L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 4/Chapitre 1

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Hachette (Tome 1p. 209-224).


CHAPITRE I


La Russie a-t-elle un héritage historique ? Est-il vrai qu’elle diffère de l’Occident par les principes de sa civilisation ? Diverses théories à cet égard. — Slavophiles et Occidentaux. Origine et tendances des slavophiles. — Comment les apologistes de la civilisation russe se rencontrent avec les détracteurs de la Russie. — Secrètes analogies du slavophilisme et du nihilisme. — Les trois conceptions de l’histoire et des destinées nationales.


Après avoir parcouru le sol de la Russie, et examiné successivement les titres généalogiques et le tempérament national du Slave russe, nous voudrions chercher quels éléments de civilisation lui ont été apportés par l’histoire, comment les siècles ont confirmé ou corrigé les influences de la race et du climat, quels traits ils ont donnés au caractère du peuple, quelles bases à sa culture et à ses institutions. « On sait suffisamment l’histoire des temps barbares quand on sait qu’ils ont été barbares », dit, à propos de la Russie avant Pierre le Grand, un des philosophes du dix-huitième siècle[1]. On reconnaît là l’ignorante et naïve présomption qui, dans les sciences historiques et politiques, a coûté au dix-huitième siècle tant d’erreurs et de déceptions.

Les Russes eux-mêmes disent parfois qu’ils n’ont point d’histoire. Les uns, comme jadis Tchaadaef, le déplorent avec une mélancolie éloquente et passionnée[2], ne se consolant pas d’avoir été frustrés des plus brillantes époques de la vie européenne, craignant que, faute d’avoir traversé les mêmes épreuves et d’avoir eu la même éducation, leur patrie ne puisse arriver à la même civilisation, et qu’un peuple sans passé ne soit un peuple sans avenir. D’autres plus nombreux s’en félicitent hardiment, se vantant d’être libres de toute tradition et de tout préjugé, d’être dégagés de tous les liens d’un passé où, en dépit de ses révolutions, la vieille Europe reste malgré elle embarrassée[3]. Regardant tout legs des siècles écoulés comme une charge et une gêne pour les générations présentes, ils font bon marché de l’héritage de leurs aïeux, et se réjouissent de n’en avoir rien reçu qui vaille la peine d’être transmis à leurs enfants. Ils se plaisent à considérer leur pays comme un terrain libre, comme une table rase sur laquelle la science et la raison sont maîtresses de construire de toutes pièces l’édifice de l’avenir. Ce point de vue, cher au radicalisme russe, est celui de la plupart des révolutionnaires. En cela, je dois le dire, ils ne font guère en réalité que s’approprier les vues ou imiter les exemples du pouvoir qui, depuis Pierre le Grand, a le premier enseigné à ses sujets à faire litière de l’histoire et au passé national.

Dans un État qui a célébré en 1869 son dixième centenaire, une telle opinion ne saurait être prise à la lettre. Beaucoup des Russes qui l’émettent se scandaliseraient justement d’en être crus sur parole. Si un passé de mille ans n’a laissé sur le sol national que des décombres inutilesou de fragiles constructions sans base ni ciment, c’est au passé lui-même à nous en donner la raison.

Le goût des études historiques, qui a été l’honneur du dix-neuvième siècle, s’est fait sentir en Russie comme en Occident. Depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout, des historiens, qui pour le nombre, pour l’intelligence, pour la conscience, ne le cèdent en rien à ceux de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, étudient avec passion les annales de leur patrie et demandent à son passé le secret de ses destinées[4].

