L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 6/Chapitre 2

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Hachette (Tome 1p. 349-368).


CHAPITRE II


Comment le monopole de la propriété territoriale n’a pu conférer à la noblesse aucun pouvoir politique. — Raisons historiques de cette anomalie. La droujina des kniazes et le libre service des boyars. — Ancienne conception de la propriété : la voltchina et le poméstié. — Le service du tsar, unique source de la fortune. — Les disputes de préséance et le mésinitchestvo. — Pourquoi il n’en pouvait sortir de véritable aristocratie. — À la hiérarchie des familles succède la hiérarchie des individus. — Le tableau des rangs et les quatorze classes du tchine. — Résultats de cette classification.


Cette autorité, cette indépendance des aristocraties politiques, la noblesse russe ne les a jamais possédées. Elle n’en jouissait point au temps récent où elle avait seule droit à la propriété du sol, et où les cultivateurs de ses terres étaient ses esclaves. Pour expliquer cette apparente anomalie d’une noblesse en possession exclusive de la terre et dénuée de la puissance que partout donne la propriété, il faut remonter dans le passé aux origines de la noblesse et de la propriété russes. Une aristocratie est l’œuvre des siècles, la force s’en mesure à la profondeur de ses racines. Celles de la noblesse russe sont aisées à mettre à nu. Dès une époque reculée, l’histoire nous montre le dvorianstvo sous les deux faces qu’il a conservées, sous le double aspect de serviteur de l’État et de détenteur du sol ; l’histoire nous découvre le lien du propriétaire et du fonctionnaire ; elle nous fait voir comment l’un a toujours maintenu l’autre dans la dépendance et la subordination.

Chez les anciens Slaves russes, il n’y avait, semble-t-il, ni noblesse ni aristocratie d’aucune sorte. Le plus lointain ancêtre de la noblesse russe est la droujina, qui apparaît chez les Slaves de Novgorod et de Kief avec Rurik et les Varëgues du nord. De même origine ou de même race au début que les fondateurs de l’empire russe, la droujina était la réunion des compagnons du prince, du kniaz. De pareils compagnons ou associés se rencontrent presque partout, autour des chefs germaniques qui ont été les fondateurs des États modernes de l’Europe[1]. En Russie seulement, la droujina a conservé plus longtemps et plus fidèlement ses traits primitifs, et les circonstances n’en ont pas laissé sortir une féodalité. D’elle sont venus les boyars[2], titre qui se rencontre de fort bonne heure avec la signification de conseiller du prince, et qui, dans les premiers temps, semble n’avoir indiqué qu’un rang élevé dans la droujina.

Le caractère essentiel du droujinnik était d’être le libre compagnon, l’associé volontaire du prince ; il le servait, il le quittait à son gré, il demeurait maître de passer du service d’un kniaz au service d’un autre. C’est là le seul privilège, le seul droit du droujinnik, ou c’est le privilège qui pour lui était la sauvegarde de tous les autres : car, pour retenir autour de lui sa droujina et ses boyars, le prince était souvent obligé de les consulter et de déférer à leur avis. Ce droit de libre service, les boyars, héritiers de la droujina, le maintinrent longtemps. À Moscou même, sous les premiers grands-princes, il y avait pour cela une formule ; on disait : les boyars et les libres et volontaires serviteurs[3]. Le libre service et le libre passage d’un prince à un autre, qui en était la garantie, ne pouvaient durer qu’autant que durait le système des apanages et la division de la souveraineté. L’antique privilège de la droujina périt avec les derniers apanages, et, chose remarquable, ce droit de libre passage contribua lui-même à la chute des principautés apanagées, sans lesquelles il ne pouvait se maintenir. Les boyars, maîtres de s’attacher au prince de leur choix, tendaient naturellement à se presser autour du plus puissant et du plus riche. Les grands-princes de Moscou les attirèrent peu à peu à leur cour, et, en abandonnant les princes apanagés, les boyars affaiblirent les apanages et en préparèrent eux-mêmes l’annexion à la grande-principauté. Une fois la souveraineté russe réunie dans une main, d’associés et de compagnons volontaires du grand prince, les boyars devinrent rapidement ses serviteurs, ou, comme ils s’intitulaient eux-mêmes, ses kholopy, ses esclaves.

Aux boyars, issus de la droujina, manquait le point d’appui des aristocraties féodales de l’Occident, une base dans le sol, une assiette dans la propriété territoriale. Le droujinnik, attaché à la personne du kniaz qu’il suivait dans ses différentes expéditions, n’était rattachée la terre par aucun lien permanent ; il vivait de sa part de butin ou des dons du prince. Le droit même de libre service empêchait cette droujina, toujours mobile, de se fixer au sol et d’y prendre racine. Le privilège, favorable à l’indépendance personnelle des boyars, était ainsi un obstacle à leur émancipation politique ; la constitution de la propriété en était un autre.

Deux choses surtout décident de l’état social d’un pays : le mode de propriété et le régime des successions. Or, en Russie, la propriété foncière s’est longtemps attardée en des phases rapidement traversées par l’Occident ; elle n’a eu ni la même fixité, ni la même précision, et par suite elle n’a pu avoir la même importance. Ces destinées différentes s’expliquent par des raisons diverses, par les coutumes, par le degré de civilisation et la configuration du pays, par l’immensité de la terre jointe à la rareté de la population.

