L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 7

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Hachette (Tome 1p. 583-604).


CHAPITRE VII


Le régime de la communauté et la lutte de la grande et de la petite propriété. — Le mir, majorat des paysans. — Transformations que pourrait subir la commune agraire. — Ce régime peut-il s’adapter aux mœurs modernes ? — Que doit faire le législateur à l’égard de la propriété collective ? — Peut-on voir dans le mir un palladium de la société ? — Illusions à cet égard. — Le régime de la communauté et le problème de la population. — La propriété collective et l’émigration. — Les communautés de village et le socialisme agraire.


La compétition entre la propriété personnelle et la propriété collective se compliquera, en Russie, de la compétition habituelle entre la grande et la petite propriété, la grande et la petite culture. On n’a pas seulement à se demander quel est le mode d’appropriation du sol, mais aussi quel est le mode d’exploitation qui doit finalement l’emporter. Les habitudes et les lois de succession ne sont pas seules à régler l’étendue des terres, possédées ou exploitées par un seul individu ; la structure du sol, les aptitudes agricoles de la terre ou du climat y ont aussi leur part. Il est des pays coupés, morcelés par la nature même, qui semblent voués d’avance à la petite propriété ; Il est des cultures, comme celle de la vigne par exemple, qui semblent appeler la division du travail et, par suite, la division du sol. Or quel peut-être, à ce double point de vue, le mode de propriété, le mode d’exploitation agricole le plus rémunérateur et le plus naturel en Russie ? Si une contrée semble tenir du sol la vocation de la grande culture et de l’exploitation mécanique, ne sont-ce pas ces larges plaines unies du tchernoziom où rien n’arrête la charrue et les machines ? ne sont-ce pas ces steppes sans fin où les troupeaux ne peuvent souvent trouver à s’abreuver qu’à des lieues de distance ? Il est vrai qu’aujourd’hui la propriété tend à se diviser, à se fractionner ; il est vrai que ce sont les grands propriétaires qui vendent, les paysans qui achètent. C’est là un fait incontestable, mais qui peut dépendre de conditions économiques transitoires plutôt que de conditions naturelles permanentes. Rien n’assure que, au mouvement actuel de morcellement des immenses domaines des anciens seigneurs, ne succédera pas un mouvement en sens inverse. Rien n’assure que, lorsque les capitaux seront plus abondants, la population plus dense, l’agriculture plus savante, la grande propriété et l’exploitation en grand ne reprendront pas rapidement l’avantage. Il y a là, comme en toutes choses, dans le monde économique, une question de concurrence. Le jour où la grande culture se montrerait plus productive, plus rémunératrice que la petite, la petite propriété individuelle serait exposée à de sérieux dangers. Elle ne serait guère mieux en état de soutenir la compétition de sa puissante rivale que les petits ateliers et les petites boutiques la compétition des grandes usines et des grands magasins[1].

Aujourd’hui, en Russie comme en France, il me paraît certain que la petite propriété n’a rien à redouter des envahissements de la grande. Le paysan pourrait perdre l’abri artificiel du mir sans avoir d’autres empiétements à craindre que ceux de ses pareils et des miroiédy qui seraient longtemps avant de reconstruire la grande propriété.

À cet égard, tous les raisonnements spéculatifs, tous les calculs prophétiques des adversaires de la tenure individuelle, du nihiliste Tchernychcvski à l’aristocrate prince Vasiltchikof, seraient démentis par les faits, demain en Russie, comme ils le sont aujourd’hui en France[2]. Dans les circonstances présentes, avec les conditions économiques spéciales à l’agriculture russe, avec les conditions faites à l’agriculture européenne par la concurrence du Nouveau Monde, avec les lois de succession qui à chaque génération coupent et morcellent le sol, la chute des communautés de village ne saurait tourner en Russie, comme jadis en Angleterre, à l’expropriation de la grande majorité des paysans. C’est là, pour nous, un fait indubitable ; mais, en dépit de toutes leurs exagérations, les défenseurs du mir restent en droit de demander si, les circonstances actuelles venant échanger, le moujik ne serait pas heureux de retrouver un jour dans sa commune une barrière contre les envahissements des grands domaines.

Un des caractères, en effet, les plus saillants des communautés de village, c’est qu’elles offrent au peuple des campagnes une véritable protection contre la concurrence du dehors, contre les classes urbaines et industrielles, contre ce que, en Russie non moins qu’ailleurs, on se plaît à nommer l’accaparement du capital. Aujourd’hui même, dans la compétition naturelle de la grande et de la petite propriété, le régime communal russe est pour celle-ci un utile auxiliaire. Grâce à lui, la lutte entre les deux adversaires n’est pas égale. Actuellement, la petite propriété a, dans le mir, un retranchement derrière lequel son antagoniste ne peut l’atteindre, tandis que la grande propriété, dépourvue du rempart des majorats, combat à découvert, exposée, à toutes les attaques et à toutes les conquêtes de sa rivale.

