L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 2/Chapitre 1

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CHAPITRE I


La centralisation russe. — Ses causes physiques et historiques. — Ses services et ses défauts. — Comment, après avoir importé en Russie la civilisation européenne, la centralisation administrative en arrête les progrès.


« Ce n’est ni la France ni l’Angleterre qui ont vaincu la Russie en Crimée, c’est l’administration russe. » Ainsi s’exprimait, au début de la guerre de Bulgarie, une des feuilles les plus en vogue de Saint-Pétersbourg[1]. La Russie a fait bien des progrès depuis l’inutile et meurtrier siège de Sébastopol : aucun peuple moderne, l’Italie et le Japon exceptés, n’a fait un tel pas en un quart de siècle ; les anciens reproches contre l’administration russe n’en ont pas moins recommencé avec la dernière guerre d’Orient. Sous Alexandre II comme sous Nicolas, les échecs des armes du tsar ont été en grande partie attribués aux vices de l’administration impériale. Après Plevna, comme après l’Alma, l’ignorance et la corruption administratives ont été justement signalées comme une des causes secrètes de l’étrange faiblesse et des défaillances inattendues du grand empire slave. Tout se tient, en effet, dans les États comme dans les corps vivants, et les défauts d’une administration peuvent avoir sur les champs de bataille un retentissant contre-coup.

L’administration est d’autant plus malaisée qu’un pays est plus grand et que la population y est moins dense. Les dimensions de l’empire Russe et le chiffre relativement faible de ses habitants annoncent les obstacles qu’y rencontre une administration régulière. Dans un État qui couvre une moitié de l’Europe et une moitié de l’Asie, il semble que l’autorité centrale doive être contrainte de réduire sa tâche et de renoncer à toutes les fonctions dont les distances la rendent incapable. L’orbite du pouvoir impérial est si vaste qu’il paraît hors d’état de porter partout les yeux, d’étendre partout la main. La difficulté est d’autant plus grande que, au lieu d’occuper le centre géographique de l’empire, la capitale est reléguée sur la circonférence. Dans un tel État, avec une capitale ainsi placée, la centralisation administrative paraît un contresens, presque une impossibilité. Or, nulle part peut-être la centralisation n’est plus ancienne, plus invétérée, plus outrée que dans ce pays qui semble si peu fait pour elle. Un examen attentif explique les causes de cette apparente contradiction des mœurs nationales et de la nature des choses.

« De Perm à la Tauride, des rocs glacés de la Finlande à la brûlante Colchide, des tours branlantes du Kremlin à la muraille de la Chine immobile[2] », toutes les affaires viennent aboutir aux bureaux des massifs palais des quais de la Neva. Les deux versants du Caucase, réunis sous le titre de lieutenance (namêsnitchestvo), en une sorte de vice-royauté, ont seuls échappé, jusqu’en 1881, à cette étroite tutelle du centre excentrique de l’empire. L’énormité des distances, la rigueur du climat, la diversité des races et des mœurs, n’en ont pu complètement affranchir les solitudes de la Sibérie, ni même les steppes du Turkestan, à peine conquis et séparé de la Russie par des déserts plus difficiles à franchir que les mers. Le royaume de Pologne, dépouillé petit à petit des derniers restes de son autonomie, n’est plus qu’une province frontière, une Oukraine russe, gouvernée et administrée des chancelleries de Saint-Pétersbourg. Les provinces à demi germanisées de la Baltique perdent un à un leurs privilèges séculaires ; la centralisation étend partout ses bras et promène son niveau uniforme jusqu’aux confins de l’empire. Ni l’éloignement, ni les traditions historiques, ni les différences de nationalité ne bornent cette domination de la bureaucratie pétersbourgeoise ; les infiniment petits, les communes rurales sont, grâce à leur petitesse même, seules un peu à couvert de cette tutelle universelle[3].

