L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 7/Chapitre 1

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Hachette (Tome 1p. 396-415).


CHAPITRE I


La littérature russe et l’apothéose du moujik, — Diverses classes de paysans. — Origine et causes du servage. — La corvée et l’obrok, — Situation des paysans avant l’émancipation. — Napoléon III, libérateur des serfs.


Un théâtre de Paris a joué naguère une pièce française, d’auteur russe et de mœurs russes, — pièce originale et incomplète, accueillie du public français avec faveur sans en avoir peut-être été bien comprise ; je veux parler des Danichef[1]. Cette comédie, ou mieux ce drame, qui peint la société russe avant l’émancipation, a pour héros un paysan, et l’on pourrait dire qu’il a pour sujet la supériorité morale du moujik. La noblesse vaniteuse et frivole, le clergé dépendant et timide, le marchand enrichi et servile font triste figure devant l’homme du peuple, devant l’ancien serf Ossip. « Cet homme est grand, cet homme vaut mieux que nous, ma mère, » dit de cet affranchi le jeune comte Danichef. Ce mot donne le sens de la pièce. La conclusion peut-être inconsciente de ce drame rustique, c’est l’apothéose de l’homme du peuple aux dépens des classes privilégiées par la naissance, l’instruction ou la fortune. À ce point de vue, la comédie de l’Odéon, bien qu’écrite pour des Français et dans notre langue, appartient bien aux lettres russes contemporaines. Selon le mot d’un humoriste, la littérature russe actuelle sent le paysan[2] ; le moujik en est le héros et il l’est depuis tantôt trente ans. Au premier abord, cela semble une singulière anomalie ; en y regardant de près, cela se comprend sans peine.

Dans un état presque tout rural, comme le demeure encore la Russie, le paysan forme la classe la plus importante, aussi bien que la plus nombreuse de la nation. Là, plus qu’ailleurs, c’est chez l’habitant des campagnes que se retrouve le fonds national. En présence de l’insignifiance relative des villes et de la population urbaine, le paysan semble encore à lui seul tout le peuple. Cet homme, qui dans la Russie occupe une si large place, a longtemps été dédaigné et incompris d’une haute classe, façonnée à des mœurs et à des idées étrangères. La réaction de l’esprit national contre le cosmopolitisme superficiel du dix-huitième siècle, la réhabilitation de la nationalité dans l’art, la littérature, la politique, devaient naturellement profiter avant tout au paysan, qui était l’homme russe par excellence. Ce peuple des campagnes, ce peuple de serfs, si longtemps l’objet des mépris et des rigueurs de tout ce qui était au-dessus de lui, se vit tout à coup étudié dans ses mœurs et ses coutumes, dans ses chants et ses croyances. Ne trouvant plus dans les hautes classes que des reflets décolorés ou de banales copies de l’étranger, les Russes se sentirent soudainement heureux de se découvrir, chez le peuple des campagnes, une originalité, un caractère, une personnalité. Satisfaite de s’être enfin retrouvée sous ses vêtements d’emprunt, la Russie se mit à s’admirer elle-même dans le plus inculte de ses enfants, dans le représentant le plus légitime de sa nationalité, le paysan. Pour une grande portion d’une société raffinée, le serf à peine affranchi, le villageois ignorant, sale, grossier, devint ainsi un objet d’engouement et d’enthousia$me, un objet de respect et de vénération. Le moujik, l’homme russe, naguère encore jugé indigne d’un regard, s’est vu élever sur l’autel, et le culte, que lui ont rendu ses contempteurs de la veille, n’a pas toujours été exempt de superstition ou de fétichisme. La mode n’est naturellement pas restée étrangère au succès de cette intempérante religion, qui, à côté de ses dévots, a eu ses hypocrites. Dans ce pays d’ordinaire réaliste, des hommes habituellement incroyants et sceptiques ont été parmi les plus zélés sectateurs, parmi les prêtres les plus intolérants de la foi nouvelle. Comme d’autres religions du reste, celle-ci est souvent demeurée dans la tête ou dans l’imagination, et l’idole pourrait fréquemment dans la pratique se plaindre du sans-géne de ses plus fervents adorateurs.

Cette sorte de culte à rebours, du haut de la société pour le bas, cette apothéose du moujik, du rustre, du manant, s’expliquent à la fois par des raisons propres à la Russie et par des raisons empruntées à l’état social de l’Europe. Comme en France avant la révolution, nombre de Russes professent que c’est en revenant à la vie simple du peuple, que c’est en se retrempant aux sources de l’honnêteté et des vertus populaires que les hautes classes de la société fecouvreront la vigueur et la santé morales, qu’elles se purifieront de la corruption dont les a infectées le contact de l’Occident[3]. Les mystiques panégyristes du moujik ne s’aperçoivent pas qu’ils ne font à leur insu que reprendre, au compte de leur pays, une des vieilles thèses de notre dix-huitième siècle, que revenir aux doctrines de Rousseau et au culte naïf de l’homme de la nature. En Russie, de semblables tendances proviennent à la fois d’un secret découragement, d’une involontaire humilité des classes instruites, et d’un grand orgueil national, d’une foi aveugle dans l’énergie native et l’avenir du peuple. Des hommes fatigués dimiter l’étranger, sentant que de longtemps ils ne peuvent guère que s’assimiler les œuvres d’autrui, des hommes résignés à leur propre impuissance, et d’autant plus ambitieux pour leur patrie, en sont venus, par lassitude et par irritation de n’avoir pu faire davantage, à célébrer ce qui en Russie est resté pur de tout contact du dehors, ce qui n’a point essayé ses forces, ce qui est neuf, vierge, intact, en un mot la force populaire. De là cette adoration de l’homme inculte par l’homme cultivé, ces agenouillements de gens lettrés et instruits devant l’armiak et le touloup, devant la peau de mouton du paysan.