À cet égard, la propriété commune, qui est inaliénable, constitue au profit des paysans une sorte de majorat ou de bien défendu, comme disent les Russes, avec cette différence que le majorât n’assure que l’avenir des aînés de la famille, tandis que l’héritage communal profite à tous les habitants du village. En plusieurs régions de la Prusse et de l’Allemagnc, dans les provinces Baltiques même de la Russie, la loi ou la coutume applique, aux terres du paysan, les prérogatives et les entraves légales, ailleurs mises exclusivement au service de la noblesse : le paysan, comme le noble, a ses terres réservées qu’il ne peut aliéner[3]. En Russie, le majorat du moujik est collectif ou corporatif au lieu d’être individuel, il s’étend à la classe entière et non à quelques-uns de ses membres. Dans les deux cas, les garanties sont du même genre, dans les deux cas, les générations à naître sont protégées contre les dilapidations ou l’imprévoyance des vivants, et l’enfant contre les conséquences des vices de ses pères. Du moujik de la Grande-Russie on peut dire, comme du lord anglais, qu’il hérite de la richesse de son père et n’hérite point de son indigence. Il est un degré de pauvreté ou d’infortune au-dessous duquel un père ne peut laisser tomber ses descendants, ou un homme se précipiter lui-même. Aux déshérités le mir offre un asile. C’est ainsi que le considèrent parfois les paysans eux-mêmes, et c’est pour cette raison que les moujiks aisés, devenus propriétaires individuels, hésitent à abandonner leur commune. S’ils ne peuvent cultiver leur lot, ils le cèdent ou le louent à d’autres, regardant les terres du mir comme un en-cas pour de mauvais jours, une réserve pour leurs enfants ou pour eux-mêmes[4].

Dans un ordre d’idées analogue, l’un des plus éclairés et des plus sobres défenseurs du régime actuel, M. Kavéline, a pu dire que la propriété commune était, pour la population des campagnes, une sorte de société d’assurance. Grâce à elle, chaque famille est certaine de conserver un coin de terre et un foyer. Sans elle, l’ancien serf pourrait être tenté d’aliéner son lot, tenté de manger ou de boire le patrimoine de ses enfants. Il n’est pas douteux que le moujik, récemment émancipé, n’ait encore souvent besoin de cette protection contre lui-même. Ce qui le prouve, c’est qu’en dépit de ce régime tutélaire il n’est pas rare de lui voir engager frauduleusement aux mangeurs du mir la terre, le nadêl qu’il n’a point le droit de vendre[5]. Quand les hommes les plus entreprenants sortiraient du mir pour s’établir sur leurs propres terres, ou se livrer dans les villes au commerce ou à l’industrie, la commune agraire resterait le refuge des pauvres, des faibles ou des timides. Avec un grand développement de la richesse, elle pourrait demeurer comme une sorte d’atelier national, ou, selon l’expression d’un de ses critiques, comme une sorte de workhouse agricole, librement administré par ses habitants, et indépendant de la charité publique ou privée[6].

Loin de la réduire à un rôle aussi humble, les progrès de la richesse et de la population pourraient un jour étrangement transformer les destinées de la propriété indivise et l’appeler à une vocation toute différente. Aujourd’hui, en face des grands domaines des anciens seigneurs, la terre communale représente, en Russie, la petite culture en même temps que la petite propriété. Si les achats des paysans continuaient à morceler les domaines seigneuriaux, il ne serait pas impossible que le rôle des deux modes de propriété ne fût un jour interverti. La grande et la petite culture ont chacune leurs avantages, chacune leurs défauts. Si, au point de vue social, on peut souvent préférer la seconde, au point de vue agronomique, au point de vue de la production, il est difficile, en certaines régions, de ne point préférer la première. Or, la propriété commune a cette singulière faculté de se prêter également à la petite culture et à la grande, de pouvoir réunir les avantages agricoles de l’une et les avantages sociaux de l’autre. Aux partages temporaires entre les familles, rien n’empêche de substituer un jour une exploitation en bloc par la commune, ou par grandes fermes, louées au compte de la communauté. Certes, ce serait là, pour le mir, une transformation qui le dénaturerait aux yeux de beaucoup de ses partisans ; mais peut-être un jour, si la tenure collective persiste jusque-là, trouvera-ton que c’est le seul moyen de la faire vivre et de la justifier. Sous ce rapport, en effet, elle offre d’incontestables avantages sur la propriété individuelle et morcelée. Dans un pays de grandes plaines et dans un âge de machines à vapeur, le régime de la communauté ne s’adapterait-il pas mieux que son rival à une exploitation rationnelle et scientifique ? Réunis en une sorte de syndicat permanent, membres d’une société agricole, dont ils seraient en même temps actionnaires et ouvriers, les paysans trouveraient sur les terres communales un champ libre à la grande culture.

Sous le régime même des partages périodiques, en dehors de toutes ces lointaines hypothèses, la communauté, qui semble, d’ordinaire, un obstacle à tout progrès, pourrait encore parfois faciliter aux moujiks l’amélioration de leurs terres et de leur système d’exploitation. L’autorité du mir a déjà, dans quelques rares villages, introduit des méthodes plus rationnelles. On cite des communes qui ont abandonné par délibération l’ancien mode d’assolement triennal, d’autres qui ont rendu la fumure des champs obligatoire. Les progrès de l’instruction ne pourraient-ils un jour tirer parti de cette réunion des forces villageoises ? L’association semble seule en état d’utiliser toutes les ressources du sol russe, seule en état de parer à tous ses défauts naturels. Comment contester aux défenseurs de la communauté qu’elle saurait, mieux que le paysan isolé, entreprendre les grands travaux nécessaires à la mise en complète valeur du territoire national, dessécher les marais du nord et de l’ouest, irriguer ou reboiser les steppes du sud et de l’est ?

