L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 2/Chapitre 5

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CHAPITRE V


La police d’État. — L’ancienne IIIe section de la chancellerie impériale et la gendarmerie. — Ses procédés et ses déceptions. — Causes de l’abolition de la IIIe section. — Fusion des deux polices. — Ce que le public et la liberté individuelle y ont gagné. — L’état de protection sous l’empereur Alexandre III. — Effets de l’omnipotence de la police sur le caractère russe. — Comment la IIIe section et la police occulte ont fomenté l’esprit révolutionnaire.


L’empereur Alexandre Ier, en cela comme en plus d’une chose l’imitateur de Napoléon, avait pendant quelques années érigé la police en ministère. L’empereur Nicolas fit mieux, il eut deux polices, dont l’une, investie des pouvoirs les plus étendus, reçut pour mission spéciale de garantir la sécurité de l’État et de surveiller toutes les administrations et les fonctionnaires publics. Irrité de l’insurrection de 1825, qui avait marqué son avènement, ce prince créa en 1826, à l’ombre du trône impérial, une institution nouvelle, chargée de la police politique et de la police occulte. Ce fut la IIIe section de la chancellerie particulière de l’empereur, tardivement abolie, au moins de nom, par Alexandre II, dans ses derniers jours, et naguère encore l’autorité la plus haute comme la plus redoutée de l’empire. Sous ce nom modeste de troisième section, la police d’État forma un véritable ministère, indépendant de tous les autres et, à bien des égards, leur supérieur. Sous ce nom bizarre, d’apparence inoffensive, Nicolas avait rétabli, pour plus d’un demi-siècle, et en élargissant encore la sphère, l’ancienne inquisition d’État, toute-puissante sous Pierre le Grand et ses successeurs.

L’omnipotence de la police d’État est chose ancienne en Russie. Avec des formes diverses et des noms différents, ce pays a depuis des siècles, sauf de rares intermittences, vécu sous une sorte de loi des suspects. Il y a là un des chapitres les plus tristes de son histoire. Les Russes disent souvent que, dans l’ancienne Moscovie, il n’existait rien d’analogue à la troisième section des derniers empereurs et à l’inquisition secrète de Pierre le Grand ; beaucoup même répètent avec les Slavophiles que, dans la Russie des vieux tsars, où le souverain était en communication directe avec le peuple, il n’y avait pas de place pour des chancelleries secrètes. C’est là un de ces lieux communs du patriotisme moscovite, que ne semblent point confirmer les faits. Aux sinistres et ingénieuses machines de répression, montées par Pierre le Grand et par Nicolas, on peut trouver de rudes et grossiers modèles sous les premiers Romanofs, voire même sous les derniers Rurikovitchs.

Le premier exemple en remonte au moins à Ivan le Terrible, qui, en confiant le soin de sa sécurité à son opritchnina, avait abandonné le pays à l’arbitraire de cette garde privilégiée, et fait planer sur la Russie une véritable terreur. Le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait déjà, pour les procès politiques et les affaires concernant la cour, une chancellerie secrète, justement redoutée des contemporains, bien que quelques historiens de nos jours s’en soient faits les défenseurs. Pour Pierre le Grand aucun doute, il avait, sous le nom de prikaz de Préobrajenski[1], une véritable inquisition d’État. On comprend la création d’un pareil instrument d’espionnage et de compression, à une époque où les brusques changements introduits par Pierre avaient provoqué dans toutes les couches de la nation tant de sourdes et opiniâtres résistances. On devine quel usage en fit tout le dix-huitième siècle, alors que chaque règne s’ouvrait par une révolution et par l’exil ou la mort des maîtres de la veille. Appelée inquisition secrète sous Catherine II et Paul Ier, troisième section de la chancellerie impériale sous Nicolas et Alexandre II, l’inquisition politique est demeurée jusqu’à nos jours le trait caractéristique du gouvernement russe, comme naguère encore l’inquisition religieuse était le trait du gouvernement espagnol. Abolie solennellement et « pour toujours » par Pierre III en 1762, supprimée avec non moins de solennité, et publiquement flétrie par Alexandre Ier, comme démoralisatrice et pernicieuse, cette institution, tant de fois renaissanle, a été abrogée une troisième fois, en 1880, par Alexandre II, qui s’en était lui-même longtemps servi.

Un des motifs de la durée et des successives résurrections de cette inquisition d’État, c’était, pour le gouvernement impérial, le désir de trouver un frein à la corruption et à l’arbitraire administratif, le besoin, pour le pouvoir, de suppléer par la surveillance de ses agents à l’absence de liberté et de publicité. Instrument de contrôle que rien ne contrôlait, cette inquisition politique devait infailliblement se changer, aux mains des puissants et des favoris du jour, aux mains de la haine, de l’ambition ou de la peur, en instrument de domination, de persécution, d’extermination. De Pierre le Grand aux derniers jours d’Alexandre II, aucun engin de despotisme et d’oppression, pas même peut être l’inquisition espagnole, n’a fauché tant de vies humaines et broyé tant d’existences, d’autant plus qu’aucun n’a jamais fonctionné plus discrètement et avec moins de bruit. Il n’y aurait pas de martyrologe aussi long que celui de cette chancellerie d’État. Le nombre de ses victimes de tout rang, de tout âge, de tout sexe, est d’aulant plus grand et plus difficile à compter qu’au lieu d’en faire de publics autodafés elle les entourait presque toujours de mystère et les ensevelissait dans les neiges silencieuses de la Sibérie, que, pouvant s’en débarrasser sans en avoir le sang sur les mains, ni en entendre les cris, elle se montrait d’autant moins scrupuleuse et compatissante.