« Nous autres, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles ; mais le peuple, oh ! le peuple est grand. » Ainsi s’écrie, dans Fumée, un des personnages d’Ivan Tourguénef. Frappés de la stérilité relative des classes dirigeantes, ces fils désabusés de la civilisation occidentale lui tournent le dos et reviennent au moujik. Ils contemplent avec une joyeuse admiration ce peuple russe encore muet et comme dans les langes, ce peuple qui occupe la plus large demeure de l’humanité, et qui par le nombre l’emporte déjà sur toute autre nation chrétienne du globe. En présence de cette masse compacte de plus de 50 ou 60 millions de paysans, les patriotes se prennent à faire des songes comme une mère ou une nourrice devant un berceau ; pour ce peuple encore enfant, encore rude et illettré, ils rêvent une grandeur intellectuelle, un rôle moral proportionné à sa masse et à l’immensité de son empire[4]. Ce peuple de paysans est comme un œuf gigantesque qui n’est pas encore ouvert ; on ne sait ce qui en sortira, mais on en attend involontairement quelque chose de grand, parce qu’en dépit de la fable il semble qu’une montagne doive enfanter autre chose qu’une souris. On comprend le respect instinctif, la religieuse vénération d’un Russe devant cette secrète incubation, d’où dépendent toutes les destinées de la patrie.

Les Russes attendent volontiers du moujik une initiative nouvelle, une révélation politique ou sociale, une rénovation de l’Europe et de l’humanité. Les devins ou les prophètes, qui en annoncent la grandeur, peuvent d’autant plus librement prédire ce que dira, ce que fera ce sphinx populaire, qu’il n’a pas encore ouvert la bouche et n’est pas encore éveillé. Certes d’aussi hardies espérances peuvent n’être pas sans illusion. Il n’y en a pas moins là un mystère, un arcane intéressant hautement la civilisation, et l’on doit pardonner au patriotisme qui, à force de le méditer, y égare quelque peu sa raison.

Pour une partie des classes lettrés, l’homme du peuple est ainsi une divinité inconsciente, pareille à ces dieux enfants, à ces dieux embryonnaires de l’Egypte, dont la force divine est en puissance sans avoir encore été en acte, dont on adore l’énergie secrète avant qu’elle ait pu se manifester au dehors. Pour une autre école, l’homme du peuple, le paysan, n’est qu’une sorte de matière brute, de matière première humaine, une argile n’ayant de forme que celle que lui donnent les classes supérieures[5]. Il est inutile de montrer ce qu’ont de commun ces deux points de vue, dans leur opposition, et ce que l’un et l’autre ont d’outré. Si la littérature, en Russie, s’est singulièrement rapprochée du peuple, elle l’a trop souvent abordé avec des vues préconçues, n’y cherchant que ce qu’elle y voulait trouver. Les uns ont cru découvrir dans les secrètes profondeurs de l’esprit populaire des puissances cachées qu’ils opposaient à l’infécondité de la culture étrangère des hautes classes ; d’autres, plus dédaigneux ou plus superficiels, n’ont vu dans l’âme du peuple que ténèbres et barbarie, que vide et néant. Dans la vie pratique se rencontrent, à l’égard du paysan, les mêmes différences de point de vue, les mêmes contradictions que dans le monde littéraire. « Quel besoin avez-vous de vous intéresser à notre moujik ? » me demandait une dame sur le bas Volga : « c’est une brute dont on ne fera jamais un homme ! » et le même jour, sur le même bateau, un propriétaire me disait avec autant d’assurance : « Le paysan le plus intelligent de l’Europe, c’est à mon avis le contadino de l’Italie du Nord ; mais notre moujik lui rendrait des points. » Ainsi élevé par les uns, abaissé par les autres, on pourrait dire du paysan russe ce que Pascal dit de l’homme : Ni si haut, ni si bas.

L’intelligence du moujik n’est pas douteuse, ses panégyristes sont peut-être moins éloignés de la vérité que ses détracteurs ; mais cette intelligence a été entravée et comme garrottée par les événements. Il y a, dans les légendes russes, un géant d’une force prodigieuse, sorte d’Hercule ou de Samson rustique, appelé Ilya de Mourom, et souvent regardé comme une personnification du peuple et du paysan[6]. Ce colosse populaire n’a pu depuis longtemps montrer sa force ni son génie. Ilya de Mourom était réduit en servitude ; jusqu’à ces dernières années, il était enchaîné à la glèbe et ne pouvait librement marcher ou agir. Aujourd’hui que l’émancipation a dénoué ses liens, le géant peut de nouveau se mouvoir ; maisi longtemps chargé de chaînes, il n’a point encore retrouvé le libre usage de ses membres et n’a plus conscience de sa force. Ce n’est qu’après des années d’affranchissement, après plusieurs générations peut-être, que ce peuple asservi pourra, se reconnaître lui-même et montrer ce que l’avenir doit attendre de lui. Le paysan, courbé sous une servitude séculaire, n’a pu se redresser tout à coup ; sous l’affranchi. d’hier se sent encore le serf de la veille.

