L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 1

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CHAPITRE I


La loi et le droit russe. — Le Svod ou code. — Complexité des lois. — L’ancienne justice russe et la corruption des tribunaux. — La reforme de l’empereur Alexandre II. — Ses modèles, ses caractères généraux.


Dans tout État, absolu ou constitutionnel, monarchique ou républicain, la meilleure garantie des citoyens ou des sujets est une bonne justice. Sans justice, on peut dire qu’il n’y a pas de vraie liberté, et avec elle j’oserais dire qu’il n’y a plus de vrai despotisme, au moins plus de tyrannie. Dans tout pays, monarchique ou démocratique, des lois et des juges, des lois fixes et des juges indépendants, sont la seule barrière effective contre les excès du pouvoir souverain, contre l’arbitraire du prince ou du peuple, contre les passions ou les caprices de leurs agents. Avec des lois et des tribunaux qui protègent les biens, l’honneur, la vie des habitants, la première des libertés, la liberté personnelle, est entière, la vie privée est soustraite aux empiétements de l’autorité publique. La Russie possède depuis longtemps des lois ; l’empereur Alexandre II lui a donné des tribunaux qui, au règne de l’arbitraire et de la corruption, avaient pour mission de faire succéder le règne de la loi. L’autocratie russe ne pouvait doter le pays de libres institutions judiciaires sans se limiter pratiquement elle-même, en imposant des bornes au pouvoir de ses représentants. Nous devrons examiner de quelle manière et jusqu’à quel point ce rôle émancipateur de la justice a été rempli, quelles garanties les nouveaux tribunaux offrent à la liberté des 100 millions de sujets du tsar.

De toutes les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire est, en ce sens, la plus considérable, celle qui devait avoir le plus d’influence sur les mœurs et la vie sociale, sur le pays et sur le pouvoir. À peine le cède-t-elle en importance à l’affranchissement des serfs, car elle intéresse également toutes les classes de la nation qu’elle devait affranchir du joug de l’arbitraire, de la violence et de la corruption. Sans elle, toutes les autres réformes, à commencer par l’émancipation, eussent pu devenir illusoires, demeurer pour le peuple un inutile et vain décor. Dans un empire, livré depuis des siècles à la vénalité, à l’intrigue, à la prépotence du rang ou de l’argent, la réforme de la justice pouvait seule faire des autres une vérité. Aussi les nouveaux tribunaux méritent-ils, non moins que les zemstvos, d’être regardés comme l’un des fondements d’une Russie nouvelle.

Chez des peuples libres, il peut n’être pas impossible d’avoir une bonne justice sans avoir de bonnes lois. Il n’en saurait être de même sous les gouvernements absolus dont, trop souvent, les agents sont enclins à regarder la loi comme un arsenal destiné à fournir des armes à leurs haines ou à leurs convoitises. Or, en Russie, les vices des juges et des tribunaux ont été longtemps aggravés par les défauts de la législation, par la multiplicité et la confusion des lois. Les édits, oukazes, statuts, règlements de toute sorte étaient sans nombre et sans ordre. Le meilleur légiste eût passé la moitié de sa vie à étudier la loi sans bien s’en rendre maître. La plupart des juges l’ignoraient, et ceux qui la connaissaient s’en servaient au gré de leurs passions ou de leur cupidité. Des lois qui, pour un même cas, pouvaient fournir deux ou trois solutions, encourageaient singulièrement la vénalité et la tyrannie. Cette législation, obscure et inextricable, présentait l’aspect d’une forêt touffue où les juges avaient peine à se retrouver, et où le justiciable demeurait à la merci des hommes de loi qui le rançonnaient. À cet égard, la législation russe n’était pas sans ressemblance avec la législation anglaise, elle aussi faite de pièces et de morceaux, d’actes du parlement et d’ordonnances royales, d’anciennes lois, tombées en désuétude, sans être formellement abrogées, et de nouvelles lois d’un esprit opposé, le tout compliqué de décisions complémentaires, de modifications, d’exceptions de toute sorte ; mais, grâce aux mœurs et à l’esprit public, cette ressemblance entre les deux législations avait dans les deux pays des effets fort différents. La discordance ou l’indécision des lois qui, en Angleterre, a souvent tourné au profit de la liberté et de la sécurité des citoyens, tournait d’ordinaire, en Russie, au profit de l’arbitraire et de la corruption[1].