La troisième section de Nicolas et d’Alexandre II n’était pas seulement une police d’État, servie par des agents secrets, chose dont aucun gouvernement ne saurait entièrement se passer ; c’était une puissance particulière dans le gouvernement, une autorité indépendante, privilégiée, placée en dehors et au-dessus de la sphère d’action normale des autres autorités, en dehors et au-dessus des lois, dont elle était censée assurer le fonctionnement. Le chef de la troisième section, appelé aussi chef des gendarmes, était de droit membre du comité des ministres, et, plus que tous ses collègues du comité, il était l’homme de confiance du souverain, avec lequel il restait en relations constantes. Tout dépendait indirectement de lui, à commencer par les nominations des fonctionnaires, auxquelles il pouvait s’opposer en vertu des renseignements de sa police. Il exerçait sur toutes les affaires et toutes les personnes un contrôle indiscret. Il avait le droit d’arrêter, d’interner, de déporter, de faire disparaître qui bon lui semblait.

Les réformes d’Alexandre II semblaient devoir mettre fin au règne de la police. Pendant une dizaine d’années, le lustre de la troisième section parut à jamais terni ; en 1866, l’attentat de Karakozof sur le tsar rendit à l’institution favorite de l’empereur Nicolas tout son ancien éclat. La direction de la troisième section fut alors conflée au comte Chouvalof, depuis ambassadeur à Londres et plénipotentiaire du tsar au congrès de Berlin. C’était un signe, en effet, de l’état politique de la Russie, qu’un des postes les plus considérables et les plus considérés était celui de grand maître de la police occulte, de chef des gendarmes. Des mains du comte Chouvaiof, le sceptre de la police est passé aux mains de deux généraux, qui ne l’ont gardé que peu de temps. Redevenue de nouveau, grâce au pistolet de Solovief, la vraie souveraine de l’empire, la troisième section s’est montrée singulièrement au-dessous de sa tâche ; elle n’a su ni prévenir ni réprimer les attentats commis au plus grand jour. À Pétersbourg, à Kief, à Odessa, à Kharkof, dans toutes les grandes villes, elle a laissé éclater son impuissance, ne sachant ni se défendre contre les vengeances des agitateurs, ni découvrir ou arrêter les coupables. Avant de porter leurs coups jusque sur le trône et le tsar, les révolutionnaires s’étaient essayés sur la haute police et les chefs des gendarmes. Entre le nihilisme et la troisième section s’était engagé, vers 1878, une sorte de duel où la police de la chancellerie impériale trahit, à tous les yeux, son inhabileté à parer les coups de son invisible adversaire. La troisième section succomba, sacrifiée par le désappointement du pouvoir aux rancunes de l’opinion. De ses deux derniers chefs, l’un, le général Mezentsef, est tombé dans les rues de Saint-Pétersbourg, sous le poignard d’un inconnu ; l’autre, le général Drenteln, tiré en plein jour dans sa voiture par un jeune homme à cheval[2], donna sans regret sa démission après le deuxième attentat nihiliste sur l’empereur. La troisième section s’était montrée aussi incapable de protéger la vie du souverain que la vie de ses chefs. Le général Drenteln n’eut pas de successeur ; le poste de chef des gendarmes, devenu aussi périlleux que celui du souverain, fut aboli, et la troisième section supprimée pour ne plus jamais revivre, sans doute, sous ce nom abhorré. De 1826 à 1880, son règne avait duré plus d’un demi-siècle[3].

« On répète souvent que les attentais ne servent à rien, me disait à ce propos une dame russe, — le poignard et les balles nous ont cependant débarrassés de la troisième section. » Les révolutionnaires auraient, en effet, pu se vanter d’une grande victoire, et les partisans des moyens violents, les terroristes de Saint-Pétersbourg, eussent pu se féliciter d’avoir rendu un indéniable service à la patrie, si tout ce que désignait le nom de troisième section avait été supprimé par l’oukaze d’août 1880. La destruction d’une institution qui passait justement pour le principal organe du régime autocratique, eût pu être saluée comme l’aube d’une ère nouvelle et le présage d’une autre émancipation. Malheureusement telles ne devaient pas être les conséquences de l’oukaze d’Alexandre II. En supprimant la troisième section de sa chancellerie privée, le libérateur des serfs n’avait nulle envie d’affranchir ses sujets du servage de la police secrète. Quoique signée dans une période d’accalmie apparente, cette mesure, prise entre deux attentats, n’indiquait point que le souverain eût assez de confiance en son gouvernement ou dans son peuple pour renoncer à la sauvegarde de la haute police. En fait, la troisième section a été plutôt décapitée que supprimée, plutôt transformée que détruite. L’acte qui semblait dépouiller l’autocratie de son instrument de prédilection, n’a pas été accompli avec l’intention de désarmer le pouvoir. Loin de là, en la rayant de sa chancellerie particulière, Alexandre II n’a privé la police d’État d’aucune des facultés et prérogatives, d’aucun des moyens d’action qui lui avaient été concédés par Nicolas. Au lieu d’être une mesure de concession, de recul ou de désarmement, l’abrogation de la troisième section a été, pour le pouvoir, un acte de concentration et de groupement de ses forces. Le tsar a simplement réuni ses deux polices. On était dans l’été de 1880, en pleine lutte contre le nihilisme, à quelques mois des explosions de la gare de Moscou et du palais d’hiver de Pétersbourg ; l’empereur, après avoir divisé la Russie, sous le nom de gouvernements généraux, en 5 ou 6 satrapies militaires, s’était décidé, pour donner plus d’unité à la défense sociale, à confier au général Loris Mélikof, sous le titre modeste de chef de la commission executive, une véritable dictature. Cette nouvelle dictature administrative ne pouvait tolérer à côté d’elle un pouvoir discrétionnaire et omnipotent, rival du sien. Il fallait qu’une des deux autorités absorbât l’autre ; Alexandre II le comprit. Au lieu de donner un successeur au dernier chef des gendarmes, il soumit temporairement d’abord, puis bientôt définitivement, la police d’État au général Loris Mélikof, nommé vers le même moment ministre de l’Intérieur. Les titulaires de ce ministère ou leurs adjoints sont ainsi devenus chefs des gendarmes, ils cumulent les deux fonctions, ils pourront, selon leur caractère ou selon l’esprit du moment, faire prévaloir l’une ou l’autre. La haute police forme au ministère de l’Intérieur un nouveau « département[4] », celui de la police d’État.