Il est vrai que, avec la pauvreté et avec l’ignorance actuelles du moujik, seul aujourd’hui directement intéressé dans le mir, toutes ces améliorations, qui semblent la vocation naturelle de la communauté, sont visiblement au-dessus des forces, pour ne pas dire au-dessus de l’intelligence de ces propriétaires collectifs. Il faudrait des générations pour que les communes pussent, à cet égard, comprendre leur intérêt et leur devoir, pour qu’elles sussent au besoin s’associer entre elles, afin de mieux lutter contre les défauts du sol et du climat, souvent accrus aujourd’hui par l’incurie de l’homme. Or, cet esprit d’initiative et d’entreprise, qui seul pourrait tirer parti de la communauté, semble devoir longtemps rester étranger aux communes de paysans, et les adversaires du régime actuel sont peut-être fondés à dire que ce régime même en a tué le germe dans le paysan et la commune.

En résumé, je n’oserais, pour ma part, affirmer que le mode de propriété des âges primitifs est absolument incapable de s’adapter aux besoins du monde moderne. De toutes les objections adressées à la propriété collective, la plus forte à mes yeux est précisément celle que fournit l’antiquité même de la tenure commune du sol.

S’il était utile aux habitants et conforme à la loi naturelle du progrès, comment le régime de la communauté a-t-il presque entièrement disparu des pays les plus riches et les plus civilisés ? Cette décadence ne saurait s’attribuer à des circonstances fortuites. Lorsqu’une institution, qui a existé autrefois sur de vastes espaces, ne se retrouve plus qu’à l’état de vestiges, dans quelques contrées isolées, n’est-on pas tenté de la croire inconciliable avec le développement des sociétés humaines ? — C’est là, on ne saurait le nier, un sérieux motif de douter de l’avenir de la propriété commune. Quelle qu’en soit la valeur, cette objection n’est toutefois pas décisive. Rien ne démontre qu’un procédé économique de l’enfance des sociétés ne puisse être rajeuni et approprié à l’esprit d’une civilisation déjà mûre. Ne pourrait-on pas découvrir dans les lois ou les coutumes de l’Europe moderne, dans le jury par exemple, plus d’une trace qui remonte aux barbares ? Et quand cela ne serait point, n’y a-t-il pas quelque témérité à interdire aux sociétés humaines toute voie en dehors des routes frayées, ou à prétendre que tous les peuples doivent exactement passer par les mômes étapes ?

Dans le monde moderne se livre, depuis la révolution française, un grand combat. Deux principes ennemis, parés de noms et de titres divers, l’un ramenant tout à l’individu, l’autre tout à la communauté, se font une guerre dont nul ne saurait prévoir l’issue. À une époque où l’on parle tant d’association et de coopération, où des millions d’êtres humains rêvent de mutualité et de solidarité, le législateur hésitera longtemps à biffer à coups d’oukazes une forme de propriété qui réalise partiellement ce qui, en d’autres pays, semble une utopie. En lui léguant la propriété collective, le passé a chargé la Russie d’une expérience qui, une fois abandonnée, ne saurait être reprise sans bouleversement. Plus l’objet en est grave, plus il importe que l’expérience soit complète, patiente même. La Russie en doit pour ainsi dire compte à la civilisation. L’un des grands avantages du monde moderne, c’est la variété, l’individualité des peuples. Les États sont pour la civilisation autant d’ateliers, autant de laboratoires diiîérents et rivaux ; chaque nation est un ouvrier ayant son génie et ses outils propres, et il y a profit à ce que toutes ne travaillent pas toujours sur le même patron, ne se copient pas sans cesse les unes les autres. Grande encore au point de vue politique » religieux, juridique, la variété est presque nulle au point de vue du droit de propriété. Seuls, dans le monde chrétien, les Slaves gardent encore à cet égard quelque originalité ; c’est un point sur lequel ils peuvent se faire scrupule d’imiter prématurément l’Europe. Seule, dans les deux mondes, la Russie est, par ses traditions et l’étendue de son territoire, à même d’expérimenter concurremment les deux modes opposés de propriété. On ne saurait pour cela compter sur les Slaves du sud, moins avancés en civilisation, ou déjà envahis par les influences germaniques et latines. Si la communauté du sol doit être mise à l’épreuve en dehors de l’île d’Utopie ou des Icaries révolutionnaires, c’est en Russie, et si l’épreuve veut être concluante, il faut qu’elle dure au moins jusqu’à la libération des terres du moujik.

En attendant, le rôle du gouvernement et de la législation, en face de cette question si passionnément controversée, me paraît des plus simples et des plus commodes. Entre les deux modes de propriété, tant prônés des uns, tant vilipendés des autres, le gouvernement n’a pas de choix à faire ; il n’est pas juge dans le procès bruyamment plaidé autour de lui pour la tenure du sol. C’est au pays, et au peuple, avec le concours du temps, de rendre la sentence définitive entre les deux adversaires. Le pouvoir n’a, croyons-nous qu’à garder la neutralité, ne proscrivant, ne favorisant ni l’un ni l’autre, les abandonnant à eux-mêmes et leur laissant combattre leur propre bataille. Si, dans les plaines russes, la propriété collective et la propriété individuelle ne peuvent vivre côte à côte, les faits, les mœurs, les besoins du pays, l’intérêt personnel du cultivateur donneront naturellement gain de cause à la plus forte, à la plus utile, ou à la plus productive des deux rivales. Le mir ne peut-il se plier aux progrès de l’agriculture et aux exigences de la vie moderne, le mir se dissoudra peu à peu de lui-même, du libre consentement des communes, sans l’intrusion de la loi et de l’État.

