L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 3/Chapitre 4

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CHAPITRE IV


Les villes et l’administration municipale. — Influence et antagonisme des deux capitales. — Du transfert du siège du gouvernement de Saint-Pétersbourg à Moscou. — Les municipalités urbaines ont une tout autre organisation que les communes rurales. — Raisons de cette différence. — Introduction du cens dans les élections municipales. — Catégories censitaires et représentation proportionnelle des intérêts. — Résultats de ce mode d’élection. — Indifférence et abstentions. — Prédominance des marchands dans les municipalités. — Réforme et statut de 1892.


La loi qui règle le self-government des villes est postérieure à celle qui établit le self-government des communes rurales et des provinces. L’organisation des États provinciaux a précédé la constitution des municipalités urbaines. La raison en est simple, elle est dans le petit nombre et dans la pauvreté des villes russes. Des causes physiques, économiques, historiques ont retardé en Russie le mouvement qui, chez tous les peuples modernes, tend à agglomérer la population dans l’enceinte des villes[1]. La rareté et la petitesse relatives des villes russes n’en doivent pas faire méconnaître le rôle ; à certains égards, leur importance est plus grande qu’en Occident. Dans ce vaste et compact empire, si récemment colonisé par la civilisation européenne, les villes semblent les foyers naturels de la culture moderne. Plus que partout ailleurs, elles représentent le principe du mouvement, de l’initiative, du progrès, et elles ont d’autant plus à faire que plus lourd est le poids des campagnes qu’elles doivent traîner derrière elles. Si pour le chiffre de leur population, si pour l’éducation et le genre de vie de la plupart de leurs habitants, beaucoup de chefs-lieux de district, et même de chefs-lieux de gouvernement, méritent peu le titre de villes, la Russie possède, outre ses deux capitales, quelques grandes cités de province, telles qu’Odessa, Kief, Kazan, Kharkof, qui ont un vaste rayon d’influence et sont de petites capitales régionales. Elles ont beau contenir à peine le neuvième ou le huitième de la population totale de l’empire, les villes russes n’en peuvent pas moins prétendre à personnifier l’esprit du pays et à former l’opinion. Aussi ne saurions-nous comprendre les hommes qui, par crainte de la propagande révolutionnaire, prêchent, depuis la mort d’Alexandre II, une politique toute rurale. En aucun pays l’opinion des campagnes ne compte moins. À cet égard, on pourrait dire que toute la Russie tient dans une dizaine de villes, qui, au milieu de l’isolement et du silence général, ont seules une société et seules une voix. Peut-être même devrait-on dire que toute la Russie tient dans ses deux capitales.

En tout pays centralisé, la capitale a sur les idées, sur les mœurs de la nation, une autorité considérable et souvent outrée. À force de tout rassembler dans une ville, la centralisation menace d’aboutir à une sorte d’hypertrophie de la tête aux dépens des membres. En Russie, la capitale exerce une domination non moins incontestée, non moins absolue que Paris en France ; mais, en Russie, cette royauté est dédoublée. L’autorité de la capitale s’y partage entre deux villes rivales qui se disputent l’influence. Comme l’aigle de ses armes impériales, la Russie a deux têtes, à peu près d’égale grosseur[2]. Dans aucun État unitaire, il n’y a deux villes tenant une aussi grande place et se faisant ainsi contrepoids. Si l’une est la capitale officielle, l’autre se peut vanter d’être toujours la capitale naturelle ; si l’une a l’avantage de posséder le siège du gouvernement, la cour, les ministères, les grandes administrations, l’autre garde le bénéfice de sa situation centrale au cœur de l’empire avec le prestige de sa vieille histoire. Si Pétersbourg est la demeure respectée du pouvoir d’où dérive toute autorité et descendent tous les ordres, Moscou reste la ville nationale par excellence, la ville vers laquelle convergent tous les sentiments et toutes les affections du peuple, la cité sainte, la ville mère[3]. Et pour être délaissée, depuis plus d’un siècle et demi, pour être une sorte de Rome ou de Jérusalem slave, Moscou est loin de n’être qu’une reine détrônée, ou une veuve ensevelie dans son deuil et ses souvenirs. Ce n’est pas seulement la ville du passé, la ville des boyards et des vieux Russes ; Moscou a retrouvé dans le commerce, dans l’industrie, une richesse et une jeunesse, une puissance et une royauté nouvelles, qu’aucun pouvoir ne lui saurait retirer. Si le vaste système des canaux de l’empire aboutit à la Neva et fait de Pétersbourg la tête et le débouché du réseau fluvial, les longues lignes de fer qui unissent la Finlande au Caucase et la Pologne à l’Oural ont leur centre, leur nœud médian à Moscou, et en font l’entrepôt naturel, le grand emporium intérieur de la Russie.

Comme les deux têtes de l’aigle russe, les deux grandes cités rivales semblent regarder en sens opposé, l’une tournée vers l’Occident, vers le dehors, l’autre vers le dedans ou vers l’Orient. Avec ses monuments classiques et ses palais sur pilotis, avec ses canaux à la hollandaise et ses colonnades à l’italienne, avec ses larges perspectives qui se déploient en éventail, Saint-Pétersbourg, la ville au nom allemand, bâtie dans des marais finnois, est une cité tout occidentale, toute moderne, tout européenne ; c’est la vivante image du gouvernement qui l’a fondée, la digne capitale d’une dynastie dont la mission est d’européaniser la vieille Moscovie. Saint-Pétersbourg est, selon le mot du poète, la fenêtre par laquelle le jour de l’Occident pénètre dans l’immense empire ; ou mieux, c’est le miroir qui concentre les lumières de l’Europe pour les réfléchir sur la Russie. Moscou est demeurée la ville des souvenirs, si ce n’est des traditions ; elle est devenue le refuge des mœurs russes et des prétentions à l’originalité slave ; elle reproche volontiers à la résidence de la Neva ce qu’elle appelle le cosmopolitisme pétersbourgeois. Avec son Kremlin, dont l’enceinte gothique aux tours ogivales enferme des églises byzantines aux coupoles d’or, avec ses différents gorods ou ses divers quartiers, enchâssés les uns dans les autres comme des anneaux concentriques autour du vieux noyau de pierre ; avec sa ceinture de couvents, pareils à des forts détachés autour de la métropole orthodoxe, Moscou se sent toujours le cœur de la Russie ; elle est fière de son passé, et, même en imitant autrui, elle prétend rester elle-même ; elle est jalouse de sa nationalité et affecte volontiers de vanter ce qui est russe ou slave, de dédaigner ce qui vient de l’Ouest, ce qui est latin ou germain. L’esprit et l’influence des deux capitales sont aussi différents que leur histoire et leurs monuments. En elles se personnifient les deux tendances qui, depuis Pierre le Grand, se disputent la Russie, les deux génies qui, pareils aux deux figures allégoriques du poète devant le jeune Hercule, montrent à la Russie adolescente deux chemins opposés. Pour le bien de l’empire et le repos du monde, il serait à désirer que ces deux influences rivales se pussent toujours équilibrer ; que Pétersbourg et Moscou se fissent contrepoids : l’un assurant le triomphe de la civilisation libérale et progressive de l’Europe, l’autre gardant le précieux dépôt de la nationalité.

