L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 6/Chapitre 4

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Hachette (Tome 1p. 381-395).


CHAPITRE IV


Privilèges personnels des nobles et prérogatives de leur ordre. — Ce que l’émancipation a enlevé à la noblesse avec le monopole de la propriété foncière. — Le dvorianstvo menacé de lente expropriation. — Comment, sans en avoir été dépouillé, il a pratiquement perdu tous ses privilèges. — Importance des prérogatives conférées aux assemblées de la noblesse depuis Catherine II. — Pourquoi elles n’en ont su tirer aucun parti. — La Russie a-t-elle les éléments d’une aristocratie politique ?


Une noblesse peut avoir deux espèces de privilèges, des privilèges personnels dont chaque noble jouit individuellement, des privilèges collectifs que tous les nobles exercent en corps. La loi reconnaît au dvorianstvo russe des prérogatives des deux sortes, les unes et les autres aujourd’hui singulièrement réduites par l’extension même des libertés publiques. La noblesse n’a point d’ordinaire été privée de ses droits, mais ce qui était le privilège d’une classe est devenu le droit de toutes. Ses prérogatives collectives ou personnelles, le dvorianstvo ne les tenait du reste ni de ses propres efforts, ni des conquêtes de ses ancêtres ; toutes étaient un don de la munificence souveraine, et la plupart étaient encore relativement récentes lorsqu’elles furent étendues aux autres classes de la nation. Avant Catherine II, la noblesse n’avait aucun droit corporatif, et, si les nobles possédaient quelques droits individuels, ces droits étaient mal définis ou mal respectés.

Les nobles n’étaient pas seulement comme tout le peuple soumis au bon plaisir du prince ; il n’était caprice grossier on fantaisie indiscrète que les souverains ou les favoris ne se permissent avec les membres des plus illustres familles. Le règne d’Anne Ivanovna et de Biren fournit à cet égard nombre d’anecdotes instructives. Les héritiers des plus grands noms étaient, pour l’amusement de la cour, contraints à jouer le rôle de fou. Un jour, voulant punir certain prince Galitsyne de je ne sais quelle peccadille, l’impératrice lui ordonna de faire la poule, et le descendant des Jagellons, accroupi sur la paille, dut publiquement couver des œufs en imitant le gloussement d’une poule qui pond[1]. De tels traitements montrent de quelle estime, de quelle autorité jouissait cette haute noblesse au milieu du dix-huitième siècle, sous le règne même de la princesse dont les Galitsyne et les Dolgorouki avaient un moment prétendu limiter le pouvoir au profit d’une sorte d’oligarchie.

Jusqu’aux dernières réformes du règne d’Alexandre II, les nobles étaient personnellement en possession de trois privilèges principaux, et encore les partageaient-ils depuis longtemps avec les classes dites privilégiées, c’est-à-dire avec le clergé et les marchands. Ils étaient affranchis de la conscription militaire, affranchis de l’impôt direct ou capitation, affranchis enfin des châtiments corporels. De ces trois immunités, la première a été abrogée par l’introduction du service obligatoire, en 1876 ; la dernière a été étendue à toutes les classes ; la seconde a déjà, elle aussi, cessé d’être un privilège, la suppression de la capitation ayant été décidée par Alexandre III. Pour le mougik, comme pour le propriétaire noble, l’impôt sur les biens doit remplacer l’impôt sur les personnes. La noblesse russe n’a point d’exemption d’impôts, d’exemption de la taille. Au temps du servage, la capitation retombait indirectement sur elle en pesant sur ses serfs, et aujourd’hui ses biens, diminués par l’émancipation, sont directement frappés par le fisc. Les charges des propriétaires nobles sont encore, il est vrai, moins lourdes que les charges des communes de paysans ; mais cette différence tient en partie à la différence de constitution de la propriété, en partie aux justes ménagements d’une période transitoire où la noblesse a, par l’émancipation même, été singulièrement éprouvée. Quant à l’exemption des peines corporelles, maintenant étendue à toutes les classes, une seule chose étonne, c’est qu’elle ait si longtemps été un privilège, et que ce privilège, la noblesse l’ait acquis si tard. À peine en a-t-elle joui un siècle, et elle n’en fut mise en possession qu’une vingtaine d’années avant les marchands des villes. C’est Pierre III, le mari et prédécesseur de Catherine II, qui, en 1762, l’affranchit du bâton et du knout. Tant que les verges ne furent point supprimées pour tous, le noble du reste n’en fut pas absolument à l’abri. Pour le rendre justiciable du bâton, il suffisait d’une condamnation qui lui enlevât ses droits de nobles ou d’un ordre qui le contraignit à servir en simple soldat, car dans ce cas, selon le mot d’un Russe, on pouvait toujours être rossé en uniforme.