Chez les anciens Russes, le droit de propriété semble encore mal défini, peu distinct du droit de souveraineté. Le sol, alors si mal ou si peu occupé, est longtemps regardé comme un domaine public. Dans ces vastes plaines sans divisions naturelles, il semble moins naturel qu’ailleurs d’enclore la terre et d’en attribuer la possession à un individu. Le Russe de la Moscovie incline à concevoir la propriété du sol de deux façons, au fond parentes et analogues ; à ses yeux, la terre appartient au prince, au souverain du pays, ou bien elle appartient à la commune, à l’ensemble des habitants qui la cultivent. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un bien public dont le fonds est inaliénable, un bien de la communauté dont les individus, nobles ou paysans, n’ont que la jouissance, en échange de certains services ou de certaines redevances.

Le kniaz dans la Russie apanagée, le tsar dans la Moscovie unifiée se considère comme le maître, le haut propriétaire du sol (samovlasinyi khoziaïn)[4]. Le caractère de propriétaire l’emporta même pendant longtemps sur le caractère de souverain : c’est au premier titre, comme son domaine privé, que le grand-prince de Moscou gouverne et administre le territoire de ses États[5]. Ses terres, le kniaz les distribue à sa droujina, le tsar à ses boyars, comme prix de leurs services. Dans un pays de peu de commerce et de peu de richesse, où l’argent monnayé apparaît tardivement et demeure toujours rare, la terre est pour le souverain le plus facile et le meilleur moyen d’entretenir ou de récompenser ses serviteurs ; c’est la solde du capitaine, le traitement du fonctionnaire. Cette terre, ainsi donnée en paye, est prise comme un salaire, une gratification, une pension, non comme une demeure perpétuelle et héréditaire ; elle n’est ni un centre de famille, ni un foyer d’influence.

Pour la droujina et plus tard pour la noblesse, la propriété a été un lien de dépendance, une chaîne de servitude plutôt qu’un instrument d’émancipation et de pouvoir. On distingue dans l’ancienne Russie deux modes de propriété personnelle, et par suite deux catégories de biens fonciers : la vottchina et le pomêstié, la terre possédée en propre, reçue en héritage des ancêtres, et la terre attribuée par le souverain, donnée en jouissance aux serviteurs de l’État[6]. On retrouve là quelque chose d’analogue aux alleux et aux fiefs ou bénéfices de l’Occident. En Moscovie, comme en Occident, les terres concédées en récompense des services ont de bonne heure supplanté les biens patrimoniaux, le pomêsliê absorbé la vottchina. C’est du pomêstié que provient la propriété noble actuelle, si bien que, dans la langue, le terme de pomêchtchik n’a plus que le sens de propriétaire. Il y avait une classe importante de vottchiniki, d’hommes tenant la terre de leur propre droit et de leurs ancêtres : c’étaient les kniazes, les princes apanagés, chez lesquels la propriété du sol avait pu survivre à la souveraineté. Les princes moscovites prirent à tâche de remédier à cet état de choses qui, sous leur domination, constituait une sorte d’anomalie. Le grand-prince eut soin de ne pas laisser à ses agnats, aux branches collatérales de sa maison, la propriété des domaines annexés à la grande-principauté. Les princes médiatisés durent échanger leur vottchina héréditaire contre des pomêstié, situés loin des contrées où leurs pères avaient régné, et dont eux-mêmes parfois portaient le nom. L’Anglais Fletcher, l’ambassadeur d’Elisabeth, remarquait encore, à la fin du seizième siècle, ce soin des tsars moscovites d’affaiblir et, pour ainsi dire, de déraciner les familles issues de Rurik, en les arrachant au sol natal pour les transplanter sur un sol étranger. Les seules familles russes qui eussent une base territoriale, les seules qui, en face du grand-prince, semblassent destinées à fonder une haute aristocratie, les héritiers des kniazes apanages, furent ainsi ravalés au rang de simples pomêchtchiki, tenant leur terre et leur forlune du bon plaisir du maître.

Le tsar moscovite resta l’unique haut propriétaire comme l’unique souverain. Les familles les plus illustres demeurèrent éparses sur le sol, sans foyer traditionnel ni centre d’influence locale, pareilles au pérékatipolé, à cette plante de la steppe dont le vent d’automne fait rouler au hasard à travers la plaine les touffes desséchées. Entre le dvorianstvo russe et la terre, il n’y a jamais eu le même lien, la même association qu’en Occident. La noblesse ne s’incorpore pas au sol comme dans le reste de l’Europe ; elle ne s’identifle pas avec le pays où elle réside ; elle ne porte même point le nom de sa propriété ou de son village, comme ailleurs avec le de français ou le von allemand. Or, toute aristocratie ressemble au géant de la fable qui puisait sa force dans la terre. Ce manque de centre local, ce défaut d’assiette territoriale, explique assez l’incurable débilité des boyars et l’avortement de toutes les tentatives aristocratiques dans l’ancienne Russie. Rien en ce pays ne rappelle les orgueilleuses demeures des aristocraties occidentales, héritières de la féodalité ; rien n’y ressemble à ces châteaux du moyen âge, si solidement assis sur le sol, si fièrement pleins de la puissance des familles dont ils étaient le rempart. La nature russe paraît elle-même repousser ces forteresses domestiques, elle en refusait pour ainsi dire et l’emplacement et les matériaux, les rochers abrupts où les poser, la pierre pour les construire. La maison de bois si souvent brûlée, si vite vermoulue, si facile à transporter ou à réédifier, est un juste emblème de la vie russe ; le mode même d’habitation est comme un indice des frêles destinées de l’aristocratie.