Ce ne sont pas les lois qui ont jamais fait défaut à la Russie. En dépit du témoignage de quelques anciens voyageurs, la Moscovie a de bonne heure possédé des lois écrites[2]. La Russie des Varègues avait, dès le dixième siècle, dans la Rousskaïa pravda (le droit russe) de Iaroslaf, un code à demi barbare, qui rappelle les législations scandinaves de la même époque. Le tsarat de Moscou avait le soudebnik ou justicier d’Ivan III et d’Ivan IV qui, une fois l’unité moscovite achevée, substituèrent un code unique aux lois ou coutumes particulières des différents apanages. Après les grands troubles de la fin du seizième siècle, le second des Romanof, le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait publié, sous le nom d’Oulogénié zakonof) un recueil de lois qui depuis est demeuré la base de la législation russe. L’influence européenne vint vers ce temps entraver le développement du droit national. Sur les anciennes lois moscovites se greffèrent, sous Pierre le Grand et ses successeurs, des lois copiées ou imitées des codes et des coutumes de l’Occident. Dans sa législation comme dans toutes ses institutions, la Russie a été ainsi disputée entre deux tendances, entre deux esprits différents, et le droit russe a perdu toute unité, toute homogénéité. Au lieu de substituer à l’Oulogénié des premiers Romanof un code nouveau et systématique, les successeurs d’Alexis Mikhaïlovitch se contentèrent d’accroître ou d’amender les lois existantes au moyen d’oukazes successirs, occasionnels et accidentels, souvent inconsidérés et contradictoires. À force d’accumuler ordonnances sur ordonnances et règlements sur règlements, les souverains du dix-huitième siècle avaient fait de la législation un véritable chaos. Pierre le Grand eût voulu doter la Russie d’un code régulier, en prenant comme base les lois suédoises : ses guerres, ses voyages, ses réformes multiples ne lui en laissèrent pas le temps. Quand il mourut, il n’avait fait qu’entasser les édits et les règlements, empruntant aux codes de l’Europe des lois disparates, étrangères aux mœurs de ses sujets, rapportant et abrogeant souvent lui-même ses propres oukazes, procédant toujours d’une manière isolée et fragmentaire, par modifications partielles, selon les besoins ou les inspirations du jour, se démentant parfois à peu d’intervalle, comme si, dans sa fièvre d’innovations, il eût oublié ses propres lois.

Les successeurs de Pierre suivirent la même méthode désordonnée, tantôt pour continuer, tantôt pour défaire l’œuvre du réformateur. Aucun État, nous l’avons dit, n’a fait un plus grand abus de la législation[3]. La raison en est simple. La loi écrite, selon la remarque d’un penseur contemporain, « est l’autorité qu’emploient habituellement les modernes pour modifier l’impulsion imprimée par les coutumes et les mœurs[4] ». Le gouvernement russe, qui, durant près de deux siècles, s’est laborieusement employé à transformer les mœurs de ses sujets, n’a pas manqué de se servir de cet instrument, en usant à tort et à travers. Sous le nom de lois, la Russie finit par ne posséder qu’une masse informe de statuts, d’ordonnances, d’oùkazes, d’édits incohérents. Chaque souverain remaniait et bouleversait sans scrupule la législation ; chaque règne mettait en question les lois comme les institutions du règne précédent, en sorte que, sous cette perpétuelle mobilité, la notion même de loi semblait disparaître. En vérité, il était difncile de donner un tel nom à un amas d’ordres et de contre-ordres, de décisions opposées et d’arrêts contradictoires, sans cesse modifiés et abrogés les uns par les autres. Une législation aussi confuse réclamait impérieusement une codification, mais la tâche devenait plus difficile à mesure qu’elle devenait plus nécessaire. Catherine II en nourrit le projet ; elle en était peut-être plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs ou successeurs, car elle apportait, le plus souvent, dans ses lois un esprit de suite, étranger d’ordinaire au législateur russe. C’était pour préparer la confection d’un code qu’en 1767 la tsarine rassemblait à Moscou les représentants de toutes les provinces, de toutes les classes, de toutes les races et les religions de l’empire. Les guerres de Turquie et de Pologne détournèrent l’impératrice de cette grande œuvre ; mais, dans sa célèbre instruction pour la confection du nouveau code, Catherine II avait officiellement posé des principes de droit, des axiomes de justice qui, sous un tel patronage, ne sont pas demeurés stériles. Les projets de codification, repris sous l’empereur Alexandre Ier, ne furent exécutés que sous son frère, à l’aide de Spéranski. L’empereur Nicolas est ainsi le Justinien de la Russie, et Spéranski, le fils de pope, en est le Tribonien.

