L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 5

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Hachette (Tome 1p. 548-565).


CHAPITRE V


Partisans et adversaires du régime de la communauté. — Fréquente exagération dans les deux camps. — Les défauts, les plus justement reprochés au mir, sont-ils tous inhérents à la propriété collective ? Beaucoup tiennent à la solidarité communale et au régime fiscal. — Situation faite aux communes par l’émancipation et le rachat. — De l’étendue du lot des paysans. — Le mir n’est réellement pas encore propriétaire. — Les communautés de village ne seront dans un état normal qu’après le payement des annuités de rachat.


Aujourd’hui, comme au temps du servage, la commune russe a d’ordinaire deux sortes de partisans. Elle a pour elle les slavophiles, défenseurs des traditions nationales, et les démocrates radicaux, disciples plus ou moins avoués de l’étranger. Ceux-là y voient une institution slave et patriarcale, destinée à préserver la Russie des convulsions révolutionnaires de l’Occident ; ceux-ci y veulent découvrir un débris de la communauté primitive du sol et un précieux germe des associations populaires de l’avenir. Entre ces deux écoles, d’esprit et de point de départ si différents » entre le slavophilisme orthodoxe et le radicalisme cosmopolite, ce goût pour la commune agraire établit comme une sorte de trait d’union. Sur le terrain du mir, des conservateurs à tendances plus ou moins nationales et parfois aristocratiques se plaisent à faire des avances au socialisme ou au radicalisme niveleur, affectant de déplorer, comme incurablement vicieuses, les conditions sociales des États les plus prospères de l’Occident, donnant à entendre que la Russie est le seul pays où la propriété ait une organisation rationnelle, et, non contents de proclamer que la propriété foncière est l’indispensable complément de la liberté, prenant à leur compte les sophismes révolutionnaires sur le servage du travail salarié[1].

Ce bizarre accouplement, encore assez fréquent en Russie, de l’esprit slavophile et des rêveries socialistes, n’est pas aussi contre nature qu’il le semble au premier abord. La dangereuse séduction qu’exercent parfois sur l’austère slavophilisme les grossiers appâts du socialisme moderne, a été fort bien expliquée par des écrivains russes[2]. Entre ces deux directions, en apparence diamétralement opposées » — entre le novateur socialiste, essentiellement cosmopolite et incrédule, qui rêve la destruction des frontières politiques aussi bien que le renversement des bornes privées, et le slavophile orthodoxe, pieusement épris des traditions nationales, soigneusement jaloux de la gloire de son pays et défiant du dehors, — il y a, nous l’avons dit[3], un lien caché : c’est le dédain de la civilisation moderne, que tous deux frappent de leurs anathèmes, c’est une commune aversion pour la société européenne, pour la science bourgeoise et l’économie politique de l’Occident que l’un attaque, au nom des utopies d’un avenir irréalisable, et l’autre, au nom des traditions d’un passé presque aussi chimérique.

La commune russe a pour ennemis les adversaires habituels des tendances slavophiles et des songes socialistes, les libéraux, épris des institutions occidentales et jaloux d’assimiler leur patrie à l’Europe, les économistes, avant tout préoccupés de la production matérielle et, dans le Nord comme ailleurs, ennemis de tout obstacle à l’activité individuelle et à la libre concurrence. Le mir a, en outre, contre lui la plupart des propriétaires fonciers, des agriculteurs de profession, plus frappés que personne de ses inconvénients pratiques. En revanche, le plus grand nombre des hommes de cabinet, des journalistes et des écrivains des deux capitales, séduits par les avantages théoriques de la communauté, tiennent obstinément pour elle et la représentent volontiers comme l’ancre de salut de la Russie future. Est-ce toujours uniquement pour le mérite intrinsèque du mir ? Non, peut-être ; dans leurs panégyriques de la propriété collective, les écrivains russes, les moins suspects de slavophilisme, ont une autre raison qui, à leur insu, est souvent la principale, c’est qu’il s’agit là d’une institution nationale, russe, slave, ou du moins considérée comme telle[4]. C’est ainsi que, dans un pays las d’imitation étrangère, l’amour-propre du patriote s’exalte aisément en face d’un trait d’originalité incontesté. Par là s’explique le pieux enthousiasme, l’espèce de religieuse ferveur qu’inspire la tenure collective du sol à tant des écrivains les plus distingués de la Russie, aux Samarine, aux Kavéline, aux Vasiltchikof, chez lequel, selon l’ingénieuse image d’un compatriote, sous la blouse ouvrière du socialiste, on aperçoit le caftan de velours du boyar moscovite[5]. Par un naturel entraînement, c’est le besoin de faire l’apologie de l’institution nationale qui pousse, involontairement et presque inconsciemment, tant de Russes, de penchants d’ailleurs fort divers, à des conclusions ou à des spéculations à demi socialistes. Chez beaucoup des admirateurs du mir, les lieux communs du socialisme occidental ne sont pour la commune moscovite qu’un ornement d’un goût douteux, une parure voyante, destinée à lui attirer l’attention et la faveur du vulgaire. En associant leur antique régime agraire à des nouveautés paradoxales, ces apôtres du régime de la communauté oublient que, auprès des esprits sobres, ils le compromettent au lieu de le recommander.

