L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II


Les fonctionnaires communaux. — La commune administrée par ses élus. — Comment l’autonomie communale se concilie avec le régime autocratique. — Anciens de villages : le starost et le starchine. — Précautions prises contre leur tyrannie. — Influence excessive du pisar ou greffier dans un milieu d’ordinaire illettré. — L’instruction affranchira les communes de ce nouveau joug.


Dans la commune russe, de même que dans toute démocratie, le pouvoir législatif est aux mains des assemblées, le pouvoir exécutif aux mains de fonctionnaires élus. Le régime démocratique y est poussé si loin que les attributions judiciaires, concédées au bailliage ou volost, y sont également remises à l’élection. Ces fonctionnaires, il ne faut point l’oublier, ne sont pas seulement choisis par les paysans, ils sont, du premier au dernier, pris dans leur propre sein. Ce ne sont du reste que les exécuteurs de la volonté du mir, sauf dans les cas où ils servent d’instruments au pouvoir central. Celui-ci n’a rien à redouter de l’élection des magistrats communaux ; il trouve dans ces fonctionnaires élus autant de docilité, autant de bonne volonté, que dans des agents nommés directement par lui. La raison en est simple : ce n’est pas seulement le respect et la crainte qu’ont pour l’autorité, pour les représentants du tsar, tous les paysans, c’est que le gouvernement songe peu à s’immiscer dans les affaires intérieures des communes rurales, et que, de leur c6té, les communes n’ont aucune velléité de toucher aux questions étrangères à leur sphère d’action naturelle. Elles demeurent enfermées dans les limites de leur compétence, et, comme il n’y a point encore d’élections politiques, ni le gouvernement ni les particuliers n’ont intérêtà les en faire sortir pour changer les fonctionnaires communaux en agents du pouvoir ou des partis. Ainsi s’explique le maintien de ces petites démocraties dans un État autocratique, et la coexistence séculaire de ces deux autorités, également respectées et presque également souveraines dans leur domaine respectif, l’autorité du mir et l’autorité du tsar. Entre elles, il n’y a pas de lutte, pas de conflit, parce qu’il n’y a pas de frottement, qu’il n’y a même pour ainsi dire pas de contact.

Ainsi s’explique, ce qui est peut-être plus remarquable encore, l’autonomie légale de la commune dans un pays où règne une bureaucratie omnipotente et minutieuse, jalouse de mettre partout sa main et sa marque. Le dédain des hautes classes pour le moujik, leur longue ignorance des choses du mir, ont été pour ce dernier une barrière et une protection. Les communes rurales sont cependant loin d’être toujours à l’abri de l’ingérence et des rapines des employés inférieurs. Avant l’émancipation, les paysans des domaines de l’État avaient à compter avec les exigences des tchinovniks comme les serfs des propriétaires avec l’arbitraire du seigneur ou avec la rapacité de son intendant. Aujourd’hui encore les communes sont souvent, de la part de la police et des employés inférieurs, victimes d’abus de pouvoir et de prévarications qui, dans la pratique, leur enlèvent les bienfaits de leurs libertés.

Les fonctionnaires de la commune sont tous élus, et d’ordinaire tous payés. C’est encore là une des conséquences naturelles de la constitution même du mir, de l’égalité de ses membres et du régime de la communauté. Des paysans, choisis par leurs voisins, ne pourraient guère, le plus souvent, exercer gratuitement des fonctions qui exigent du temps et imposent de la responsabilité. À cet égard aussi, la commune russe est un type vivant et obscur de l’extrême démocratie ; ce qui est plus singulier. c’est que, sous ce rapport, le mir ne fait pas exception en Russie. Dans toutes les institutions provinciales ou municipales, du haut en bas de l’échelle sociale, les fonctions électives sont d’ordinaire salariées.