Pour une telle œuvre, Nicolas, comme Catherine, avait le choix entre deux méthodes, entre la rédaction d’un code homogène et rationnel, tel que notre code Napoléon, et la simple réunion et classification des innombrables lois existantes. L’empereur Nicolas se borna à la tâche la plus facile, n’osant aspirer à la gloire tour à tour ambitionnée par Catherine et par Alexandre Ier. C’était peut-être le parti le plus sage ; on ne pouvait guère mettre la Russie en possession d’un code nouveau et définitif, avant que l’émancipation des serfs en eût renouvelé la face[5].

La collection des lois, recueillies par Spéranski sur l’ordre de l’empereur Nicolas (Sobranié zakonof), forme quarante-cinq volumes in-quarto où les lois de l’empire sont rangées par ordre chronologique, en commençant par l’Oulogénié du tsar Alexis. Ces lois, fréquemment discordantes, sont condensées et coordonnées systématiquement dans une sorte de Somme du droit russe appelée Svod zakonof, qui tient lieu de code et est seule d’usage habituel. Le Svod lui-même est loin de former un code régulier et symétrique à la façon de notre code Napoléon. Ce n’est qu’une compilation de lois d’époques diverses et d’inspirations différentes, une juxtaposition d’édits et d’ordonnances, trop souvent sans cohérence ni harmonie. Quels qu’en soient les défauts, ce code provisoire a mis une certaine unité dans la législation russe ; si l’étude en reste encore pénible, elle est au moins possible. Le Svod comprend plus de 60 000 articles, distribués en plus de 1500 chapitres ; il forme quinze gros volumes où les lois sont classées par ordre de matière. Le tome Ier par exemple, renferme les lois civiles, le tome XV les lois pénales. Aucun de ces volumes n’offrait rien de définitif ; aussi, malgré leur origine relativement récente, quelques-uns ont-ils été déjà plusieurs fois remaniés, complétés par des suppléments ou remplacés par des recueils nouveaux[6]. Ce code si volumineux est, du reste, loin de comprendre toutes les lois de l’empire : il y a dans certaines provinces, pour certaines affaires civiles ou religieuses, toute une législation spéciale qu’il faut chercher ailleurs. Aussi n’est-il pas facile aujourd’hui même de se reconnaître dans ce chaos. Certaines branches de la législation, celle qui touche les Juifs par exemple, sont toujours un véritable dédale. Il faut être un spécialiste pour ne pas s’y perdre. Bref, les lois sont souvent restées si confuses et compliquées que le pays ne sait trop ce qu’on lui promet, quand on lui fait espérer le règne des lois[7].