Bien qu’atténuée par les réformes d’Alexandre II, cette centralisation russe est encore d’une rigueur, d’une minutie excessives. Dans les plus insignifiantes comme dans les plus grandes choses, c’est le pouvoir central qui commande, qui défend, qui permet. L’autorisation des ministres, l’approbation du conseil de l’empire, le nom et la signature de l’empereur figurent dans les plus minces affaires. Comme en France, comme en tout pays centralisé, le gouvernement est censé posséder le don d’omniscience et le don d’ubiquité ; aucun détail ne lui doit échapper. Les actes de la bienfaisance privée lui sont soumis comme le reste. D’une extrémité de l’empire à l’autre, on ne peut fonder une bourse dans une école, un lit dans un hôpital, sans l’intervention solennellement enregistrée de l’État et de l’empereur. Le Messager officiel et le Bulletin des lois sont journellement remplis de mentions de ce genre :

« Le 15 mai, Sa Majesté l’Empereur a daigné accorder son assentiment à la création, dans les hospices de la ville de Nijni-Novgorod, de quatre lits destinés à des vieillards, au moyen d’un capital de 6300 roubles, légués par Mme Catherine D…, veuve du général D… Le même jour, Sa Majesté a daigné accorder son assentiment à la création : 1o  d’une bourse au premier gymnase de Kazan, au capital de 5000 roubles, légués par la veuve du conseiller de cour F… ; 2o  d’une bourse à l’école de garçons de P…, au moyen d’un capital de 300 roubles, pris sur les recettes de cette localité ; 3o  d’une bourse au gymnase de jeunes filles de Théodosie (Crimée), au moyen de deux billets de l’emprunt intérieur à primes, offerts par le vice-amiral S…, en souvenir de sa fille ; 4o  de cinq bourses d’externes au gymnase d’Omsk (Sibérie)[4] », etc. Comme aujourd’hui, ces fondations scolaires ou hospitalières, en mémoire de personnes défuntes ou en l’honneur de fonctionnaires appelés à de nouveaux postes, sont d’un usage journalier, ces créations de la piété envers les morts ou de la flatterie envers les vivants remplissent fréquemment de longues colonnes du Bulletin des lois. Ce qui est plus singulier, c’est que, dans la feuille officielle, ces minuscules autorisations figurent souvent au milieu des décisions les plus importantes pour le gouvernement, la justice ou l’armée, car, aux yeux vigilants d’une administration qui veut tout contrôler, grandes et petites choses se trouvent involontairement ramenées aux mêmes dimensions : il n’y a point d’affaires assez humbles pour être abandonnées au libre arbitre des localités, et la multitude des petites fait perdre de vue l’importance des grandes.

Cette centralisation bureaucratique pénètre dans tous les domaines, dans l’art ou dans la science comme dans l’administration de la bienfaisance. Avant les réformes de l’empereur Alexandre II, cette prétention de tout régler, de tout décider de loin, était plus forte encore[5]. Aucun édifice public, par exemple, église de campagne ou école de village, n’était construit sans un plan envoyé de Pétersbourg ; s’il avait été possible, on eût expédié de la capitale les monuments tout faits. Du temps de l’empereur Nicolas, il y avait, pour chaque classe d’édifices, trois ou quatre types ou modèles, approuvés par le souverain ; l’administration centrale décidait lequel de ces types officiels devait être adopté ; on s’explique ainsi le peu de variété des monuments publics en province. Bien plus, sous Nicolas, on ne pouvait, assure-t-on, bâtir, dans n’importe quelle région de l’empire, une maison ayant plus de cinq fenêtres sans une autorisation de Pétersbourg, donnée au nom de l’autocrate. Sous les empereurs modernes, comme sous les tsars et les grands-princes du moyen âge, l’empire Russe était ainsi gouverné à la façon d’un domaine privé, où rien ne peut être remué, rien ne peut être élevé ou abattu, sans un rapport au maître et sans l’autorisation du propriétaire.