De même que l’exemption des châtiments corporels, la plupart des droits et privilèges, assurés par le code à la noblesse, ont ce caractère de pouvoir être communiqués à toutes les classes de la nation ; ce qui montre que, au lieu d’être de véritables prérogatives nobiliaires, ce n’étaient que des garanties d’hommes libres, des droits qu’un pays civilisé reconnaît à tous les habitants. Le dvorianine, dit la loi, ne peut être sans jugement privé de la vie ou des droits de sa classe ; le dvorianine ne peut être sans jugement privé de ses biens[2]. De tels articles de loi aident à comprendre la notion qu’ont de la noblesse certains Slaves, demeurés à l’abri des imitations aristocratiques de l’Occident. Les Serbes, par exemple, depuis leur affranchissement du joug ottoman, aiment à dire que tout Serbe est noble, c’est-à-dire homme libre. En ce sens aussi, les Russes pourront bientôt se dire tous nobles.

Le véritable privilège de la noblesse russe, celui qui, n’apparlenant qu’à elle seule, lui donnait un caractère distinctif, était le droit de posséder des terres habitées, c’està-dire des terres peuplées de serfs. L’émancipation a emporté ce privilège avec le servage, elle n’en a pu encore effacer les traces séculaires. C’est à cette prérogative que la noblesse a dû jusqu’à nos jours le monopole presque exclusif de la propriété territoriale, de la propriété individuelle et héréditaire. En dehors de ses mains il n’y avait au lendemain de l’émancipation que les immenses domaines de l’État et les terres récemment concédées aux paysans émancipés. Dans la langue courante, le terme de propriétaire, de pomêchtchik ou de zemlevladélets, demeure toujours synonyme de noble, de dvorianine. C’est de cette qualité de propriétaire individuel que le dvoriantsvo tire un de ses principaux titres aux sympathies des pays de l’Occident, où le même mode de propriété est en usage. Vis-à-vis du mougik, simple usufruitier d’un bien collectif, vis-à-vis du paysan possédant en commun une terre inaliénable, le pomêchtchik peut être regardé comme le représentant de la personnalité, de l’individualisme moderne, en même temps que de la culture européenne. C’est aussi de cette qualité de propriétaire foncier que, dans la Russie nouvelle, la noblesse tire toute son importance et en même temps toutes ses prétentions. Elle a aujourd’hui ce qui lui manquait au moyen âge, une base d’influence dans le sol, et c’est sur cette base relativement récente que les théoriciens de la hiérarchie voudraient élever au profit de la riche noblesse une sorte d’aristocratie territoriale. Que faudrait-il pour que de telles vues aient des chances de succès, pour que, dans ce pays agricole et rural, fût assurée la domination du grand propriétaire, du noble pomêchtchik ? Il faudrait d’abord que la propriété fût stable et que le monopole en fût garanti à la noblesse dans l’avenir comme dans le passé. Or il n’en est rien ; avec le servage et la qualification de « terres habitées », est tombée l’unique barrière qui défendit la propriété noble contre l’envahissement des autres classes.