Il n’y a pas de lois à faire contre les communautés de village ; sous l’empire de la législation actuelle, elles sont bien plus faciles à détruire qu’à reconstruire. Dans la lutte engagée entre elles deux, ce sera là, pour l’avenir, une grande cause d’infériorité de la communauté vis-à-vis de la propriété individuelle. S’il y avait un jour, dans un demi-siècle, dans un quart de siècle, à légiférer sur les terres communales, ce serait plutôt en leur faveur que contre elles, ce serait pour en sauver les débris au moyen de précautions légales, analogues à celles de la France en pareille matière[7]. Jusqu’à cette époque, que les dispositions actuelles du moujik font paraître encore éloignée, le mieux, pensons-nous, est de s’en fier au temps et à la nature, aux progrès de l’instruction et au libre jeu des intérêts, en un mot à la libre concurrence qui, plus que personne, est capable de décider entre les divers modes de tenure du sol. Au risque de heurter également les adversaires et les partisans du mir, au risque de blesser certaines préventions ou traditions économiques, je confesse qu’à mon sens c’est ici le cas ou jamais d’appliquer le laissez-faire, le laissez-passer de nos vieux économistes.

Quand la propriété collective, suivant le type du mir, sortirait victorieuse de l’épreuve présente, pourrait-elle, s’acclimater chez des nations où l’étendue des terres et la densité de la population sont en de tout autres rapports qu’en Russie ? pourrait-elle se transplanter sur le sol de notre vieille Europe dont elle a presque entièrement été extirpée depuis des siècles ? À cet égard, les Russes les plus enthousiastes de la commune moscovite se font rarement illusion ; bien peu croient que leur institution favorite puisse jamais être importée en Occident. N’apercevant point, pour les nations modernes, d’autre ancre de salut, beaucoup déplorent que nous soyons inféodés à un mode de propriété, radicalement vicieux, qui doit tôt ou tard entraîner la chute de nos États les plus florissants.

Une chose certaine, c’est qu’une contrée comme la France, où, sous le régime de la propriété personnelle, la plus grande partie de la terre tend à passer dans la possession directe des cultivateurs, sera toujours peu tentée d’emprunter des institutions d’un autre âge ou d’un autre pays pour introduire chez elle une transformation qui se fait sans cela. Si jamais un peuple civilisé avait, sous une forme ou sous une autre, recours à ce qu’on a nommé la nationalisation du sol, ce serait plutôt un État comme l’Angleterre, où la population est pressée, le sol restreint et la propriété condensée en peu de mains. Dans un pays comme le nôtre, la démocratie même gagnerait peu à une telle révolution, si grande qu’elle semble. Le triomphe de la collectivité dans la propriété foncière ne serait point, en effet, le triomphe du communisme ni même de l’égalité des conditions, car, si elles peuvent vivre en Russie ou ailleurs, les communautés agraires ne le feront qu’en s’adaptant à la liberté individuelle, et par suite à une certaine inégalité.

Quant à croire, avec tant de Russes, qu’il y ait là une solution complète et rationnelle de ce qu’on appelle le problème social, c’est une erreur manifeste. Peut-être serait-ce une solution dans un pays primitif, encore tout rural et agricole, tel que l’a été longtemps la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitants de nos capitales ? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos villes ? et, grâce à l’industrie et au commerce, grâce au développement même de l’aisance, les villes iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population. Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier urbain, et ce que certains Russes nous offrent pour remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes.

En Russie même, la propriété collective peut-elle jamais atteindre les hautes destinées que rêve pour elle plus d’un patriote ? est-il possible que dans le vieil empire slave, préservé par son isolement géographique et historique de la contagion occidentale, le mir moscovite serve de fondement à une civilisation nouvelle, originale, exempte des vices de la civilisation classique, pure des taches du salariat, du prolétariat, du paupérisme ?

Selon certains Russes, en effet, la Russie n’a qu’à demeurer fidèle à son histoire et à sa commune rurale pour donner naissance à une société aussi brillante, aussi prospère et autrement harmonieuse et saine que celles d’Occident, à une société dégagée des luttes de classes et libre de tous les principes morbides qui, à les en croire, menacent les nations de l’Europe d’une précoce décomposition[8].

Que vaut cette prétention de fonder, à l’aide d’un autre régime agraire, une nouvelle civilisation, nette des souillures de nos sociétés occidentales ? Au fond, toute cette thèse aboutit à cette question : Peut-il y avoir une haute civilisation, une haute culture, sans grande industrie, sans grand commerce, sans grandes villes ? Peut-il y avoir dans l’avenir, en Russie ou ailleurs, une société prospère et indéfiniment progressive, où, comme dans la Russie contemporaine, l’élément urbain reste à perpétuité relativement peu considérable et toujours subordonné ? Si, à l’aide de la propriété collective et du mir, il est possible d’édifier une société nouvelle à base plus large et mieux assise que les nôtres, ce ne peut être, en effet, qu’une société exclusivement agricole et essentiellement rurale[9].

La panacée sociale des slavophiles et de leurs émules n’a de vertu, disons-nous, que pour des villageois, et, pour ces derniers, pour les campagnes mêmes, est-ce bien là un remède certain, un spécifique infaillible ? Comment ne pas voir que, pour posséder toute son efficacité, le régime de propriété, en usage dans les campagnes russes, a besoin de larges espaces ? Pour reconnaître à chaque habitant, à chaque couple adulte, une sorte de droit à la terre, il faut avant tout avoir des terres et des terres libres. Les communes russes, celles au moins qui sont assez bien dotées territorialement, ont des réserves qu’elles gardent pour les nouveaux copartageants. C’est là en réalité le seul moyen de satisfaire tous les ayants droit, au fur et à mesure de leur apparition sur la scène du travail, mais un tel système exige des vides dans la population ou des vacances dans les terres cultivées. Au banquet de la propriété foncière il est facile à un pays neuf de convier tous les nouveaux venus ; mais tôt ou tard il devient malaisé de faire place aux arrivants sans gêner les premiers assis au festin. Le nombre des convives augmentant toujours sans que la table commune s’élargisse, ne finiront-ils point par se trouver tous à l’étroit, par n’avoir chacun qu’une maigre et insuffisante portion ?