La Russie a une longue histoire, mais la chaîne de son existence nationale a été deux ou trois fois si brusquement rompue qu’on a peine encore à en rejoindre les anneaux et que, dans la conscience populaire, il en reste une sorte de solution de continuité. Cette histoire, le peuple ruasse l’a subie plutôt qu’il ne se l’est faite ; au lieu d’être son œuvre personnelle, comme dans les pays de l’Occident, au lieu de sortir du libre développement de son génie national, elle a été plus passive qu’active. Sous ce rapport, l’histoire de la Russie ressemble moins à celle des nations européennes qu’aux annales des peuples asiatiques. Venue du dehors ou d’en haut, de l’étranger ou du pouvoir, elle est souvent restée tout extérieure ou toute superficielle ; elle a, pour ainsi dire, passé par-dessus le peuple russe, et, l’ayant parfois courbé profondément, elle pèse encore sur ses épaules.

Ce n’est ni dans le climat, ni dans la race, c’est dans la géographie et dans l’histoire qu’il faut chercher les causes de l’infériorité de la civilisation russe. Beaucoup d’étrangers, les catholiques notamment, en trouvent le principe dans l’adoption d’une forme inféconde du christianisme, — d’autres, les Allemands surtout, dans l’absence de l’influence germanique, — double défaut parfois réuni sous le nom de byzantinisme. Pour quelques-uns, c’est la privation de l’héritage classique ; pour le plus grand nombre, c’est la domination mongole et le joug talar. Les historiens russes ont toujours devant eux le même problème : placée entre l’Europe et l’Asie, ayant du sang de l’une et de l’autre, la Russie est comme issue de leur mariage ; de laquelle des deux est-elle moralement ou politiquement la fille ? Nous avons à nous faire, pour le développement social, la même question que pour le sol ou la race : en quoi la Russie est-elle européenne, en quoi est-elle asiatique, en quoi est-elle simplement slave et russe ? Les siècles de sa longue enfance l’ont-ils, par une éducation analogue, disposée à la vie européenne, ou bien l’ont-ils façonnée à une culture propre, originale, foncièrement distincte de celle de l’Occident ? Pour emprunter les termes d’un de ses écrivains, la différence entre la Russie et l’Europe est-elle dans le degré ou dans le principe même de la civilisation[5] ?

C’est là le point autour duquel tournent la plupart des questions soulevées en Russie. Il ne s’agit de rien moins que de la vocation du pays et du peuple. Pour acclimater une civilisation, il ne suffit point d’un sol propice, il faut que la nation, où elle est transplantée, y soit déjà préparée par les éléments de la culture. Chez le peuple russe, si longtemps disputé entre des influences contraires, la solution d’un pareil problème est loin de demeurer théorique ; c’est une question vivante d’une application pratique, qui doit décider de la marche même du pays.

Il s’agit de savoir quelle doit être l’altitude de la Russie vis-à-vis de l’Europe ; doit-elle s’en considérer comme l’élève ? comme telle, se mettre à notre école et persister dans la voie de l’imitation ou de l’adaptation occidentale ? — ou bien, au contraire, doit-elle se regarder comme étrangère à l’Occident ? renoncer à des emprunts qui ne conviennent ni à son tempérament, ni à son génie, afin de redevenir elle-même ? De cette conception première de leurs destinées nationales dépendent toutes les vues des Russes sur leur vie civile et politique. Aussi est-ce sur la manière d’envisager l’histoire que se fonde le plus souvent chez eux la diversité des opinions. Les partis historiques remplacent les partis politiques, ou mieux, les tendances, qui tiennent lieu de partis, ont pour point de départ une conception différente de l’histoire nationale. Tel est l’objet de la querelle qui, sous différents noms, s’agite depuis Pierre le Grand entre les Vieux-Russes et leurs adversaires, entre Moscou et Pétersbourg, entre les Slavophiles et les Occidentaux[6].

Pour les Zapadniki et les partisans de l’Occident, la Russie n’a, dans son passé et ses traditions, rien qui la sépare radicalement de l’Europe. Elle n’a point de culture propre vraiment originale, nationale, indigène, elle est seulement en retard sur ses voisins de l’Ouest. Elle est restée un État du moyen âge, ou un État d’ancien régime ; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle s’approprie toute la culture des peuples plus avancés, à ce qu’elle fasse, pour la civilisation germano-latine, ce qu’ont fait autrefois, pour la civilisation romaine, les peuples germaniques.