Sans cette protection, sans cette sorte de prohibition légale, la plus grande partie du sol eût depuis longtemps échappé au dvorianstvo. La preuve en est l’état obéré de la propriété à la veille même de l’émancipation. En 1859, près des deux tiers des biens de la noblesse (65 pour 100) étaient engagés aux lombards ou établissements de crédit, et le tiers restant était souvent encore grevé d’hypothéqués au profit des particuliers. Si, au moment de l’abolition du servage, il y eût eu en Russie une nombreuse et riche bourgeoisie, le premier ordre de l’État eût été dépouillé de la meilleure partie de ses biens. L’absence de concurrence, la rareté des capitaux disponibles, la pauvreté des paysans n’ont même pu maintenir en sa possession toutes les terres que ne lui a pas légalement enlevées l’émancipation. Déjà il y a dans la propriété foncière un changement de main au détriment du dvorianstvo[3]. Pour conserver à la noblesse son ancien monopole de propriétaire, il n’y aurait qu’un moyen, l’érection de ses terres en majorats inaliénables. Le moyen serait sûr, et il s’est trouvé des hommes assez hardis pour le proposer ; mais un tel procédé d’immobilisation, appliqué à la totalité ou à la généralité des propriétés personnelles, ne ferait qu’universaliser les inconvénients inséparables des majorats et paralyser la propriété, la richesse et le pays. Des particuliers peuvent céder à la tentation de mettre leur nom et leurs descendants au-dessus des chances de la concurrence et à l’abri de la ruine, un gouvernement moderne ne permettra jamais à une classe d’enfermer ainsi à perpétuité dans ses mains la propriété du sol. Et cependant, en Russie comme ailleurs, le lien légal et indénouable du majorat peut seul maintenir à la noblesse la possession exclusive de la terre. N’étant plus protégée contre autrui et contre elle-même par l’impossibilité de vendre à des gens d’une autre classe, n’étant point couverte par le régime des successions, la noblesse russe demeure exposée à une lente expropriation au profit de la bourgeoisie ou des paysans qui chaque année s’emparent à ses dépens d’une plus large partie du sol ; avec le monopole de la propriété individuelle, elle perdra tout caractère propre, toute prépondérance sociale, elle perdra sa principale raison d’être[4].

Les anciennes prérogatives garanties jadis au dvorianstvo tombant ainsi une à une ou dégénérant en fictions, que restera-t-il à cette noblesse sans privilèges pour la distinguer du corps de la nation ? Il lui restera bien peu de chose, si peu qu’on se demande ce qu’auraient à perdre les nobles à la suppression de la noblesse. Sans qu’on y voulût toucher, sans qu’on eût l’intention de le diminuer, le dvorianstvo s’est vu dépouiller de presque tous ses droits, par le fait seul des changements opérés autour de lui. La noblesse a pratiquement été quasi abrogée par les réformes d’Alexandre II, sans même avoir été mentionnée. Si elle reste debout, c’est comme un arbre au pied duquel on aurait fouillé le sol, dont on aurait par mégarde atteint les racines, et qui, dans la terre bouleversée autour de lui, ne trouverait plus de point d’appui contre le premier vent d’orage. La noblesse, en Russie comme en d’autres contrées, finira par de venir une simple distinction honorifique, sans importance sociale, sans valeur politique, une distinction de vanité, ayant d’autant moins de prix qu’elle sera plus commune et aura moins de signes extérieurs pour se reconnaître. En réalité, le dvorianine n’a plus qu’un seul privilège personnel, le privilège d’entrer plus facilement au service et d’y faire plus rapidement son chemin[5]. Ce dernier avantage, la noblesse s’y attachera peut-être d’autant plus que les autres lui échappent. Dépouillé de ses prérogatives et menacé dans la propriété foncière, le dvorianstvo, appauvri, n’aura d’autre refuge que son berceau primitif, le service et le tchine. Sur ce terrain même, les privilèges que lui accordent encore la loi ou l’usage tomberont peu à peu devant le nivellement de la culture ou les exigences de l’égalité. Au service comme ailleurs, la noblesse, au lieu de droits, n’aura plus que des faveurs ; elle ne gardera d’autres avantages que ceux qui partout appartiennent au crédit et aux positions prises[6].