Le gouvernement impérial comprend les inconvénients de cette complication des lois ; aussi n’a-t-il pas renoncé à doter la Russie de codes réguliers et systématiques analogues à notre code Napoléon. Alexandre II avait, sur la fin de son règne, entrepris la rédaction d’un nouveau code pénal, dont il a légué l’achèvement à son successeur. Alexandre III a, en 1882, chargé une commission d’élaborer un projet de code civil ; mais c’est là, pour les lois civiles spécialement, une œuvre de longue haleine qui ne saurait être accomplie en quelques années.

Un empire autocratique a beau être en possession d’un code, peut-il avoir des lois fixes et dignes de ce nom ? La question peut paraître douteuse. Dans un État où le monarque est la loi vivante, la législation semble un livre toujours ouvert où le souverain, n’étant pas lié par ses décisions de la veille, peut inscrire ou effacer telle page à son gré. L’idée de fixité, de permanence, paraît difficilement conciliable avec ce pouvoir de tout altérer, de tout régler par oukaze. On a dit parfois qu’en reconnaissant au souverain le droit de les modifier à son gré, le premier article du code russe abrogeait tous les autres. Là où l’autorité suprême est légalement maîtresse de dépasser les limites de la loi, on peut soutenir qu’il ne saurait y avoir de lois. Pour la Russie, ce serait cependant aujourd’hui une singulière exagération. Il n’y a pas toujours dans les institutions humaines une telle logique qu’il faille pousser jusqu’aux dernières conséquences les principes les mieux établis d’un gouvernement. En Russie, le souverain est placé au-dessus de la loi, ou, mieux, il est la source de la loi, qui découle tout entière de sa volonté ; mais, dans la pratique, la loi ne peut être modifiée sans certaines formalités, sans certaines études, sans la participation de certains corps constitués, en sorte qu’à cet égard la situation de la Russie moderne n’est pas aussi différente de celle des autres États de l’Europe qu’elle semble l’être au premier abord. En droit, toute la législation demeure à la merci d’un oukaze, elle se résume tout entière dans le vieil adage, si longtemps enseigné en Occident : Quod principi placuit, legis habet vigorem. En fait, c’est là une prérogative dont, de nos jours, l’autorité impériale est rarement tentée d’user, dont elle a peu d’intérêt à se servir, en dehors des causes politiques, où la forme même du gouvernement interdit toute garantie. Pour le reste, pour le droit civil et le droit criminel, le pouvoir du souverain sur la législation n’est au fond que le pouvoir, partout reconnu, du législateur sur la loi. Si le régime autocratique, où la puissance législative est concentrée dans un homme, offre sous ce rapport peu de garanties de fixité, ce n’est point le seul régime sujet à ce grave inconvénient. L’histoire montre par trop d’exemples qu’en fait de lois et de stabilité le même reproche peut être mérité par des systèmes politiques fort différents.

Avec des lois il faut des juges qui, des pages du code, fassent passer la loi dans la vie réelle. La réforme des tribunaux, réservée à l’empereur Alexandre II, était aussi malaisée qu’urgente. Au début de son règne, la justice n’était pas moins défectueuse que l’administration ; elle souffrait des mêmes maux, et le gouvernement avait en vain essayé des mêmes remèdes. Les tribunaux russes opéraient dans l’ombre et le silence, à l’écart du public, loin des oreilles des plaideurs ou des yeux de l’accusé. Au criminel comme au civil, la procédure était écrite et secrète. Les juges n’apparaissaient que pour rendre un arrêt ou une sentence. Chose digne de remarque, c’était sous l’influence de l’Europe occidentale, au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, et de son fils Pierre le Grand, que s’était introduite en Moscovie cette procédure inquisitoriale, devenue depuis si étrangère à nos mœurs.

En Russie, la procédure secrète avait eu pour principal effet d’entretenir le mal russe, la vénalité. Le tribunal, entouré de ténèbres, était devenu une sorte de comptoir où l’on trafiquait sans honte des biens et de la liberté des hommes. Les scribes ou avoués (striaptchi), chargés des intérêts des parties, n’étaient guère que des courtiers entre juges et plaideurs. Les sentences étaient à l’encan ; les symboliques balances de la justice servaient moins à peser les droits et les titres que les offres et les présents des parties.