Aux yeux des slavophiles, au contraire, et de beaucoup de patriotes inspirés du même esprit, la Russie est foncièrement diiïérente de l’Europe. Ayant reçu du passé des institutions particulières, elle est, par ses origines, par son éducation, par les éléments de sa culture, appelée à des destinées toutes différentes. Dans la manière dont elle a été peuplée, dont l’État russe a été fondé, dont le sol russe a été occupé, — dans sa conception de la famille, de la propriété, de l’autorîté, la Russie possède le principe d’une civilisation nouvelle, et naturellement, à en croire le patriotisme local, d’une civilisation mieux équilibrée et pondérée, plus stable et plus harmonique, plus réellement capable d’un progrès indéfini que notre sénile et maladive civilisation occidentale, déjà menacée de décomposition par ses conflits intérieurs.

Un des phénomènes les plus curieux de la vie russe au dix-neuvième siècle, c’est assurément le slavophilisme ; il a eu sur l’intelligence contemporaine un ascendant bien supérieur à la force numérique de ses adeples. La petite église slavophile, avec ses croyances exclusives et ses dogmes arrêtés, compte aujourd’hui peu d’adhérents déclarés, peu de fidèles orthodoxes ; mais l’espèce d’apothéose nationale, qui faisait le fond de sa religion, lui conserve bien des prosélytes plus ou moins inconscients, chez des hommes en apparence étrangers à tout fétichisme slave. Il n’est pas rare aussi de rencontrer tel ou tel dogme, telle ou telle superstition slavophile, chez des gens du monde ou des écrivains qui se piquent de n’avoir rien de commun avec pareille idolâtrie. Comme il arrive quelquefois dans le domaine de la pensée, les formules, les thèses slavophiles se sont brisées au choc de la discussion, le contenu. l’esprit s’est échappé de ces vases en morceaux, et répandu au loin dans l’air.

Chose digne de remarque et par elle-même caractéristique, c’est sous l’impulsion de l’Occident, sous l’influence de la pensée européenne que s’est formée l’école russe, qui prétendait secouer la domination intellectuelle de l’Europe[7]. Ce n’est pas dans l’étude directe de l’histoire nationale ou de la vie populaire, c’est dans la lecture et la méditation des écrivains du dehors que les fondateurs du slavophîllsme ont puisé leur méthode, leur dialectique et indirectement leurs doctrines.

Cette revendication de l’esprit russe, cette rébellion nationale contre la servitude étrangère, a été elle-même à son origine, un emprunt ou une imitation, une adaptation du dehors. On était entre 1830 et 1848, à une époque de spéculations théoriques et d’hypothèses de tous genres, où partout, en Allemagne surtout, éclosaient de toutes pièces des systèmes philosophiques, historiques, politiques. C’est de la métaphysique allemande, de la logique et de la philosophie de l’histoire de Hegel, que les slavophiles de Moscou ont pris les premiers éléments de leurs idées, la forme ou le moule de leurs doctrines. À la Russie et aux Slaves ils appliquèrent les procédés de Hegel, revendiquant, pour leur race et leur patrie, le rôle prédominant attribué, dans l’histoire de l’humanité, aux races teutoniques par le philosophe de Berlin. Sorti tout entier de l’esprit spéculatif, le slavophilisme ne fut à l’origine qu’une combinaison des abstractions de la métaphysique allemande et du romantisme littéraire, avec les rêves d’un mysticisme religieux qui représentait la part de l’élément national. L’originalité et la supériorité virtuelle de la civilisation russe ou grécoslave sur la civilisation occidentale furent proclamées à priori, déductivement. Ce n’est qu’après coup, pour accommoder les faits à la théorie, que ces philosophes de l’idée nationale se retournèrent vers l’histoire et vers le peuple.