Des privilèges personnels, inhérents à l’individu et à la famille, peuvent constituer une noblesse, des prérogatives communes, exercées en corps par la classe des nobles, peuvent seules constituer une aristocratie. De ces prérogatives, le faible dvorianstvo en possédait plusieurs et d’importantes. Ce n’était, il est vrai, ni un legs d’un passé lointain, ni un reste vénéré de vieilles coutumes nationales, ce n’était qu’une imitation de l’étranger et une copie tardive d’un modèle déjà vieilli. Rien de semblable n’était connu de l’ancienne Russie, où les serviteurs de l’État n’avaient d’autres droits que ceux qu’ils tenaient du service. Comme les privilèges personnels, les droits corporatifs du dvorianstvo lui ont été bénévolement concédés, gratuitement octroyés par la couronne. C’est encore Catherine II, entraînée par l’esprit libéral de la fin du dix-huitième siècle, qui, entre la guerre de l’indépendance américaine et la révolution française, dota la noblesse russe de droits nouveaux pour elle, et à cette classe, alors la seule cultivée, la seule capable d’exercer quelques droits politiques, remit une part importante de l’administration et de la justice. Jusqu’à cette date, s’il y avait des nobles en Russie, il n’y avait point de corps de noblesse. Catherine, la première, aggloméra les dvorianes en corporations provinciales au profit du self-government administratif. Ce n’était point là une nouveauté isolée ; ce qu’elle faisait pour la noblesse, la tsarine le répétait à peu d’intervalle pour d’autres, pour les villes et la bourgeoisie notamment. Elle cherchait à réunir les diverses parties du peuple en groupes compacts, en corps organisés, ayant un esprit et des intérêts communs, pour les appeler à prendre part aux affaires locales, chacun dans sa sphère, suivant la seule manière dont on comprit alors la participation d’un peuple à son gouvernement, par classe, ordre, ou corporation.

Quelle fut la cause de l’échec de cette noble tentative ? Ce ne fut point seulement la nature du pouvoir autocratique, qui demeure entier alors même qu’il semble se dépouiller ou se borner lui-même ; ce fut avant tout l’incapacité des diverses classes, noblesse ou bourgeoisie, à user des droits qui leur étaient attribués. Pour tirer parti de ces privilèges corporatifs, une chose était indispensable, l’esprit de corps, et toutes les classes en étaient également dépourvues. Sous ce rapport, le dvorianstvo n’a pas fait exception à la tradition ou au génie russe, le noble rasé du dix-huitième siècle n’a pas différé du droujinnik ou du boyar des anciens temps. Le peu de résultats des assemblées de la noblesse s’explique par la même raison que le peu de succès des guildes de marchands et des corporations ouvrières. Pas plus que la bourgeoisie, pas plus que les artisans des villes, le dvorianstvo n’a su se constituer en corps, doué d’un instinct de cohésion et d’un sentiment de solidarité, exerçant des droits connexes dans des vues communes et poursuivant à travers des générations un but politique ou social déterminé. Pas plus qu’une autre classe de la population, la noblesse n’a su former un organisme vivant, animé d’un esprit propre traditionnel, à la fois commun à tous ses membres et distinct de l’esprit des autres classes. Semblable chose a pu se rencontrer sur le territoire russe, chez la noblesse polonaise des provinces occidentales ou la noblesse allemande des provinces baltiques, — dans la Grande-Russie, chez la noblesse nationale, jamais à aucune époque. L’esprit de caste, l’esprit de classe, semble tellement répugner à la nature russe, qu’elle est jusqu’ici demeurée fermée à l’esprit de corps.

La patente, l’espèce de charte, donnée par Catherine II au dvorianstvo, lui concédait des droits considérables : droit de se réunir en assemblées périodiques, droit de toujours se faire entendre de la couronne par voie de pétition, droit de nomination de la plupart des fonctionnaires et juges locaux. En tout autre pays, de telles prérogatives eussent amené un conflit entre la couronne et la noblesse ou servi de point de départ à une constitution aristocratique. En Russie, il n’en a rien été. Durant près d’un siècle, la noblesse de chaque gouvernement s’est réunie, elle a élu ses présidents ou maréchaux (predvoditel), elle a désigné des fonctionnaires et des magistrats, elle a exercé le droit de police sans qu’aucun des successeurs de Catherine en ait pu prendre ombrage, sans que le pouvoir absolu en fût jamais entamé. Dans l’exercice de ses droits, le dvorianstvo n’apportait ni tendances propres ni vues traditionnelles ; dans les emplois qui leur étaient confiés, les fonctionnaires, nommés par les nobles, n’agissaient pas en représentants de la noblesse. Ces ispravniks et tous ces administrateurs ou juges locaux ne personnifiaient point l’esprit d’une classe, ils ne se considéraient pas comme responsables envers leurs électeurs ; s’ils avaient pour quelques-uns des égards particuliers, c’était seulement pour les intérêts des personnages influents. Ces administrateurs élus étaient pour le pouvoir central des instruments aussi dociles, des agenls aussi zélés que les fonctionnaires directement nommés par lui ; en sorte que, si par cette institution on avait espéré corriger la trop grande influence de la bureaucratie, on s’était trompé. Cette apparente autonomie de l’administration locale n’atteignit ni la bureaucratie ni la centralisation. La Russie offre là un exemple de l’inefficacité des institutions sans les mœurs, de l’inanité des formes politiques et des libertés publiques sans esprit public.