Depuis 1870, l’esprit de Moscou est plus d’une fois redevenu prépondérant. C’est Moscou qui, sous Alexandre II, a remué le peuple russe en faveur de ses frères du Balkan, alors que, dans la ville de Pierre le Grand, presque personne ne songeait encore aux Bulgares ou aux Serbes. C’est Moscou qui, de tout temps, a été le foyer des slavophiles et des panslavistes, s’il est des panslavistes en Russie ; c’est elle qui, à chaque occasion, se plaît à ramener les sympathies, si ce n’est les ambitions des Russes, vers le sud-est de l’Europe, vers ce monde slave qu’elle regarde comme son monde à elle, et dont elle se considère volontiers comme le centre ou l’ombilic. En 1867 Moscou réunissait dans son sein un congrès des Slaves de tous pays, et elle en gardait comme souvenir un musée ethnographique où sont représentés, dans leur costume national, tous les membres dispersés de la grande famille slavonne. Un jour le conseil municipal de Moscou a voté l’envoi d’une cloche à Prague, la Moscou tchèque, et plus tard la vieille capitale était à la tête des souscriptions pour les volontaires de Tcherniaief. Aussi est-ce au Kremlin que, aux applaudissements de tout un peuple, l’empereur Alexandre II fit aux Slaves du Balkan les solennelles promesses de la Russie. Moscou se peut vanter d’avoir été pour beaucoup dans la dernière guerre d’Orient et dans les inquiétudes de l’Europe. Chaque fois que la Russie cède à un mouvement national, on peut être sûr que l’impulsion part de Moscou, et l’influence de la vieille métropole ne fera sans doute que croître avec le développement politique de la nation.

Les bombes qui ont renversé dans les rues de Saint-Pétersbourg l’émancipateur des serfs, ont rendu l’ascendant de Moscou plus puissant que jamais. L’empereur Alexandre III a toujours volontiers tendu l’oreille aux voix qui venaient de l’ancienne capitale ; et, pour punir la résidence de la Neva d’avoir été arrosée par le sang du « tsar martyr », plus d’un conservateur a parlé de lui enlever le siège du gouvernement, de ramener l’empereur dans la cité des Ivan, derrière les murs crénelés du Kremlin. C’est ce que H. Ivan Aksakof appelait « rentrer dans ses foyers ». Moscou, disent ses panégyristes, a toute espèce de supériorité sur Piter[4], ; elle est plus centrale, elle est plus saine, elle n’est exposée ni aux brouillards de la Baltique ni aux tardifs dégels du Ladoga ; elle n’est pas, comme la Palmyre du Nord, perdue aux confins d’un désert ; elle n’est point menacée d’être submergée sous les eaux de la Neva, refoulées par les vents de l’ouest et les flots du golfe. Moscou est, par tempérament comme par tradition, conservatrice autant que nationale, tandis que par son origine, par son histoire, par sa situation aux portes de l’Europe, Pétersbourg est révolutionnaire, comme elle est cosmopolite. La capitale pouvait demeurer aux bords de la Neva lorsque Moscou et la Russie étaient encore à demi asiatiques, lorsque, au lieu d’être relié à l’Europe par des chemins de fer, l’empire ne communiquait avec la civilisation occidentale que par la Baltique et les canaux du Volga. Aujourd’hui Pétersbourg a cessé d’être l’intermédiaire naturel entre la Russie et l’Europe, son rôle historique est achevé. L’heure est venue de clore « la période pétersbourgeoise », d’inaugurer, au cœur de l’empire, une nouvelle période moscovite, à la fois dégagée de la bureaucratie à l’allemande et libre de la contagion révolutionnaire.

Dans toutes les réflexions de ce genre il y a un mélange de vérité et d’illusion. La Russie, pour demeurer en communication avec l’Europe, n’a plus besoin de Pétersbourg ; on pourrait fermer et murer « la fenêtre » ouverte par Pierre le Grand, sans compromettre chez elle la civilisation européenne. Mais se figurer que, en éloignant de l’Occident la résidence impériale, on mettrait le trône à l’abri des entreprises révolutionnaires, n’est qu’une vaine imagination. De pareilles idées découlent de la propension de beaucoup de Russes à chercher au dehors le principe de leurs difficullés intérieures. Ne pouvant rejeter sur l’étranger la faute des attentats politiques, certains patriotes la rejettent sur la nouvelle capitale, sur « la Russie pétersbourgeoise » et à demi dénationalisée, sur le cosmopolitisme et la corruption européenne qui ont, depuis longtemps, vicié la brumeuse atmosphère de la Neva. Oubliant l’explosion de Moscou, ils se persuadent que, en en ramenant le tsar à l’ombre de la Tour d’Ivan, on le mettrait à l’abri des complots, comme si l’air de la Moskva avait la vertu de détruire les miasmes politiques. La population de Moscou, prise en bloc, est aujourd’hui plus conservatrice, plus attachée à l’empereur que celle de Saint-Pétersbourg, quoique à Pétersbourg les basses classes soient, en immense majorité, également dévouées au tsar ; mais, à la suite du gouvernement et des administrations, les éléments révolutionnaires se transporteraient à Moscou, d’où leur action rayonnerait plus facilement sur l’intérieur de l’empire. C’est là un point que perdent de vue les partisans de Moscou, et ce n’est pas le seul. Déjà presque aussi peuplée que Saint-Pétersbourg, déjà la capitale commerciale et industrielle de la Russie, Moscou, une fois redevenue capitale politique, croîtrait avec une rapidité nouvelle. Elle deviendrait, en moins d’un demi-siècle, une des grandes cités du globe. La population se transformerait par son accroissement même. La Russie n’aurait plus qu’une tête, et, le jour où une révolution serait possible à Moscou, une révolution serait facile en Russie.