Dans le combat engagé autour d’elle, depuis le milieu du règne de Nicolas, la commune russe semblait, avant la guerre de Bulgarie, plutôt en train de perdre du terrain que d’en conquérir. Le préjugé public, qui jadis était pour lui, paraissait déjà près de tourner contre le mir. En remettant temporairement en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, la dernière guerre d’Orient a relevé la popularité en déclin du mir des moujiks. L’agitation nihiliste, de la fin du règne d’Alexandre II, a peut-être aussi contribué indirectement à raffermir les communautés de village, en écartant pour longtemps des conseils du gouvernement toute velléité d’abroger législativement le système agraire traditionnel, de peur de fournir aux ennemis de l’ordre une arme périlleuse.

Les téméraires exagérations des partisans de la communauté ont parfois provoqué, dans le camp opposé des spéculations et des illusions presque également excessives. Sur cette question si complexe, il est peu de Russes qui n’aient une opinion arrêtée, tranchée et absolue. Sur aucun point, j’en ai souvent été frappé, le dogmatisme ne se donne aussi librement carrière ; sur aucun, les Russes n’ont autant de peine à s’en tenir au point de vue critique. Amis et ennemis de la commune me font, je l’avoue, fréquemment l’effet d’en outrer, en sens inverse, les qualités et les défauts. Le manque de mesure, le manque d’impartialité, qui frappe dans cette polémique, s’explique sans peine par la gravité des intérêts en jeu et l’acharnement de la lutte.

Avant l’affranchissement des serfs, tous les vices sociaux, toutes les plaies économiques de la Russie étaient rejetés sur le servage ; aujourd’hui certains Russes font tout retomber sur la propriété collective.

Si l’émancipation n’a pas donné, à la culture et à la production, toute l’impulsion qu’on en espérait, c’est à leurs yeux la faute de la commune. Les peuples résistent difficilement à la tentation de se faire un bouc émissaire qu’ils puissent rendre responsable de leurs défauts ou de leurs déceptions. Or, tel est pour beaucoup de Russes, pour beaucoup de propriétaires surtout, le rôle de la commune rurale. Elle porte devant l’opinion le lourd poids des erreurs inévitables et des espérances trompées ; on la charge de tout ce qu’on reproche au moujik émancipé, à l’agriculture encore arriérée. L’imprévoyance ou l’ivrognerie des paysans, le manque ou la cherté des bras, les mauvaises récoltes, l’épuisement prématuré du sol, les disettes périodiques même de certaines contrées de l’empire, deviennent autant de textes d’accusation contre l’institution nationale des slavophiles. À en croire certains détracteurs du mir, pour vouer la Russie à une décadence irrémédiable, il n’y a qu’à conserver ce legs des temps barbares ; pour ouvrir à l’agricullure et à la production une ère de prospérité sans exemple, il n’y aurait qu’à débarrasser la propriété des langes de la communauté[6]. Quand le régime actuel mériterait toutes ces attaques, de telles vues et de telles espérances n’en seraient pas moins dangereuses ; car, en réunissant et confondant en un seul tous les maux dont souffrent la production et la population rurales, on s’expose à de graves mécomptes pour le jour où serait fermée la plaie dont on fait découler tout le mal.

Les reproches, le plus fréquemment et le plus justement faits à la commune russe, le sont au nom de l’agriculture d’un côté, au nom de l’activité individuelle de l’autre. Nous avons signalé les inconvénients agricoles en décrivant le mode de partage. La plupart se peuvent ramener à deux points — courte période de jouissance, et par suite négligence du cultivateur et épuisement de la terre ; — extrême fractionnement du sol et dispersion des parcelles, rendant toute culture rationnelle impossible. Les tristes effets de ce régime sont partout mentionnés dans les enquêtes agricoles. C’est ainsi que, dans certaines régions, dans le gouvernement de Symbirsk, par exemple, le prix de location des terres communales serait en moyenne d’un tiers ou de moitié inférieur au prix de location des terres individuelles[7]. C’est ainsi que les récoltes en froment, en seigle, en avoine, seraient généralement d’un ou deux tchetvert par dessiatine (soit de 2 à 4 hectolitres par hectare), plus élevées sur les terres des propriétaires que sur les terres des paysans.