Cette centralisation, qui était en germe dans le vieil État moscovite, s’est développée et régularisée sous Pierre le Grand et ses successeurs. Certains Russes, les Slavophiles en particulier, aiment à dire que la centralisation administrative a été une importation du dehors, une imitation de l’Europe occidentale. Cela est vrai de la bureaucratie instituée par Pierre le Grand[6] ; mais le réformateur a emprunté à l’Europe les formes, les moyens, les agents de la centralisation plutôt que la chose elle-même. On dit que la centralisation bureaucratique est en opposition avec l’esprit russe, comme avec la nature russe, en opposition avec le caractère traditionnel de l’autocratie et avec l’idéal de l’État slave[7]. Il faudrait s’entendre à cet égard et faire plusieurs distinctions. Ici encore, ce qui répugne au peuple russe, ce sont plutôt les formes de la centralisation bureaucratique que la centralisation même. Si le formalisme administratif, si les interminables écritures des chancelleries et des bureaux, semblent contraires à la notion du pouvoir paternel et patriarcal, toujours en vogue chez le peuple, cette notion populaire même contient virtuellement, en un sens, le principe de la réglementation administrative. Dès que le Tsar est considéré comme le tuteur et le pasteur, comme le protecteur-né du peuple, le Tsar est naturellement conduit à traiter ses sujets en pupilles et en mineurs. Cette conception patriarcale, à demi politique, à demi religieuse, tant admirée des Slavophiles, est, quoi qu’ils en aient, une des causes morales de ce système de tutelle administrative » contre lequel ils ont le bon sens de protester. Ainsi que les vieux tsars moscovites, l’empereur Nicolas se considérait bien comme le père de ses sujets, et c’est pour cela même qu’il les traitait en enfants, se faisant un devoir de les conduire par la main, et de ne jamais les abandonner à eux-mêmes.

Si la centralisation est d’accord avec la conception populaire du pouvoir et avec le génie de l’autocratie, n’est-elle pas en contradiction manifeste avec la nature du pays, dont les vastes dimensions semblent hautement protester contre elle ? Ici encore il faut, croyons-nous, distinguer. L’espace a de tout temps été le grand obstacle à la centralisation russe ; à plusieurs égards, on pourrait dire qu’en lui infligeant des bornes il a été le grand remède à ses exagérations ; mais précisément, la lutte contre l’espace, l’effort des gouvernants pour « rassembler la terre russe » et la maintenir unie a été l’une des causes déterminantes de la centralisation, peut-être même sa principale raison d’être dans le passé. Pour peu que l’on regarde la configuration de l’État et du sol russes, ce phénomène paraît moins surprenant. Si les dimensions de l’empire semblent s’opposer à la centralisation, la structure du pays, la continuité de ses provinces, la disposition de ses plaines, paraissent plutôt s’y prêter.

En France, la centralisation administrative a été surtout l’œuvre de l’histoire, l’œuvre de la politique et de la monarchie ; en Russie, on pourrait dire que c’est avant tout l’œuvre de la nature et du sol même. Contrairement à toutes les apparences, ces immenses plaines de l’Europe orientale étaient faites pour la centralisation administrative, en même temps que pour l’unité politique. La Moscovie y était prédestinée par le défaut de limites nationales, le manque de frontières militaires ou de remparts naturels, aussi bien que par le défaut de limites provinciales, le manque de murailles ou de cloisons intérieures. Les causes qui ont empêché sur le sol russe la formation ou la durée d’États indépendants, de principautés particulières, y ont entravé la formation d’individualités provinciales et étouffé les penchants autonomistes. En aucun pays, les existences régionales et la vie locale n’ont été à ce point dépourvues de tout cadre, de tout abri, de tout berceau naturel.