En restreignant les terres disponibles et en rétrécissant le lot de chaque famille, tout accroissement de la population tend à diminuer la facilité des partages et le bien-être des copartageants. C’est là, pour l’avenir, ce qui menace peut-être le plus la propriété collective du moujik. Une chose avérée, en effet, et facile à comprendre, c’est que le régime du mir sollicite à l’accroissement de la population aussi bien qu’au mariage, chaque famille ayant droit à une part du sol d’autant plus grande qu’elle compte plus de bras et de travailleurs. En prenant le terme de prolétaire dans le sens étymologique, procréateur d’enfants, rien n’encourage plus au prolétariat que le système de tenure qui donne une prime aux nombreuses familles. Par là aussi, en enlevant aux parents une part des soucis que donnent naturellement les enfants, le régime de la communauté agraire peut indirectement fomenter le prolétariat, dans le sens économique du mot, car, le sol étant restreint, ce régime risque d’amener à une multiplication des hommes plus rapide que la multiplication des moyens d’existence où de bien-être[10]. Sur ce point, la propriété collective est en opposition avec la propriété personnelle héréditaire. Dans l’une et l’autre, le même mobile, l’intérêt individuel, produit des effets contraires. La propriété personnelle, sous le régime du partage égal du moins, tend à limiter, dans chaque famille, le nombre des enfants qui doivent partager le domaine paternel. À notre sens, ce serait peut-être là le plus sérieux reproche qu’on lui puisse faire. Au-dessous de la question de propriété, nous découvrons ainsi le problème de la population[11].

À cet égard, les deux modes de propriété ont des effets inattendus et presque également outrés en sens inverse. Il n’y a pas encore un siècle qu’Arthur Young écrivait que, avec notre régime de propriété, la France deviendrait bientôt une garenne de lapins. Les faits ont montré combien ces craintes de multiplication excessive étaient vaines. En limitant l’accroissement de la population, notre régime agraire tend à mettre des bornes au morcellement même du sol qu’on l’accusait de devoir porter à l’infini. Il en est tout autrement de la propriété collective ; en stimulant la reproduction de la population, elle restreint sans cesse la part du sol attribuable à chacun, elle coupe et émiette de plus en plus les terres, en sorte qu’à la longue elle risque de se rendre elle-même impossible ou illusoire.

Si faible qu’y semble la densité de la population, dans les gouvernements même les plus peuplés, les effets de cette loi naturelle se font déjà sentir dans beaucoup de contrées de la Russie. Dans nombre de communes, les paysans se trouvent à l’étroit, les lots accordés au moujik lors de l’émancipation sont déjà notablement réduits, et, à chaque partage, ils deviennent plus exigus ; le mal s’aggrave avec les années et l’accroissement de la population. Les communautés de village, grâce, en grande partie, il est vrai, aux défauts de leur exploitation, étouffent sur des terres qui souvent, en Occident, suffiraient à un nombre double ou triple d’habitants. S’il en est ainsi, moins de vingt-cinq ans après l’émancipation et la dotation territoriale des paysans, que sera-ce en un siècle ; que sera-ce en deux ou trois siècles[12] ?

Dans un empire comme la Russie, où, en Europe et en Asie, il y a des centaines de millions d’hectares inoccupés, où de vastes solitudes attendent en vain des habitants, l’on ne saurait, s’écrient les défenseurs du mir, s’inquiéter du manque de terres. Dans un tel État, il est aisé de réparer toutes les injustices de la nature ou de la société, aisé de résoudre le problème, insoluble pour les vieux États de l’Occident, d’une équitable répartition du sol et de la richesse. En Russie, il y a assez de place et assez de ressources naturelles pour égaliser autant que possible les inégalités sociales, pour supprimer le prolétariat, sans attenter aux droits de la propriété individuelle, des communes rurales ou du trésor. Il n’y a qu’à régulariser l’émigration ou plutôt la colonisation intérieure, il n’y a qu’à donner une direction et assigner une demeure aux milliers de paysans qui, chaque été, quittent en troupe leur commune natale à la recherche de terres vacantes, et cela souvent sur la foi de fausses rumeurs ou de menteurs émissaires[13].

La Russie ressemble, en effet, à l’une de ses riches communes, bien loties de terres, qui possèdent pour les nouvelles générations de vastes réserves territoriales. Les steppes du sud, certaines régions de l’Oural et du Caucase, la Sibérie méridionale surtout, lui offrent, pour une suite plus ou moins longue d’années, un déversoir au trop-plein des communautés de village de l’intérieur. C’est à l’État de savoir mettre à profit de pareilles ressources, et, sous Alexandre III, il s’en est sérieusement occupé[14]. Si grandes qu’elles soient, ces réserves de terres s’épuiseront pourtant un jour, et cela peut-être beaucoup plus tôt que ne le supposent les patriotes qui s’en laissent imposer par l’immensité des surfaces comprises dans l’empire. Quelque éloigné qu’il semble, ce jour viendra, en Russie avec la propriété collective, comme en Amérique avec la propriété individuelle, et ce jour-là, les deux modes de tenure du sol resteront en présence, avec leurs avantages et leurs inconvénients intrinsèques, sans que ni l’un ni l’autre puisse appeler à son secour l’émigration. Alors, si sa vie se prolonge jusque-là, sonnera l’heure critique pour la propriété collective, resserrée de plus en plus à l’étroit par la multiplication des habitants, et accusée de répondre de moins en moins à ce qu’on attend d’elle, la mise de la terre à la portée de tous. Compter sur une colonisation indéfinie pour faire vivre un mode de propriété, ce n’est au fond que reculer la difficulté. Quel que soit le mode de tenure du sol, les hommes ne sauraient tous être largement pourvus de terres que là où il y a beaucoup de terres et peu d’habitants.