Quand tout cela serait exact, répondent les avocats de la commune, c’est avec le système de répartition en usage jusqu’à ces dernières années ; mais ces méthodes peuvent changer, elles sont déjà en train de le faire. Ni les partages annuels ou rapprochés, ni même le parcellement extrême et la dispersion des parcelles, ne sont de l’essence de la propriété collective et n’en sont inséparables. Ce mode de propriété a pu se lier dans le passé à la culture extensive sans qu’il lui soit interdit de se prêter à une culture plus savante, à mesure que le nombre des habitants, l’ouverture des débouchés ou l’appauvrissement d’un sol jadis vierge le rendront nécessaire. À cet égard, êtes-vous bien sûrs que les communautés de village seront plus fermées au progrès que l’héritage personnel de paysans ignorants et routiniers ?

— Et les entraves apportées à l’activité individuelle, reprennent les accusateurs du régime collectif, ne sont-elles point le fait de la communauté ? N’est-ce pas elle qui, dans nos campagnes, décourage toute initiative et par là énerve le travail et stérilise le sol ? La sécurité même, que donne au paysan la certitude d’avoir toujours un lot, ne tourne-t-elle point souvent au profit de l’indolence, au profit de l’imprévoyance et de l’ivrognerie ? N’est-il pas vrai qu’assuré d’avoir toujours et quand même un coin de terre, le moujik fait peu d’efforts pour accroître son bien-être ?

— Cela encore peut être vrai, répliquent les apologistes du mir, mais de telles habitudes de paresse, longtemps fomentées par le servage, se rencontrent en d’autres pays, sous un régime de propriété, comme sous un climat tout différents de celui de la Russie. Le remède, chez nous, de même que dans le sud de l’Italie ou de l’Espagne, est moins dans le changement du mode de tenure que dans le développement de l’instruction, dans le développement des besoins de consommation, dans les progrès du bien-être. En quoi la propriété indivise du fonds enlève-t-elle au cultivateur l’indispensable aiguillon de l’intérêt personnel ? Dès que, grâce aux partages, la jouissance de la terre commune est individuelle, il n’y a nulle application du principe desséchant de l’égale rémunération des travailleurs, indépendamment de leurs mérites et de leurs labeurs ; chacun est récompensé suivant ses œuvres, chacun peut librement frapper aux deux grandes portes de la richesse, le travail et l’épargne. Pour qu’il donne tous ses soins et toutes ses forces à la culture du sol, est-il donc indispensable que le cultivateur en soit propriétaire, bien plus, qu’il en soit propriétaire personnel et héréditaire ? Ne suffit-il pas que la jouissance lui en soit assurée, pendant un laps de temps assez long pour qu’il soit certain de recueillir tous les fruits de son travail ? En reculant les époques de partage, le paysan de la commune se trouve dans la situation d’un fermier à long bail[8]. Entre ces deux hommes ou ces deux situations, quelle est la différence ? Il n’y en a qu’une, tout à l’avantage du moujik, c’est que, l’opération de rachat une fois terminée, il ne payera pas d’autre loyer de la terre que l’impôt. Si, avec une jouissance de douze, quinze, vingt ans, il peut y avoir encore des améliorations coûteuses, des travaux d’avenir que le détenteur temporaire du sol n’ose entreprendre, la même difficulté n’existe-t-elle point avec le régime des fermages en vigueur dans les régions agricoles les plus florissantes de l’Europe ? Une solution équitable de ce délicat problème ne serait-elle même pas plus aisée avec la propriété collective russe qu’avec la propriété individuelle anglaise, car, dans le premier cas, le propriétaire n’étant que la collectivité des cultivateurs réunis, ses intérêts sont identiques aux leurs, et près d’un tel maître, les fermiers ne pourraient avoir grand mal à faire triompher leurs droits[9] ?

Pour l’esprit impartial, une chose est manifeste, c’est que beaucoup des inconvénients du régime actuel ne sont nullement inhérents à la propriété collective. Ils tiennent souvent à des circonstances locales que l’on voit agir également sur la propriété personnelle ; ils tiennent au manque d’instruction, au manque de capitaux, à l’agglomération des villages et à l’éloignement des terres ; ils tiennent enfin aux conditions que la loi et le fisc font aujourd’hui à la commune russe. Beaucoup des plus graves défauts du régime rural de la Russie proviennent de son régime administratif et financier. C’est en partie l’État qui, en se servant du mir ainsi que d’un agent commode et d’un collecteur de taxes, en a fait parfois un instrument d’oppression. C’est en grande partie l’impôt qui, en pesant d’une manière exorbitante sur la propriété commune, en a fait un instrument de gêne et de misère. La propriété collective se trouve ainsi placée, en Russie, dans des conditions qui, loin d’en rendre le fonctionnement plus facile et plus avantageux, l’ont complètement faussée et viciée.