Quittant la métaphysique, les slavophiles se mirent à chercher dans la religion et dans le caractère du peuple, dans le régime de la propriété et dans la constitution du pouvoir, les principes sur lesquels repose la vie russe. En quête de tous les traits originaux de la civilisation nationale, ils condamnèrent solennellement la sujétion morale de la période pétersbourgeoise ; ils déclarèrent le joug intellectuel de l’étranger d’autant plus intolérable que l’Europe, dont la Russie se faisait l’élève, était en pleine décadence.

L’histoire russe, alors peu étudiée, se prêtait mieux que toute autre aux fantaisies de l’esprit de système ; encore aujourd’hui, malgré de nombreux et beaux travaux, c’est pour beaucoup d’écrivains un champ ouvert à toutes les hypothèses. Dans cette carrière, les slavophiles étaient par leur point de départ exposés à de singulières méprises ; ils devaient plus d’une fois prendre, pour des caractères essentiels de la vie sociale ou politique des Slaves, ce qui, aux yeux de leurs adversaires, n’était que les restes d’un passé vieilli et depuis longtemps écroulé en Europe. Ils devaient donner, comme un signe de race ou de nationalité, ce qui n’était souvent qu’une marque d’enfance ou de bas âge. Mettant en relief toutes les différences réelles ou imaginaires qui dans le passé distinguaient la Russie de l’Occident, ils firent de tous ces traits distinctifs, plus ou moins bien choisis, les éléments de la civilisation russe. À l’aide de quelques généralisations, ils découvrirent à leur patrie une civilisation propre, indigène, complète dans son principe, bien que brusquement arrêtée dans sa croissance par la funeste période de Saint-Pétersbourg. Cette culture russe est européenne si l’on veut, mais non pas à la façon de l’Europe occidentale, à la façon de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de l’Angleterre. À la culture germano-latine on opposa une culture gréco-slave dont les larges et solides bases s’étaient conservées intactes dans les couches inférieures du peuple, au-dessous de la surface dénationalisée par l’imitation étrangère. Une fois entrés dans cette voie, les slavophiles et leurs récents émules ne se contentent pas de mettre en relief les traits par où la Russie se distingue de l’Occident. Il ne leur suffit point de signaler, entre les deux moitiés de l’Europe, des différences assez grandes pour n’avoir pas besoin d’être exagérées ; cette diversité, ils se plaisent à la transformer en opposition, prétendant démontrer qu’entre les traditions nationales et les principes de la vie occidentale il y a incompatibilité[8].

La longue et difficile campagne de Bulgarie, les attentats du « nihilisme », attribués à la contagion européenne, l’avènement d’Alexandre III, acclamé à Moscou comme une incarnation du vieil esprit russe, ont rendu aux héritiers naguère encore démodés du slavophilisme, un ascendant passager. Il y a, chez les peuples, des heures de fièvre patriotique et d’angoisse publique où tout ce qui a l’air national se fait aisément applaudir. Les batailles livrées pour les Bulgares ont, au delà du Pruth, temporairement remis en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, comme en Allemagne, la lutte contre Napoléon avait remis à la mode ce qui semblait germanique. Pour mieux retremper leur foi en elles mêmes, toutes les nations éprouvent par moment le besoin de s’affirmer, de se glorifier vis-à-vis de l’étranger. En Russie, ce penchant est à certaines époques d’autant plus impérieux que le patriotisme aurait plus de raisons de découragement ou d’inquiétude. Le sentiment national s’exalte d’autant plus volontiers que, pour se faire illusion, il a plus besoin de se monter. C’est là l’excuse des déclamations de certains Russes sur la supériorité de leur culture slave, sur notre décadence intellectuelle, sur la décomposition politique et la pourriture de l’Occident.