Comme on le voit, sous l’oukaze d’août 1880, tant applaudi de l’opinion, se cachait une fusion des pouvoirs, dont la séparation faisait manifestement la faiblesse. Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur tient dans ses mains les rênes des deux polices, qui, jadis conduites isolément, tiraient chacune de leur côté. On espérait donner ainsi au service de sûreté de l’État une unité de direction, une facilité d’exécution qui, tout en en simplifiant le mécanisme, en devait doubler la puissance réelle.

Cette fusion avait été rendue manifestement indispensable par les cruelles déceptions des deux polices dans leur commune campagne contre le nihilisme. L’événement avait démontré qu’en pareille matière la multiplicité, loin d’être une force, était une faiblesse. Dans les grandes villes, dans la capitale notamment, il y avait trois polices, celle du ministère de l’Intérieur, celle de la chancellerie impériale, celle de la ville ; et ces trois polices, les deux premières surtout, agissant indépendamment et isolément, s’embarrassaient et se paralysaient l’une l’autre au lieu de s’entr’aider. L’État, sous leur garde, éprouvait les mésaventures « de l’enfant à cinq bonnes » du dicton russe. Il arrivait parfois que les deux polices rivales se mettaient mutuellement sur une fausse piste, et perdaient leur temps à se faire la chasse l’une à l’autre. Leurs agents, qui ne se connaissaient point, se trouvaient naturellement des allures suspectes, ils se surveillaient et se fiaient réciproquement. Un des ministres de l’empereur Alexandre II me racontait à Saint-Pétersbourg que, au beau milieu de la crise nihiliste, on avait vu les deux polices se poursuivre l’une l’autre, et les gendarmes de la troisième section, se flattant d’avoir fait une capture importante, arrêter comme des conspirateurs leurs collaborateurs inconnus du ministère de l’Intérieur. On conçoit le dépit du pouvoir devant cet imbroglio de comédie en un moment aussi tragique. Pendant que les limiers des deux polices se donnaient ainsi le change, le gibier révolutionnaire courait en liberté ou reposait tranquillement au fond de ses terriers. Alexandre II a mis fin à de pareilles mystifications en réunissant les deux meutes dans un même équipage, conduit par le même piqueur.

La double police, inventée par l’empereur Nicolas, n’était guère bonne qu’à multiplier les dénonciations et l’espionnage. Cette bizarre combinaison avait, du reste, un autre défaut, que le nihilisme a mis en lumière. Pour que la troisième section pût toujours agir d’une manière indépendante des autres administrations, il eût fallu lui donner des moyens d’action particuliers ; son personnel de gendarmes et d’agents secrets ne lui en pouvait toujours tenir lieu. Elle était, par exemple, obligée de se servir des postes impériales, des télégraphes du ministère de l’intérieur ; si elle avait parfois un fil télégraphique particulier, ce fil pouvait passer par des bureaux qui ne relevaient pas directement d’elle, et souvent ses dépêches étaient transmises par des employés d’autre ressort, moins sûrs que les siens. On peut attribuer à ce manque d’agents de transmission quelques-unes de ses déconvenues. Malgré l’intégrité incontestée de ses chefs, beaucoup de ses instructions les plus secrètes étaient connues d’avance des conspirateurs, si bien qu’on était tenté de se demander si ces derniers n’avaient pas des intelligences jusque dans son sein. Vers la fin du règne d’Alexandre II, pour citer un exemple, un officier supérieur de gendarmerie était dépêché en mission confidentielle dans une ville manufacturière du centre ; il voyageait naturellement incognito et croyait tomber à l’improviste au milieu des habitants ; qu’on juge de sa surprise en trouvant à son arrivée, au milieu de la nuit, le maire de la ville et les principaux fonctionnaires réunis à la gare pour le recevoir. Des faits de ce genre montrent comment étaient déjouées les précautions de la haute police, comment, lorsqu’elle jetait ses filets et croyait faire une prise, elle trouvait si souvent la place vide et les suspects en fuite.

Une institution comme la troisième section ne pouvait se légitimer que par son incorruptibilité et son infaillibilité. Dès qu’elle n’était plus au-dessus du soupçon, ou dès qu’elle cessait d’être heureuse, la police d’État n’avait plus de raison d’être comme autorité indépendante.

Ce que la haute police a perdu, en passant de la chancellerie privée de l’empereur dans le ressort du ministère de l’intérieur, c’est, en effet, son indépendance et, pour ainsi dire, son individualité, sa personnalité. C’est là ce qui fait l’importance de ce changement de ressort. Si elle garde envers les sujets du tsar ses droits et ses privilèges les plus exorbitants, elle ne conserve plus son ancienne autonomie, son ancienne suprématie envers les autorités gouvernementales et des autres ressorts de l’État. Distraite de la chancellerie impériale, elle n’est plus la chose privée, le domaine propre et réservé du souverain ; relevant d’un ministre, au lieu de relever directement du maître, elle tombe au rang des autres administrations et ne peut plus guère agir que par leur intermédiaire. Sous le nom de troisième section, la police politique était le grand ressort de l’État ; aujourd’hui elle n’est plus que l’un de ses rouages. À cet égard, il serait injuste de refuser toute importance à la transformation accomplie presque à la sourdine par Tempereur Alexandre II, dans la dernière année de son règne.