C’est d’abord un fait général, que nous avons déjà signalé et qui fait l’objet d’imprudentes admirations, la solidarité devant l’impôt. Tous les détenteurs du sol communal sont également et réciproquement responsables des taxes les uns des autres. Voilà ce qui, non moins que le partage à bref délai, décourage l’initiative individuelle et ralentit le travail ; ce n’est point tant le communisme de la propriété foncière, que la mutualité de l’impôt solidaire qui tourne uniquement au profil de l’ignorance et de la paresse. Cette solidarité, tant prônée par certains réformateurs de l’Occident, tant vantée de certains apologistes du mir russe, est trop fréquemment le fléau du mir, et partant, la grande entrave au progrès économique. Le paysan, aisé et laborieux, craint de travailler au profit d’un voisin, ivrogne et paresseux, qui ne tire point de la terre de quoi solder des taxes, souvent hors de proportion avec le revenu de la terre. De là ce singulier et navrant spectacle, dans la Russie moderne, comme dans notre France d’avant la Révolution, du paysan se faisant parfois pauvre et misérable extérieurement, pour éviter la saisie du collecteur d’impôts[10]. On cite des cultivateurs aisés qui, pour se dégager de cette solidarité, ont renoncé à tout droit sur les terres du mir et même acheté à deniers comptants l’autorisation de sortir de la commune agraire[11]. Le fisc saisit les bestiaux et parfois jusqu’aux instruments de travail des débiteurs arriérés du trésor, au grand détriment de la culture, ainsi obligée de se passer de fumier et d’engrais. De là un mal plus grand encore, la dépendance où les membres de la commune sont vis-à-vis de l’autorité communale, de là des entraves à la première et à la plus simple des libertés, la liberté d’aller et de venir. Le mir responsable pour tous, ne peut consentir à l’éloignement temporaire de ses membres que lorsque ces derniers ont acquité leurs taxes ou fourni caution pour elles. De là enfin un obstacle au développement intellectuel et moral en même temps qu’au progrès matériel, affaiblissement de la responsabilité individuelle, étouffement de l’originalité, de l’esprit d’invention et d’initiative.

La solidarité des taxes peut, il est vrai, être regardée comme la conséquence naturelle et légitime de la communauté du sol. La propriété foncière étant indivise, l’impôt foncier semble devoir être également indivis et collectif ; c’est à la commune d’en répondre pour tous ses membres. Cela peut être juste en principe sans justifier le système aujourd’hui en usage. Si elle ne s’appliquait qu’à un impôt foncier normal, prélevant seulement une portion du revenu de la terre, la solidarité aurait peu d’inconvénients pour l’agriculture et la liberté, elle serait d’ordinaire nominale et de pure forme. Chaque lot de terre, en effet, rapportant plus que l’impôt dont il est chargé, il serait toujours aisé à la commune de remplacer un contribuable en retard par un autre, lequel prendrait, avec le lot, la dette du premier vis-à-vis de l’État. Or, nous savons qu’aujourd’hui il est loin d’en être partout ainsi. Dans nombre de communes, il s’en faut que le revenu de la terre soit toujours supérieur aux taxes dont la terre répond. Cela tient à deux choses : 1o au poids excessif des impôts qui frappent le paysan, 2o au poids plus lourd encore de la taxe de rachat, qui pendant près d’un demi-siècle doit peser sur lui.

L’acte d’émancipation a placé la commune russe dans une situation transitoire et précaire. Le sol, dont on lui attribue d’ordinaire la propriété indivise, le serf affranchi ne l’a pas encore racheté, il est obligé de le payer par annuités, dont tous les membres de la commune sont solidaires, aussi bien que de l’impôt. C’est ainsi par anticipation que l’on appelle le moujik ou sa commune « propriétaire ». La tenure commune du sol existe bien en Russie ; la propriété commune, c’est-à-dire la jouissance gratuite de la terre, n’y existe réellement pas : elle n’y est encore qu’un fait exceptionnel ou une espérance, que le paysan doit acheter par des années de labeurs et de privations. Quand on examine les communautés de village de la Russie, il ne faut point perdre de vue qu’elles ne seront dans un état régulier, normal, qu’après le payement complet de l’indemnité de rachat. Tout aujourd’hui y est provisoire, par suite, il est malaisé de porter sur elles un jugement définitif.