L’émancipation a été pour la Russie un événement capital, un événement sans analogue dans l’histoire des nations où le servage s’est effacé peu à peu. L’émancipation a été le point de départ d’une foule de changements et de réformes dans le domaine entier de la vie nationale ; mais cette grande révolution n’a pu en quelques années donner tous ses fruits. Cela se pouvait d’autant moins qu’en réalité cette vaste opération d’affranchissement n’est pas encore achevée ; elle est seulement en voie d’exécution et ne sera, entièrement terminée que dans les premières années du vingtième siècle. Jusque-là, l’étude du paysan libre est inséparable de l’étude du servage et des conditions mêmes, de l’affranchissement.

L’émancipation, opérée par l’empereur Alexandre II, n’a profité qu’à une moitié environ des paysans de l’empire. Les autres, appelés paysans de la couronne et établis sur les domaines de l’État, étaient regardés comme libres, bien qu’eux aussi fussent attachés à la glèbe et qu’ils pussent être considérés comme serfs du tsar ou de l’État. La grande masse des paysans russes se divisait ainsi en deux classes presque égales en nombre et qui, même après l’émancipation, sont demeurées distinctes. D’un côté les paysans de la couronne ou paysans libres, de l’autre les paysans des particuliers ou serfs, aujourd’hui affranchis. Entre ces deux catégories principales s’en plaçait une troisième, à certains égards intermédiaire, c’étaient les paysans des apanages ou des biens réservés pour la dotation des membres de la famille impériale[7].

Ces paysans, longtemps répartis en groupes divers, jouissaient originairement de la même liberté et des mêmes droits. En Russie plus qu’en Occident, on peut dire que pour l’homme des champs la liberté a été la condition primitive. La servitude de la glèbe n’est venue que fort tard ; mais, s’aggravant peu à peu, elle avait dégénéré en une sorte d’esclavage. C’est seulement à la fin du seizième siècle, au moment où ils tombaient ou se relâchaient dans la plus grande partie de l’Europe, que les liens du servage se nouaient en Russie.

Dans l’ancienne Russie il y avait des esclaves (kholopy, raby) ; c’étaient d’ordinaire des prisonniers de guerre, des débiteurs insolvables, ou des gens qui par misère s’étaient eux-mêmes vendus à un maître. Ces esclaves étaient en petit nombre : la masse des paysans était considérée comme libre. De bonne heure, néanmoins, les hommes des champs se trouvèrent, vis-à-vis des hommes de guerre et de la droujina, dans une situation inférieure et dédaignée. Les premiers étaient appelés petits hommes, moujiki, ou encore demi-hommes, poloulioudi, par opposition aux guerriers, aux membres de la droujina, auxquels était réservé le titre d’hommes (moujy) ou d’hommes complets (polnylioudi). Tel est le sens méprisant du diminutif, encore vulgairement employé pour désigner le paysan : moujik, c’est-à-dire petit homme, homunculus[8]. En Moscovie, ce nom était appliqué aux habitante des villes et à ceux des campagnes, aux marchands comme aux villageois.

Dès avant l’établissement du servage, les moujiki ou petits hommes avaient pour principal rôle de faire vivre les hommes, les moujy, de cultiver pour ces derniers les terres que le souverain concédait à ses serviteurs comme salaire ou comme moyen d’entretien. Les moujiks, les hommes noirs, comme on les appelait aussi (tchernye lioudi), n’étaient cependant alors enchaînés ni à la personne du maître qu’ils servaient, ni à la terre qu’ils cultivaient. De même que les membres de la droujina et les boyars pouvaient passer à leur gré d’un prince, d’un kniaz à un autre, les hommes du peuple, les paysans, pouvaient changer de maître, pouvaient passer d’une terre ou d’un lieu à un autre. Les hommes noirs possédaient ainsi, tout comme les guerriers et les droujinniks, le droit de libre service avec le droit de libre passage, et, comme le boyar, le moujik perdit le premier de ces droits en perdant le second, qui en était la garantie[9].

Ce droit de libre passage d’une terre à une autre, les paysans de la Moscovie l’exerçaient d’ordinaire, sous les derniers Rurikovitchs, une fois par an, à la fin de l’année agricole, le 26 novembre, jour de la Saint-Georges, ou mieux toute la semaine qui précédait et la semaine qui suivait cette fête. Avant rétablissement du servage, alors que les bras étaient déjà fort recherchés, le pomêchtchik, le propriétaire, qui voulait retenir ses paysans, recourait, dit la tradition, au goût séculaire du moujik pour la boisson, et maintenait ses tenanciers en état d’ivresse pendant toute la quinzaine où ils pouvaient librement disposer d’eux-mêmes. Peu à peu le paysan, moins dans l’intérêt des propriétaires que dans l’intérêt de l’État, fut privé de cette faculté de donner congé à son maître ; mais alors même qu’il en fut dépouillé, il n’en perdit pas le souvenir. Aujourd’hui encore, après trois siècles de servitude, le moujik n’a pas oublié la fête qui jadis lui rendait sa liberté ; le jour de la Saint-Georges est devenu chez le peuple l’expression proverbiale du désappointement.

