka Novgorodskoï Gouberii na 1873 god. En 1878, le procureur du Saint-Synode, dans son rapport sur l’année 187ô, signalait 963 décès de centenaires parmi la population orthodoxe. — On dira peut-être qu’en Russie comme au Brésil, où les statistiques comptent également beaucoup de cas de longévité, les registres de l’état civil n’étaient pas, au dernier siècle, tenus avec assez de régularité pour qu’on puisse toujours avoir une entière confiance en de pareils chiffres.
  9. Sur 1000 habitants, on n’en compte pas en Russie 50 au-dessus de soixante ans, en France notablement plus de 100. Dans les gouvernements du nord, comme celui de Iaroslavl, la proportion des sexagénaires est plus forte, elle atteint 63 pour 1000 ; dans quelques-uns de ceux du sud, comme Kief, elle descend au-dessous de 30. (Statistit. Vrémannik de 1871 et 1879). Le chiffre élevé de la mortalité est d’autant plus remarquable que ce sont les pays du nord voisins, les trois États Scandinaves, où la mortalité descend au minimum. À cet égard, la Russie et la Scandinavie sont en Europe aux deux extrémités de l’échelle. Suivant le docteur Bertillon, sur 1000 habitants, il y aurait en Norvège 18 morts annuelles et en Russie 36, soit le double. Ce dernier chiffre, emprunté à des statistiques déjà anciennes, paraît exagéré. D’aprè8 les comptes rendus du département de la médecine au ministère de l’intérieur pour l’année 1877, la mortalité russe ne dépassait plus en moyenne 32,50 pour 1000 ou 3,25 pour 100. Dans quelques provinces du nord, telles que Perm, elle atteignait plus de 5 pour 100. En tous cas, le rapprochement avec la Scandinavie montre qu’à l’aide d’une meilleure hygiène et d’un meilleur régime, la durée moyenne de l’existence pourrait beaucoup s’accroître.
  10. Pour la plus grande partie de la population qui fait entrer la viande dans sa nourriture habituelle, cet aliment a peut-être perdu quelques-unes de ses qualités par suite du procédé au moyen duquel on le conserve. En Russie, on fait geler au commencement de l’hiver la viande et le poisson dont on a besoin pour la saison ; cela facilite singulièrement les transports et les approvisionnements ; mais il n’est pas impossible que cette viande, qu’on fait dégeler au moment de l’apprêter, soit moins salutaire que de la viande fraîche.
  11. Le contact de l’Asie est à cet égard un autre danger ; aussi les annales russes signalent-elles des pestes fréquentes. Celle du gouvernement d’Astrakan, en 1879 ; apportée vraisemblablement de l’Asie turque à la suite de la campagne d’Arménie, a eu la grande utilité d’attirer sur la mauvaise hygiène populaire l’attention du gouvernement et des administrations locales.
  12. Encore usités chez les Finnois de Finlande, les bains de vapeur semblent remonter chez eux à une haute antiquité. Il en est souvent question dans le Kalevala. Voy. par ex. le IVe runo et le L* (traduct. de M. Léouzon Le Duc).
  13. Une des raisons qui augmentent la proportion des enfants naturels dans le Nord, est l’absence d’un grand nombre d’hommes qui vont chercher de l’ouvrage dans le Centre, en sorte que la population féminine excède de beaucoup la masculine. Le chiffre moyen des naissances illégitimes en Russie, environ 3 pour 100, est du reste, eu dehors de la Grèce, un des plus faibles de l’Europe.
  14. Par exemple l’abbé Chappe d’Auteroche, auquel Catherine II prit la peine de répondre dans son Antidote.