Grâce au pomêstié, le noble russe apparaît, dès le moyen âge, avec la double qualité que nous lui trouvons encore aujourd’hui, comme propriétaire et comme serviteur de l’État. Ces deux titres, parfois séparés depuis, se tiennent étroitement alors : le second est la condition, la raison d’être du premier. C’est comme serviteur du grand-prince que le noble reçoit son pomêstié, c’est comme tels que ses enfants en conservent la possession. Le pomêchtchik reste dans la dépendance du souverain qui lui donne la terre, qui plus tard, avec le servage, lui donne, dans les paysans attachés à la glèbe, les instruments de culture. Pour le noble russe, la propriété n’est qu’un gagne-pain, un moyen d’existence, un moyen d’entretien (kermlénié) ; il ne s’y fixe point, ne s’y attache pas, il sait que le fleuve de la fortune a sa source ailleurs.

Sous les vieux tsars, comme sous les successeurs de Pierre le Grand, c’était dans la capitale, à la cour que s’obtenaient les emplois, que se conquéraient l’influence et la richesse. Aussi, dans la Moscovie comme dans la Russie moderne, c’était autour du maître, autour du grand dispensateur des grâces, que se pressaient les plus illustres familles, toutes se baissant à l’envi pour ramasser les faveurs qui tombaient des mains souveraines. L’attrait fascinateur du Versailles de Louis XIV sur la haute noblesse française, le barbare Kremlin l’exerçait non moins impérieusement sur les kniazes et les boyars moscovites. L’esprit de cour, si opposé au véritable esprit aristocratique, animait déjà tout le dvorianstvo russe. En France, dans l’assujettissement même, la noblesse gardait la dignité extérieure du gentilhomme ; en Russie, elle n’avait pour soutien ni d’anciennes traditions, ni le culte de l’honneur, ni les habitudes de politesse qui tempèrent l’arrogance du maître et relèvent l’humilité du courtisan. À la cour à demi byzantine, à demi asiatique de Moscou, les tsars se piquaient peu de déguiser sous une parure la servitude des boyars, et les boyars de couvrir d’un voile leur servilité. On sait le propos prêté par J. de Maistre ou par Ségur à l’empereur Paul Ier. « Monsieur, disait un jour l’autocrate à un étranger, je ne connais de grand seigneur chez moi que l’homme à qui je parle, et encore pendant que je lui parle. » Un Ivan ou un Vassili eût déjà pu tenir le même langage. En dehors de leur faveur souveraine, les tsars n’aimaient à reconnaître dans leurs sujets aucun avantage personnel, aucune supériorité de naissance. S’il demeura permis de tirer gloire ou profit des titres de ses ancêtres, ce fut du rang et des honneurs obtenus par ses pères à la cour du grand-prince. De là dérive une hiérarchie nouvelle, un ordre de préséance singulier qui, sous le nom de mésinitchestvo, est demeuré en usage aux seizième et dix-septième siècles.

À la cour moscovite, les préséances cessèrent de dépendre de l’origine et le rang du sang ; tous les sujets du grand-prince furent soumis à une commune mesure, le service de l’État. L’emploi, la place (mêsto) fut l’unique règle des prétentions et des titres de chacun ; mais, au lieu de classer seulement les individus, l’emploi classa entre elles les familles. En vertu du mésinitchestvo, un homme ne pouvait servir au-dessous de quiconque avait été mis sous les ordres de son père. Un pareil système devait à la longue aboutir à une sorte d’hérédité des offices. La dignité de boyar, la plus haute de l’ancienne Russie, tout en demeurant viagère en droit, tendait de fait à passer de père en fils[7]. Il en était de même de toutes les grandes charges ou fonctions. Pour constater le droit de chacun et les titres de chaque famille, il y avait des registres spéciaux, des livres d’états de service, appelés razriadnyia knighi.

On saisit aisément quel put être aux yeux des grands-princes l’avantage de ce système, d’où semblait devoir provenir une aristocratie nouvelle. À Moscou même, les branches collatérales de la maison régnante jouissaient naturellement au début d’une considération particulière ; pour les en dépouiller, les grands-princes cherchèrent d’abord à élever leurs boyars au niveau des descendants de Rurik, sauf à rabaisser ensuite simultanément kniazes et boyars. Le mêstnitchestvo obligeait les héritiers des princes médiatisés à abdiquer toute tradition de grandeur indépendante. Comme les autres sujets du tsar, ils étaient contraints à ne plus chercher de lustre et de noblesse que dans la faveur et le service du souverain. L’ordre de préséance eut pour effet de confondre les anciens princes apanagés avec les boyars moscovites dans une noblesse de cour, tenant toutes ses dignités et prérogatives des grâces du tsar. En moins d’un siècle, cette fusion était si complète qu’à l’extinction de la dynastie régnante, ce ne fut point parmi les branches collatérales de la maison de Rurik que fut prise la nouvelle maison tsarienne.