Pour attacher le paysan à la glèbe, il suffit de lui ravir le droit de changer de terre et de domicile à la Saint-Georges. Cette défense, d’abord temporaire, puis renouvelée et confirmée par plusieurs souverains, finit par devenir une des lois fondamentales de l’État. La principale institution de la Russie des derniers siècles sortit ainsi en apparence d’une simple mesure de police. Le fait le plus important de l’histoire du peuple passa pour ainsi dire inaperçu dans les annales nationales. Le servage s’établit, comme ailleurs il disparut, presque insensiblement, sans que les contemporains en fussent frappés.

C’était à la fin du seizième siècle, au milieu des grandes guerres contre les Lithuaniens et l’ordre Teutonique. Les serviteurs de l’État, pourvus de terres par le souverain, se plaignaient de l’insuffisance de leurs moyens d’entretien. La main-d’œuvre était rare et précieuse dans ce pays où la terre abondait et où manquait la population. Les détenteurs de fiefs, les pomêchtchiks, se disputaient les bras et les paysans : les petits accusaient les grands d’attirer à eux tous les laboureurs. Un tel état de choses mettait en péril les forces militaires de la Moscovie, au moment le plus critique de son histoire[10]. Le système financier de l’État, alors non moins primitif, se trouvait menacé en même temps que son système militaire par les fréquents changements, les émigrations, le vagabondage des gens taillables. C’était l’âge où l’empire moscovite, récemment étendu aux dépens des Tatars, offrait aux cultivateurs des ingrates régions du nord les terres plus fertiles du sud, l’àge où, pour se soustraire à l’impôt et mener la libre vie de Cosaques, les hommes aventureux fuyaient vers le Volga et le Don, vers la Kama et la Sibérie. L’homme se dérobait au fisc en se dérobant aux propriétaires. Pour assurer au pays des ressources financières et militaires régulières, le plus simple était de fixer l’homme au sol, le paysan au champ qu’il cultivait, le bourgeois à la ville qu’il habitait. C’est ce que firent Boris Godounof et les tsars du dix-septième siècle. Depuis lors jusqu’au règne d’Alexandre II, le moujik est demeuré fixé à la terre, affermi, consolidé (prikrêplmnyi) : car tel est le sens du terme russe que nous traduisons par le mot serf. Le servage russe n’eut pas d’autre origine ; il sortit du système administratif et des conditions économiques, des conditions physiques mêmes de la Moscovie, considérablement agrandie par les derniers princes de la maison de Rurik et menacée de voir sa mince population s’écouler et se perdre dans la steppe, comme l’eau dans les sables du désert.

Dans cette Europe orientale, dans ce pays de cabanes de bois, presque aussi aisées à transporter ou à refaire que la tente ou le gourbi de l’Arabe, l’homme avait peu d’attachement pour le sol, peu de goût pour l’agriculture. Trois siècles de servage n’ont pu faire disparaître entièrement chez le moujik ce penchant pour la vie nomade et vagabonde, encouragé par les longues rivières et les plaines sans fin. Le servage, qui lia l’homme à la terre, peut être regardé comme une réaction de l’État contre ces instincts aventureux qui, à la suite des Cosaques, entraînaient aux extrémités de l’empire la partie la plus vigoureuse, la plus active du peuple russe. Moins la Russie était limitée par la nature, plus le sol était vaste et plus l’homme avait besoin d’y être enchaîné : le servage le retint et pour ainsi dire l’immobilisa.

C’est en 1593, sous Fédor, fils d’Ivan le Terrible, et sous l’inspiration de Godounof, beau-frère et successeur de Féd9r, que fut enlevé aux paysans le libre passage d’une terre à une autre. De ce seul fait, d’une mesure originairement provisoire, découla le servage du moujik. On avait vu quelque chose d’analogue, douze siècles plus tôt, dans l’empire romain, lors de l’établissement du colonat, sous les empereurs chrétiens. Une fois attaché à la terre, le paysan moscovite perdit peu à peu tous ses droits civils et tomba dans une dépendance que le législateur n’avait point prévue ; il devint le bien, la chose du propriétaire. Des ukases des premiers Romanof confirmèrent et complétèrent l’œuvre de Godounof. La réforme de Pierre le Grand resserra les liens du paysan au lieu de les relâcher, la servitude devint plus étroite en étant mieux réglée. Le premier dénombrement général (pervaïa revizia), opéré en 1722 et depuis renouvelé à des intervalles inégaux, fournit au servage des registres réguliers. Par mesure de simplification et par économie, l’État abandonna aux propriétaires presque toute l’administration avec la police de leurs domaines. Le servage devint d’autant plus difficile à détruire qu’il était devenu un instrument de gouvernement, un des principaux rouages d’une machine politique encore peu compliquée.

Jusqu’en 1861, le propriétaire, le pomêchtchik, eût pu être considéré comme un agent de l’État, chargé de veiller dans les campagnes au recrutement des soldats et à la rentrée des taxes, comme une sorte de fonctionnaire héréditaire, investi de l’administration et de la tutelle des paysans.