Pour qui veut envisager l’avenir, la translation de la capitale à Moscou me semble ainsi loin d’être une sauvegarde pour le pays et la dynastie. Le transfert ne s’en fera peut-être pas moins un jour. Diverses considérations y peuvent, à un moment donné, pousser le gouvernement et le pays ; mais bien des intérêts publics et privés y mettent obstacle. L’abandon de Saint-Pétersbourg ruinerait à demi les familles les plus influentes de la haute société russe. Pour le gouvernement même et la maison impériale, le changement de capitale serait une opération des plus coûteuses, car le tsar ne peut par oukaze transporter tous ses palais et ses ministères de Pétersbourg à Moscou, ni s’y faire suivre de ses somptueuses résidences de Tsarsko, de Péterhof, de Gattchina.


Quand des villes ont, sur un peuple, un tel ascendant, il paraît difficile de ne pas attribuer d’importance aux assemblées qui les représentent. Or aujourd’hui ces municipalités urbaines sont loin d’être en possession de l’autorité morale qui semblerait devoir appartenir aux élus des villes, dans un pays encore dénué de toute représentation politique. Cette apparente anomalie tient en partie aux mœurs, en partie à la loi et au mode de composition des assemblées municipales, qui ne semblent pas encore une sincère et complète représentation de tous les intérêts et de toutes les classes.

Dans les États provinciaux ou zemstvos, les délégués des diverses classes de la nation délibèrent en commun, mais chaque classe conserve ses représentants particuliers. Il n’en est plus de même dans les municipalités urbaines. Là toute distinction d’origine a été abolie entre les électeurs aussi bien qu’entre les élus ; les hommes chargés de gérer les affaires municipales ne sont plus les délégués d’une classe déterminée, mais les élus de la ville sans distinction de caste ou de condition. Un tel contraste entre des institutions nées vers le même temps ne saurait étonner que les hommes ignorants des habitudes et des procédés du gouvernement russe. C’est encore là un exemple de la manière isolée et fragmentaire dont ont été étudiées et exécutées les nombreuses réformes du règne d’Alexandre II. Rien ne leur a été plus étranger que l’esprit systématique et un plan d’ensemble. Elles ont beau être sœurs et être du même âge, ces institutions nouvelles semblent parfois n’être pas filles du même père, tant elles manquent d’air de famille. Sous ses deux grands réformateurs, sous Alexandre II comme sous Pierre le Grand, le peuple russe nous fait souvent l’effet d’un peuple soumis à des expériences. La Russie possède ainsi deux modes divers de représentation qu’elle expérimente concurremment. Il serait prématuré de décider lequel des deux systèmes triomphera le jour où l’empire autocratique sera mis en possession d’élections politiques.

En certains pays, en France notamment, les communes urbaines et les communes rurales sont organisées sur le même type, comme si elles ne différaient que par les dimensions ou le nombre d’habitants. Il en est autrement en Russie, et dans aucun pays une telle diversité n’est mieux justifiée. Entre les villes et les villages, entre les municipalités urbaines et les communes rurales, tout est contraste. Tandis que ces dernières restent le domaine exclusif d’une classe, le domaine particulier du paysan, les municipalités urbaines sont ouvertes à toutes les conditions sociales, sans distinction d’origine. En Russie, cette diversité d’organisation a sa principale raison d’être dans la diversité du mode de propriété. Dans les villes, il n’y a point, comme dans les campagnes, deux modes distincts de tenure du sol ; il n’y a point de classe vivant de la propriété communale et en ayant le monopole. Dans les villes, les habitants ne diffèrent les uns des autres que par le degré de richesse et par l’éducation ; n’étant pas séparés par des intérêts divers ou opposés, ils peuvent aisément être tous réunis dans le même corps électoral.

Cette suppression des anciennes barrières de classes, dans les municipalités, est cependant toute récente. Du règne de Catherine II au règne d’Alexandre II, les villes ont été regardées comme le domaine propre des classes urbaines, de même que les villages sont aujourd’hui le domaine exclusif du paysan. Sous le régime institué par Catherine, le noble et le paysan étaient exclus de l’administration de la ville qu’ils habitaient, de même qu’aujourd’hui le propriétaire foncier reste en dehors de la commune où il réside. L’administration municipale appartenait entièrement aux classes dites urbaines (gorod-skiia sosloviia). Dans l’enceinte de la ville, le marchand, le bourgeois notable (potchetny grajdanine), le petit bourgeois (mêchtchanine), l’artisan, avaient seuls droit de cité[5]. Comme au moyen âge en Occident, toutes les libertés locales étaient exercées par un groupe déterminé, ce qui en faisait une sorte de privilège, spécial à une catégorie d’habitants. C’était là le système jadis en usage dans toute l’Europe, et Catherine le lui avait en partie emprunté. En Russie, du reste, toutes ces franchises locales, souvent assez étendues en droit, étaient restées débiles, nominales, presque illusoires en fait. Les corporations municipales n’usaient guère plus des droits qui leur étaient concédés, dans l’administration de la ville, que les assemblées de la noblesse n’usaient des prérogatives qui leur avaient été octroyées, dans l’administration du district et de la province.