Les fonctionnaires communaux ont des avantages de deux sortes : ils sont d’abord exemptés par la loi de tous les impôts en nature à la charge de la commune, exemptés de tout châtiment corporel, car, chez ces petites républiques rustiques, moins soucieuses de la dignité humaine qu’économes du temps ou de l’argent, l’usage des verges, aboli dans la juridiction criminelle ordinaire, est maintenu ou plutôt toléré par la loi[1]. D’habitude les fonctionnaires de la commune reçoivent en outre une gratification en argent ou en nature dont le chiffre est laissé à la décision des assemblées communales. Les fonctions, comme celles d’ancien de village, qui à l’origine étaient gratuites, sont presque partout rétribuées aujourd’hui. Malgré cette indemnité et ces privilèges les charges communales ne sont pas d’ordinaire fort enviées ; les paysans les plus capables de les remplir s’en montrent souvent peu jaloux, souvent les candidats manquent, et les administrateurs en place cherchent des prétextes pour en déposer le fardeau. Il faut parfois l’autorité et la violence du mir, auquel personne n’ose désobéir, pour trouver des maires de village. Parfois, dans ces petites démocraties illettrées, se montre un dégoût des fonctions publiques qui rappelle les répugnances des sujets de Rome pour les charges municipales, à la fin de l’empire Romain[2]. Le mal est déjà profond et presque général ; on aurait tort cependant d’y voir, pour les institutions rurales, un germe d’irrémédiable décadence. Il est des magistrats communaux qui s’attachent à leurs fonctions ; si beaucoup en abusent, quelques-uns les remplissent avec un dévouement qui, sur une scène plus vaste, leur vaudrait les applaudissements des hommes[3]. L’attachement au mir et le respect pour ses décisions sont encore, chez d’ignorants paysans, le principe de naïves et simples vertus, sans lesquelles le mir, comme la république de Montesquieu, aurait peine à vivre.

Les fonctionnaires de la commune sont nombreux, et, par suite, l’administration rurale est relativement compliquée et dispendieuse ; c’est là un des reproches que lui font ses adversaires. À la tête de chaque communauté de village est une sorte de maire ou de bailli, portant le titre d’ancien ou de vieux (starosta). À la tête du bailliage ou volost est un fonctionnaire analogue dont le rang supérieur dans la hiérarchie villageoise est indiqué par une sorte de superlatif ou d’augmentatif de ce titre patriarcal : on l’appelle starchina. À l’origine, quand la communauté n’était encore qu’une famille agrandie, le chef était le plus âgé ; alors même que ce ne fût pas toujours le plus vieux, il en garda le nom. Comme marque de leur autorité, ces anciens portent à leur cou une chaîne et une médaille de bronze. Starost et starchine sont, le premier sous le contrôle du second, chargés de la police et du maintien de l’ordre ; ils ont en certaines circonstances le droit d’imposer aux perturbateurs du repos public soit une légère amende, soit un ou deux jours d’arrêts ou de corvée. Starost et starchine veillent à l’entretien des chemins vicinaux, administrent les caisses communales, les écoles, les hospices et toutes les fondations du mir. À leurs obligations envers leurs électeurs s’en joignent d’autres envers le pouvoir central ; ils doivent veiller à la rentrée des impôts, au recrutement militaire, à la dénonciation des vagabonds dépourvus de passeports, à l’arrestation des coupables poursuivis par la justice.

La propriété collective impose naturellement aux chefs de la commune, au starost surtout, des occupations d’un genre particulier et tout économique. L’ancien est, dans une certaine mesure, l’homme d’affaires, l’intendant, parfois même le chef de culture de la communauté. Quelles que soient leurs attributions, ces maires ou baillis de village ne doivent être que les exécuteurs des ordres du mir, ils doivent en toute occasion lui demander des instructions ou lui rendre des comptes. Ces fonctionnaires communaux, les starostes de village du moins, sont parfois sans influence sur leur commune ; l’ascendant qu’ils possèdent, ils le doivent moins à leur titre qu’à leur expérience ou à leur considération personnelle.

Le starchine ou chef de bailliage (volost) a une autorité plus grande et d’ordinaire en use plus largement. Bien que la loi semble avoir mis à son pouvoir des bornes étroites, les paysans ont souvent à se plaindre de son arbitraire. Une des raisons de cette propension des starchines à abuser de l’autorité qui leur est attribuée, c’est d’abord que, contrairement à l’esprit de l’acte d’émancipation, les ispravniks et les officiers de la police ont peu à peu subordonné à leur influence directe ces chefs attitrés de la classe rurale, jusqu’à les réduire trop fréquemment à l’état de simples agents ou instruments de la police. Certaines lois, rendues dans les dernières années d’Alexandre II, ont contribué à cette fâcheuse métamorphose. C’est ainsi qu’en opposition avec le statut d’émancipation, sur lequel l’administration impériale n’a cessé de revenir peu à peu[4], une loi de 1874 a conféré à l’ispravnik le droit de mettre les anciens de village à l’amende ou aux arrêts, ou même de demander aux gouverneurs de province leur révocation. Une pareille mesure n’était pas faite pour relever ces humbles fonctions et y attirer les paysans les plus capables. Soumis au joug des représentants inférieurs du pouvoir central, les anciens de bailliage ont pris en partie les défauts, l’arrogance et la cupidité des tchinovniks dont ils se trouvaient dépendre. Un autre motif des vices signalés dans l’administration intérieure des paysans, c’est la trop grande étendue de la volost, qui est en réalité l’unité administrative rurale. Avec des circonscriptions aussi vastes, l’ancien ne peut guère être connu personnellement de ses électeurs, il se dérobe plus aisément à leur surveillance, parfois il n’est nommé que grâce à l’appui ou aux injonctions de la police. En outre ses fonctions deviennent plus compliquées et plus absorbantes ; au lieu de ne leur consacrer que ses moments perdus, le starchine tend à se transformer en un fonctionnaire bureaucrate, aussi vénal et tyrannique que les tchinovniks non élus.