L’émancipation même, au lieu d’améliorer les conditions d’existence du mir, les a ainsi temporairement empirées, d’abord et d’une façon générale, en resserrant le lien de la solidarité des paysans ; ensuite, et selon les localités, tantôt en exigeant des moujiks un taux de rachat, hors de proportion avec le rendement de la terre, tantôt en leur concédant des allocations insuffisantes. De ces deux cas, le premier est malheureusement le plus fréquent, et il déforme, il dénature la communauté foncière en la transformant en servitude. Dans telle région, dans le pays de Smolensk, par exemple, le prix de rachat a été estimé 50 pour 100 au-dessus de la valeur vénale du sol, et le rendement de la terre ne suffit point à en couvrir les charges annuelles[12]. Comment en de telles conditions le moujik, contraint de payer des taxes excessives et privé de moyens de culture rationnelle, n’épuiserait-il pas rapidement le sol le plus riche ? Souvent, les lots de terre sont offerts pour rien à qui se chargera de l’impôt, et il ne se rencontre pas d’amateurs ; parfois le lot n’est loué que pour la moitié des taxes qui pèsent sur lui. En de telles circonstances, la propriété, individuelle ou collective, ne peut être qu’une charge onéreuse, une sorte de travaux forcés temporaires, au profit de l’ancien seigneur ou de l’État, et de fait, nous avons vu qu’un grand nombre de paysans n’ont racheté que sous la contrainte de la loi.

Dans d’autres régions, et parfois dans les plus fertiles, les paysans, grâce au quart de lot gratuit, n’ont eu que des allocations exiguës, deux ou trois fois moins de terre qu’ils n’en avaient en jouissance au temps du servage. Les lots attribués à chaque famille ne sauraient suffire à son entretien, et, ce qui est plus grave, ne sauraient donner lieu à une exploitation régulière. Dans ce cas, la modicité des allocations expose, dès aujourd’hui, la commune agraire au péril, dont la menace ailleurs l’accroissement de la population. Le paysan, incapable de vivre sur la terre qui lui a été abandonnée, est obligé de demander son pain à un métier industriel, ou d’aller au loin louer ses bras. L’insuffisance du fonds communal est parfois si notoire que, sous Alexandre II, des assemblées provinciales, celles de Tver et de Tauride, par exemple, se sont décidées à faire des avances aux communes pour leur permettre d’arrondir le lot de leurs membres, que, sous Alexandre III, l’État a lui-même, dans le même dessein, fondé une Banque foncière spéciale.

Les plaintes contre l’exiguïté du lot ou nadél des paysans sont aujourd’hui presque générales. M. Ianson, professeur de statistique à l’Université de Saint-Pétersbourg, s’est fait le principal organe de ces doléances, devenues depuis lors, dans la presse pétersbourgeoise, une sorte de lieu commun[13]. On a été jusqu’à dire qu’en le dotant aussi maigrement, l’émancipation avait trompé les espérances du peuple et fait mentir les promesses impériales, telles qu’elles avaient été formulées, en 1857, dans le célèbre rescrit à Nasimof. On avait promis, dit-on, au paysan, une quantité de terre suffisante pour assurer son existence et le mettre en état de se suffire à lui-même, et, au lieu de cela, on lui a généralement donné un lot trop petit pour subvenir aux besoins de sa famille.

Il y a, semble-t-il, dans les doléances de ce genre, un malentendu qu’expliquent les illusions, suscitées au moment de l’affranchissement des serfs. Les inspirateurs de la charte du 19 février 1861 auraient partout voulu, nous l’avons dit, arrondir les allocations concédées aux paysans, de façon à ce que les affranchis n’eussent pas moins de terre en propriété que n’en avaient les serfs en jouissance ; mais jamais les membres du comité de rédaction, les plus favorables au paysan, n’ont eu l’idée de lui donner assez de terres pour qu’il n’eût plus besoin de travailler en dehors de son champ. Que seraient, dans ce cas, devenues les propriétés laissées à la noblesse, et par quelles mains eussent-elles été cultivées ? Où le commerce, où l’industrie, comme la grande propriété, eussent-ils pris les bras dont ils avaient besoin ? Or, en dépit de la modicité du nadêl des paysans, en dépit des impôts qui les obligent à chercher en dehors de leur champ un travail agricole ou industriel, presque toutes les régions de l’empire se plaignent du manque de bras et, chose à noter, celles où l’on s’en plaint le plus, sont souvent celles où l’on a le plus à déplorer la petitesse du lot du moujik.