Dans les villes en effet, le self-government n’a ni les mêmes racines ni la même sève que dans les villages des campagnes. Les institutions municipales des communes urbaines sont une œuvre moderne et artificielle, imitée de l’étranger, entièrement privée de la force que donnent les traditions et les mœurs. Dans la Russie primitive, les villes étaient loin de le céder aux villages en franchises locales ; elles avaient, elles aussi, leur assemblée, ou vetché, leurs chefs élus et leurs juges élus, leurs starostes ou leurs posadniks. De ces libertés municipales, accrues à la faveur des luttes intestines des princes apanagés, il était même sorti, chez quelques cités de l’ouest, telles que Novgorod la Grande et Psokf sa voisine, d’activés et turbulentes républiques municipales, non sans analogie avec les cités antiques ou les communes italiennes du moyen âge. Toutes ces libertés avaient disparu à la longue, sous la domination tatare, sous l’unité moscovite, sous l’administration impériale[6]. Pierre le Grand, par un oukaze de 1718, avait tenté d’introduire dans les villes russes des chambres municipales, organisées sur le modèle des représentations élues de Riga et de Réval. Ces municipalités, appelées du nom allemand de « magistrats » (magistraty), étaient chargées de la police et de la perception des taxes en même temps que de l’administration intérieure de la ville. C’était, pour les « bourgeois » (grajdane) qui y étaient appelés, un service obligatoire dont les plus aisés aspiraient à s’affranchir. Supprimés, puis rétablis sous les successeurs de Pierre, ces « magistrats » étaient asservis aux caprices des voiévodes et des agents du pouvoir, lorsque, par sa célèbre charte de 1785[7], Catherine II donna aux villes de l’empire de nouvelles institutions municipales, en même temps qu’une organisation corporative.

D’après le statut de Catherine II, chacun des cinq ou six groupes entre lesquels était répartie la population urbaine, élisait séparément des représentants dont la réunion formait le conseil de la ville (gorodskaïa douma). C’était le mode d’élection séparée et de délibération en commun, adopté aujourd’hui pour les États provinciaux (zemstvos). Ces institutions municipales avaient été plus ou moins remaniées sous les prédécesseurs d’Alexandre II, sans perdre leur caractère fondamental[8]. Ce n’est qu’en 1870 qu’un nouveau statut a définitivement renversé les bases de l’administration urbaine. Selon les habitudes du gouvernement russe, qui applique rarement d’un coup les institutions nouvelles à toute la surface du territoire, la nouvelle loi avait été expérimentée dans les trois grandes villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa avant d’être étendue à la généralité des villes de province[9].

La loi qui, sous Alexandre II, a enlevé aux élections urbaines tout caractère corporatif, n’a point pour cela supprimé les corporations de citadins, organisées autrefois par Catherine II. Ces anciens cadres, élevés au dix-huitième siècle, à l’imitation de l’Allemagne, n’ont pas été brisés : marchands, petits bourgeois, artisans[10], ont, comme par le passé, conservé leurs assemblées et leurs chefs élus. La noblesse n’est donc pas seule en possession de ce privilège. Les mêmes droits se retrouvent, à un degré plus modeste, chez les autres classes ; mais les assemblées de ces dernières font peu parler d’elles. On s’y borne à traiter des affaires intéressant la communauté. Dans un pays où la vie publique serait active, où les citoyens seraient jaloux de se servir de tous les moyens d’influence laissés en leurs mains, une telle organisation, déjà presque séculaire, pourrait donner aux différents groupes de la population une singulière force avec une plus grande cohésion. En Russie il n’en est rien ; le cadre de certaines de ces corporations est du reste tout artificiel et déjà suranné. Loin de former autant d’États dans l’État ou de villes dans la ville, les communaulés de marchands, de bourgeois, d’artisans, se bornent d’ordinaire à voter des secours pour leurs membres besogneux, ou des fonds pour des souscriptions patriotiques. Au lieu de les redouter, l’administration s’en sert comme d’un instrument commode, pour faire exécuter les règlements administratifs sur le commerce et sur les métiers[11]. Telles qu’elles existent aujourd’hui, ces corporations sans vie ne peuvent porter ombrage à personne ; c’est à leur innocuité, c’est à leur insignifiance même qu’elles doivent de conserver l’existence.

À la représentation par classe ou corporation, le statut de 1870 a substitué la représentation de la propriété et des intérêts. Ce sont les taxes municipales qui confèrent le droit de voter dans les élections urbaines. Tout propriétaire d’immeuble, tout possesseur ou directeur d’établissement industriel ou commercial, tout homme payant une patente au profit de la cité est électeur municipal. Comme en Angleterre, et de même que pour les assemblées territoriales, les femmes peuvent participer au scrutin au moyen d’un fondé de pouvoir. Bien que le droit de vote soit établi sur les rôles des contributions, il n’y a pas à proprement parler de cens électoral, point de minimum d’impôt déterminé par la loi. Les villes russes diffèrent tellement par la richesse, beaucoup d’entre elles sont si pauvres, qu’il eût été difficile de trouver pour toutes une mesure commune, ou même de fixer une échelle graduée. Aussi a-t-on adopté un autre système. Tout impôt direct, acquitté au profit de la ville, donne aux habitants le droit de prendre part aux élections urbaines, mais la part de tous ces électeurs est loin d’être la même. Les contribua-, blés sont inscrits sur les listes électorales dans l’ordre du chiffre des contributions acquittées par eux, en commençant par les plus imposés. Les listes une fois dressées, les électeurs sont divisés en trois catégories, dont chacune paye une égale part de contributions et nomme un égal nombre de représentants. Chaque électeur est éligible dans l’un ou l’autre des trois collèges. Le premier groupe ou collège, comprenant les plus imposés, élit un tiers des membres de la municipalité ; le moyen collège en nomme un autre tiers ; le dernier groupe, formé des moins imposés, choisit de même le dernier tiers. Toute la différence est dans le chiffre des électeurs de chaque curie. Chacune de ces trois catégories, numériquement fort inégales, ayant droit à un même nombre de représentants, le suffrage de chacun des membres du premier collège, qui compte le moins d’électeurs, a naturellement bien plus de poids que le suffrage de chacun des électeurs du second et surtout du troisième collège. Si chaque groupe a une égale représentation, les moins imposés ne possèdent individuellement qu’une minime fraction du vote, attribué personnellement aux gros contribuables[12].