Le principe de variation, d’individualisation, qui manquait au sol, ne se pouvait rencontrer que dans les populations mêmes, dans leurs différences de nationalité, de langue, de religion. Or, ici encore, les apparences sont trompeuses ; la Russie a beau compter sur son territoire un nombre infini de peuples et de tribus, le peuple russe, grand-russe, est essentiellement un et homogène. Nul peuple peut-être n’a, malgré la diversité de ses origines, une telle cohésion nationale, aucun n’a une aussi nette conscience de son unité. Finnois, Lettes, Polonais, Roumains, Tatars, ces populations hétérogènes qui entourent la vieille Moscovie n’en altèrent pas l’homogénéité : sous l’écorce lamelleuse du chêne se retrouve le cœur du bois, à la fibre compacte. Le puissant noyau historique de l’empire moscovite, le peuple de la Grande-Russie, ne montre pas seulement dans sa langue, dans sa religion, dans ses mœurs, une unité, une cohésion qui ne se rencontre peut-être nulle part ailleurs, en dehors de la Chine ; il montre partout, dans la vie privée comme ailleurs, une absence d’individualisme et de variété qui amène une absence de provincialisme. Le sentiment de l’unité nationale, si vivace chez lui, a une forme en même temps qu’une force particulières. Aux yeux de l’homme du peuple, la Russie est moins un État, une nation qu’une famille. Cette conception patriarcale semble presque aussi ancienne que la Russie ; elle remonte à l’époque des apanages, et n’a fait que se propager et s’affermir à travers la domination tatare et l’unité moscovite. De tous les peuples de l’Europe, le Russe est probablement celui qui a le moins d’attachement pour son bourg ou son village, le moins d’esprit local et de préjugés de clocher : son goût pour les pèlerinages, pour les voyages, pour le commerce errant, est un des signes de ce penchant de l’homme du peuple à étendre ses pensées ou ses affections jusqu’aux limites de la patrie, au lieu de les borner à l’étroit horizon de sa province.

La centralisation a été préparée par le sentiment de l’unité russe ; elle a été fortifiée par les nombreuses annexions qui semblaient en devoir rompre ou relâcher les mailles. Les acquisitions successives du tsar Alexis, de Pierre le Grand, de Catherine II, d’Alexandre Ier, qui à la vieille Moscovie venaient rattacher des pays plus ou moins étrangers par l’origine, l’idiome ou la civilisation, ces énormes acquisitions, qui vont de l’océan Glacial à la mer Noire et de la Baltique au cœur de l’Asie, faisaient de la centralisation une nécessité politique. Plus l’empire s’étendait, plus il fallait resserrer le nœud qui liait au vieux centre historique toutes ces conquêtes diverses, toutes ces provinces plus ou moins centrifuges. La centralisation, née de l’unité du peuple dominant, a été ainsi renforcée par la variété des provinces soumises. Deux causes opposées ont abouti au même effet.

L’histoire de la formation de l’État russe est l’histoire même de la centralisation tsarienne. Une fois unifié par la politique des grands-princes de Moscou, ce pays, ouvert de tous côtés, exposé pendant des siècles aux invasions de tous les peuples, ne pouvait rester indépendant qu’en laissant toutes ses forces ramassées dans une seule main. Les longues luttes contre l’Occident et l’Orient, contre l’Europe et l’Asie, qui semblaient se disputer cette zone intermédiaire, ont accéléré la concentration des pouvoirs, qui est un des caractères historiques de la Russie. À ce titre, la centralisation et le pouvoir absolu, qui, là, comme ailleurs, marchaient de pair, ont longtemps été pour elle une condition d’existence. Des écrivains russes, les uns démocrates, comme Herzen, les autres slavophiles, comme les Aksakof, des écrivains de la Petite-Russie surtout, tels que l’historien Kostomarof, ont soutenu que la centralisation était contraire au génie slave, selon eux naturellement porté au fédéralisme[8]. Peut-être cela est-il vrai des Slaves de l’ouest ou des Slaves du sud, cela ne l’est point des Russes, des Grands-Russes au moins. La nature et l’histoire les ont également façonnés depuis des siècles à la centralisation ; s’ils lui ont dû la perte de toute liberté politique, ils lui doivent peut-être d’être seuls, de tous les peuples slaves, demeurés en possession de leur indépendance nationale.

L’état social et économique a concouru à la même œuvre que les causes naturelles et politiques. La faiblesse de l’élément urbain, le manque, en dehors de la région Baltique, de grandes cités, capables de servir de centres de vie provinciale, n’ont pas été pour peu de chose dans les envahissements de l’administration moscovite. À cet égard, le nom du pays, dérivé du nom de la capitale, est un juste emblème de l’ancienne Moscovie. Le défaut de bourgeoisie dans les villes, l’absence de véritable aristocratie territoriale dans les campagnes, ont été une autre raison de cette centralisation excessive. Également dépourvu de bourgeoisie urbaine et d’aristocratie foncière, le pays était privé des classes, ailleurs en possession du gouvernement local, et seules capables de le disputer efficacement à la puissance souveraine.