Le slavophilisme était né, sous le règne de Nicolas, d’une violente et légitime révolte contre le long servage intellectuel du dix-huitième siècle. En rendant à la Russie le respèct de son histoire et le goût de ses antiquités nationales, en ramenant l’attention et l’affection des hautes classes sur le moujik et le peuple des campagnes, en servant de contrepoids aux copistes systématiques de l’Occident ou aux novateurs de la bureaucratie pétersbourgeoise, les slavophiles ont rendu à leur patrie un incontestable service. Grâce à eux la Russie a recouvré sa conscience nationale qui menaçait de s’oblitérer sous un vain et stérile cosmopolitisme. À son heure, le slavophilisme a pu être, pour la vie russe, une utile et salutaire réaction du dedans contre le dehors. Pour les peuples plus encore que pour l’individu, le sentiment de la personnalité est une grande force, mais à la condition que le sentiment national surexcité ne dégénère pas en une sorte de chauvinisme intellectuel ou de protectionnisme moral. Quand il va jusqu’au dénigrement ou au mépris de l’étranger, le sentiment national devient pour les peuples, quelque grands qu’ils soient, le plus mauvais des conseillers ; mais, dans aucun pays, cette admiration exclusive de soi-même, cette propre apothéose ne saurait être plus pernicieuse qu’en Russie. En ses aberrations les plus outrées, le slavophile le moins mesuré n’est pas plus ridicule que le patriote allemand qui, dans le vaste monde moderne, n’aperçoit que la culture allemande, la science germanique, l’influence teutonique ; mais, des deux, le slavophile est certainement le plus mal inspiré pour son pays, car en prêchant le mépris de l’Occident et des peuples d’où sont sortis l’art, la science et toute la civilisation moderne, il risque d’apprendre à la Russie le dédain de la civilisation, de la science, de la liberté et du progrès même. Par là, le slavophilisme et toutes les doctrines analogues tendent involontairement une main au nihilisme révolutionnaire et l’autre aux détracteurs occidentaux de la Russie.

Quand, sous prétexte de faire ressortir l’originalité méconnue de leur patrie, les Russes ne se contentent point d’accentuer les traits réels de leur individualité nationale ; quand ils s’avisent de mettre l’histoire et la culture russes, le génie et la société slaves en complète opposition, en antagonisme radical avec la civilisation européenne, ils en viennent, sans-y prendre garde, à la même thèse, aux mêmes conclusions que leurs adversaires et leurs contempteurs du dehors. Le slavophile de Moscou fait écho aux russophobes de Londres ou de Pesth, qui représentent le Moscovite comme foncièrement étranger à la civilisation européenne, et aussi incapable de se l’approprier que l’Ottoman de Stamboul. À force d’exagération dans la louange ou dans le dénigrement, les deux extrêmes opposés en viennent à se toucher. Un tel rapprochement n’a pas de quoi flatter le patriotisme bien entendu des Russes, car la civilisation occidentale a traversé assez de crises, elle a pris assez de force jusqu’au milieu de ses révolutions, pour n’avoir guère à redouter les dédains de ceux qui prétendent lui demeurer étrangers, que de pareilles prétentions viennent de Stamboul, de Pékin ou d’ailleurs.

Chose non moins digne de remarque, le slavophilisme moscovite, par son point de départ comme par son attitude vis-à-vis de la civilisation occidentale, n’est pas sans quelque analogie avec le nihilisme révolutionnaire qui semble l’autre pôle de la pensée russe. Ce nom de « nihilisme » qu’il repousse, le radicalisme russe l’a peut-être surtout mérité par son manque de respect envers notre civilisation, dont lui aussi s’est plus d’une fois complu à faire le procès, à laquelle il aime, lui aussi, à opposer une Russie idéale et, sinon le passé, du moins l’avenir russe. C’est à la civilisation, à la culture classique et chrétienne, telle qu’elle est sortie des peuples germano-latins, que s’adressait avant tout la négation des pères du nihilisme. Ce qu’ils visaient, ce qu’ils reniaient, c’était moins la Russie que l’Occident. La Russie, ses coutumes et ses traditions, la plupart des Russes modernes avaient dès longtemps cessé d’y croire ; à cet égard, tous, en dehors des slavophiles, étaient depuis longtemps « nihilistes ». Leur foi, ils l’avaient mise dans notre culture occidentale dont ils cherchaient à s’imprégner. Au commencement du règne de Nicolas, comme au dix-huitième siècle, la civilisation, dont Pierre le Grand et Catherine n’avaient pu importer que les dehors ou les formules, était encore pour les esprits lettrés une religion qui, en dehors de quelques conservateurs attardés, ne comptait en Russie ni incrédules ni indifférents. La jeunesse russe croyait avec plus de ferveur que nous-mêmes aux lumières et aux libertés de l’Occident, elle croyait, avec l’ardeur d’une foi de néophyte, à la vertu et à la sainteté des principes de 1789, à l’infaillibilité de l’humaine révélation apportée par la révolution.