En quittant la chancellerie impériale, la police d’État est restée maîtresse d’emprisonner, d’interner, de déporter qui bon lui semble. Jamais peut-être n’a-t-elle fait autant usage de ses droits que depuis qu’elle a changé de nom ; la grande différence est que ses ordres portent un autre en-téte et un autre cachet. Sous Alexandre III, comme sous Alexandre II ; la haute police demeure souveraine, indépendante de la justice et des tribunaux, n’ayant de compte à rendre qu’à son chef ou à l’empereur. L’abolition de ces prérogatives de l’administration serait une véritable révolution ; cela équivaudrait à une sorte d’abdication de l’autocratie devant les tribunaux réguliers. Aussi longtemps que durera le régime autocratique, l’administration restera maîtresse de passer par-dessus les lois. C’est là une faculté dont le tsar peut ne pas se servir, mais dont l’autocratie, tant qu’elle subsistera dans son intégrité, ne saurait se dépouiller sans se condamner à de perpétuels démentis. La Bastille russe n’est pas encore rasée, et quand les portes en sembleraient fermées, elles ne cesseront définitivement de s’ouvrir que lorsque les mains qui en gardent les clefs ne seront plus omnipotentes.

Loin d’enlever à l’administration les attributions dictatoriales dont elle était investie sous ses prédécesseurs, Alexandre III s’est appliqué à classer et à codifier les innombrables mesures de salut public édictées à la hâte et sans lien entre elles, dans les dernières années du règne d’Alexandre II. Sous le régime appelé par le général Ignatief état de protection renforcée (ousilennaïa okhrana), lequel correspond plus ou moins au petit état de siège allemand, les gouverneurs ont le droit de fermer à leur gré les établissements industriels, d’interdire aux particuliers le séjour de telle ou telle ville, de soustraire les justiciables aux tribunaux ordinaires[5]. Sous ce régime, les chefs de police et la gendarmerie sont autorisés à arrêter et emprisonner tout individu soupçonné de crime d’État ou de participation à des sociétés illicites, ils peuvent opérer des perquisitions en tout lieu et à toute heure, et mettre provisoirement les scellés sur toute espèce de propriété. Cet état de protection renforcée, auquel le ministre de l’Intérieur est libre de soumettre les provinces de l’empire, est doux et libéral en comparaison de l’état de protection extraordinaire (tchrezvytchaïnaia okhrana) que le gouvernement lui peut substituer, en cas de besoin, par simple arrêté ministériel. Sous ce nouveau régime qui renchérit sur le grand état de siège prussien, les gouverneurs de province sont investis de tous les droits appartenant à un commandant en chef en pays ennemi. Ils peuvent, par voie administrative, prononcer des peines s’élevant jusqu’à 3000 roubles d’amende et trois mois de prison, contre les individus coupables d’infractions ou de délits « qu’on ne saurait sans inconvénient déférer à la justice » ; ils sont maîtres de suspendre tous les journaux et publications périodiques, maîtres de fermer par simple arrêté tous les élablissements d’instruction. Ils ont enfin la faculté, plus exorbitante peut-être encore, de mettre sous séquestre les immeubles et les revenus appartenant à des particuliers, non seulement dans le cas où le propriétaire conspire contre la sécurité de l’État, mais encore si « la négligence dont il se rend coupable dans l’administration de ses biens peut avoir des conséquences dangereuses pour l’ordre public ». C’est là un privilège dont, jusqu’en 1881, l’administration n’avait encore jamais été régulièrement investie. La propriété, on le voit, n’est pas plus épargnée que la liberté individuelle : sous Alexandre III, non moins que sous Alexandre II, l’une et l’autre restent à la merci de l’administration et de la police.

L’abolition de la troisième section n’a guère changé les procédés et les droits des agents du pouvoir. Les armes dont elle disposait, et qui s’étaient si souvent brisées dans ses mains, le gouvernement d’Alexandre III ne les a pas laissées rouiller ; il s’est appliqué à les mettre en état, il les a fourbies et en a repassé le fil, pour de nouvelles luttes contre ses invisibles ennemis. De toutes les armes de guerre rangées dans cet arsenal de lois répressives, il n’y en a qu’une qu’Alexandre III ait enlevée à ses agents, ou mieux dont il ait limité l’usage ; il est vrai que c’est la plus barbare comme la plus meurtrière, celle dont on avait peut-être le plus cruellement abusé, la déportation. Sur ce point, l’oukaze relatif à l’état de protection extraordinaire constitue une amélioration sur les anciens procédés de la défunte troisième section. Le bannissement des suspects, par mesure administrative, n’aura plus lieu qu’après approbation d’une commission spéciale, et ne pourra excéder la durée de cinq ans. Le tribunal chargé de slatuer sur le sort des individus dont l’administration ou la police réclamerait l’éloignement est composé de deux délégués du ministère de l’Intérieur et de deux délégués du ministère de la Justice. Au lieu de condamner sans entendre, conformément aux traditions de la haute police, cette sorte de commission mixte, à demi administrative, à demi judiciaire, peut faire venir l’accusé et l’inviter à présenter lui-même sa défense, toutes les fois du moins qu’elle juge insuffisante l’enquête dirigée par les autorités administratives.

Cette nouvelle procédure et cette nouvelle juridiction n’offrent assurément que de faibles garanties ; il est à craindre qu’aux heures de colère et d’effarement qui suivent les grands attentats, ces formalités protectrices ne deviennent absolument illusoires. La moyenne annuelle des déportés n’en sera probablement pas beaucoup diminuée[6].