Je terminerai cette étude, exempte de tout parti pris, par une dernière remarque. À Pétersbourg et à Moscou, l’on se flatte qu’en conservant le domaine communal du paysan, à côté du domaine héréditaire du noble ou du marchand, la Russie échappera aux luttes de classes qui troublent l’Occident. C’est là, pour beaucoup de Russes, une sorte d’axiome incontesté ; mais, sur ce point encore, nous craignons qu’ils ne se fassent illusion. S’il n’y a point aujourd’hui de luttes de classes en Russie, d’antagonisme conscient et déclaré, entre le propriétaire et l’ouvrier, entre le travail et le capital, cela tient moins à l’existence du mir qu’à l’état social, religieux, intellectuel, du peuple. Le jour où viendraient à lever les semences révolutionnaires que tant de jeunes mains travaillent à répandre, ce jour-là, le mode de propriété, tant vanté des slavophiles, serait pour la société russe un bien faible palladium. Le mir, tel qu’il existe aujourd’hui, avec toute une classe de propriétaires fonciers en dehors de lui, a en effet un grave inconvénient social, l’inconvénient de partager la population rurale, comme la propriété, en deux catégories, en deux classes nettement tranchées. Tandis qu’en France il y a, du plus grand au plus petit détenteur du sol, une chaîne continue et graduée de propriétaires, de tout rang et de toute fortune, en Russie, le grand propriélaire, le pomêdilchik, qui demeure en dehors du mir, est entièrement séparé des communes de paysans ; par là même, il est en quelque sorte désigné à leur jalousie et peut-être un jour à leurs convoitises. L’un des défauts de la commune russe, qu’on nous représente comme le plus sûr obstacle à la division de la société en classes hostiles, c’est précisément de couper la population des campagnes en deux classes ayant des intérêts différents, si ce n’est opposés.

Ce serait là un véritable danger pour l’avenir, si, grâce aux achats de terre faits par les paysans, il ne se formait peu à peu, entre le pomêchtchik ou propriétaire foncier et le moujik des communes, une classe intermédiaire de petits propriétaires, tenant en même temps à l’un et à l’autre. Ces paysans, qui sont à la fois membres du mir, et, en dehors du mir, propriétaires individuels, comme l’ancien seigneur et le marchand des villes, ces paysans, qui dans leur personne réunissent les deux modes de propriété, pourront servir de lien entre les deux classes séparées par la tenure du sol. Sans ce groupe intermédiaire qui devient d’année en année plus nombreux, la Russie ne saurait longtemps échapper à l’antagonisme des deux modes de propriété et aux luttes sociales que les révolutionnaires s’efforcent de provoquer chez elle.

En Russie, nous dit-on, il y a place pour tous les droits et tous les intérêts ; mais, lorsque le paysan se trouvera trop à l’étroit dans le patrimoine du peuple, êtes-vous sûr de l’empêcher de jeter un œil de convoitise sur les domaines privés contigus ? Le moujik, aujourd’hui même qu’il demeure encore sourd à toutes les prédications « nihilistes », n’est-il pas enclin à se croire spolié au profit du pomêchtchik, à rêver, pour lui ou ses enfants, de nouvelles distributions de terres ?

Au lieu de fermer à jamais aux révolutionnaires la porte de l' izba du villageois, le mir pourrait bien un jour la leur ouvrir[15]. Ce sera au nom du mir, qu’on nous représente comme la sauvegarde de la société, que le paysan sera invité à s’arrondir, à faire rentrer toutes les terres dans le domaine communal[16]. La commune russe, telle qu’elle existe dans l’ancienne Moscovie, est en effet un facile moyen de s’emparer du sol au profit des masses, c’est le seul procédé pratique, encore connu, pour appliquer à la terre les théories du partage égal, sans voir l’inégalité renaître du partage même. Ailleurs, le plus grand obstacle à toute tentative communiste agraire est dans les mœurs ; or, grâce au mir, les mœurs du peuple ne s’y opposent point.

De ce que les communautés de village pourraient, à certaine heure, servir d’instrument ou d’appât aux révolutionnaires, faut-il conclure qu’elles doivent au plus tôt être abolies législativement, comme pernicieuses pour la société ? Nullement, à notre avis, car, en voulant ainsi prévenir le mal, on courrait grand risque de l’aggraver. Ce qui peut, à tel moment, offrir à la propagande anarchique une prise sur le paysan, c’est moins en effet le mir lui-même, que les vagues notions répandues dans le peuple par les usages du mir ; or, ces idées, ces confuses aspirations ne peuvent être étouffées par un oukaze supprimant les communautés de village. Tant que l’antique mode de tenure gardera les sympathies des paysans, le gouvernement ne saurait porter la main sur le mir sans violenter les mœurs et la conscience juridique du peuple des campagnes, par suite, sans s’exposer lui-même un jour à de périlleuses revendications[17].