Cette sorte de hiérarchie ou de tchine des familles devait naturellement devenir un embarras pour le pouvoir, qui s’en était d’abord fait un instrument. Le mêsinitchestvo avait le grave inconvénient de limiter étroitement les choix du tsar. À la guerre surtout, les effets en étaient désastreux, les fréquentes défaites de la Russie aux seizième et dix-septième siècles lui sont en partie imputables. Aucune aristocratie n’eût pu être plus exclusive, plus stationnaire, aucune ne pouvait prêter à tant de rivalités, par la difficulté de constater les droits de chacun et de mettre un terme aux compétitions qui se produisaient jusque sur le champ de bataille[8]. Pour s’être maintenue si longtemps avec de tels défauts, cette institution devait avoir un point d’appui dans les mœurs, dans l’âme même de la nation. Cette base morale du mêstnitchestvo, les historiens croient la trouver dans l’esprit de famille, dans une sorte de sentiment patriarcal qui liait étroitement entre eux tous les hommes du même sang, et rendait ces liens de parenté d’autant plus forts qu’en Moscovie il n’y en avait pas d’autres[9]. On ne concevait pas l’individu isolé de la famille, isolé du rod (la gens des Latins). Les honneurs conférés à un homme l’étaient pour ainsi dire à tous les siens ; quand un de ses membres était élevé à une dignité, toute la famille semblait monter en rang avec lui. De même que, de nos jours, un général plus ancien de grade ne consent pas volontiers à servir sous les ordres d’un plus nouveau, ainsi alors les familles moscovites entre elles. Pour maintenir le rang de ses ancêtres, un Russe bravait la mort ; celui qui eût fléchi eût passé pour traître à tous les siens. Le kniaz qui s’intitulait l’esclave des tsars, qui n’épargnait rien pour se mieux rapetisser devant eux, refusait à leur table de s’asseoir au-dessous d’un homme que le mêstnitchestvo classait au-dessous de lui. En vain, dit le chroniqueur, le tsar ordonnait de le mettre à table et de l’asseoir de force, le boyar résistait, se redressait violemment et sortait en criant qu’il aimait mieux avoir la tête coupée que de céder une place qui lui revenait. Le mêstnitchestvo est peut-être seul à révéler, chez l’ancienne noblesse moscovite, le sentiment du droit, ou le sentiment de l’honneur, si puissants dans le monde féodal de l’Occident.

En dépit des apparences, cet ordre de préséances héréditaires, si défavorable au mérite personnel, était incapable d’engendrer une véritable aristocratie. Ce que consacrait le mêstnitchestvo, ce n’étaient pas les droits d’une classe, les prérogatives d’une caste : c’étaient des prétentions particulières, privées, c’étaient les droits de telle ou telle personne, de telle ou telle famille. Entre ces privilégiés mêmes, l’ordre de préséance, au lieu de nouer des liens durables, créait un antagonisme perpétuel. Pour l’espèce même d’oligarchie qui en profitait, c’était un principe de compétition et de division. Avec lui, la première condition d’une aristocratie, l’homogénéité, la solidarité, était impossible ; grdce à lui, chaque noble était en lutte avec ses égaux, chaque famille en guerre avec ses émules. La devise du système eût pu être : chacun contre tous. Il n’y avait pas là de quoi constituer une force durable ; aussi, lorsque les inconvénients en devinrent trop manifestes, lorsque les prétentions et les compétitions rivales devinrent trop compliquées, le mêstnitchestvo succomba, du consentement même des familles qui s’en disputaient les avantages. Il fut abrogé sans effort, sous le règne d’un des tsars les plus faibles de l’ancienne Russie, sous Fédor Alexéiévitch, le frère et, en cela comme en plusieurs choses, le pâle précurseur de Pierre le Grand. Pour supprimer le mêstnitchestvo, le tsar n’eut qu’à faire publiquement brûler les razriadnyia knighi, les livres des rangs, et à leur substituer un simple registre généalogique qui, sous le nom de « livre de velours » (barkhatnaïa kniga), subsiste encore aujourd’hui[10].

Au mêstnitchestvo, à la hiérarchie d’après les fonctions occupées par les familles, devait naturellement succéder la hiérarchie d’après les fonctions remplies par les individus. La mesure du rang restait la même, c’était toujours le service du tsar ; mais les services des aïeux cessaient d’être portés en compte. Au lieu que la noblesse ou la naissance donnât droit aux emplois, ce furent les emplois qui donnèrent et conservèrent le litre de noble. Tout dvorianine fut strictement astreint au service militaire ou civil. Le dvorianstvo russe redevint ainsi strictement la classe des serviteurs de l’État, et, au mépris des titres héréditaires de quelques familles, il n’y eut plus dans son sein d’autre classement, d’autre ordre de préséance que les préséances du service.