Cette division des électeurs en trois groupes aboutit ainsi à une sorte de vote gradué, selon le chiffre des impositions et selon la fortune. La Russie a emprunté ce système électoral à la Prusse, où il est en usage pour les élections législatives comme pour les municipalités urbaines, et la Prusse, en l’adoptant, s’était souvenue des vieilles centuries romaines. Ce mode de représentation proportionnelle des intérêts a partout des partisans ; chez nous même, il avait été préconisé, dans les commissions de l’ancienne Assemblée nationale, comme le meilleur moyen de limiter la souverainelé du nombre, tout en laissant à chaque citoyen un bulletin de vote. En France, après une longue pratique du suffrage universel, toute tentative de diviser ainsi les électeurs en plusieurs groupes superposés se heurterait au sentiment le plus vif, le plus ombrageux du pays, l’égalité[13]. En Russie même, où la classification hiérarchique a pour elle l’ancienneté et la coutume, l’opinion publique a été peu favorable à une telle répartition des électeurs. La presse a fait remarquer qu’au moyen de ces trois catégories le statut municipal rétablissait indirectement les distinctions de classes qu’il supprimait officiellement, et livrait les villes aux mêmes influences que l’ancienne loi. Toute la différence est qu’au lieu d’être classés selon leur origine ou leur profession, les électeurs sont classés selon leur fortune ; mais cette innovation même n’a pas trouvé bon accueil auprès du sentiment public. On reproche à ces catégories censitaires d’introduire dans la vie russe un principe nouveau, sans précédent dans l’histoire nationale, sans raison d’être dans les conditions économiques ou politiques du pays. On accuse même cette précaution conservatrice de tourner parfois contre le but du législateur en isolant les hautes influences sociales, en abandonnant à elles-mêmes les classes les moins cultivées et les moins intéressées à l’ordre. Aux yeux de certains publicistes, un tel système, s’il devait triompher et recevoir de nouvelles applications, constituerait pour l’avenir un sérieux danger ; il en pourrait sortir une lutte de classes, une lutte du capital et du travail[14].

De même que pour les États provinciaux, chaque gorie d’électeurs municipaux se réunit en assemblée électorale, qui procède aux élections en séance, sous la présidence du maire. D’ordinaire, le zèle des électeurs n’est pas grand, et va en diminuant du premier au dernier collège, lequel se sent plus ou moins annihilé par les deux autres. Dans la capitale même, l’assemblée des plus imposés réunit parfois à peine un tiers des ayants droit, celle du second collège moins d’un quart, celle des petits contribuables moins d’un dixième, et encore beaucoup de ces électeurs ne votent-ils que sur les instances d’agents électoraux, rétribués par quelques candidats aux fonctions municipales[15]. De telles habitudes d’abstention font que les élus sont les représentants d’une infime minorité. Quand il n’y a pas plus d’empressement dans la capitale, on se demande ce que peut être une élection dans les petites villes. Le mode de scrutin, à la fois primitif et compliqué, explique en partie la négligence des habitants à se servir des droits que leur confère la loi.

Pour les élections municipales, comme pour les élections provinciales, tous les électeurs de même catégorie doivent voter pour tous les représentants accordés à leur groupe, quel qu’en puisse être le nombre. De tels choix sont d’autant plus malaisés que, sous prétexte d’assurer la sincérité et la spontanéité du vote, la loi n’autorise ni réunions préparatoires, ni comités électoraux, ni discussions dans l’assemblée électorale[16]. Quelle peut être la confusion d’un pareil scrutin, alors que dans certaines villes, à SaintPétersbourg au moins, chacun des trois collèges, et par suite chacun des électeurs, a plus de quatre-vingts délégués à choisir ! On sait ce que devient le scrutin de liste quand il comporte autant de noms : les voix finissent par se répartir au hasard ; les électeurs restent indifférents devant une telle suite de candidats, souvent inconnus, ou reculent devant le travail de composer une liste aussi longue.

L’assemblée des plus imposés, qui compte peu de membres, se laisse d’ordinaire plus ou moins dominer par les influences de famille ou les relations personnelles. L’assemblée des moins imposés, qui, en dépit des abstentions, reste souvent trop nombreuse, est en proie à la confusion et au désordre. Les mêmes élections réunissent ainsi deux défauts opposés. Le nombre des conseillers à élire étant considérable, et celui des électeurs présents demeurant relativement très faible, on peut retrouver, dans ces comices municipaux, le même phénomène que dans les assemblées de propriétaires pour les élections provinciales. Il arrive parfois, dans le premier collège du moins, qu’il y a autant d’élus que de votants. C’est ainsi qu’à Saint-Pétersbourg, en 1873, l’assemblée des gros contribuables n’avait réuni que quatre-vingt-six électeurs pour nommer quatrevingt-quatre conseillers. Si, dans les autres collèges, l’abandon des urnes ne suffit point à maintenir cette bizarre égalité entre les votants et les élus, on y rencontre un autre phénomène non moins étonnant pour nous : il y a souvent plus de candidats proposés que d’électeurs à prendre part au vote[17]. Cela s’explique par ce fait qu’en un sens il n’y a point de candidats, que les noms de tous les électeurs présents doivent, d’après la loi, être mis aux voix, et qu’on y joint les noms d’un certain nombre d’absents.

Les électeurs de chaque catégorie montreraient sans doute plus d’empressement si, au lieu d’être réunis et confondus en une assemblée unique, ils étaient divisés en assemblées partielles, selon les différents quartiers des villes. La représentation par quartiers, telle qu’elle se pratique en d’autres pays, pourrait avec avantage être substituée à la représentation par groupes de contribuables. Elle n’a, du reste, rien d’incompatible avec la lettre ou avec l’esprit du vote par catégories, aujourd’hui en vigueur. Dans toutes les villes un peu populeuses, un tel sectionnement paraît indispensable au moins pour le second, et surtout pour le troisième collège, qui peut compter plusieurs milliers d’électeurs. En restreignant les assemblées électorales, en y attirant plus de votants et en bornant le nombre des choix, on améliorerait la valeur du scrutin. Ce serait là un des moyens les plus simples de ramener aux élections municipales l’intérêt public. Dans les grandes cités en particulier, dans les deux capitales, dont les différents quartiers pourraient être regardés comme autant de villes, ayant chacune leur population, leur esprit, leurs intérêts, une liste unique ne peut assurer une représentation sincère et complète. Pour des agglomérations aussi étendues et souvent aussi disparates, c’est déjà beaucoup d’une municipalité unique.