Ce que la Russie a gagné à la législation d’Alexandre III, c’est moins de voir poser quelques incertaines limites aux pouvoirs de la police que d’entendre le gouvernement présenter au pays ces pouvoirs, encore démesurément étendus, comme une exception temporaire et provisoire. Tandis qu’avec la troisième section l’omnipotence de la police était chose normale, que c’était, pour ainsi dire, une des lois organiques de l’empire, l’état de protection renforcée et l’état de protection extraordinaire constituent, aux yeux du pouvoir, des mesures essentiellement transitoires, anormales, que le gouvernement a pris l’engagement moral de supprimer dès que le rétablissement de l’ordre le lui permettrait. Quoique cette différence semble plus théorique que pratique, elle n’est pas sans importance. La Russie se rapproche par là des autres États européens, qui, libéraux ou autoritaires, peuvent être eux aussi, comme l’Allemagne contre les socialistes, comme l’Angleterre en Irlande, obligés de recourir à des mesures d’exception, à l’état de siège, à des bills de coercition. La grande différence, c’est qu’avec les traditions du gouvernement russe et avec le manque de contrôle du pays, toutes ces mesures temporaires, strictement limitées à six mois ou à un an, risquent fort de se prolonger indéfiniment. Tant qu’il n’y aura rien de changé dans le régime politique, le provisoire et l’exception pourront devenir la règle, et la règle avec la légalité rester l’exception.

Aujourd’hui, comme au temps de la troisième section, le contrôle spécial de la haute police s’exerce au moyen du corps des gendarmes, lequel, en dehors du nom, n’a rien de commun avec notre gendarmerie française. Dans chaque chef-lieu de gouvernement, dans chaque ville de quelque importance, réside un colonel ou un capitaine de gendarmerie, qui porte un uniforme bleu clair, le plus redouté, si ce n’est le plus respecté de tous en Russie. Ces officiers, devant lesquels aucun salon, officiel ou privé, n’est fermé, sont, au su de tous, délégués à la surveillance des autorités locales en même temps que des habitants de toutes classes. Ces gendarmes sont souvent de bonne famille et souvent hommes du monde : c’est, pour ainsi dire, l’inquisition en gants blancs. Ils ont à leur service des agents secrets, qui doivent les informer de tout ce qui se fait, se dit ou se pense autour d’eux. Ils ne doivent rien ignorer des hommes ni des choses, et, d’une extrémité de l’empire à l’autre, les rapports des gendarmes tiennent la haute police au courant de tout ce qui peut intéresser sa sollicitude ou sa curiosité.

Dans la pensée du fondateur de la troisième section, cette gendarmerie devait redresser les torts que le public ignore, aussi bien que punir les crimes que la loi ne peut atteindre. Un jour, dit-on, que le chef des gendarmes demandait à l’empereur Nicolas des instructions, ce prince pour toute réponse lui remit son mouchoir, voulant dire, sans doute, que la mission de la nouvelle police était d’essuyer les larmes. Vraie ou fausse, cette anecdote semble une amère ironie. Ce rôle de providence des opprimés et d’ange invisible du Seigneur, officiellement confié à la police secrète, cette dernière ne pouvait le remplir. Les gendarmes ont séché moins de pleurs qu’ils n’en ont fait couler. Les sévérités de la troisième section contre des fonctionnaires prévaricateurs, ou contre des propriétaires qui abusaient de leur pouvoir sur leurs serfs, n’ont pu lui concilier la faveur de la société. Sa puissance sans contrôle servait autant au mal qu’au bien. Comme nos anciennes lettres de cachet, également employées à la protection de l’honneur des familles et à la sécurité de l’État, l’intervention de la troisième section était parfois le prix de l’intrigue ou de l’argent. Tel ennemi personnel, tel galant séducteur, tel héritier pressé, a pu s’assurer le tout-puissant concours des officiers de gendarmerie. Quand un haut personnage désespérait de voir régler une affaire à son gré, selon les formes légales, il appelait la police à son aide. Plus d’une séparation ou d’un divorce a été obtenu de cette façon, en éloignant ou en intimidant un mari incommode. Les Russes ont bien des anecdotes sur la troisième section. Au milieu de tous ces récits d’hommes ou de femmes soudainement disparus, la légende est difficile à distinguer de l’histoire. Ce que l’observateur peut voir partout, ce sont les effets pratiques de cette longue souveraineté de la police, ce sont les empreintes marquées par elle sur la société et le caractère russes.

La troisième section a nourri, chez les Russes, l’esprit de défiance et par suite l’esprit de frivolité. La crainte de se compromettre, qui corrompait toutes les relations sociales, a longtemps fait déserter les études, les conversations, les idées sérieuses. De là, en grande partie, la futilité d’une société obligée de ne rien dire, pour être en sécurité ; de là, l’inertie intellectuelle ou l’apathie morale d’hommes contraints à ne pas trop s’intéresser à leur pays, de peur de s’exposer à d’inutiles périls. Un des défauts le plus souvent reprochés au caractère slave, au caractère russe, appartient ainsi au régime politique.