Les Russes se plaisent à nous représenter la propriété collective comme un remède souverain, un spécifique infaillible contre le socialisme et le communisme ; si le mir a cette vertu, c’est conformément à la méthode qui, pour préserver d’une maladie, l’inocule. On pourrait dire que, avec la commune russe, le communisme, ou mieux le socialisme agraire, a été inoculé à la Russie, — que, grâce au mir, il circule inconsciemment dans ses veines et dans son sang. Le virus, à cette dose, restera-t-il toujours inoffensif ? Sera-ce un préservatif contre la contagion du dehors, ou, au contraire, déterminera-t-il un jour, dans l’organisme social, des désordres inattendus et des troubles graves ? L’avenir nous l’apprendra. En attendant, c’est là, pour les sociétés, un mode de traitement dont les gens prudents n’oseraient leur conseiller l’essai, de peur de leur faire prendre le mal dont on prétend ainsi les défendre.

Aujourd’hui même qu’il ferme l’oreille aux prédications révolutionnaires, le moujik ne se contente pas toujours d’attendre patiemment, de la bonté du tsar, de nouvelles allocations de terres. En passant près des biens de son voisin le pomechtchik, il leur jette souvent de côté un regard de convoitise[18]. Parfois même, dans ses démêlés avec les propriétaires riverains, le paysan cherche à étendre, à leurs dépens, le domaine du mir. Sous l’empereur Alexandre III qui, lors de son sacre, a eu la loyauté d’avertir les délégués des paysans que la question de propriété était définitivement réglée, il y a eu, en diverses provinces, des émeutes agraires. Pour les réprimer, il a fallu plusieurs fois faire intervenir la troupe ; l’autorité a profité des lois édictées contre les révolutionnaires pour faire passer les chefs des paysans devant un conseil de guerre. La chose se fait, autant que possible, sans bruit ; les journaux ont ordre de garder le silence sur toutes les affaires de ce genre. En 1886, par exemple, il y avait une émeute de paysans dans le gouvernement de Penza. En 1887, c’était dans le gouvernement de Riazane ; en 1888, dans le gouvernement de Kazan. Et, chaque fois, la troupe a dû donner ; les chefs des mutins ont été jugés par des commissions militaires. L’abolition officielle de la peine capitale ne les a pas empêchés d’être condamnés à mort. On m’assure qu’on a ainsi parfois pendu des douze et quinze paysans d’un coup. Avec moins de sévérité, peut-être aurait-on du mal à maintenir la paix sociale.

Quant à croire, comme le proclamaient naguère encore beaucoup de ses panégyristes, que la propriété collective est un sûr antidote contre le poison révolutionnaire, qu’avec elle, la Russie est certaine de rester indemme de toutes les épidémies politiques, c’est là un préjugé dont les innombrables complots et les audacieux attentats des dernières années d’Alexandre II n’ont que trop démontré l’ingénuité. Les mines et les bombes, la nitroglycérine et la dynamite se sont chargées de désabuser les plus confiants. Contre la sape du nihilisme et les explosions révolutionnaires, le mir moscovite est une assurance manifestement insuffisante. Après l’assassinat du libérateur des serfs, un Russe ne peut plus soutenir que tous les troubles périodiques de l’Occident proviennent de notre mode de propriété, que les questions sociales engendrent seules les révolutions, que, pour échapper aux commotions violentes, la Russie n’a qu’à mettre la terre à la portée de tous.