Le gouvernement impérial, qui semble toujours avoir le goût des expériences, a, sous Alexandre III » fait un beau jour, dans la capitale, l’essai d’élections par sectionnements, et cela en s’écartant singulièrement de toutes les règles fixées par le statut d’Alexandre II. C’était à propos d’un comité consultatif, improvisé en mars 1881, auprès du préfet de police. Tout était nouveau et inattendu dans cette élection, et le mode du scrutin et la manière de recueillir les votes. Il n’y avait plus de distinction de collègeS ; de grands et de petits contribuables, de patentés et de non patentés. L’élection se faisait par quartiers ou par circuits, et tous les propriétaires et locataires de la ville étaient électeurs. Le scrutin était seulement à deux degrés. Cela était simple, libéral, et pouvait être salué comme un progrès sur tous les modes de volation antérieurs. Malheureusement la façon dont on procédait au vote venait tout gâter. On aurait dit qu’en instituant ce nouveau et éphémère conseil, le gouvernement impérial s’était complu à faire ressortir, en les exagérant encore, les défauts inhérents à toutes les élections russes : le manque de publicité et de préparation, le manque d’entente entre les électeurs, le manque de programme des candidats et, par suite, le hasard des choix. Le 19 mars 1881 (vieux style) le Messager officiel publiait un décret daté de la veille, ordonnant la création d’un conseil de police et prescrivant le mode d’élection. Ledit décret était suivi d’un avis du préfet de police, annonçant les élections pour le jour même et invitant les habitants à rester chez eux dans l’après-midi, pour attendre les commissaires chargés de recueillir les votes à domicile. Le même jour, 19 mars, de trois heures à minuit, des commissaires ou inspecteurs de police parcouraient les maisons et les logements des 228 circuits de SaintPétersbourg, enregistrant, conformément à l’oukaze impérial, le vote des habitants, vote revêtu de la signature de chacun. Le dépouillement du scrutin était fait dans la nuit ; les 228 électeurs du second degré, un par chaque circuit, étaient convoqués par le télégraphe et, le 20 au matin, procédaient séance tenante à la désignation de 50 candidats entre lesquels l’empereur faisait choix des 25 membres effectifs du nouveau conseil, qui étaient immédiatement rassemblés par le préfet de police[18]. En deux jours, le conseil avait été institué, élu et réuni ; il siégeait avant que tous les habitants de la capitale fussent encore avertis de son existence. Pour accomplir un pareil tour de force, il fallait un gouvernement autocratique, maître de mener des élections comme un recensement ou une levée militaire. Cette première création d’Alexandre III, qui ajoutait un rouage de plus à une administration déjà compliquée, n’a eu du reste que de courtes et inutiles destinées. Accueilli avec un bruyant concert de louanges par une presse désireuse de se leurrer elle-même, ou condamnée pour vivre à tout admirer, ce conseil, qui devait procurer à la police l’appui et le contrôle de la population, a disparu après quelques semaines. Le gouvernement ne l’a pas supprimé, il s’est contenté de ne plus le convoquer. Le maître de police avait trouvé incommode ce bienveillant contrôle. La municipalité, élue selon le système inauguré en 1870, est demeurée la seule représentation de la capitale.

Les réformes d’Alexandre II n’ont encore pu communiquer aux institutions municipales la vie et l’activité dont elles étaient dépourvues sous le régime antérieur. Ce n’est pas seulement que la législation ne possède point le pouvoir d’animer les institutions, c’est que certaines clauses de la loi nouvelle en altèrent ou en détruisent l’efficacité. En changeant le mode d’élection, le statut de 1870 n’a pas beaucoup modifié la composition des conseils municipaux. Certaines villes ont aujourd’hui pour maire un noble ou un ancien fonctionnaire ; mais dans presque toutes la prépondérance est, comme par le passé, demeurée aux classes proprement urbaines, demeurée surtout aux kouptsy, aux marchands.

Dans la plupart des grandes villes, les assemblées municipales comptent, il est vrai, des représentants de toutes les classes, nobles et fonctionnaires, marchands et bourgeois notables, petits bourgeois, artisans et paysans, car, en beaucoup de cités russes, une grande partie de la classe ouvrière est, on le sait, formée de moujiks qui n’en continuent pas moins à rester membres de leur commune natale. Il y a toutefois fort peu de conseils municipaux où domine la noblesse, le dvorianstvo, aujourd’hui encore la classe la plus éclairée de la nation. Dans l’ensemble des élections municipales, la part proportionnelle du dvorianstvo n’est guère que de 15 ou 20 pour 100[19]. Je pourrais citer des conseils où les classes inférieures, d’ordinaire à peine lettrées, mêchtchanes, paysans, artisans, l’emportaient sur les nobles et les classes instruites. Partout au contraire le nombre des marchands est considérable ; dans la plupart même des conseils, ces kouptsy ont à eux seuls la majorité, en sorte qu’ils n’ont qu’à demeurer d’accord pour être maîtres de résoudre à leur avantage les affaires de la ville et toutes les questions d’impôt. Ce n’était pas là le but du statut de 1870, qui prétendait enlever les municipalités à la domination exclusive des commerçants, des kouptsy, à l’esprit retors et routinier, si bien peints dans les comédies d’Ostrovski, pour en aplanir l’accès à des hommes plus cultivés. Un système électoral, destiné à assurer la prépondérance des hautes classes, a souvent abouti à l’exclusion ou à la subordination des classes les plus instruites et les plus propres à la direction des affaires[20]. En Russie, en effet, l’éducation est encore moins que partout ailleurs en raison de la fortune, ou les lumières en proportion de la cote des impôts.

Cette prépondérance d’une classe souvent encore peu civilisée, parfois même hostile à la culture européenne, indique l’influence que commencent à prendre en Russie le commerce et l’industrie. On pourrait voir là un indice de ce déplacement de fortune, de ce déplacement d’influence, aux dépens de l’ancienne noblesse que nous avons plus d’une fois eu l’occasion de signaler. Les marchands ont déjà l’importance que donne partout la richesse. Le rôle de cette classe, longtemps dédaignée, pourra grandir encore avec les progrès du self-government et surtout avec sa propre éducation. Aujourd’hui cependant, l’infériorité de culture de beaucoup des hommes voués au commerce leur enlève encore aux yeux de leurs compatriotes une bonne part de la considération ou de l’autorité que vaut ailleurs la richesse.