La centralisation et l’autocratie ont eu, en Russie, les mêmes raisons d’être ; elles sont nées des mêmes conditions, et l’on ne saurait dire laquelle a produit ou enfanté l’autre. Toutes deux, à la fois cause et effet, ont réagi l’une sur l’autre, se fortifiant et s’exagérant mutuellement. Toutes deux, intimement unies, ont rendu à la Russie de grands services, toutes deux les lui ont fait payer cher. Il est d’autres nations dont la tutelle administrative et le pouvoir absolu ont fondé l’indépendance ou la grandeur, il n’en est aucune peut-être qui leur doive sa civilisation. Or, c’est ce premier des biens dont la Russie moderne est, en grande partie, redevable à la centralisation en même temps qu’à l’autocratie. Sans la concentration de tous les pouvoirs, sans l’absence de toute liberté régionale, l’œuvre de Pierre le Grand et de ses successeurs eût été impossible, elle eût échoué devant les résistances locales. La centralisation a été le grand instrument de la réforme européenne ; grâce à elle, on peut dire que la Russie a été civilisée administrativement. Pour le pays, c’était là un dangereux et coûteux bienfait ; pour la réglementation bureaucratique, c’était une autre cause de force et de durée. Aux yeux d’un gouvernement civilisateur, le peuple russe n’étaît qu’un élève auquel il fallait toujours faire la leçon ; le maître ne pouvait trop tenir en tutelle le rude et sauvage enfant qu’il avait à former. Plus haute était la mission que lui confiait l’histoire, et moins l’administration russe a eu de réserve et de scrupules. Nulle part ce rôle d’éducateur, ce rôle de pédagogue, que les gouvernements s’arrogent si volontiers, n’a pu être pris aussi au sérieux par ceux qui s’en prétendent chargés. L’administration russe, façonnée à l’européenne, put longtemps considérer le peuple qu’elle régentait moins en nation de compatriotes qu’en peuple inférieur, en race indigne de liberté, à peu près comme les Européens regardent les indigènes de leurs colonies.

Dans la Russie moderne, au dix-neuvième siècle comme au dix-huitième, tout est parti d’en haut, de l’empereur, de la capitale. Depuis Pierre le Grand, le pouvoir s’est systématiquement appliqué à supprimer tout mouvement spontané dans le pays pour le réduire à l’état d’automate, de mécanisme docile, n’ayant d’autre moteur que le ressort gouvernemental. Toute l’administration a été calquée sur l’organisation militaire ; la discipline, la consigne ont été la loi de la vie civile, comme de la vie du soldat, et la consigne s’est étendue à tous les détails de l’existence, avec une minutie et une indiscrétion inconnues ailleurs. D’un bout à l’autre de l’empire, dans l’administration locale comme dans l’administration centrale, tout a dû se faire par ordre. Sous la main de Pierre et de ses successeurs, la Russie a été comme un soldat au régiment, comme une recrue à l’exercice, qui marche, s’arrête, avance, recule, lève le bras ou la jambe, au commandement d’un sergent instructeur. Et ce système était la conséquence naturelle de l’entreprise de Pierre le Grand, qui voulait transformer les mœurs du peuple ainsi que les lois de l’État. On sent quels ont été les effets d’un pareil régime, appliqué durant des générations. Le pays, patiemment dressé à l’inertie, a perdu toute initiative, et quand sous Catherine II, quand sous Alexandre II, le pouvoir a invité la société à agir par elle-même, à régler ses affaires locales, la société et les provinces, désaccoutumées de l’action, désintéressées de la vie publique, ont eu peine à répondre à l’invitation du pouvoir. Après avoir si longtemps travaillé à éteindre toute vie locale, le gouvernement ne pouvait tout d’un coup la rallumer à son gré. Le pli de la réglementation administrative était pris par le pays aussi bien que par l’État ; et ni l’un ni l’autre, ni la société ni les agents du pouvoir ne pouvaient à volonté dépouiller les vieilles mœurs. Aussi tous les essais, pour substituer l’activité spontanée de la population au mouvement automatique de la bureaucratie, n’ont-ils eu jusqu’ici qu’un médiocre succès. Après des siècles d’un semblable régime, il n’en saurait être autrement. Beaucoup des reproches que les bureaucrates font au novice gouvernement local, retombent naturellement sur la bureaucratie ; si les sujets du tsar ne savent pas mieux marcher tout seuls, c’est qu’ils ont trop longtemps été tenus en lisières.