Le servage ne s’était pas répandu sur toute la Russie d’une manière égale. Dans les pays éloignés et presque déserts, où il y avait peu de propriétaires, dans la région des grands lacs et de la mer Blanche, comme dans la Sibérie conquise par les Cosaques, les règlements sur l’enchaînement du paysan au sol n’avaient point pénétré ou n’avaient point été exécutés. Ces contrées déshéritées de la nature ont toujours presque entièrement ignoré le servage et la noblesse : la liberté comme l’égalité primitive s’y étaient maintenues jusqu’à nos jours[11]. Au sud, les Cosaques avaient également repoussé cette institution, qui grossissait leurs rangs de tous les serfs fugitifs. L’Ukraine, la Petite-Russie de la rive gauche du Dniepr, est, jusqu’au règne de Catherine II, demeurée indemne de la servitude de la glèbe. Au moment de l’émancipation, le centre historique de la Russie était encore le centre du servage, qui des environs de Moscou rayonnait vers le nord et le sud, vers l’Europe et l’Asie. À l’ouest, le servage moscovite rencontrait dans la Russie-Blanche et la Lithuanie le servage polonais, auquel avait été soumise toute la population russienne ou lithuanienne des campagnes. Par une singulière anomalie, c’était la race dominante, la race slave, la race russe en particulier, qui dans l’empire russe était le plus généralement courbée sous le servage. Les Tatars de l’est, les Roumains de la Bessarabie, les colons allemands, les tribus finnoises même avaient pour la plupart gardé leur liberté.

La condition des paysans, fixés sur les terres des particuliers, variait beaucoup suivant les régions, les coutumes et les maîtres. Pour décrire toutes les formes du servage, il eût fallu classer les krêpostnyé lioudi en une vingtaine de groupes différents[12]. Ces divers modes de servitude se ramenaient à deux types principaux, naguère encore temporairement en usage, la corvée ou barchtchina (boïarchtchina, le travail dû au boyar ou seigneur) et la redevance en argent ou obrok.

La corvée, le labeur personnel du serf au profit du maître, était la forme primitive, rudimentaire. Les paysans travaillaient trois jours pour le propriétaire, l’autre moitié de la semaine ils cultivaient les terres que le seigneur leur abandonnait pour leur entretien[13]. Comparé à la corvée, l’obrok ou redevance annuelle en argent constituait un véritable perfectionnement ou adoucissement du servage. Ce système était surtout en usage dans le voisinage des centres de production ou dans les contrées peu fertiles. Par l’obrok, le paysan rachetait temporairement l’usage de sa liberté, quittant la terre seigneuriale pour exercer tel ou tel métier à la campagne ou dans les villes. Grâce à l’obrok, beaucoup de serfs avaient cessé toute vie rurale ; mais il suffisait d’un ordre de leur maître pour les rappeler à la charrue. Au moyen de ces redevances en argent, le but primitif du servage, qui devait fixer l’homme au sol, était tourné ; le serf à l’obrok redevenait maître de lui-même ; extérieurement il était libre, mais un lien invisible Tenchaînait à son seigneur. Le taux de la redevance annuelle variait considérablement suivant les régions, les exigences du maître, les aptitudes des serfs. En général, l’obrok oscillait entre 25 et 50 francs par an. On voit que, sous ce régime, on n’était vraiment riche qu’en possédant des villages ou plutôt des cantons entiers. La pauvreté des petits propriétaires les contraignait à tirer de leurs serfs tout ce qu’ils en pouvaient arracher. Le paysan des grands pomêchtchiki, auxquels la richesse rendait la générosité facile, était d’ordinaire plus heureux ; habituellement il était soumis à une redevance fixe. Le maître usait même rarement de la capacité ou des bonnes affaires de ses paysans pour augmenter le taux de leur obrok. Tel grand seigneur, comme un Chérémétief, avait pour serfs des marchands millionnaires et se serait fait scrupule de profiter de leur opulence, tandis que sa vanité ne se faisait point conscience de les retenir dans le servage.

Les paysans de la couronne ou paysans libres, établis sur les terres de l’État, étaient au régime de l’obrok. Outre l’impôt de capitation et les taxes locales, ils payaient à l’État une redevance qu’on pouvait regarder comme une sorte de loyer de la terre et qui oscillait entre 2 et 3 roubles par paysan mâle. Ces paysans, n’ayant d’autre seigneur que l’État, avaient deux grands avantages : l’un de payer des redevances plus fixes et moins lourdes ; l’autre de ne point appartenir à des maîtres changeants, variant d’humeur et de procédés d’un domaine à l’autre. Ils étaient en possession de libertés communales, et, lors de l’émancipation, leurs institutions ont en partie servi de modèles à l’organisation administrative des serf affranchis. En dépit de la pression et des concussions d’employés souvent corrompus, les paysans de la couronne étaient d’ordinaire plus riches que les paysans des particuliers. Encore aujourd’hui, leurs villages ont un air de bien-être relatif qui les fait souvent reconnaître à première vue.

Ces paysans des domaines, attachés au sol comme les autres, formaient jadis le fonds ou le trésor vivant dans lequel puisait le souverain pour distribuer aux serviteurs de l’État des serfs avec des terres. Catherine II fut la dernière à pratiquer ces allocations d’hommes ; elle en gratifia largement ses ministres ou ses favoris, et ces générosités sont restées une des taches de son règne. À l’empereur Alexandre Ier revient le mérite d’avoir interdit ces dons de paysans et créé une classe de cultivateurs libres.