Sous le règne libérateur d’Alexandre II, l’esprit public était devenu à la fois plus libre et plus sérieux. On parlait, on causait en Russie, et ce n’était pas là le moindre signe de progrès. Au milieu de tout ce mouvement, en dépit des hardiesses de langage qui se rencontraient çà et là, on découvrait encore, même avant la réaction des dernières années, bien des traces de l’ancienne timidité, de l’ancienne méfiance. J’en citerai comme exemple une anecdote, qui m’élait contée pour me prouver le contraire. « Vous vous imaginez peut-être qu’il y a chez nous peu de liberté de parole, me disait, à Tiflis, en 1873, un Russe libéral et désireux de me faire apprécier sa patrie. Un jour, un élève d’une des grandes écoles de l’État, parlant avec ses camarades des réformes d’Alexandre II, s’avisa de dire que le tsar n’était qu’un tailleur, voulant donner à entendre que l’empereur se plaisait trop à changer les uniformes militaires. Le propos, recueilli par la police, monta jusqu’aux oreilles du souverain ; l’imprudent jeune homme se vit mandé par ordre suprême au palais impérial. Les parents du coupable le voyaient déjà sur le chemin de la Sibérie. Quel fut son châtiment ? L’empereur lui fit remettre de sa part un uniforme tout neuf. » Le trait, si l’histoire est vraie, ne manquait pas d’esprit ; c’était là une vengeance de souverain, mais la naïve admiration du narrateur était hors de proportion avec la railleuse générosité du monarque. « Voyez, me répétait-il, de quelle liberté nous jouissons ! Avoir appelé l’empereur un tailleur ! » Cela lui semblait une sorte de crime de lèse-majesté, et il me demandait si, en France, un tel forfait n’eût pas été puni d’un autre châtiment. Aux heures les plus tranquilles du règne d’Alexandre II, chez ce peuple, si heureux de respirer plus à l’aise, on sentait ainsi ce qu’avait d’inaccoutumé et de précaire cette liberté récente. Sous l’égide de la police et des officiers bleus, il ne peut y avoir qu’une liberté de tolérance.

Depuis la longue série d’attentats inaugurée en 1878, et la restauration de l’omnipotence des gendarmes, l’ancienne méfiance est redevenue générale. L’esprit de suspicion assombrit et pervertit toutes les relations de la société et de la famille. On n’ose plus parler entre amis, entre parents même. Selon les mordantes peintures du grand humoriste Chtchédrine, jamais on n’a autant évité les sujets sérieux, ou si on les touche, c’est pour donner carrière à des banalités de commande[7]. La conversation, pour être sans péril, se fait volonlairement insignifiante et systématiquement frivole. Un nuage pesant alourdit l’atmosphère morale de la Russie. À l’étranger même, les sujets du tsar gardent souvent une sorte d’oppression, comme s’ils avaient perdu l’habitude de respirer librement. L’hiver dernier, à Monaco, un des pays de l’Europe où l’on voit le plus de Russes, je causais de sa patrie avec un propriétaire des bords du Don ; nous étions seuls, un inconnu vint à s’approcher : aussitôt mon Russe de changer de conversation, de parler des théâtres, des concerts ; il croyait, aux traits et à la tournure du nouveau venu, avoir reconnu un de ses compatriotes. J’ai souvent, en Russie et au dehors, rencontré des défiances analogues ; plus d’une fois même, j’ai vu d’anciennes connaissances m’éviter avec soin ou éluder en ma présence la politique et les sujets qui pouvaient le plus provoquer ma curiosité. De cette façon, les époques de crise, qui sembleraient devoir être les plus intéressantes pour l’observateur, sont celles où il est le plus difficile de rien apprendre de la Russie en Russie. Il est vrai que, dans ce cas, la gêne, les réticences et le silence même ont leur éloquence.

Si, presque partout, on sent la méfiance dans la conversation et la parole, c’est bien autre chose dans les lettres et la correspondance. Sous ce rapport, la Russie en est toujours restée aux vieux errements ; c’est le pays par excellence du cabinet noir. Nulle part la poste n’inspire plus de soupçons ; particuliers et hommes publics écrivent autant que possible par voie privée, par occasion, comme on dit. C’est au point que le peu de confiance dans la poste impériale contribue presque autant que l’ignorance des masses et la prédominance de la population rurale au petit nombre relatif des lettres. Beaucoup ne passent point par les bureaux de la poste. Pour l’étranger, les gens qui veulent s’entretenir librement, font porter leurs lettres à la première station de l’Allemagne ou de l’Autriche ; peu de voyageurs passent la frontière sans s’acquitter de pareilles commissions pour leurs amis. Il existe, si je ne me trompe, une loi autorisant l’administration à décacheter les correspondances qu’elle transporte, et quand elle use de cette faculté, elle ne se donne souvent guère plus de mal pour déguiser les traces de ses visites, que des parents ou des maîtres qui lisent les lettres de leurs enfants ou de leurs élèves. On pourrait dire, du reste, que c’est encore là une conséquence du régime paternel ou patriarcal. Les hauts fonctionnaires mêmes partagent, à l’égard de la poste, les appréhensions du vulgaire. Au plus beau temps d’Alexandre II, ses ministres et ses conseillers évitaient de s’écrire par la poste, de peur de mettre un tiers dans leurs confidences[8]. Les diplomates qui ont l’imprudence de ne pas toujours correspondre par courriers spéciaux, n’échappent naturellement pas à cette inquisition. Un de nos ambassadeurs en Russie me racontait qu’ayant lu au prince Gortchakof une note du gouvernement français, le chancelier lui avait dit en souriant qu’il oubliait les commentaires dont cette note était accompagnée dans une lettre privée du ministre.