Ce n’est pas que le législateur ait omis de chercher des garanties contre l’arbitraire et les excès de pouvoir des anciens de village ou de bailliage. Les premiers sont obligés de consulter à de courts intervalles l’assemblée souveraine des pères de famille, qu’il est toujours aisé de réunir. Quant aux starchines, nommés comme les starostes pour trois ans, ils ont près d’eux, outre l’assemblée du bailliage élue par les diverses communes, une sorte de commission ou de conseil permanent appelé administration de volost (volostnoê oupravlenié). Cette commission est composée de tous les starostes de village ou de leurs adjoints, et des collecteurs d’impôts, fonctionnaires également nommés par le mir. Au lieu de leurs anciens, les communautés de village sont libres d’envoyer à ce conseil un ou deux assesseurs spéciaux (zasédately). Dans les petites affaires, cette commission permanente n’a que voix consultative ; dans les questions de quelque importance, la décision lui appartient, sauf recours à l’assemblée de la volost.

On voit que de précautions prises contre l’arbitraire des anciens de bailliage : à ne considérer que les lois, aucune constitution politique n’est plus ingénieuse en garanties, plus riche en contrepoids. Les fonctionnaires se surveillent et se contrôlent les uns les autres. Les starostes ou leurs assesseurs réunis forment le conseil du starchine, qui est leur chef hiérarchique, et au-dessus de ces fonctionnaires ou de ces conseils, tous élus, il y a les assemblées de commune et de volost, omnipotentes et fréquemment convoquées. Certes, s’il y a des abus, des fraudes, des tyrannies locales, si l’argent ou l’eau-de-vie gardent un grand empire sur les magistrats communaux, la faute n’en est pas au manque de frein. La faute en est avant tout aux mauvais exemples d’en haut, à la vénalité et à l’arbitraire dont sont imprégnées toutes les institutions, et qui gâtent fatalement les meilleures.

Outre leurs fonctionnaires et leurs juges, les communes russes ont des employés qui, selon la décision du mir, sont élus par les assemblées ou pris à gages par les autorités, et qui dans l’humble administration rurale apportent parfois les germes de corruption du dehors. Tels sont les surveillants ou inspecteurs des magasins de la commune, les gardiens des bois ou des prairies, les bergers communaux, et surtout l’écrivain ou greffier. Ce dernier a dans la vie du mir un rôle important ; il est la cible de beaucoup des traits lancés contre le libre gouvernement des paysans. Cet écrivain (pisar), qui n’est qu’un commis à gages, sans pouvoir légal, est souvent en fait la première autorité du village, le véritable arbitre de la commune. Le paysan et les anciens abdiquent entre ses mains. La grande enquête agricole est remplie de dénonciations et de doléances à ce sujet. Le scribe est d’ordinaire étranger à la commune, étranger même à la classe des paysans par l’éducation et les habitudes, si ce n’est par la naissance. C’est tantôt un séminariste qui n’a pas achevé son cours, tantôt un soldat retiré du service, d’autres fois un employé chassé d’une chancellerie de l’État et réfugié dans les campagnes, où il fait descendre avec lui les abus de la bureaucratie russe.

Indifférents aux intérêts des paysans et mal rétribués, ces greffiers n’ont d’autre souci que de ramasser quelques roubles. Souvent déclassés, ils sont parfois enclins aux idées révolutionnaires ; si jamais la propagande anarchique parvient à pénétrer dans le peuple des campagnes, ce sera par leur entremise ou celle des instituteurs[5].

Dans les villages, où tout le monde porte le vieux costume moscovite, l’armiak ou la chemise rouge, le pisar se distingue par ses vêtements à l’allemande, à l’occidentale. Ce chétif greffier semble ainsi se désigner lui-même comme un représentant de la culture européenne, exilé au milieu des moujiks. Ce n’est point de là que lui vient son influence, elle lui vient naturellement d’une double supériorité, la supériorité de l’homme lettré et de l’homme au fait de la loi. On sait quelle autorité possède fréquemment en nos petites communes, près de maires ignorants ou négligents, le secrétaire de la mairie : qu’on juge par là de l’ascendant d’un pareil secrétaire sur des paysans illettrés.