Le servage en Russie, comme l’esclavage en Amérique, a eu ses défenseurs dans le passé, et compte encore aujourd’hui des panégyristes. Il est certain que d’ordinaire ïa servitude du paysan n’était pas pour lui sans quelque compensation : le serf avait le bénéfice comme les inconvénients de la tutelle seigneuriale, il était le protégé en même temps que le serviteur de son maître. Le servage russe, qui n’était fondé ni sur la conquête comme dans les provinces baltiques, ni sur la différence de race comme l’esclavage américain, avait gardé jusqu’à la fin quelque chose de plus paternel, de plus patriarcal. Il n’est pas moins certain que, en dépit des adoucissements apportés par les lois ou les mœurs, un tel régime était nuisible à l’homme asservi, nuisible au pays, nuisible au maître même. Le paysan des hommes bizarres ou corrompus était exposé à toutes les misères, à toutes les oppressions, à toutes les hontes, la loi ne le pouvant garantir efficacement contre la cupidité, la brutalité ou le libertinage du seigneur. Il y avait dans le servage un mal incurable : la violation de la conscience humaine, l’effacement de la responsabilité morale.

Le mal économique n’était pas moindre : l’institution profitait peu à la classe qui en devait bénéficier. Bien que le droit d’avoir des terres habitées appartînt à toute la noblesse héréditaire, on ne comptait, au moment de l’émancipation, que cent et quelques mille propriétaires de serfs, et encore le plus grand nombre était-il dans une situation médiocre. Trois ou quatre mille de ces propriétaires de serfs n’avaient pas de terre, car, au dix-huitième siècle, les serfs avaient fini par se vendre sans la terre[14]. Pour être quelque peu à son aise, il fallait posséder des centaines d’âmes ; pour être riche, des milliers, tant le servage produisait peu, tant cette confiscation séculaire du travail humain en avait ravalé le prix. Le travail gratuit des paysans ne suffisait même point à ceux qui en avaient le monopole. Le labeur servile était escompté et dévoré d’avance par un grand nombre de propriétaires. Au moment de l’émancipation, les deux tiers des terres habitées, c’est-à-dire peuplées de serfs, ou mieux les deux tiers des serfs eux-mêmes (car c’était sur la tête des paysans que prêtaient les banques), étaient hypothéqués dans les lombards ou établissements de crédit de l’État. Le pomêchtchik n’avait donc le plus souvent que l’apparence de la propriété, et, au lieu de fructifier dans le sol, les sommes avancées par l’État sur ce capital humain s’évaporaient d’ordinaire en fêtes et en plaisirs. Le servage, dans les derniers temps, menaçait ainsi d’aboutir à la ruine de la noblesse dont il semblait devoir garantir la fortune.

On est étonné qu’un tel ordre de choses ait pu persister aussi longtemps. À certains égards, on pourrait dire que, pendant ses trois siècles de durée, le servage n’a jamais été entièrement accepté du peuple. Plusieurs fois, aux dix-septième et dix-huitième siècles, à la suite de Stenka Razine et de Pougatchef, les paysans s’étaient laissé soulever au nom de la liberté. La couronne qui l’avait imposé, la noblesse qui en bénéficiait, ne regardaient depuis longtemps le servage que comme une institution irrévocablement provisoire et condamnée. L’émancipation n’a peut-être été autant retardée que grâce aux appréhensions suscitées par les mouvements révolutionnaires de l’Europe, qui en semblaient devoir précipiter l’exécution. L’empereur Alexandre Ier paraissait fait pour une telle œuvre : il la prépara par une expérience partielle en faisant libérer les serfs des trois provinces de la Baltique, les paysans esthoniens et lettons, peut-être les plus opprimés de tous, parce qu’ils sont d’une autre race que leurs conquérants et seigneurs allemands. L’empereur Nicolas, suivant l’exemple de son frère, allégea et relâcha autant que possible les liens qu’il n’osait rompre. L’émancipation était son rêve favori ; à la veille de 1848, il avait déjà formé, pour en préparer l’étude, un comité secret que la révolution de février vint dissoudre. Les déboires de la guerre de Crimée l’avaient, dans ses derniers jours, fait revenir aux mêmes projets. L’on assure qu’à son lit de mort Nicolas légua à son fils et successeur l’accomplissement de l’œuvre qu’il n’avait pu lui-même entreprendre. Ce fut peut-être du reste un bien pour l’empire que cette grande tâche n’ait pas été affrontée plus tôt : la préparation en fut plus mûrement étudiée, l’exécution plus hardiment conduite.