Pierre le Grand abolit le vieux nom de boyar, qui rappelait d’antiques prétentions. À la barbare et fastueuse hiérarchie moscovite, il substitua le tableau des rangs (tabel o rangakh), qui dans ses quatorze classes comprend encore aujourd’hui tout le monde officiel russe. Les fonctions civiles, les dignités ecclésiastiques mêmes, y sont assimilées aux grades de l’armée, et, depuis l’enseigne et l’enregistrateur de collège, qui occupent le plus bas degré de l’échelle, jusqu’au feld-maréchal et au chancelier, qui siègent seuls à l’échelon supérieur, tous les serviteurs de l’État y sont distribués en étages, chacun suivant son tchine, en une double série parallèle, sur quatorze rangs ou gradins numérotés. Ce n’est point dans les ténèbres du moyen âge, sous le joug tatare, c’est au dix-huitième siècle, sous la main du grand réformateur moderne, qu’a été établie cette institution du tchine dont le nom a un faux air chinois, et dont l’ordonnance peut être comparée au mandarinat avec sa classification de boutons de différentes couleurs. C’est à l’Europe, à l’Allemagne surtout, que Pierre le Grand a emprunté la plupart de ces titres aujourd’hui bizarres et vides de sens : conseiller honoraire, assesseur de collège, conseiller d’État, conseiller actuel, conseiller privé actuel, toutes dénominations étrangères qui, en Russie, n’ont jamais désigné une fonction réelle, et qui, aujourd’hui comme à l’origine, ne sont qu’une sorte de grade civil, souvent indépendant de tout emploi. Si les noms étaient étrangers, l’esprit de l’institution était bien russe, bien approprié à ce sol autocratique où n’avaient pu croître ni forte aristocratie ni libre démocratie. En établissant son tableau des rangs, le grand imitateur de l’Europe ne faisait que reprendre les vieilles traditions moscovites, il ne faisait qu’habiller à la moderne la politique des anciens tsars.

La suprématie de l’emploi, le règne du tchine, voilà le terme logique, le couronnement naturel de l’état social de la Russie. Les éléments aristocratiques, qui çà et là se montrent dans l’histoire russe, y sont restés épars, sans cohésion et pour ainsi dire sans prendre corps, pareils à un fluide incapable de consistance, incapable de se solidifier. La droujina et les boyars trouvent la servitude, au lieu de l’indépendance, au bout du droit de libre service. Un moment sous les derniers Rurikovitch et les premiers Romanof, la Russie semble, grâce au mêstnitchestvo, en possession d’un moule hiérarchique spécial d’où pourrait sortir une nouvelle aristocratie ; ce moule est brisé sans effort comme une forme usée, après n’avoir servi qu’à ravaler les kniazes descendants de Rurik au rang des boyars moscovites. Cette œuvre accomplie, les tsars travaillent à l’abaissement simultané des deux éléments rivaux, des kniazes et des boyars. En vain à chaque changement de règne, à chaque régence surtout, les anciennes familles tentaient de reprendre le pouvoir ; ces entreprises mal dirigées, mal exécutées, presque toujours faites sans ensemble, au profit de deux ou trois individus ou de deux ou trois familles, n’avaient jamais qu’un succès éphémère et tournaient toujours aux dépens de leurs promoteurs, aux dépens des boyars. Ces tentatives, en apparence aristocratiques, montrent elles-mêmes combien l’esprit aristocratique, esprit de corps et d’union, manque à la Russie. Aussi, en dépit de tant d’occasions favorables, en dépit de minorités répétées et prolongées, en dépit de l’extinction de la dynastie régnante et de l’élection d’une dynastie nouvelle, malgré la faiblesse des usurpateurs du dix-septième siècle, malgré l’instabilité ou l’indécision du droit de succession au dix-huitième, tous les essais d’aristocratie ou d’oligarchie, toutes les imitations de la Suède ou de la Pologne ont misérablement échoué. L’obstacle n’était pas seulement dans la force traditionnelle du pouvoir, il était dans la conslitution même du dvorianstvo, dans l’indifférence ou l’opposition de la masse de la noblesse, peu empressée à servir d’instrument à l’ambition de quelques familles.