La plupart des municipalités de la Russie proprement dite ont été abandonnées à ce que certains écrivains russes appellent un peu ambitieusement une aristocratie d’argent, une plutocratie, souvent ignorante, immorale et intrigante[21]. De cette façon les affaires étaient d’ordinaire réglées moins dans l’intérêt de la ville que dans l’intérêt d’une partie de ses habitants. Les considérations mercantiles primaient toutes les autres, et en Russie comme aux États-Unis, on a vu plus d’une fois de grandes villes aux mains d’un groupe de spéculateurs et d’agioteurs, qui exploitaient sans vergogne toutes les affaires municipales. Il fallait, pour traiter avec les villes, acheter le concours de ses administrateurs élus. À la fin du règne d’Alexandre II, la capitale même était gouvernée par un parti compact et solidaire, désigné du nom significatif de compagnie noire (tchernaia sotnia). Sous la direction de cette bande, composée surtout de petits commerçants, de restaurateurs ou d’aubergistes, le conseil municipal de Pétersbourg était devenu une sorte d’hôtel des ventes où l’on trafiquait cyniquement des intérêts de la ville. En province le mal n’était guère moindre[22]. La plupart des petites villes étaient aux mains d’une coterie peu scrupuleuse ; dans nombre de chefs-lieux de district, le conseil municipal n’était guère qu’une succursale de la banque locale dont la direction imposait à la ville ses amis ou ses créatures.

On ne s’étonnera point que le gouvernement impérial se soit décidé à modifier une loi municipale qui donnait lieu à de tels abus. L’opinion était portée à chercher le remède dans une extension de la franchise électorale « aux capacités », aux professions libérales, avocats, médecins, employés, professeurs, artistes, écrivains, anciens militaires, rentiers même que le statut de 1870 tenait le plus souvent éloignés des urnes. Ce n’est pas ce qu’a fait le gouvernement du tsar Alexandre III. Le mode d’élection par trois collèges établi par le statut de 1870 a été aboli par le statut de 1892. Au lieu d’accroître le nombre des électeurs municipaux, la loi l’a sensiblement réduit. Tandis que naguère tous les contribuables payant un impôt direct à la ville participaient de droit aux élections urbaines, ce statut de 1892 n’admet au vote que les propriétaires d’immeubles et les chefs d’industrie ou de maisons commerciales, et comme il établit un cens relativement élevé, il écarte du scrutin la plupart des petits contribuables que la loi de 1870 réunissait dans son troisième collège. Les électeurs ainsi privés du droit de vote appartenaient bien pour la plupart au petit commerce, mais ce n’étaient pas eux qui régnaient sur les conseils municipaux. Les gros marchands et les industriels qui étaient les maîtres de la douma provenaient d’habitude des deux premiers collèges de l’ancien statut et la loi de 1892, entièrement fondée sur le cens, ne paraît point devoir diminuer leur ascendant. Dans l’avenir comme dans le passé, la prédominance semble devoir rester aux Kouptsy, aux marchands.

Le nouveau mode d’élection n’est guère moins compliqué que l’ancien avec ses trois collèges. L’opération se fait en quelque sorte en deux temps, à plusieurs jours d’intervalle. D’abord a lieu un scrutin préparatoire pour désigner les candidats dont les noms doivent être mis aux voix. Chaque électeur a le droit de voter pour lui-même, avec un billet personnel de couleur rose, en même temps qu’il vote pour une liste de candidats. Comme au temps des trois collèges, un grand nombre d’électeurs s’attribuent leur propre suffrage ; aussi le nombre des candidats reste-t-il relativement considérable par rapport à celui des électeurs ou des votants. À Pétersbourg, en 1893, on comptait 5 à 600 candidats contre environ 2000 votants. L’époque et la durée du scrutin définitif sont fixées par le maire ; ce scrutin peut durer plusieurs jours, et dans ce cas, le maire détermine, par ordre alphabétique, à quel jour chaque groupe d’électeurs peut y prendre part. De même pour le scrutin de ballottage, qui est d’habitude inévitable.

Ce système a été appliqué pour la première fois en 1893. Les électeurs ont montré peu d’empressement ; à Pétersbourg même, la majorité s’est abstenue, comme s’il n’y avait guère à voter que les candidats et leurs amis. Sur les 500 ou 600 candidats, 26 seulement ont été élus au premier tour, 29 au second. Comme, d’après le statut de 1892, le nombre des conseillers de Saint-Pétersbourg est de 160, un tiers seulement du conseil a été désigné par les électeurs. C’est que, d’après la loi nouvelle, pour être élu au deuxième tour de scrutin, il faut obtenir plus de boules blanches que de boules noires ; en d’autres termes, la majorité relative ne suffit point. D’après la loi de 1892, si les élus ne sont pas en nombre, le conseil est complété par le ministre de l’intérieur, qui doit choisir parmi les membres de l’ancienne douma, de prérérence parmi ceux qui, aux élections précédentes, avaient recueilli le plus grand nombre de voix. C’est ainsi qu’en 1893 les deux tiers des membres du conseil municipal de Pétersbourg ont dû être nommés par le gouvernement. Cela seul suffirait à faire sentir la différence d’esprit des réformes d’Alexandre III et des réformes d’Alexandre II.

S’il est permis de regretter que les franchises municipales aient été ainsi restreintes, l’on ne saurait désirer que le droit de suffrage soit prématurément étendu aux plus basses couches de la population urbaine. Ce n’est point que les villes russes recèlent un prolétariat révolutionnaire, ennemi de l’ordre et de la société. En dépit de la propagande de quelques jeunes gens des deux sexes, il n’y a encore, dans le bas peuple russe, rien de redoutable de ce côté. Les défauts de la plèbe urbaine sont tout autres ; l’ignorance, le manque de culture, l’inintelligence même des premières conditions de la civilisation la rendent de longtemps incapable de prendre une part efficace, ou même un vif intérêt, à l’administration municipale. Le menu peuple des villes n’a pas, comme le moujik des campagnes, l’habitude de traiter lui-même les affaires communes. Sous ce rapport, il n’y a aucune assimilation possible entre le citadin des villes et le paysan du mir. La sphère étroite de la commune rurale permet à l’un ce que le vaste domaine de la municipalité urbaine interdit à l’autre, alors même que tous deux ne seraient qu’un seul et même homme, ainsi qu’il arrive souvent en Russie[23].