Avec la procédure secrète, il eût fallu à l’empire des juges éclairés et intègres, et les magistrats russes n’étaient ni l’un ni l’autre. Comme la plupart des fonctionnaires, le plus grand nombre des juges se trouvaient trop peu rétribués pour vivre avec honnêteté de leur traitement ; il leur fallait des revenus accessoires, un casuel. L’opinion ne s’en scandalisait plus ; il semblait équitable que la bourse des plaideurs entretînt des tribunaux mal rémunérés par le trésor. C’était là une part des frais de justice qui, en tout pays, tombent à la charge des faiseurs de procès. Le juge intègre était celui qui recevait des deux mains et des deux parties sans vendre ses décisions ni à l’une ni à l’autre.

Grâce à de telles habitudes, les tribunaux russes donnaient lieu aux aventures les plus bizarres et aux histoires les plus étonnantes. Je n’en citerai qu’une, que je crois authentique. Un propriétaire avait un procès, son affaire était excellente, le président du tribunal était son ami, et de plus un homme aussi estimé que pouvait l’être un juge. Le plaideur n’osait, selon l’usage, graisser la patte du magistrat, qui ne cessait de lui répéter : « Ne vous préoccupez de rien, votre cause n’est pas douteuse ». Vient le jour où le tribunal rend son arrêt ; notre propriétaire est condamné. « Mon ami, lui dit le juge à la sortie de l’audience, votre affaire est si bonne que nous pouvons bien laisser à votre adversaire le plaisir de gagner en première instance. Vous êtes sûr de l’appel. »

À cette vénalité des tribunaux, mis par la procédure secrète en dehors du contrôle du public, le gouvernement avait depuis Catherine II, appliqué un remède que l’on eût cru efficace. La population locale, la plus intéressée à une bonne justice, avait été chargée de désigner elle-même, comme juges ou assesseurs des tribunaux, les hommes qui lui inspiraient le plus de confiance[8]. L’élection intervenait plus largement encore dans le choix des magistrats que dans le choix des administrateurs, mais sans plus de succès dans une sphère que dans l’autre. Les juges ainsi nommés, pour la plupart choisis par la noblesse et pris dans son sein, étaient d’habitude de petits propriétaires besogneux, sans instruction juridique, sans compétence professionnelle. Ces fonctions, d’ordinaire peu considérées et mal rétribuées, n’attiraient à elles que des hommes de peu de considération et de peu de valeur. Avec la procédure secrète, il ne pouvait y avoir de sérieux contrôle des électeurs sur les élus. C’était en vain que les élections se répétaient à de courts intervalles, de trois ans en trois ans. La plupart des juges ou assesseurs élus n’avaient pas même le temps de se mettre au courant de leurs fonctions, ils ne faisaient qu’approuver les décisions et contresigner les arrêts des juges de profession ou des greffiers du tribunal. Toutes ces institutions de Catherine et de ses successeurs, si libérales en apparence, sont encore un exemple du peu d’efficacité pratique du régime électif, là où font défaut les mœurs et l’esprit public.

Pour neutraliser l’ignorance et la corruption des tribunaux inférieurs, le gouvernement avait imaginé de multiplier les instances et avec elles les formalités et les écritures. C’était là encore un système de freins et de contrepoids déjà employé dans l’administration ; il ne réussit pas mieux pour la magistrature que pour la bureaucratie. En multipliant les instances, on ne faisait qu’allonger la procédure et rendre la justice plus lente aussi bien que plus dispendieuse. Il y avait parfois jusqu’à cinq ou six instances successives, en quelques cas même davantage, et autant de tribunaux, autant de démarches à faire, autant de juges à se concilier, pour les parties ou l’accusé. À chaque tribunal, les plaideurs devaient acquitter un droit de péage pour obtenir la faculté de passer outre. La longueur de la procédure était telle, que souvent on se résignait moins aux lenteurs de la justice qu’à sa corruption.