Quel peut être l’effet de pareilles pratiques, érigées en système depuis des générations ? Une éducation trop sévère, privée de toute expansion, rend les enfants renfermés, menteurs, sournois. Il en a été de même à bien des égards, pour les Russes, de toutes ces vexations et ces perpétuelles tracasseries de la police. La méfiance et la dissimulation sont devenues la ressource habituelle des victimes de ce régime de suspicion et d’espionnage. La pédante tutelle de la police a engendré, chez les uns, l’indifférence pour la chose publique avec la pusillanimité, chez les autres, l’indignation et la colère avec l’esprit de révolte. Rien n’a plus contribué à la vogue des idées révolutionnaires. Par les haines qu’elles ont suscitées, par les habitudes de dissimulation et de mystère qu’elles ont fait naître, l’ancienne troisième section et la police sont, plus que personne, responsables de la propagande nihiliste. On ne saurait se rendre compte du degré d’irritation, d’exaspération, auquel un pareil traitement peut amener des natures souvent généreuses. « Il vous est facile, me disait à ce propos un jeune Russe, de condamner la violence de nos révolutionnaires, de nous conseiller la patience et la modération ; mais, si vous étiez, durant des années, soumis comme nous à ce régime de terreur et de délation ; si vous sentiez toujours sur votre tête l’épée de Damoclès de la déportation, tout votre sang bouillonnerait, et vous aussi, peut-être, vous vous croiriez tout permis contre ceux qui se permettent tout. » Pour ma part, j’avoue qu’à certaines heures, à certains spectacles ou à certains récits, l’étranger se félicite singulièrement de n’avoir pas été mis à pareille épreuve.

Il faut les agissements, il faut les provocations et la longue et minutieuse tyrannie de la police pour expliquer l’intensité des haines soulevées par elle, l’acharnement et le fanatisme de ses ennemis. C’est elle, en grande partie, qui leur a enseigné à dépouiller tout scrupule et toute humanité, elle qui, à leurs yeux, autorise les plus atroces attentats. Le pouvoir occulte, qui fonctionne ostensiblement au-dessus des lois, devait tôt ou tard être mis hors la loi par ses victimes ; on devait retourner contre lui, en les exagérant encore, ses propres procédés. Tocqueville a dit que l’ancien régime avait fait l’éducation révolutionnaire de la France ; on peut dire, avec plus de raison, de la Russie, que la police a fait l’éducation du nihilisme.

L’institution tutélaire imaginée par l’empereur Nicolas pour protéger l’ordre et l’État, a ainsi tourné manifestement contre son but. Elle a fomenté l’esprit de révolte et de conspiration qu’elle devait étouffer, elle a poussé la Russie, privée de tous moyens légaux d’opposition, aux complots, aux sociétés secrètes, au régicide. La troisième section a fait assurément plus de révolutionnaires qu’elle n’en a arrêté. Ce qui, pour l’observateur attentif, est certain, c’est qu’il y a un lien naturel, une indéniable connexité entre l’omnipotence de la police et la propagande radicale. Comment ne pas s’apercevoir que c’est à l’ombre et, pour ainsi dire, à couvert de cette haute police, qu’ont germé et grandi, de tous côtés, dans la jeunesse des deux sexes, les idées subversives, le socialisme, le nihilisme, et spécialement cet esprit de conspiration, ce goût pour les associations secrètes et les affiliations clandestines, ce penchant aux moyens ténébreux et aux voies souterraines, qui aujourd’hui est un des principaux caractères de l’esprit révolutionnaire en Russie, et qui rappelle, par plus d’un trait, les fatales habitudes de conjuration, d’espionnage et de trames silencieuses des carbonari et des sectes italiennes, au temps où les gouvernements de la péninsule combattaient leurs ennemis avec cette même arme d’une police arbitraire et souveraine ?

La troisième section et la police d’État n’ont pas seulement soulevé des haines implacables, elles ont affaibli le gouvernement en le déconsidérant, en excitant la répulsion et le dégoût des âmes généreuses, en tournant contre l’administration les rancunes et les préjugés même de l’opinion. En aucun pays, la police, ses agents et ses procédés n’ont été aussi discrédités. Sous Alexandre II, comme sous Nicolas, il y avait partout contre elle une sorte de conspiration tacite ; si les exaltés étaient seuls à oser s’attaquer à elle, presque personne ne voulait lui prêter main-forte. À l’inverse de ce qui se voit en Angleterre, la police russe ne pouvait compter ni sur la sympathie ni sur le concours du public. Elle est restée, dans l’empire, comme une armée étrangère, opérant en pays conquis. Cet isolement est une des principales raisons de ses nombreuses mésaventures.

Les incroyables facilités offertes aux plus audacieux attentats par cette répugnance du public à seconder la police, ont fini par frapper tout le monde. Pour y remédier, des hommes bien intentionnés avaient imaginé, durant les premiers mois du règne d’Alexandre III, de former une société privée, destinée à aider le gouvernement dans la recherche et la poursuite de ses ennemis. Sous l’antique nom de droujina, on avait essayé de réunir une espèce de confrérie d’auxiliaires volontaires de la police, ou mieux de former, à côté de la police officielle, une sorte de police officieuse, spontanée ainsi que gratuite, et, comme celle du gouvernement, en grande partie secrète. Le meilleur moyen de lutter contre les conspirations, n’était-ce point, disaient les promoteurs de cette droujina, d’aller les combattre sur leur propre terrain, et avec leurs propres armes ? L’idée de défendre le gouvernement à l’aide d’une société secrète ne pouvait germer que dans la patrie de la troisième section. On voit à quel point la longue domination d’une police occulte a donné aux Russes le goût des affiliations clandestines. Des hommes sérieux ont proposé de décerner des primes d’argent aux ouvriers et aux paysans qui dénonceraient les propagandistes révolutionnaires, sans s’apercevoir que par ce moyen ils ne feraient que subventionner les délations. D’autres allaient plus loin, non contents de vouloir emprunter aux révolutionnaires leur organisation secrète, ils rêvaient d’imiter leurs procédés d’exécution sommaire, de prévenir leurs attentais par des attentats analogues. « Quand donc, me disait un de ces zélateurs de l’ordre, se rencontrera-t-il un sujet assez dévoué pour aller, à Genève ou à Paris, régler les comptes des fauteurs du régicide ? pour les provoquer en duel et, au besoin, leur brûler la cervelle sans plus de cérémonies qu’ils n’en mettent à faire sauter un empereur ? »