À l’extension du lot des paysans, telle que la désireraient certains publicistes qui semblent réclamer de nouvelles lois agraires, il y a un autre obstacle ; c’est qu’en beaucoup de provinces, et précisément dans les plus riches, dans presque toute la zone du tchernoziom en culture régulière, il n’y a matériellement pas assez de terre pour constituer, à chaque paysan, ce que des publicistes de Pétersbourg appellent un lot normal, et naturellement il y en aura encore moins dans vingt ans. Un tel desideratum se heurte à une impossibilité physique, qui défierait toutes les lois agraires du monde[14].

En réalité, dans leurs spéculations sur les dimensions du nadêl des paysans, beaucoup d’écrivains russes partent à leur insu d’un principe, chez eux trop facilement admis comme un axiome, c’est qu’avec la propriété collective, rien de plus aisé que d’assurer à chacun l’aisance et le bien-être. Au premier abord cela semble seulement une affaire de répartition, on oublie que la propriété commune n’accroît ni l’étendue, ni la fécondité du sol ; on oublie que le capital et la science peuvent seuls arracher à la terre tout ce que la terre peut rendre.

Si, en plusieurs contrées, la dotation territoriale des paysans a manifestement été trop faible pour se prêter aisément au régime du mir, on n’en saurait dire autant partout. Le lot communal, le nadêl, attribué à la plus grande partie des moujiks, semblerait considérable en tout autre pays que la Russie. D’après les statistiques, la moyenne pour l’ensemble de l’empire serait d’environ 16 ou 17 desiatines par dvor ou cour, c’est-à-dire par famille[15]. Cette moyenne, il est vrai, s’abaisse naturellement beaucoup dans les plus peuplées et les plus fertiles régions de la Terre noire. Là, comme d’ordinaire, les paysans de la couronne, dotés sur les biens de l’État qui, dans ces provinces, leur a concédé presque toutes ses terres labourables, ont été plus favorisés que les anciens serfs qui ont été obligés de partager le sol avec leurs maîtres et qui, pour s’exempter de toute redevance, ont parfois préféré eux-mêmes le minimum gratuit, autorisé par la loi[16]. Dans ces riches provinces de Voronège, Tambof, Koursk, Penza, la moyenne des allocations territoriales oscillait encore entre 15 et 10 desiatines par famille, sans descendre notablement au-dessous de ce dernier chiffre[17] ; mais il faut se rappeler que, depuis les lois agraires de 1861, l’accroissement de la population a été considérable et a réduit d’autant le lot de chaque âme ou de chaque famille.

Quoi qu’il en soit de toutes ces différences et inégalités, on ne saurait regarder, comme voués fatalement à la misère, des paysans qui possèdent chacun en moyenne quinze ou vingt hectares de terre ; qui, dans les provinces même les plus riches ou les plus peuplées, possèdent encore une dizaine d’hectares, et qui, dans leur voisinage, ont des champs pour lesquels on se dispute leurs bras. Il est difficile de considérer l’étroitesse du nadêl du moujik comme la principale raison des souffrances des campagnes et de l’agriculture. Parmi les défenseurs même du mir, plusieurs, et non les moins éclairés, tels que M. Kochelef et le prince Vasiltchikof, ne font pas difficulté de le reconnaître[18]. Ce n’est point là qu’est le principe du mal : si le lot du paysan paraît si souvent insuffisant, cela même tient en grande partie à l’imperfection des méthodes agricoles. C’est l’ignorance et la pauvreté du serf affranchi, c’est son défaut de capital intellectuel et matériel, c’est le manque de bétail et de moyens d’exploitation qui l’empêchent de tirer un meilleur parti de son champ ; et cette pauvreté du moujik ou, si l’on veut, cet appauvrissement des campagnes retombe pour une bonne part sur l’excès des charges fiscales[19]. C’est là qu’est vraiment le principal vice de la situation agraire ; c’est dans la disproportion entre les ressources du paysan et les impôts dont il est frappé, dans la disproportion entre l’étendue ou la valeur du nadêl et le poids des redevances qui grèvent le sol ; et le mal est tel que les dégrèvements, déjà effectués ou promis par l’empereur Alexandre III, n’en sauraient triompher. La terre qu’on a donnée à l’ancien serf lors de l’émancipation n’est pas libre ; loin de l’avoir obtenue à titre gratuit, il est obligé d’en payer, sous forme d’impôts et de redevances de toute sorte, un prix souvent démesuré. Avec une telle situation, tant que le laboureur est obligé de travailler pour le fisc plutôt que pour lui-même, le mode de propriété n’a qu’une importance secondaire. Quand, au lieu de laisser leurs champs sous le régime de la tenure collective, les paysans les eussent possédés en pleine propriété individuelle, la plupart d’entre eux n’en fussent pas moins demeurés dans la misère.