L’instruction est encore fort loin d’être répandue dans les campagnes de Russie. En beaucoup de villages, il est peu d’hommes, surtout parmi les gens âgés, parmi les anciens, qui possèdent la science de la lecture ou l’art de l’écriture. Le mir, avec ses usages naïfs et ses traditions orales, ne ressentirait pas fréquemment le besoin de recourir à la plume ; mais la loi oblige assemblées et fonctionnaires de commune ou de volost à enregistrer la plupart de leurs décisions. L’intervention d’un scribe est ainsi nécessaire, et plus la loi exige de paperasses, plus elle confère d’autorité au commis qui les peut seul déchiffrer ou rédiger. En y voulant introduire plus de régularité, le législateur a ainsi fait entrer dans ces ignorantes démocraties un principe de corruption. Dans un milieu illettré, le seul homme en possession de la clef de la loi écrite, le seul en état de correspondre avec les autorités gouvernementales, prend un inévitable et dangereux empire.

L’apparente autonomie des communes rurales n’aboutit, dit-on aujourd’hui, qu’à la domination des fripons de greffiers (ploutovatykh pisarei), comme les appelait le général Fadéief[6]. Le moujik, affranchi de la tutelle de l’ancien seigneur et du contrôle de l’homme réellement civilisé, tombe sous le joug irresponsable d’un scribe grossier et intrigant. Cela n’est souvent que trop vrai, mais ce règne souverain du pisar n’est qu’éphémère ; pour y mettre fin, il n’est pas besoin d’abolir les franchises des villageois, il suffit de multiplier chez eux les écoles. Lorsqu’ils n’auront plus besoin du secours d’autrui pour connaître leurs droits et leurs devoirs, les moujiks cesseront de signer naïvement d’une croix les décisions ou les sentences rédigées en leur nom par leurs scribes. Selon le mot de G. Samarine, les paysans apprendront avec le temps à se tenir sur leurs pieds, et le moment viendra où ils seront en état de marcher tout seuls[7]. Malheureusement la lenteur des progrès de l’instruction primaire ne permet pas d’espérer que les communes rurales soient de longtemps en état de s’émanciper de cet humiliant servage.



  1. Voyez plus loin liv. IV, chap. ii.
  2. On peut voir à ce sujet quelques exemples cités par M. Mackenzie Wallace, Russia, t. Ier, p. 200, 202. Les fonctions pour lesquelles le paysan a le plus de répugnance sont celles de collecteur d’impôts. Le poids et la solidarité des taxes, la difficulté de les recouvrer, n’expliquent que trop une pareille aversion ; elle est si naturelle que la charge de collecteur des taxes n’est imposée que pour un an, tandis que tous les autres fonctionnaires sont élus pour trois ans. On a peu de goût aussi pour l’emploi d’agent de police. Les centeniers (sotskié), chargés de ce service, sont généralement pris parmi les paysans indigents et impropres au travail. Parfois on a recours à d’anciens soldats rétribués à cet effet. Dans quelques localités du gouvernement de Toula, la règle est que tous les paysans doivent être centeniers à tour de rôle ; mais, dans la pratique, les gens aisés se font remplacer à prix d’argent. Les colonies allemandes sont presque les seules communes vraiment pourvues d’une police régulière. (Materialy dlia izoutch, sovrem, polog. zem levi, etc, l, 1880.)
  3. Un récit de M. Alex. Potiékhine, publié dans le Vestnik Evropy (avril et mai 1877) sous le titre de Po Mirou, représente en traits vivants, bien qu’un peu idéalisés, un de ces héros rustiques, un de ces Washington de village.
  4. Voyez : Un Homme d’État russe, p. 98-99, et une étude de M. Kavéline sur la question des paysans ; Vestnik Evropy (sept. 18S3).
  5. Pour relever cette obscure profession et assurer le recrutement régulier de ces indispensables auxiliaires de la vie communale ; les États provinciaux (zemstvo) de Tchernigof avaient, en 1878, décidé la fondation d’une école spécialement destinée à donner aux futurs greffiers communaux des notions administratives et juridiques. Quelques publicistes (le Novoé Vrémia, par exemple ; en avril 1880) ont proposé d’employer à cette préparation les séminaires ou écoles normales d’instituteurs.
  6. Tch’m nam byt : Rons. obchtchestvo v nastoiachtchem iboudouchtchem.
  7. Iou. Samarine et F. Dmitrief : Revolutsionny conservatism.