En dehors de semblables services, on ne voit pas quel avantage le gouvernement pouvait tirer de cette nouvelle chevalerie. La sainte ligue (Sviataia droujina), ou la confrérie du salut (droujina spasénia), comme l’appelaient ses fondateurs, a inutilement reçu des dons considérables, provenant en partie de juifs, dont ces croisés de l’ordre acceptaient l’argent, mais non la personne. On ne dit pas qu’elle ait fait mettre la main sur aucun nihiliste ; en revanche, on prétend qu’elle a fait arrêter comme conspirateurs des agents secrets de la police. De semblables associations ne sauraient guère vivre qu’avec un mobile et un but religieux, comme certaines confréries du moyen âge ou la fameuse congrégation de la Restauration. Une pareille ligue secrète ne pouvait offrir au pouvoir grandes garanties, car les cadres supposés des défenseurs du trône auraient bien pu à l’occasion servir d’abri à ses ennemis. La police volontaire et la police officielle devaient bien vite devenir suspectes l’une à l’autre ; aussi le gouvernement d’Alexandre III s’est-il bientôt empressé de licencier ses auxiliaires improvisés.

La police d’État, qui a si mal gardé l’empire contre la contagion révolutionnaire, n’a guère mieux réussi à assainir le champ empesté de la bureaucratie et du tchinovnisme. On pourrait dire qu’elle a presque également échoué dans cette double tâche.

L’administration russe n’a pas gagné à la surveillance de la troisième section tout le profit qu’en espérait l’empereur Nicolas. Bien payés et triés avec soin, les officiers de gendarmerie ont été parmi les fonctionnaires les plus probes de l’empire ; tout abus de la confiance mise en lui expose un gendarme à perdre son emploi. L’intégrité, d’ordinaire maintenue dans ses rangs, ce corps d’élite n’a malheureusement pu l’introduire, au même degré, dans les administrations placées sous son contrôle. À dénoncer tous les abus commis autour d’eux, à réprimer tous les abus dénoncés, les gendarmes eussent eu trop à faire. Les officiers bleus se faisaient, d’habitude, pardonner leur rôle en détournant leurs yeux des menues peccadilles des fonctionnaires soumis à leur surveillance. Pour ces gardiens de la morale et de la sécurité publiques, c’était une besogne ingrate et sans gloire que de rechercher les taches de l’administration et de laver les souillures bureaucratiques. À en croire un ancien fonctionnaire de la troisième section, M. Sgotof, qui s’en est fait le panégyriste, elle aurait souvent défendu les particuliers contre l’arbitraire ou la cupidité des hommes en place, elle aurait plus d’une fois obtenu la révocation de gouverneurs infidèles. Cela peut être vrai ; mais de pareils traits ont toujours été peu nombreux. La troisième section réservait d’ordinaire sa vigilance pour des offenses moins innocentes, pour des crimes, dont la découverte faisait plus d’honneur à sa perspicacité : elle gardait ses sévérités pour les hommes dont les principes ou les aspirations menaçaient le repos du gouvernement. Éventer des complots réels ou supposés, démasquer les libéraux et les révolutionnaires, surprendre la piste des sociétés secrètes, tel est le principal souci des gendarmes. Au lieu d’un rempart contre la corruption et contre l’arbitraire des fonctionnaires, la pédante tutelle de la police a été une barrière contre les idées dont le triomphe eût seul pu refréner la vénalité et les abus.

La Russie a éprouvé l’insuffisance de tous les moyens bureaucratiques pour redresser les défauts séculaires de son administration. Impuissant à contrôler lui-même l’immense armée de ses fonctionnaires, le gouvernement impérial s’est enfin décidé à réclamer l’aide du pays, l’aide d’assemblées provinciales et de la décentralisation.



  1. Ce mot signifie transformation, transfiguration ; mais ici il ne fait point allusion aux réformes du grand monarque, c’est seulement le nom du lieu où siégeait alors la chancellerie secrète.
  2. Le jeune Miraki, alors âgé de dix-huit ans, arrêté longtemps après et condamné aux travaux forcés en Sibérie.
  3. Durant ces cinquante-cinq ans, les fonctions de chef des gendarmes ont été successivement remplies par le comle Benkendorf, frère de la célèbre princesse Lieven, le comte depuis prince Orlof, représentant de la Russie au congrès de Paris et père de l’ambassadeur du tsar en France, le prince Vasili Dolgoroukof, le comte P. Chouvalof les généraux Potapof, Mezentsef et Drenteln.
  4. Ce « département » s’est d’abord appelé « police d’État », puis ensuite « police » simplement. La nouvelle organisation a été plusieurs fois remaniée sous le ministère du comte Tolstoï, notamment par les oukazes du 25 juin 1882 et du 18 février 1883. — La gestion de la police d’État, placée sous la haute direction du ministre de l’Intérieur, a été spécialement confiée à un adjoint (tovarichtch) du ministre, chargé en même temps du commandement du corps des gendarmes. Oukaze du 9 avril 1887.
  5. Oukaze da 4 septembre 1881. Ces mesures concernaient les principales villes et une dizaine de provinces ; édictées d’abord pour un an, elles ont été plusieurs fois renouvelées.
  6. Sur la déportation administrative, sur le nombre et la situation des déportés, voyez plus loin, livre IV, chapitres vi et viii.
  7. Voyez, par exemple, la satire intitulée : Lettres à ma tante : Otetchest vennyia Zapiski, juillet 1881.
  8. Voyez, par exemple, dans notre étude intitulée Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite, les lettres de N. Milutine et du prince Tcherkassky.