En aucun pays, le système de classement hiérarchique d’après le grade, d’après le service, n’a été aussi souvent, aussi rigoureusement appliqué. De la vie publique, le tableau des rangs a parfois pénétré dans la vie privée ; encore aujourd’hui on peut se heurter au classement officiel en des lieux et des circonstances où l’on est étonné de le rencontrer. Un étranger y croirait reconnaître quelque chose d’asiatique ou de byzantin. Dans aucun État de l’Europe, le grade ou le titre de l’emploi n’a été, au même degré, la mesure de la valeur ou de la considération de l’homme. Il y a là encore, pour beaucoup de Russes, une sorte de règle à toiser le mérite, d’échelle à proportionner les égards. À la question si brusquement jetée et si résolument décidée par Pascal dans ses Pensées : « Qui de nous passera le premier ? » la réponse en Russie était aisée. Il n’y avait qu’à regarder le tchine. En mainte circonstance, l’application scrupuleuse de ce principe dispensait d’inutiles politesses et de fastidieuses cérémonies. En voici un exemple que je tiens de l’un des héros mêmes de l’aventure[11]. Un général-major, général de brigade, quatrième classe, faisait route en hiver dans un pays de montagnes, au Caucase. Vient à sa rencontre, une nuit, dans un défilé, un autre voyageur. Le chemin était encombré de neige, la piste frayée par les traîneaux était étroite : impossible de passer deux de front. Les gens du général-major, croyant avoir affaire à un tchine inférieur, jettent bas sans façon le traîneau du nouveau venu qui sommeillait, enveloppé dans son manteau. C’est ainsi que l’on procédait en pareille occurrence : l’un des traîneaux, couché sur le flanc, faisait place à l’autre. Dans sa chute, l’inconnu se découvre : c’était un général-lieutenant, troisième classe. Aussitôt les hommes de le relever et, sans mot dire, sans prévenir leur maître, de verser à son tour dans la neige le général-major. Aujourd’hui que le tchine semble en décadence, la hiérarchie officielle sait encore parfois faire valoir ses droits là où ils ne seraient plus de mise en Occident. À l’Opéra, par exemple, dans les deux capitales, les premiers sièges de l’orchestre ont longtemps été réservés par l’usage aux fonctionnaires des premières classes.

Pendant un siècle et demi, les quatorze classes de Pierre le Grand ont fait de la société russe une sorte d’armée où chacun était rangé suivant son grade. Une telle hiérarchie pouvait être bonne, pour une période de transition, chez un peuple encore rempli de préjugés et pauvre de commerce et d’industrie, dans un temps où l’on ne pouvait s’élever par d’autre profession que le service de l’État, quand les fonctions publiques étaient la seule école de haute culture. En liant les nobles au service, on a fait de la noblesse l’instrument et l’appui d’une réforme qui d’elle-même lui inspirait peu de sympathies. Le tableau des rangs avait sa raison d’être, alors que les hommes encadrés dans ses quatorze classes formaient seuls la nation officielle, et étaient seuls en possession des droits d’hommes libres, alors que, pour affranchir la Russie des châtiments corporels, un diplomate proposait en riant d’élever tout le peuple russe à la quatorzième et dernière classe. Avec un état social plus avancé, dans une civilisation aussi variée et aussi multiple que la nôtre, où l’intelligence et l’activité ont tant de débouchés divers, une telle classification des services devient artificielle, inutile ou mensongère. Loin d’être un ressort du progrès, le tchine en est plutôt devenu une entrave : il ralentît par son poids la marche de la société au lieu de l’accélérer. C’est, à tout le moins, un anachronisme, une institution qui survit aux besoins dont elle est sortie. À une époque où l’initiative privée sous toutes ses formes, où la science et l’art, l’industrie et le commerce tiennent tant de place, les slougennyé lioudi, les hommes au service public, cessent d’être toujours les plus utiles ou les plus remarquables serviteurs du pays. Il devient de plus en plus malaisé de faire un classement des talents, il devient impossible de marquer le rang et les mérites de chacun d’un signe extérieur, d’un chiffre. Il ne se trouve plus de poids pour peser les intelligences, il n’y a plus pour l’esprit de mètre légal ou d’étalon officiel, plus de mesure commune adaptée à tant de capacités différentes. On fait un vain effort pour assimiler à des grades militaires des professions naturellement indépendantes et rebelles à toute hiérarchie, ou des carrières naturellement livrées à toutes les chances, à toute la mobilité de la concurrence.

En Russie, l’habitude de tout faire rentrer dans les quatorze cases du tableau des rangs a longtemps conduit à tout classer, et pour ainsi dire à tout coter, à tout numéroter. Les arts mêmes n’y ont point entièrement échappé : les acteurs, les chanteurs des théâtres impériaux ont été officiellement divisés en plusieurs catégories, ayant chacune son rang et ses droits déterminés. De là vient la bizarrerie de tant de titres ou de qualifications russes, comme le candidat, puis le conseiller de commerce ou de manufacture, titre qui fait monter un négociant souvent plusieurs fois millionnaire au niveau de la septième ou huitième classe, c’est-à-dire d’un major ou d’un lieutenant-colonel. Avec une telle méthode, il eût au moins fallu créer des généraux de commerce, et l’on eût dû avoir des maréchaux de science ou de poésie. On racontait, durant un de mes voyages en Orient, que, pour remercier son médecin de l’avoir guéri d’un anthrax, le sultan l’avait élevé au rang de général de division. Des nominations ou mieux des promotions de ce genre sont ordinaires en Russie ; le journal officiel en est plein. Il serait difGcile de compter les médecins qui ont un tchine ; il y en a de conseillers d’État acluels (4e classe), rang de général-major ; il y en a de conseillers privés (3e classe), rang de général de division. Il en est de même des savants, des professeurs ou des écrivains : affublés des mêmes titres que l’administrateur ou le magistrat, ils peuvent avancer de même dans la carrière civile.