Les communautés de village, telles que les a laissées l’émancipation, traversent ainsi une sorte de crise ; elles y doivent périr ou en sortir adaptées aux mœurs modernes. On ne saurait juger de ce que peut être la commune russe par ce qu’elle est aujourd’hui. Pour s’en former une opinion équitable, il faudrait d’abord la délivrer de ses entraves fiscales, l’alléger du lourd et immoral fardeau de la solidarité, et cela ne sera facile, cela même n’est peut-être possible, qu’après la suppression de la capitation et après la clôture du compte de rachat, lorsque la commune sera réellement devenue propriétaire[20]. Alors seulement, la communauté agraire étant dépouillée de tout accessoire et libre de toute chaîne, l’épreuve se pourra faire et l’expérience prononcer. Dès aujourd’hui, quelques réformes que l’on puisse adopter, à l’égard de la solidarité des taxes, on peut dire que la commune russe ne donnera toute sa mesure que le jour où l’horizon intellectuel du moujik se sera quelque peu élargi, et le jour où, pour jouir de son lot le paysan n’aura plus de lourdes annuités à verser au trésor[21]. Or, cette rançon du servage, échelonnée sur quarante-neuf années, ne sera soldée que dans le premier quart du vingtième siècle. Il est peu probable que l’état des finances impériales permette de libérer les paysans avant l’échéance marquée lors de l’émancipation. C’est déjà beaucoup, que l’erapereur Alexandre III ait pu, sans en allonger la durée, diminuer un peu le poids des annuités de rachat.