Vers le milieu du siècle, il s’est, nous l’avons dit, accompli dans l’intelligence russe un soudain et violent revirement ; mais celle évolution de l’esprit russe ne devait pas toujours tourner au profit des slavophiles et des admirateurs du passé national. Cette civilisation dont il attendait le salut, le Russe, en la voyant de près, en en touchant les défectuosités, en l’entendant nier et maudire par beaucoup de ceux mêmes qui en avaient été nourris, le Russe s’est pris à en douter. Il a vu que l’Occident n’avait, pour la souffrance et la misère, que des remèdes incertains ou de vains palliatifs, et notre liberté, notre science, notre richesse lui ont paru un mensonge, une duperie. Toutes les institutions et les formules, qui lui inspiraient un pieux respect, ne lui ont plus semblé qu’une hypocrite et sacrilège profanation des vérités entrevues aux jours de sa naïve et juvénile ferveur. Le Scythe moderne a cru découvrir le néant de cette culture gréco-latine, dont l’éclat l’avait ébloui, et, avec la mobilité du Russe prompt à se jeter d’une extrémité à l’autre, avec l’amère indignation d’un croyant désabusé et honteux d’avoir si longtemps été crédule, il a blasphémé ce qu’il adorait la veille. Le Russe du dix-neuvième siècle a renié le culte de son enfance comme une puérile superstition ; il s’est fait un devoir et un plaisir d’injurier, en attendant qu’il pût les briser, les faux dieux qu’il s’était plu à encenser ; il a renversé du piédestal, que ses mains leur avaient élevé, toutes ces brillantes et vaines idoles dont la séduisante beauté avait fasciné sa jeunesse ; il a juré de détruire le temple orgueilleux érigé à ces trompeuses divinités modernes, qui, sous les noms usurpés de liberté, d’égalité, de fraternité, maintiennent parmi les hommes l’erreur, la discorde et le sordide esclavage de la pauvreté. Voilà quel a été, pour ses plus illustres ancêtres, le point de départ du nihilisme.

Ainsi envisagé, le nihilisme, au lieu de procéder de l’Occident et de la contagion européenne, devient une sorte de protestation de la Russie contre l’Europe, une sorte « d’émancipation tragique de la conscience russe > ». À prendre, non plus l’enchaînement logique et la filiation historique des idées, mais les sentiments qui l’animent souvent à son insu, le nihilisme apparaît, de même que le slavophilisme, comme une violente réaction contre la longue domination intellectuelle de l’Europe, contre notre société, contre notre science et notre monde moderne. C’est la révolte d’un enfant indigné d’avoir été trompé par son maître ; et, plus confiante et plus respectueuse a été longtemps sa docilité, plus amère, plus emportée est sa rébellion.