Toutes ces promotions dans le tchine n’en empêchent pas d’autres dans les ordres impériaux. On compte en Russie cinq ou six de ces ordres de chevalerie, les uns plus, les autres moins recherchés, la plupart divisés en première, deuxième, troisième, parfois quatrième classe. Il y a l’ordre de Saint-André, l’ordre de Saint-Alexandre Nevski, l’ordre de Sainte-Anne, l’ordre de Saint-Vladimir, l’ordre de Saint-George, sans compter le Saint-Stanislas et l’Aigle-Blanc, ordres polonais devenus russes. Depuis la dernière guerre de Bulgarie, on en a inventé un nouveau, pour les services rendus aux blessés militaires, l’ordre de la Croix-Rouge que l’impératrice distribue aux dames et demoiselles. Il y avait déjà une décoration spéciale aux femmes, la croix de Sainte-Catherine[12].

En outre du tchine et des ordres de chevalerie, la Russie possède encore toute une série de distinctions mondaines qui, à force d’être prodiguées, ont leur lustre quelque peu terni. Ce sont les charges de cour, graduées et échelonnées comme le tableau des rangs et, tout comme les titres du service civil, devenues le plus souvent purement honorifiques et nominales. Aux conseillers d’État ou conseillers privés, actuels ou non, qui n’assistent jamais à aucun conseil, correspondent les maîtres de cour qui n’ont rien à voir au cérémonial du palais. En aucun pays les moyens de classer les hommes, les moyens de marquer et pour ainsi dire de primer le mérite ne sont aussi nombreux, aussi variés et aussi infructueux. Si les fruits n’en sont pas plus abondants, cela ne tient qu’à la stérilité naturelle de ce régime d’encouragement officiel.

Dans une pareille classification, l’instruction et la science, qui ont toujours été l’un des soucis du gouvernement impérial, ne pouvaient pas ne pas avoir leur place. Les grades universitaires confèrent un tchine, l’examen de sortie du gymnase ou collège donne droit à la dernière classe de la hiérarchie bureaucratique. En entrant à l’université l’étudiant a déjà ainsi le pied sur l’échelle, et chaque diplôme lui en fait monter un échelon. Comme le travail ouvre, avec le tableau des rangs, l’accès des places et de la noblesse, on pourrait dire que le rang dépendant du grade, et le grade de l’instruction, toute la hiérarchie russe n’est que la hiérarchie du travail et de l’étude, et la noblesse, qui en sort, la noblesse de l’instruction et de la culture. Tel est le raisonnement des apologistes des quatorze classes ; c’est par là en efîet que le tchine se justifie, ou mieux se justifiait dans le passé. Une pareille méthode de classement, bonne dans une école de jeunes gens ou dans une carrière déterminée, n’en garde pas moins les inconvénients de toute hiérarchie artificielle, appliquée à une société entière. De semblables tentatives de distribution des hommes et des mérites en des cases numérotées ont presque toujours manqué leur but ; là où, par exception, elles ont semblé réussir, ce n’a été qu’en enserrant la société entre d’incommodes cloisons.

À la hiérarchie du tchine russe on peut citer des pendants, en Asie, dans la Chine et la Turquie, par exemple ; on peut même, dans l’Europe moderne, trouver quelques institutions plus ou moins analogues, comme la Légion d’honneur et la noblesse de Napoléon Ier. Cette dernière était, dans sa conception originaire, fort semblable au tableau des rangs de Pierre Ier. Le promoteur français de la Légion d’honneur avait aussi la prétention d’encadrer, de disposer dans un ordre déterminé toutes les forces sociales de la nation ; mais, venue plus tard dans un pays plus avancé, la grande institution de Napoléon a été moins heureuse encore que celle de Pierre Ier ; elle n’a survécu qu’en dégénérant en simple décoration, sans plus de valeur sociale qu’un autre ordre de chevalerie. Tout montre que, dans notre état de civilisation, il n’est pas plus facile d’établir un classement rationnel parmi les individus que parmi les familles. Toute hiérarchie de cette sorte ne saurait avoir d’autre type que le service de l’État, d’autre mesure que les fonctions publiques ; par là même, en donnant une prime aux emplois et aux carrières de l’État, tout classement semblable ne peut qu’encourager la chasse aux places, le fonctionnarisme, décourager d’autant le travail libre, intellectuel ou matériel, et affaiblir le grand ressort de notre civilisation, l’initiative individuelle »

Le tchine, qui fait dépendre le rang de l’emploi et l’emploi du mérite, semble au premier abord tout démocratique ; il l’est en effet par certains côtés ; par d’autres, il est au contraire une entrave à toute saine, à toute libre démocratie. Le terme pratique du tchine et des quatorze classes, ce serait le triomphe du tchinovnisme, le règne exclusif et absolu de la bureaucratie au profit du despotisme, aux dépens de toute démocratie, comme aux dépens de toute aristocratie. Dans l’intérieur même de cette bureaucratie souveraine, ce système, qui de loin paraît si favorable au mérite personnel, l’est plus encore à la routine, à la paresse, à la médiocrité : l’on peut dire sans injustice que le tableau des rangs a fini par abaisser le niveau du service de l’État qu’il avait mission de relever[13].