  1. Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1879 notre étude intitulée le Socialisme agraire et la propriété foncière en Europe. Un des pubiicistes qui ont débattu avec le plus d’éclat ces délicates questions de propriétés, le défunt prince A. Vasiltchikof ; s’exprime lui-même ainsi, dans une lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser, en réponse à mon article sur le Socialisjne agraire : « Le régime communal étant introduit en Russie depuis des siècles, il est tout naturel qu’en le discutant nous nous rencontrions sur un terrain commun avec les socialistes de l’Occident, et qu’en voulant maintenir cette institution traditionnelle dans notre pays, nous reproduisions en grande partie les arguments que les socialistes emploient pour l’introduire violemment dans les sociétés occidentales. — C’est un fait indubitable que, dans plusieurs questions sociales et agraires, nous côtoyons de très près les théories réputées radicales et révolutionnaires en Europe… » Lettre insérée dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1879.
  2. MM. Guerrier et Tchitcherine : Rousskii dilletantizm i obchtchinnoé zemlévladénié, Moscou, 1878.
  3. Voyez plus haut, livre IV, chap. I.
  4. En dépit de toutes les preuves, aujourd’hui accumulées contre ce système, le prince Vasiltchikof, par exemple, s’efforce longuement de prouver que le mode de propriété en usage dans le mir russe est particulier aux Slaves et, en même temps, qu’il a été général chez tous les peuples de cette race préservés de l’influence germanique.
  5. Guerrier et Tchitchérine : Ruusskii dilettantizm.
  6. C’est ainsi que, dans une brochure pleine de verve, un agriculteur du sud, s’élevant contre l’idolâtrie des hommes de cabinet qui mettent la commune sur un piédestal, ne craignait pas d’affirmer qu’en supprimant le régime de la communauté, on doublerait immédiatement la production et qu’on n’aurait plus besoin de bourreau ou de prison contre la propagande des nihilistes, des communistes, des anarchistes (Deltof : Krisis vli Nevéjesivo, Kharkof, 1879).
  7. Travaux de la commission d’enquête agricole, t. II.
  8. L’analogie, entre l’usufruitier temporaire d’une part du champ communal et le fermier à bail d’une propriété privée, est assez visible pour se passer de démonstration. Certains défenseurs de la commune, tels que M. Kochelef, en ont tiré parti pour leur plaidoyer en faveur du mir. D’autres plus absolus, tels que le prince Vasiltchikof (t. II), se refusent à reconnaître cette analogie, proscrivent le fermage, comme un mode d’exploitation irrationnel qui appauvrit fatalement le sol, et invitent l’État à interdire ou à restreindre par des lois cette pernicieuse coutume de l’Occident, sans remarquer que la plupart de ces arguments contre le fermage se retournent contre la jouissance temporaire, usitée dans le mir. Voyez le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe. (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1879).
  9. Cette question des améliorations du sol par le fermier et des dédommagements auxquels ses améliorations lui peuvent donner droit à sa sortie est une de celles qui préoccupent le plus aujourd’hui les agronomes et les économistes anglais. Voyez par ex. William E. Bear, The Relations of landlord and tenant in England and Scotland, publication du Cobden Club, Londres, 1876, chap. I, III. Le prince Vasiltchikof, ici plus logique, voudrait que la loi reconnût aux paysans le droit de se faire indemniser par la commune des dépenses faites par eux pour l’amélioration du fonds (Zemlévladênié i zemlédélié, t. II, p. 764, 773). Un autre écrivain russe, M. Posnikof, qui s’est attaché à comparer les effets du mir avec ceux du fermage à l’étranger, est arrivé à des conclusions analogues. (Obchtchinnoé zemlévladénié, Iaroslavl I, 1875.)
  10. D’après l’enquête agricole (t. II), les paysans aisés du gouvernement de Smolensk cachent leur argent au lieu de l’employer à acheter du bétail, de peur de voir leurs bêtes saisies pour payer les taxes arriérées de leurs voisins. Dans beaucoup de villages, du reste, il y a une classe nombreuse de contribuables en retard (nédoimchtchiki), débiteurs souvent insolvables du mir.
  11. Le nombre des paysans, qui sortent volontairement des communautés de villages, semble aller en augmentant. Dans le gouvernement de Vladimir, par exemple, on n’en a pas compté moins de 2266 en quinze ans, dont 390 pour la première période quinquennale, 739 pour la seconde et 1137 pour la dernière. Vladimirskii semskii Sboernit, 1881.
  12. Pour comprendre cette anomalie, le lecteur se rappellera qu’en réalité l’opération de rachat ne porte pas tant sur le sol que sur les redevances qui, au temps du servage, pesaient à la fois sur la terre et sur la personne du paysan.
  13. Ianson : Opyt statistitcheskikh issiédovanii o krestianskikh nadèlakh i platchukh (1877, ouvrage réimprimé en 1881).
  14. Cette vérité me semble avoir été démontrée par M. D. F. Samarine dans l’organe slavophile de Moscou, la Rouss de M. Aksakof (nov. 1880, cf. le no 12, 31 janv. 1881). M. Ianson, dans le journal l’Ordre (Poriadok), et dans la nouvelle édition de son Opyt, etc. (1881), s’est lui-même défendu d’avoir prétendu fixer, pour les lots du paysan, un minimum normal absolu.
  15. La desiatine vaut 1 hectare 9 ares.
  16. Pour ces derniers, au nombre de 600  000, on a proposé de revenir sur le règlement de 1861 en autorisant les paysans à racheter, avec le concours de l’État, les terres auxquelles ils ont naguère renoncé. Voyez, par exemple, la Rouss, no 4, nov. 1880.
  17. D’après les données les plus récentes, pour les huit gouvernements de la zone centrale agricole, les communes de paysans de la couronne et des apanages, comptant une population masculine effective de 2 901 000 âmes et une population inscrite de 2 318 000 âmes, ont reçu 11 092 000 desiatines. Les communes d’anciens serfs seigneuriaux, dont la population inscrite montait à 2 456 770 habitants mâles et la population effective à 2 929 000, n’ont eu en partage que 6 539 000 desiatines. Les paysans de la couronne ont donc eu en moyenne près de 5 desiatines (4, 8) et les paysans des particuliers près de 3 (2, 9) desiatines par âme de capitation ; mais, grâce à l’augmentation rapide de la population, la part moyenne des premiers se trouve aujourd’hui réduite à moins de 4 (3, 8) et celle des derniers à 2, 2 desiatines, ce qui représente encore, chez les uns, plus de 13 desiatines par famille et chez les autres 7 1/2. Statistika posemelnoï sobesivennosti i naselennikh mési Evropeiskoï Rossii, St-Pét., 1880, publication du comité central de statistique.
  18. Voyez, par exemple, Vasilichikof : Zemlevladenie, t. II, p. 649, 673.
  19. M. Ianson, Opyt statisti isslédov, etc, 1881, donne à cet égard des chiffres attristants, et sous ce rapport, les publicistes russes des diverses écoles sont malheureusement obligés d’être d’accord.
  20. La capitation a bien été abolie par l’empereur Alexandre III, non les redevances de rachat ; puis, la solidarité fiscale serait supprimée légalement que les mœurs villageoises et l’autorité du mir pourraient la maintenir en fait, longtemps encore. Le gouvernement a plus d’une fois mis à l’étude la modification du système de perception dans les campagnes. Par malheur, les charges du budget impérial rendent de telles réformes malaisées ; les arriérés d’impôts risqueraient fort de s’accroître avec un collecteur moins vigilant, ou moins intéressé à la rentrée des taxes, que la commune.
  21. Les redevances de rachat comptent en effet pour environ 60 pour 100 dans les charges qui incombent aux anciens serfs, le reste provient des impôts de l’État et des taxes locales.