Une des choses qu’il importe de ne point perdre de vue, si l’on veut comprendre la transformation contemporaine de la Russie, c’est la part qu’y ont prise l’opinion et l’esprit public. La littérature, qui chez les peuples modernes ouvre toujours le chemin, les lettres sous toutes leurs formes, poésie, roman, drame, histoire, critique, avaient d’avance frayé la route ; elles n’avaient eu pour cela qu’à ramener l’attention des hautes classes vers le peuple et les mœurs populaires. Comme en Amérique, des romanciers furent les apôtres ou les prophètes de l’émancipation. La Russie a eu mieux que la Case de l’oncle Tom et les novels à tendances des femmes américaines ; elle a eu dans les Ames mortes, de Gogol, dans les Mémoires d’un Chasseur, d’Ivan Tourguénef, des tableaux d’une admirable vérité, et pour mieux dire des miroirs où, comme dans une glace polie, se reflétaient, sans altération du dessin ou de la couleur, le visage et la vie des serfs et des maîtres[15]. Les publicistes débattaient les conditions de la réforme, que faisaient ardemment désirer les peintures des romanciers. Sur ce point, les deux courants qui d’ordinaire se disputent l’esprit russe, le courant européen et le courant national, poussaient dans le même sens. Toutes les écoles, slavophiles et occidentaux, libéraux et démocrates, étaient d’accord sur le but ; la même cause avait pour avocats Nicolas Tourguénef, Samarine et Herzen. Ce n’était plus un souverain isolé, ce n’étaient plus quelques individus, formés à la discipline de l’étranger, qui menaient, en l’éperonnant et la fouettant au besoin, la nation par la bride ; c’était l’esprit public, l’opinion qui donnait l’impulsion. Il y a eu là un mouvement national, comparable de loin au mouvement d’où est sortie la Révolution française. Ce phénomène, nouveau dans l’histoire russe, est à lui seul aussi digne d’attention que l’émancipatlon même et les réformes qui l’ont accompagnée. À cet égard, l’œuvre d’Alexandre II diffère totalement de celle de Pierre le Grand et montre tout le progrès de la Russie dans l’intervalle ; la première était l’œuvre d’un homme, la seconde est déjà l’œuvre d’un peuple. La Russie, au moment de l’émancipation des serfs, n’apparaît plus seulement comme une sorte de matière inerte, de matière à expériences administratives, ou, selon le mot d’un Russe francisé[16], comme une sorte de laboratoire sociologique ; c’est une nation sortie de l’enfance qui, au lieu de s’abandonner aveuglément à la conduite d’un père ou d’un tuteur, travaille elle-même à son propre développement.

Si préparée, si réclamée qu’elle fût de la nation et de l’opinion publique, l’émancipation des serfs se fût peut-être encore longtemps fait attendre sans les désappointements de la guerre de Crimée. Il est chez tous les peuples, de ces réformes si graves, si compliquées, touchant à tant d’intérêts, qu’on ne se décide à y mettre la main que sous la pression d’un grand événement, sous le coup d’un péril ou d’un malheur national. Pour les nations comme pour les individus, l’adversité est souvent la meilleure conseillère ; une blessure extérieure, un revers militaire a plus d’une fois été le point de départ de la rénovation morale d’un grand peuple. Ce que Iéna avait été pour la Prusse et l’Allemagne, ce que Novare a été pour le Piémont et l’Italie, la guerre de Crimée, qui avait à peine entamé la frontière russe, le fut pour la Russie. Cette campagne, si stérile pour la Porte qui, sous la protection de l’Occident, se corrompit de plus en plus, a été féconde en résultats pour l’empire vaincu. La chute de Sébastopol fut pour le servage une irrémédiable défaite.

J’ai entendu raconter qu’un ancien serf avait chez lui le portrait de Napoléon III avec cette inscription : « Au libérateur des serfs. » Après la guerre de Crimée, le bruit s’était répandu, chez les paysans de certaines provinces, que l’empereur des Français exigeait l’abolition du servage, et n’avait consenti à signer la paix qu’à la condition d’insérer dans le traité un article secret, assurant la liberté des serfs[17]. Peut-être y avait-il dans cette légende un vague souvenir des espérances excitées par Napoléon, en 1812. En tout cas, cette croyance populaire n’était, sous une forme naïve, que le pressentiment instinctif de la liaison inévitable des événements. C’était, sans le savoir, au profit du moujik, au profit du peuple russe, que se battaient la France et l’Angleterre. À cet égard, la Russie a été heureuse de sa défaite : jamais un pays n’a peut-être acheté aussi bon marché sa régénération nationale. D’une guerre dont l’issue ne lui coûta que des sacrifices d’amour-propre, d’une paix dont les clauses humiliantes ont été rapidement effacées, il ne lui est resté qu’une durable transformation intérieure.