Le spectacle de nos incessantes et stériles révolutions était peu fait pour ramener le radicalisme russe à l’admiration et à l’imitation de l’Occident. Après avoir, comme Herzen, célébré avec une enthousiaste ingénuité nos diverses expériences révolutionnaires, il a, comme Herzen, proclamé que nous étions aussi bornés, aussi inconséquents, aussi incapables de progrès dans la révolution que dans la conservation[9]. Cette Europe vers laquelle il tournait obstinément ses regards et ses désirs, comme le musulman vers la Mecque, il en a désespéré, il l’a proclamée décrépite et épuisée, il lui a tourné le dos, il a cherché ailleurs une autre terre promise, un autre emplacement, sur un sol plus jeune, pour la Jérusalem nouvelle, pour le terrestre paradis humanitaire de la révolution. Far une espèce de volte-face encore en harmonie avec le caractère national, toujours disposé aux rapides changements de front, le radicalisme russe a renversé sa thèse et retourné sa théorie. Le rôle d’initiateur et de sauveur, naguère incontestablement dévolu à l’Occident, il l’a soudainement transféré à son ignorante et arriérée patrie. La lumière qu’il espérait du dehors et des clartés de l’Europe, il s’est pris à l’attendre des ténèbres du dedans. En perdant foi dans l’Occident, il a, comme le slavophile, recommencé à croire en la Russie, mais pour des raisons opposées aux raisons du slavophile. À cette patrie tant dédaignée, il a tout à coup découvert une secrète supériorité, dans son infériorité même.

Et cela était logique. La civilisation, la société modernes une fois condamnées, le pays le plus apte aux créations futures est celui où le passé laisse le champ le plus libre au présent, où le terrain est le plus facile à déblayer. Or, à cet égard, l’avantage de la Russie est manifeste ; de tous les États civilisés, n’est-ce pas l’État où les institutions et les arts, qui font la joie et l’orgueil du monde moderne, ont les racines les moins protondes et portent les fruits les moins savoureux ? l’État où il est le plus aisé de détruire et où la destruction coûte le moins à l’imagination, au cœur, à la raison, aux préjugés ? Le Russe est ainsi le peuple élu de la révolution, parce que c’est le peuple qui a le moins à lui sacrifier. Par cette sorte de réhabilitation et de glorification de la terre natale, exaltée, non plus pour ses richesses réelles ou imaginaires, mais pour sa nudité et sa pauvreté, l’esprit révolutionnaire a pris en Russie une vigueur et une confiance particulières ; il a pris pour ainsi dire un caractère national et patriotique, à travers ses négations mêmes de la nationalité et de la patrie.

Ainsi, en dehors même de leur commune genèse de la philosophie allemande et de Hegel, le slavophilisme et le nihilisme doctrinaire ont eu, sous certains rapports, le même point de départ et le même point d’arrivée. Partis tous deux de l’insuffisance ou du désenchantement de la civilisation « bourgeoise » de l’Occident, ces frères ennemis, après s’être d’abord tourné le dos, se sont rencontrés inopinément dans la glorification et l’apothéose de la Russie, à laquelle ils réservent presque également une sorte de primato, bien qu’ils n’y trouvent aujourd’hui qu’une chose à louer en commun, le mir, la propriété collective du paysan.

Une des causes des hésitations, des inconséquences et des déboires de la politique intérieure des tsars, au dix-neuvième siècle, vient de ce que les souverains, comme les sujets, ont été trop souvent tirés en sens contraire par les deux grandes tendances qui se disputent la direction de l’esprit public. Sous Alexandre II, l’influence de l’Occident et des admirateurs de l’Europe a été presque constamment dominante. Sous Nicolas, l’ascendant est revenu à l’esprit soi-disant national. Sous Alexandre II, le gouvernement a cédé tour à tour à l’un et à l’autre courant, s’abandonnant successivement à des impulsions contraires.

Avec l’empereur Alexandre III, salué par certains Moscovites comme une sorte de Messie national, destiné à rendre la Russie à elle-même, les tendances néo-slavophiles ou nationales sont redevenues prédominantes à la cour et dans le gouvernement. On peut prédire sans témérité que la Russie passera encore, à cet égard, par bien des alternatives, poussée un jour dans un sens, et le lendemain dans un autre, par les vents contraires qui se la disputent. Cela seul explique beaucoup de ses difficuItés et de ses incertitudes, et sa répugnance à entrer dans la voie des transformations politiques[10]. Tant qu’elle n’aura pas su se décider entre les néo-siavophiles et leurs adversaires, la Russie restera sans orientation.