  1. Voyez tome I, livre V, chap. ii. Aujourd’hui les grandes villes russes, Moscou et Odessa notamment, sont parmi celles dont la population s’accroît avec le plus de rapidité.
  2. Moscou doit compter aujourd’hui bien près de 800 000 habitants ; Saint-Pétersbourg, d’après le recensement de décembre 1881, avait une population de 861 920 âmes, dont 475 000 du sexe masculin, 386 000 seulement du sexe féminin. Avec les faubourgs suburbains, Pétersbourg comptait environ 1 million d’habitants, sur lesquels un quart seulement (252 000) étaient nés dans la capitale. Recensement de décembre 1888, 975 000 âmes.
  3. Le Russe dit familièrement la petite mère Moscou, Matouchka Moskva.
  4. Abréviation familière du nom de Saint-Pétersbourg.
  5. Sur toutes ces dénominations, voyez tome I, livre V, chap. iii.
  6. D’après l’historien Solovief (Istoriia Rossii, t. XIII, p. 99), à l’époque même où le citadin était attaché à son bourg, comme le paysan à la glèbe, les villes de l’ancienne Moscovie répartissaient encore elles-mêmes leurs impôts ; il était défendu au voiévode de disposer de leurs fonds ou de s’immiscer dans leurs élections.
  7. Cette charte (gramola), octroyée par l’impératrice « pour les droits et les avantages des villes » (na prava i vygody), a été, lors de son récent centenaire, l’objet d’une intéressante étude de l’historien Vladimir Guerrier (discours prononcé, en avril 1885, dans la douma de Moscou).
  8. En 1846, sous Nicolas, un statut, élaboré par N. Milutine, avait déjà réformé, dans un sens libéral, l’administration de Saint-Pétersbourg, et ce premier essai d’autonomie municipale avait provoqué les résistances du tchinovnîsme. Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine) d’après sa correspondance inédite. Hachette (1884), p. 21.
  9. L’administration des trois grandes villes conserve toujours quelques traits particuliers. Le nouveau statut n’est pas encore appliqué partout ; un oukaze de 1878 en a ordonné l’introduction dans les villes des trois provinces baltiques, Livonie, Courlande, Esthonie, qui avaient conservé leur vieille organisation allemande ; mais le royaume de Pologne et certaines villes des provinces occidentales demeurent encore dénués de conseils municipaux.
  10. Kouptsy, méchtchane, tsekhovye.
  11. Chaque métier formant un tsekh a un chef élu, un ancien, et tous les chefs de métier nomment un chef commun, appelé rémeslennyi golova, (maire des artisans), qui est chargé de veiller à l’exécution des nombreux règlements sar le travail, sur les apprentis, etc.
  12. En 1873, par exemple, les listes électorales de Saint-Pétersbourg donnaient 224 électeurs pour le premier groupe, 837 pour le second et 17 479 pour le dernier. Une voix du premier collège valait ainsi 4 voix du second et 80 du troisième. En 1885 le nombre total des électeurs était de 19 233, payant ensemble à la ville 2 324 000 roubles. Ce mode d’élection par trois collèges a été modifié tout récemment ; voyez p. 254-256.
  13. C’est la raison pour laquelle toutes les propositions de ce genre avaient été repoussées dans les commissions de l’Assemblée nationale, malgré le désir avoué de réformer notre système électoral, « Classer les habitants d’une même ville en catégories d’après leurs richesses, faire siéger dans les mêmes conseils les élus de quelques citoyens opulents et les élus du grand nombre a semblé dépasser ce que nos mœurs comportent. » Ainsi s’exprimait M. Balbie dans un rapport déposé le 21 mai 1874.
  14. Voyez, en particulier, M. Golovatchef : Deciat lei reform, p. 228, 229.
  15. En 1873, 18590 électeurs avaient été portés sur les listes électorales de Saint-Pétersbourg. Dans le premier collège, comprenant 224 électeurs, il n’y avait eu que 86 votants ; dans le second, comptant 887 électeurs inscrits, 177 volants seulement ; dans le troisième enfin, comptant 17 479 électeurs, 1148, c’est-à-dire un quinzième à peine, avaient pris part au vote. Aux élections de 1885, sur près de 20 000 électeurs inscrits, il n’y en avait encore que 2000 environ à prendre part au scrutin.
  16. Les réunions préparatoires ne sont pas formellement interdites ; mais elles ne peuvent avoir lieu qu’avec l’autorisation du gouverneur. Des listes de candidats ne peuvent être publiées qu’à la même condition. Cela explique comment ces élections ne fonctionnent pas de la même manière dans les différentes villes. (Remarque de notre traducteur allemand, M. L. Pezold : Das Reich der Zaren und die Russen, 1884, t. II, p. 190)
  17. A Saint Pétersbourg, dans cette même année 1873, on avait porté 238 candidats dans le premier collège, 298 dans le second et 1019 dans le troisième, de sorte que le nombre total des candidatures mises aux voix (1556) était supérieur au chiffre des électeurs ayant pris part au scrutin (1411).
  18. Le maire de la ville et cinq conseillera municipaux, choisis par leurs collègues, en étaient membres de droit.
  19. Voici quelle était la composition du conseil municipal élu en 1881 à Saint-Pétersbourg. On y comptait 13 nobles de familles titrées, 65 fonctionnaires civils en service ou en retraite (les uns et les autres sont éligibles), 11 officiers, 5 licenciés es sciences, 7 architectes, 4 ingénieurs ; 4 journalistes, 3 médecins, 2 avocats, 94 marchands, 41 bourgeois notables, 4 petits bourgeois (mêchtchanes) et 3 artisans. La plupart des conseils municipaux sont loin d’avoir une composition aussi variée.
  20. Voyez, par exemple, M. Nolovitch : Osnovy reform mestnago i tseniralnago oupravleniia (1882), chap. xv.
  21. Le terme de ploutocratie est affectionné de certains Russes, parce que, dans leur langue, il prête à un jeu de mois, peu bienveillant pour les Crésus moscovites. Le mot plout signifie, en effet, fourbe, fripon.
  22. Les exemples abondent ; M. L. Pezold, notre traducteur allemand, Das Reich der Zaren und die Russen, t. II, p. 204, en a cité un curieux à Kief.
  23. Il ne faut point oublier en effet que, un bon nombre des habitants des villes russes n’étant que des paysans en résidence à la ville, beaucoup des citadins auxquels la loi municipale refuse le droit de suffrage gardent un droit de vote, en même temps qu’un coin de terre, dans la commune rurale où le plus souvent ils ont laissé leur famille.