La création d’assemblées où sont représentées toutes les classes de la nation a naturellement enlevé aux assemblées particulières de la noblesse la plupart de leurs prérogatives ; mais, dans ces nouveaux états provinciaux, dans le zemstvo de district ou de gouvernement, la noblesse a d’ordinaire gardé la prépondérance. C’est, comme nous le verrons, au maréchal de la noblesse qu’appartient de droit la présidence de ces réunions des diverses classes ; ce sont les propriétaires fonciers, les anciens seigneurs de serfs qui, par le nombre ou la situation, y ont une influence prédominante. En réduisant ses privilèges directs, l’extension des libertés publiques a même élargi la sphère d’activité du dvorianstvo. Personne ne lui conteste le titre de classe dirigeante, et, vingt ans à peine après les réformes qui l’ont privée de ses anciennes prérogatives, certains conseillers de la couronne ont semblé le convoquer à un rôle plus étendu, si ce n’est plus efficace. Depuis la guerre de 1870 et la Commune de Paris, les attributions de la noblesse se sont multipliées avec les institutions mêmes ; une place lui a été réservée dans la plupart des créations nouvelles. Le gouvernement lui a fait appel à un double titre, comme classe cultivée, et comme classe conservatrice. Alexandre II, dès 1874, l’invitait solennellement à se constituer la gardienne de l’enseignement populaire ; Alexandre III a fait plus ; il lui a rendu, en 1889, une influence directe sur l’administration rurale et les communes de paysans[7]. Le « nihilisme » a tourné au profil du dvorianstvo. Dans la guerre faite aux conspirateurs, Alexandre III, comme Alexandre II, a plus d’une fois réclamé le concours de la noblesse. Que sortira-t-il des fonctions nouvelles dont elle a été investie ? Au temps où elle était plus nombreuse et plus riche, la noblesse territoriale a montré peu d’empressement ou peu d’aptitude à se servir des prérogatives que lui avait octroyées le pouvoir ; saura-t-elle mieux en user désormais ? Une chose est pour nous hors de doute : les droits concédés à la noblesse ne pourront transformer le caractère séculaire du dvorianstvo. Quels qu’ils soient et quelque élargis qu’ils puissent être, de tels privilèges ne suffiront pas à faire dévier le mouvement historique de la société russe. À cet égard, toute appréhension est vaine et toute espérance est une illusion[8].

L’examen du présent et l’étude du passé conduisent à la même conclusion. Il y a en Russie une sorte de noblesse ; il n’y a point d’aristocratie, et ce n’est pas de nos jours qu’il s’en peut créer une. Il y a une noblesse qui, prise dans ses grandes familles, est aussi ancienne, aussi illustre qu’aucune, et prise dans son ensemble est aussi civilisée, aussi éclairée qu’aucune en Europe, une noblesse la plus ouverte de toutes, la plus dégagée de préjugés, la plus exempte de morgue ou d’esprit de caste, et en même temps la plus bariolée et mêlée, la plus dépourvue de traditions, la plus dénuée de vie commune et d’esprit de corps. À ce dvorianstvo sans homogénéité ni cohérence manquent les qualités de même que les défauts des aristocraties. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Peu importe : c’est un fait ; le reste n’a qu’un intérêt spéculatif. Il n’existe point d’aristocratie en Russie, il s’y rencontre seulement comme partout des aristocrates de tempérament, de mœurs, de mode, et aussi ce qu’on pourrait appeler des aristocrates de raison ou de conviction. En Russie comme ailleurs, il y a des hommes pour qui une base hiérarchique est le seul fondement solide des sociétés. On entend dire, dans un certain milieu, qu’une aristocratie est aussi nécessaire au corps social que les os au corps humain, qu’il faut chez un peuple des rangs marqués, des échelons gradués, des positions stables placées au-dessus des hasards de la fortune et de la concurrence. On entend assurer que, pour une monarchie héréditaire, le meilleur appui est une classe privilégiée héréditaire. Un tel langage est toujours sûr de trouver quelque écho dans les palais ou les cours, là où, à défaut d’une aristocratie réelle, il reste une aristocratie d’habit et de manières. Dans toutes ces idées il peut y avoir une part de vérité. Il n’est point douteux que là où elle existe encore, une puissante classe privilégiée ne soit un élément de stabilité ; mais, pour servir à une société de charpente et comme d’ossature, il faut qu’une aristocratie ait sa force en elle-même, dans sa constitution, dans ses traditions. Ni un État, ni un trône ne se peuvent appuyer sur des supports qui tirent toute leur force des faveurs du trône ou des lois de l’État.