  1. Cette pièce, dont l’auteur prend le nom de Nevsky, a été, on le sait, remaniée pour la scène par M. Alex. Dumas.
  2. M. Saltykof (Chtchédrine), sous le pseudonyme de Nemo : Annales de la Patrie (Oletchestvennyia Zapiski), août 1879.
  3. Ainsi, dans le roman, Tolstoï et Dostoïevsky. Dostoïevsky se demanda dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), février 1876 : « Qui des deux vaut le mieux du peuple ou de nous ? Est-il à désirer que le peuple prenne exemple sur nous, ou nous, sur lui ? Je répondrai en toute sincérité : c’est à nous de nous incliner devant lui, de lui demander tant l’idée que la forme, de reconnaître et d’adorer sa vérité ! »
  4. « Il n’y a qu’à regarder une mappemonde pour être rempli d’un saint respect devant les destinées futures de la Russie », écrivait dés 1831 Nadejdine. « Est-ce qu’un pareil colosse peut avoir été dressé inutilement par la sagesse du Créateur ? » (Fragment du Télescope cité par M. Pypine : Izilchénila roussikoï narodnosti : Véstnik Evropy, juin 1882.
  5. Fadéef. Tchém nam byt : Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem. Ainsi s’exprimait un des plus remarquables défenseurs des tendances aristocratiques, le général Fadéer. Par opposition aux hautes classes, à la noblesse, qu’il appelle habituellement la couche cultivée, l’ingénieux écrivain désigne d’ordinaire le peuple sous le nom de force élémentaire (sikhiinaia sila) ou de matière plastique, de protoplasme ; et cette force élémentaire, il la regarde comme semblable à elle-même en tout pays et partout dénuée d’esprit propre, partout incapable de développement spontané.
  6. Voyez The Songs of the Russian People, de M. Ralston, et la Russie épique, de M. Alfred Rainbaud.
  7. Voici quelles étaient, avant l’émancipation, les proportions relatives de ces trois catégories de paysans, dans la Russie d’Europe, sans le Caucase, la Pologne et la Finlande. Le nombre des serfs des deux sexes était en gros de 22 millions et demi ; — le nombre des paysans de la couronne de 22 millions et plus, en y comprenant certains groupes accessoires de paysans libres, tels, que les colons d’origine étrangère ; — le nombre enfin des paysans d’apanage, de 2 millions environ. À cette époque, sur 100 habitants de la Russie proprement dite, on trouvait la proportion de 38,1 pour les serfs des particuliers, de 37,2 pour les paysans libres, et de 3,4 pour les paysans des apanages (Troïnitski, Krêposinoe Nasélénié v Rossi po lO° revisii, Saint-Pétersbourg (1861). Quelques années plus tôt, la proportion était plus défavorable ; en 1838, par exemple, la proportion des serfs était encore de 44 pour 100 de la population totale. Le nombre relatif des serfs allait donc en diminuant, grâce aux émancipations individuelles, grâce au service militaire qui affranchissait les soldats, grâce aux biens hypothéqués au profit de l’État, lesquels, en cas de non-payement des intérêts, venaient accroître les biens de la couronne. De cette façon, le servage, abandonné à lui-même, eût pu finir par disparaître au bout de quelques siècles sans émancipation formelle.
  8. Cette distinction est plus ou moins analogue à celle de l’ancien droit germanique, entre les leudi et les manni, les leute et les männer. En Russie, le nom officiel de la classe des paysans est krestianine, pluriel krestiane, mot qui paraît une forme corrompue de khristianine, chrétien, ou peut-être un dérivé de krest, croix, et qui sans doute est devenu le nom des paysans russes sous la domination tatare.
  9. Bélaef, Kreitiané na Rousi, Vasiltchikof, Zemlevtadénié i Zemledélie, t. I, ch. vi. Tchitchérine, Opyty po istorii rousskago prava (ch, i).
  10. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 47-48.
  11. Tchitchérine, Oblastniya outchregdéniia Rossii v XVII° véké, p. 563, 564.
  12. Sur l’état des paysans sous le régime du servage, voyez les documents publiés sous le titre de Materialy dlia istorii krépostnago prava v Rossii, et Materialy dlia istorii ouprazdnéniia krépostnago sostoïaniia poméchtchitchik krestsan v Rossii. Le lecteur français peut consuller avec fruit les Voyages de M. X. Marinier ou les Lettres sur la Russie de M. de Molinari et, pour plus de détails, les grands ouvrages de Haxlhausen et de Schnitzler.
  13. Une loi de 1797, rendue par Paul Ier, avait fixé la corvée à trois jours. Dans beaucoup de communes ou de familles, une moitié des serfs corvéables, hommes ou femmes, travaillaient toute la semaine pour le maître, tandis que les autres travaillaient pour le compte de leur ménage.
  14. Grâce à l’imperfection des statistiques, tous les chiffres donnés sur la répartition des propriétés et des serfs présentent des variantes notables. Un peu plus de deux millions d’âmes, c’est-à-dire de paysans mâles, les seuls assujettis à la capitation et recensés dans les revisions, se divisaient entre moins de 80 000 propriétaires, possédant chacun de 1 à 100 âmes et comptés comme petits propriétaires. Cinq millions d’âmes et demi formaient le lot de 22 000 maîtres, ayant chacun de 100 à 1000 âmes, et regardés comme moyens propriétaires. Enfin 1400 seigneurs, ayant chacun plus de 1000 paysans mâles et entre eux 3 millions d’âmes, étaient appelés grands propriétaires. Quelques familles, comme les Chérémélief, avaient sur leurs terres 100 000 serfs. Trotniski, Krépostnoé Kasélénié v Rossii, p. 64 et suiv. — Schnitzler, L’empire des tzars, t. III, p. 193, 194.
  15. On pourrait dire que la Russie a eu également son Oncle Tom, dans les récits d’une femme, Mme Markevitch (Marco-Volchok). Ces récils, écrits en petit-russien, ont eu l’honneur d’être traduits en russe par Ivan Tourguénef.
  16. M. Wyroubof, la Philosophie positive.
  17. Ce bruit est mentionné par Tchernychevski. par exemple, dans ses Lettres sans adresse, publiées par le Vpered (1874).