Contre les slavophiles qui revendiquent pour leur patrie une culture propre, originale, susceptible d’un développement indéfini dès qu’elle sera débarrassée des faux dieux du dehors, lutteront longtemps les Zapadniki ou Occidentaux, qui refusent aux Slaves les éléments d’une civilisation nouvelle et veulent continuer la tradition inaugurée par Pierre le Grand. Entre les deux camps hostiles se dresse le nihilisme, grandi à leur ombre et comme à couvert de leurs luttes, le nihilisme qui se revêt des armes des deux adversaires et qui, prenant à chacun la partie négative de ses doctrines, nie la Russie avec l’un et nie l’Occident avec l’autre.

Telles sont les trois directions extrêmes entre lesquelles, sous des noms divers et avec des opinions plus ou moins exclusives, plus ou moins tranchées, se partage encore l’esprit russe. Les uns affirment que la Russie possède dans ses traditions de quoi se suffire à elle-même, et font venir de l’imitation étrangère tous les défauts de la société ou du gouvernement. Les autres, ne reconnaissant à leur pays aucun principe social ou politique en propre, le regardent comme un membre attardé de la grande famille européenne et n’imaginent de progrès pour lui que dans les voies ouvertes par l’Occident. D’autres enfin soutiennent que, dans les restes informes du passé, il n’y a rien qui vaille la peine d’être conservé, et appellent la ruine de tout ce qui existe pour édifier à la place un édifice nouveau sans modèle au dedans ni au dehors. Un coup d’œil sur l’histoire russe nous montrera comment ces trois conceptions opposées peuvent également sortir du passé, et dans quelle mesure chacune d’elles peut se prétendre justifiée par les faits.



  1. Condillac, Histoire moderne, t. VI.
  2. Nous n’appartenons à aucune des grandes familles de peuples de l’Orient ou de l’Occident ; nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre… Nous vivons pour ainsi dire en dehors du temps, et la culture de l’espèce humaine ne nous a pas touchés, » etc. Lettres de Tchaaddef, 1836. Pour cea lettres, écrites en français, Tchaadaef fut officiellement déclaré fou. (Voyez Herzen, Idées révolutionnaires, et Pypin, Kharukieristici literaiournykh mnenii. Petersb., 1869.)
  3. Dans son Apologie d’un fou écrite postérieusement, Tchaadaef, revenant sur le sombre pessimisme de ses lettres, s’est lui-même en partie rallié à cette opinion.
  4. Au premier rang des historiens contemporains se distinguent par le talent, MM. Solovief (mort en 1879), Kostomarof (mort en 1885), Bestoujef-Itioumine, Zabieline, Kovalsky, etc. À l’inverse de ce qui se voit aujourd’hui ailleurs, lu plupart des historiens russes entreprennent bravement une histoire générale de leur pays depuis l’époque de Rurik, chacun ayant d’ordinaire sa théorie historique plus ou moins originale. Comme bien peu parviennent au terme de leur tâche, il en résulte que les premières périodes de l’histoire russe ont peut-être été plus étudiées que les époques plus voisines.
  5. M. Iourii Samarine, Jesouity i ikh olnochénié k Rossii, p. 364.
  6. Occidentaux (Zapadniki), partisans de l’imitation européenne ; quant au nom de slavophiles (Slarianophily), il est souvent à tort, en Occident, pris comme synonyme de panslavistes.
  7. Les idées et le rôle des slavophiles ont été admirablement exposés par M. Pypine dans ses Kharakteriski literatournykh mnénii ot dvadtsatykh do piatidesiatikh godof (1869).
  8. C’est ce qu’a fait, jusqu’à sa mort (1886), Aksakof dans la Rous ; ce qu’a fait plus d’un écrivain en dehors même des néo-slavophiles, par exemple, le prince Vasiltchikof. (Zemlevladênié i Zemledélié, St-Petersb. 1878. Introduction, p. 24, 30 et passim.)
  9. Voyez Herzen : Lettres de France et d’Italie.
  10. Voy. t. II, I. VI, ch. iii et iv.