En Russie, les hommes qui représentent la noblesse comme le soutien naturel de la monarchie, commettent en outre une méprise d’un genre particulier : ils se trompent sur la nature de la puissance souveraine en même temps que sur le caractère de la noblesse dans leur pays. Entre le dvorianstvo et le tsarisme, il n’a jamais existé d’autre lien que le lien du service, il n’y a jamais eu d’intimité, d’affinité ou de parenté, comme ailleurs entre le souverain et la noblesse. La théorie ou la fiction du roi, premier gentilhomme du royaume, est absolument étrangère aux mœurs comme aux traditions russes. Le tsar n’appartient en propre à aucun ordre de l’État ; il n’est ni noble, ni bourgeois, ni citadin, ni rural. L’autocratie s’est toujours tenue en dehors et au-dessus de toutes les classes ; c’est là un des motifs historiques de sa force et de sa popularité ; elle ne saurait descendre de cette hauteur sans faillir à sa mission traditionnelle et s’affaiblir elle-même.

Une aristocratie n’est pas un édifice qui s’élève à volonté, à un endroit marqué et sur un plan donné ; il faut que la nature en ait elle-même disposé l’emplacement et taillé les matériaux. Ces matériaux, les aristocrates russes sont obligés de les chercher dans la grande propriété, le dvorianstvo pris dans son ensemble, étant manifestement impropre à une telle construction. Sous Alexandre II et sous Alexandre III, au milieu même de toutes les transformations contemporaines, les architectes politiques ont exposé toute sorte de plans de réédification ou de restauration sociale. Quelques-uns de ces plans ou devis sont fort ingénieux et font fort bien sur le papier ; nous en rencontrerons plusieurs en étudiant l’administration et les institutions locales de l’empire. Par malheur, l’état social est indépendant des combinaisons de cabinet, quelle qu’en soit l’habileté, indépendant des gouvernements, quelle qu’en soit l’autorité. Les calculs politiques et la raison même ont peu de prise sur lui ; il est tout entier à la merci du génie national et de l’esprit du siècle.

Or, en Russie, les mœurs, les traditions, l’instinct populaire répugnent hautement à la restauration d’une classe privilégiée héréditaire. Toute la littérature russe en porte témoignage, bien que cette littérature soit presque tout entière œuvre de nobles, écrite par et pour des nobles. Sur ce point, une fable de Krylof résume d’une façon irrévérencieuse le sentiment national. Des oies, qu’un paysan mène au marché, se plaignent d’être traitées sans égard. disant que leurs ancêtres ont sauvé le Capitole. « Et vous, qu’avez-vous fait ? leur demande un passant. — Nous, rien, mais nos ancêtres… — Eh bien, mes amies, vous n’êtes bonnes qu’à rôtir. » L’antiquité de la race en impose peu au sens positif, au sens réaliste du Russe. Demeuré, en dépit de toutes les divisions de classes, libre de tout esprit de caste, il n’a point pour la naissance le respect instinctif dont est souvent imbu l’Anglais ou l’Allemand.