  1. En Angleterre, par exemple, c’est là, croyons-nous, une des causes de l’excessive prédominance de la grande propriété. Longtemps il y eut, chez nos voisins, de petits propriétaires, et la force de l’État fut chez les yeomen. La grande propriété a englouti les débris de la petite, encore fréquente au dix-huitiéme siècle. La réduction des biens communaux par les enclosure acts n’a profité qu’à la première. Selon Fawcet, Manual of political economy, les enclosure acts ont, depuis 1710, enlevé 8 millions d’acres aux communes pour les donner aux grands propriétaires. Voyez M. Wren Hoskyns dans les Systems of land tenure in various countries. De là en Angleterre, et surtout en Irlande, un prolétariat, un paupérisme rural, comparable au prolétariat industriel d’autres pays.
  2. Dans sa critique de Stuart Mill, Tchernychevski a prétendu démontrer mathématiquement que, après la suppression de la communauté, il suffirait de trois générations pour que plus de la moitié des habitants d’un village ne possédassent ensemble qu’un dixième du sol, partagé primitivement entre les diverses familles.
  3. Entre le domaine réservé du paysan et les terres seigneuriales, il y a parfois cette différence que, en certains villages d’Allemagne comme en quelques communes de la Suisse, le bien du père passe au dernier né et non à l’aîné des enfants ; le majorat devient alors minorat. Droits d’ultimogéniture et de primogéniture ont du reste les mêmes effets.
  4. Voici, par exemple, ce que répondaient les paysans du gouvernement de Moscou à une enquête de l’assemblée provinciale : Si les lots devenaient propriété individuelle, ils seraient souvent vendus au détriment des détenteurs ou de leurs descendants. Un paysan meurt, laissant des enfants en bas âge, un chef de ménage est appelé à l’armée, ce qui avec les mariages précoces n’est pas rare, la veuve on la jeune femme ne peut exploiter seule, elle ne peut payer un ouvrier ni même souvent affermer, vu le taux des impôts qui grèvent la terre. En pareil cas, si la vente était autorisée, le paysan serait obligé de se défaire de son champ, tandis que maintenant le mir lui reprend son lot pour le donner à une famille comptant plus d’ouvriers, et, lorsque ensuite le paysan, pris par l’armée, revient du service, lorsque les enfants mineurs du paysan décédé arrivent à l’âge d’homme, ils sont tôt ou tard remis en possession d’un lot. Il en est de même, disent les paysans, en cas de maladie, d’incendie, de perte de bétail, etc.
  5. Samarine et Dmitrief, Revolutsionny conservatism, p. 96, 97.
  6. Le Dr Julius Faucher, Systems of land tenure in various countries, p. 336. Ce pourrait bien, en effet, être là un jour le sort des terres communales, si elles étaient moins vastes ; mais, dans un pays où elles occupent la plus grande partie du sol arable, l’État ne saurait guère laisser les communautés de village devenir ainsi la dotation des indigents ; ce serait, faute de capital et de moyens d’exploitation, étouffer la production agricole.
  7. Déjà les avocats du mir voudraient que la loi rendît la dissolution des communautés moins aisée ; plusieurs même demandent que les domaines communaux soient entièrement soustraits aux empiétements de la propriété privée et déclarés inaliénables, comme dotation perpétuelle de la classe des paysans : ainsi, par exemple, M. Dmitri Samarine (Rous no 3, 29 nov. 1880).
  8. Ces vues, renouvelées à la fois des slavophiles et des démocrates, tels que Herzen, ont été exprimées avec beaucoup d’éclat et de succès par le prince Vasiltchikof, dans son grand ouvrage sur la propriété foncière (Zemdevla dénié i semledélié).
  9. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, du 1er  mars 1879, notre étude intitulée le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe.
  10. Cette considération, qui n’aurait du reste toute son importance que si la famille ne possédait ni instruments de travail, ni capital en dehors de la dotation territoriale, a fait de Stuart Mill, par exemple, un adversaire de la propriété communale avec partage.
  11. On sait qu’on a vu là, non sans raison, une des causes qui rendent la population de la France presque stationnaire. Le même phénomène a pu être signalé en d’autres pays, dans des circonstances analogues. En Belgique, par exemple, M. E. de Laveleye a remarqué que les deux provinces du royaume où la propriété est le plus divisée, les Flandres, sont celles où l’accroissement de la population est le moins rapide. La Suisse donnerait lieu à des observations du même genre.
  12. La gêne est déjà telle que les effets s’en font sentir sur le mouvement même de la population. Un statisticien éminent, H. Séménof, a fait une observation des plus curieuses. Dans les huit gouvernements de la région agricole centrale, l’augmentation de la population, par l’excédent des naissances, serait en proportion directe de l’étendue des terres échues aux paysans. Là où les paysans sont en possession de moins d’une desiatine par âme, l’accroissement depuis l’émancipation est de 16 pour 100.
    De 1 à 2 desiat. par âme, l’accroissement est de 17, 3 pour 100 ;
    De 2 à 3,   19 ;
    De 3 à 4,   21 ;
    De 4 à 5,   26,4 ;
    De 5 à 6,   27,6 ;
    Au-dessus de 6,   30.
    Statistika posemeln. sobstven, etc. 1880.
      Dans la commune russe, le poids des taxes et redevances eût pu être regardé comme un frein à l’accroissement de la population, taxée par âme mâle, si la revision des âmes fiscales se fût faite à époque régulière ; mais, dans l’intervalle d’une revision à l’autre, l’augmentation de la population n’accroissait pas les charges des communes et diminuait celles des individus, quant au principal impôt direct, la capitation, supprimée depuis 1886.
  13. C’est là, par exemple, la thèse longuement exposée par le prince Vasiltchikof. Zemléoladênié i zemlédélié. — L’émigration peut, en effet, sembler une des conditions indispensables au maintien des communautés de village qui ont besoin de déverser au dehors le trop-plein de leur population. Historiquement même, c’est probablement ainsi, en essaimant au loin, que le mir s’est à la fois conservé et étendu par la colonisation des plaines de la Grande-Russie.
  14. La question de l’émigration a notamment été débattue dans les assemblées d’experts convoquées par Alexandre III ; de plus, elle a fait un réel progrès grâce à la création d’agences de colonisation et à la loi de 1889.
  15. A cet égard les communautés de village offrent beaucoup plus de prise à l’esprit révolutionnaire que les communautés de familles des Slaves du sud, ces dernières maintenant plus nettement la notion de propriété.
  16. Depuis que ces lignes ont été imprimées pour la première fois (Revue des Deux Mondes du 15 mai 1876), plus d’un procès politique a montré que de pareilles appréhensions étaient loin d’être chimériques.
  17. Sur ce point, je crois fondée, au moins en partie, l’asserUon du prince Vasiltchikof, alors que dans sa polémique avec moi, à propos du socialisme agraire, il écrivait les lignes suivantes : « Nous prétendons que le mir russe, sans être une arche sainte, est une corde très sensible, à laquelle il serait tout aussi dangereux de toucher, en Russie, qu’à la propriété privée en Europe. » Lettre du 14-26 mars 1879, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1879.
  18. « Qu’est-ce qu’on fera des terrains incultes ? demandait un paysan à H. Prougavine. — Quels terrains incultes ? — Et cela s’entend, les terrains que détiennent les riches ; est-ce qu’ils ne nous reviendront pas ? Est-ce qu’il n’y aura pas de partage ? » — Et un autre moujik disait au même investigateur : « On dit qu’il y aura une distribution pour les paysans, une petite augmentation de terre. — Et où prendrait-on de la terre pour cette distribution ? — C’est vrai, où la prendrait-on ? Ce serait donc les riches… un petit peu pour que tous en aient un morceau. — Comment serait-ce juste de prendre aux uns pour donner aux autres ? — Non vraiment » ; puis, après une pause : « On dit qu’en échange on donnerait de l’argent aux seigneurs. » Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er  janvier 1883, une étude de M. de Vogüé ; d’après M. Prougavine. (Rousskaïa Myst, déc. 1881-janv. 1882.)