Une des raisons le plus souvent données en faveur du maintien de la tutelle administrative, c’est le manque d’hommes éclairés dans les provinces et le manque d’initiative chez les plus éclairés. C’est là, en effet, l’une des causes historiques de la centralisation russe ; mais, comme il arrive souvent, le remède a entretenu le mal qu’il prétendait guérir. La centralisation veut suppléer au défaut d’hommes dans l’intérieur des provinces, et elle chasse elle-même de la province les hommes capables et instruits qui s’y peuvent rencontrer ; elle fait artificiellement le vide dans l’intérieur de l’empire en concentrant l’intelligence et la richesse dans les capitales. Le grand engin administratif du progrès entrave ainsi, au lieu de l’accélérer, le développement de la culture et de la civilisation.

Ce n’est point tout : la centralisation russe, bien que naturellement sortie des conditions physiques et historiques de l’empire, a rencontré, sur le sol et dans l’histoire de la Russie, un double principe de faiblesse et d’inefficacité. Deux grands obstacles l’ont arrêtée dans son œuvre, la grandeur matérielle du territoire qu’elle devait régir, l’ignorance du peuple où elle devait recruter ses agents. Par là s’explique la fréquente impuissance d’une administration légalement omnipotente.

Les franchises provinciales étant nulles ou mal respectées, et la main du pouvoir central ne pouvant atteindre partout, la confusion et l’illégalité ont longtemps pu régner en dépit et sous le couvert même de la centralisation. La lourde machine bureaucratique, imparfaitement montée, était hors d’état de suffire à une tâche immense : l’impulsion du premier moteur, irrégulièrement transmise par des rouages mal combinés, se perdait en route avant d’arriver aux extrémités. De cette façon, la Russie a longtemps connu tous les inconvénients pratiques de la réglementation administrative sans en avoir en dédommagement tous les avantages.



  1. Le Golos.
  2. Ot Permi do Tavridi,
    Ot finskikh khladnikh skal do plamounoï Kolkliidi, etc.
    _____________________(Pouchkine.)

  3. Le grand-duché de Finlande, qui est moins une province russe qu’un État annexe de l’empire, voit lui-même son autonomie menacée.
  4. Ces exemples sont textuels et pris au hasard entre un grand nombre.
  5. Voyez, sur la centralisation ; les spirituelles lettres écrites de Russie par M. de Molinari, lors de l’émancipation des serfs (1860), et réimprimées en 1877, 1re  édit., p. 201-218.
  6. En un sens, on pourrait même dire que l’organisation bureaucratique, comme la centralisation administrative, était déjà en germe dans la Russie antérieure à Pierre Ier et dans ses prikazes. La Moscovie des premiers Romanofs était déjà, à certains égards, un État bureaucratique, ou prikasny, comme disent les Russes, car ce qui montre bien que le régime bureaucratique n’était pas absolument sans précédents chez eux, c’est qu’ils ont pour le désigner un vieux mot indigène.
  7. Voyez par exemple la Rous de M. I. Aksakof (26 mai 1881).
  8. Cette thèse de Herzen le reocontre, par eiemple, dans le Peuple russe et le Socialisme, p. 18. Kostomarof exprime des idées plus ou moins analogue dans ses études sur l’histoire nationale. L’éminent historien considère, par exemple, la période des apanages comme une manifestation spontanée des instincts fédéralistes du Slave russe avant la domination moscovite.