En Russie, les promoteurs des idées hiérarchiques font en réalité la même faute que leurs adversaires, les promoteurs des idées radicales. Aristocrates ou démagogues ne font à leur insu qu’imiter et contrefaire l’Occident. Les uns et les autres veulent appliquer aux problèmes nationaux des méthodes et des procédés d’emprunt ; les uns et les autres prétendent habiller leur patrie sur un patron étranger. La grande différence est que les conservateurs aristocrates ont choisi le modèle qui s’adapte le moins aux mœurs nationales et se heurte le plus aux tendances nouvelles de la civilisation. S’il est facile de découvrir, dans les vieilles institutions anglaises ou prussiennes, telle ou telle garantie conservatrice, il est malaisé de dérober à d’autres États, pour sa patrie, ce que la nature ou l’histoire lui ont refusé. Il en est des formes sociales comme du sol, comme de la configuration même d’un pays. En parcourant leurs plates steppes du sud ou leurs forêts tourbeuses du nord, des Russes peuvent se dire que de hautes collines donneraient aux cultures de la variété, et de l’agrément au paysage, que des chaînes de montagnes couvertes de neige serviraient de réservoir aux eaux et de barrière aux vents. Libre à eux de regretter les beautés ou les avantages des contrées plus coupées, plus accidentées, quoique les larges plaines aient leur poésie aussi bien que leur richesse. Sur ce sol déprimé, il ne vient à personne l’idée d’élever des collines et de dresser des montagnes. Telle est cependant la prétention des hommes qui, dans une société dénudée de privilèges et nivelée par les siècles, se flattent de reconstruire des hauteurs escarpées et de creuser des ravins infranchissables, de relever des classes dominantes et de remettre debout privilèges et prérogatives. Le pays du tchine est un pays de peu de relief, un pays plat, au point de vue social comme au point de vue topographique ; c’est une ingrate et inutile besogne que de travailler à y créer ou à y restaurer des inégalités, des aspérités qu’efface le cours naturel des choses.

Entre la Russie et la France, l’analogie à cet égard est plus grande qu’elle ne le semble : chez l’une et l’autre, c’est en dehors des privilèges de classes et des combinaisons artificielles, c’est dans le fond même de la nation qu’il faut chercher une base conservatrice. En Russie seulement, où l’égalité est encore moins dans les mœurs et dans la culture que dans l’instinct national et dans la logique des faits, en Russie, où les anciens cadres sociaux sont extérieurement demeurés debout, l’illusion des rêves aristocratiques est plus excusable et moins innocente.



  1. Une autre fois et par une plaisanterie moins innocente, la même impératrice forçait le même Galitsyne à épouser une vieille idiote.
  2. Svod Zakonof, t. IX, articles 193 et 221.
  3. On calcule que, depuis l’émancipation, la noblesse a perdu le quart de ses biens, davantage même, en quelques provinces. Pour lui venir en aide, l’empereur Alexandre III a fondé une banque foncière qui lui prête à taux réduit. Par malheur, les facilités de crédit sont souvent une tentation ruineuse ; plus il lui est aisé d’emprunter, plus la noblesse s’endette.
  4. Une autre raison contribue à diminuer l’ascendant de la noblesse, c’est le petit nombre des riches propriétaires qui résident dans leur domaine. Aussi des écrivains à tendances aristocratiques, le prince Mechtchersky par ex. (Voulikou vréméni, 1879), réclamant les principales fonctions locales pour la noblesse territoriale, ont-ils imaginé de demander, avec plus ou moins de sérieux, que les nobles fussent tenus d’habiter leurs terres durant une certaine partie de l’année.
  5. À ce privilège s’en rattache un autre analogue, le droit de faire admettre ses enfants dans certains établissements d’instruction, tels que le lycée Alexandre de Saint-Pétersbourg, ou l’institut des filles nobles de Smolna. En 1880, l’accès du lycée Alexandre, jusque-là réservé à la portion ancienne de la noblesse, a été étendu à tout le dvorianstvo, c’est-à-dire à toutes les familles de fonctionnaires d’un certain rang.
  6. En attendant, une chose qui frappe toujours en Russie, c’est le grand nombre des mêmes noms que l’on rencontre dans toutes les positions officielles. Il y a ainsi une cinquantaine, peut-être une centaine de familles, constituant une sorte d’oligarchie bureaucratique dont, depuis de longues années, les noms reviennent presque à chaque page des annuaires militaires, diplomatiques, administratifs, etc. C’est là du reste une naturelle conséquence de la monarchie absolue et du règne des influences de cour.
  7. Plusieurs assemblées de la noblesse ont longtemps réclamé pour leur ordre la prépondérance dans l’administration locale. L’empereur Alexandre III leur a donné satisfaction, dans une large mesure, par la loi de juillet 1889 qui a créé des chefs de canton ruraux (Zemskie natchalniki), investis de fonctions administratives et judiciaires à la fois. Les chefs de canton doivent être pris parmi les propriétaires nobles du district ; ils sont choisis par le gouverneur d’accord avec les maréchaux de la noblesse.
  8. Voyez tome II, liv. I, ch. iv et liv. III, ch. i.