Au milieu de la transrormation de la Russie, le tchine perd naturellement beaucoup de son importance ; le règne en est moins tyrannique, l’on prend parfois des libertés avec lui. Il est un ordre de réformes, difficile à concilier avec le tableau des rangs, et qui tôt ou tard en triomphera : ce sont les nouvelles institutions provinciales et les fonctions électives. Le système électif, fondé sur le libre choix des personnes, le système représentatif, fondé sur la désignation d’un représentant nommé par ses pairs, sont d’eux-mêmes en antagonisme avec toute hiérarchie bureaucratique. Le suffrage a déjà ouvert une brèche à travers le tchine ; le temps viendra où la vieille muraille ne pourra résister au bélier du vote et repousser l’assaut que lui donneront les libertés politiques. Déjà, pour les hommes mis à la tête des assemblées provinciales, il a fallu créer de vaines assimilalions de grades. Le développement des fonctions électives reléguera tôt ou tard le tableau des rangs dans les carrières spéciales. L’extension des libertés publiques rendra tour à tour, au souverain et au pays, la faculté de choisir les hommes d’État de l’empire en dehors de toute espèce de catégorie, et détruira le privilège du tchine ou du fonctionnarisme, qui s’est substitué au privilège de la naissance[14].



  1. La droujina (de droug, ami] rappelle ainsi la truste des rois francs, et les droujinniki les antrustions.
  2. Dans la 1ère édition de cet ouvrage, nous avions donné à boyar, boïarine, le sens primitif de guerrier, combattant, de boï, combat ; mais, d’après mon savant ami M. L. Léger, la forme ancienne est boliarine provenant de la racine boli, meilleur. Cf. le latin Optimates.
  3. Boiaram i slougam volnyin volia.
  4. Cette confusion des notions de souveraineté et de propriété n’est pas, on le sait, spéciale à la Russie. Dans tous les États de l’Occident, au moyen âge, le souverain est considéré comme le haut propriétaire du sol. La différence est qu’en Russie cette conception persiste plus longtemps, qu’au lieu de devenir une théorie abstraite elle donne lieu à de fréquentes et perpétuelles applications.
  5. Voyez à ce sujet Tchitchérine, Outshregdiniia Rossii v XVIV° véhé, ou aussi du même auteur, Opyty po istorii rousskago prava.
  6. Vottchina ou ottchina, patrimoine, de otets, père, pomêstié, domaine rural, de mêsto, place, qui, ainsi que son équivalent français, désigne à la fois les lieux et les emplois ou fonctions.
  7. Selon l’historien Solovief (Istoriia Rossii, t. XIII), seize familles avaient reçu le droit de voir leurs membres entrer immédiatement parmi les boyars ; dans une quinzaine d’autres, on débutait par le rang d’okotnik, la seconde dignité moscovite. De ces maisons privilégiées, vingt portaient le titre de kniaz et descendaient de Rurik ou de Guédimine. Chez les autres familles, le fils entrait au service deux degrés au-dessous du grade obtenu par le père. S’il n’avançait point, le petit-fils commençait encore deux degrés plus bas, ce qui entraînait à la longue la déchéance de la famille.
  8. Ivan le Terrible avait, en 1550, tenté de restreindre les fâcheux effets de ces querelles de préséance, non point, comme le dit M. A. Rambaud (Hist. de Russie p. 241), en défendant « de disputer sur les rangs à tout noble qui n’était pas le chef de sa famille », mais en interdisant à tous les nobles au service, de soulever dans l’armée aucune contestation de ce genre avec les voiévodes de famille inférieure à la leur, tant qu’eux-mêmes n’étaient pas voiévodes, c’est-à-dire généraux.
  9. Solovief, t. XIII, p. 70, 72.
  10. Le Livre de velours a pour nous l’intérêt de donner le dénombrement de la haute noblesse russe avant Pierre le Grand. On y voit que déjà la plus grande partie de ces familles nobles, 500 environ, étaient d’origine étrangère, lithuanienne, polonaise, allemande, tatare, etc. ; une centaine étaient de provenance inconnue et 200 seulement d’origine russe, parmi lesquelles 164 familles de kniazes, descendant de Rurik.
  11. Le feld-maréchal prince Dariatinski.
  12. Pour les militaires, il y a, en temps de guerre, le sabre d’honneur avec mentions élogieuses ; pour les fonctionnaires civils ou pour les généraux, en temps de paix, il y a les bagues de brillants avec le chiffre impérial, il y a même toujours les tabatières en or, enrichies de diamants avec le portrait ou le chiffre de l’empereur. Il est peu de hauts fonctionnaires qui n’aient sur leur étagère une de ces tabatières impériales. Les dames de haut rang peuvent recevoir des distinctions analogues : personne n’a lu de Mémoires sur la cour de Saint-Pétersbourg sans y rencontrer des demoiselles à portrait.
  13. Voyez t. II, livre II. chap. iii.
  14. Il a été question ; sous Alexandre II et sous Alexandre III, de la suppression du tchine et du tableau des rangs. Si cette mesure n’a pas encore été adoptée, cela tient sans doute à ce qu’on ne veut pas changer les habitudes prises, et à ce que l’on craint d’être obligé de rétribuer plus largement des fonctionnaires, qu’on ne pourrait plus aussi aisément récompenser avec des titres. Peut-être aussi se dit-on qu’une telle réforme risquerait de ne profiter qu’au favoritisme et au népotisme.