Les juges étaient liés par des règlements minutieux, qui leur prescrivaient de tenir registre, dans les moindres détails, des témoignages et de tous les faits relatifs à la cause. La procédure écrite et formaliste était ainsi la conséquence, le dispendieux et vain correctif de la procédure secrète. Les pièces allaient s’accumulant et le dossier grossissant d’instance en instance, sans que toute cette masse de papiers et de documents, qui devait rendre le contrôle plus aisé et plus certain, eût d’autre effet que de le rendre plus difficile et plus illusoire. Les clercs et les greffiers, les secrétaires des tribunaux, chargés de préparer la besogne des juges et d’examiner la valeur des pièces, étaient seuls à ne point se perdre dans ce dédale d’écritures, et la manière dont ces employés, aussi peu scrupuleux que mal rétribués, lui présentaient l’affaire, dictait d’ordinaire les résolutions du tribunal.

Un pareil ordre de choses se comprenait alors que des millions d’hommes étaient légalement privés de toute justice, et livrés, de par les lois, à l’arbitraire de quelques milliers de leurs compatriotes. Il n’en pouvait plus être de même après l’affranchissement de la population rurale. Une justice intègre et indépendante, assurant à tous une égale protection, était le complément, sinon le prélude indispensable, de l’abrogation du servage. Selon quelques-uns des esprits les plus compétents, la réforme judiciaire eût dû être la première en date, elle eût dû précéder l’émancipation, afin qu’il y eût des juges pour appliquer la loi et prononcer entre l’ancien serf et l’ancien seigneur[9]. L’empereur Alexandre II était avant tout pressé de faire disparaître la tache séculaire du servage, il n’osa tenter les deux grandes réformes simullanément. C’est qu’en vérité l’une n’était guère plus aisée que l’autre.

Dès qu’on voulut améliorer la justice, on reconnut que les tribunaux existants étaient foncièrement défectueux et irrémédiablement vicieux. Il parut impossible de rien conserver de l’ancien édifice ni de rien élever de solide sur les anciennes fondations ; il fallut tout abattre et renoncer à se servir des vieux matériaux. On vit, en cette occasion, de quelle liberté jouit le gouvernement russe dans la conduite de ses réformes. Aujourd’hui, comme au temps de Pierre le Grand, ce gouvernement monarchique et traditionnel, ayant derrière lui un passé plusieurs fois séculaire, peut encore procéder à grands coups de pioche, par la méthode révolutionnaire, détruisant et rasant les institutions existantes, pour bâtir à son aise sur un terrain libre et sur un plan nouveau. C’est qu’en Russie le pouvoir n’est entravé par aucune tradition, enchaîné par aucun précédent, ce qui le rend maître de tout innover, de tout improviser, de tout expérimenter à son gré, comme au lendemain d’une révolution qui n’aurait rien laissé debout. Le réformateur ne rencontre point de ces barrières qui l’arrêtent ailleurs au pied d’institutions vieillies, défectueuses et surannées, mais consacrées par l’âge, par l’habitude ou les préjugés, par le respect ou l’attachement des peuples. En dehors de l’Église orthodoxe et de la commune rurale, la Russie du dix-neuvième siècle ne possédait aucune institution ayant de vivantes racines dans les mœurs ou les affections du peuple. À cet égard, l’état social de la Russie n’était pas sans ressemblance avec le sol russe ; la nation offrait au pouvoir une surface plane, unie et lisse sur laquelle rien ne tenait debout par soi-même, et où le législateur était maître de construire à neuf, selon les règles de la science, comme sur une table rase.

Ni les enseignements de la science, ni les conseils de l’expérience n’ont fait défaut aux promoteurs de la réforme judiciaire. Pour trouver des exemples et des modèles, la Russie n’avait qu’à regarder au delà de ses frontières, vers cet Occident, parfois si dédaigné de ses publicistes et dont les leçons et la longue expérience lui peuvent épargner tant de tâtonnements, d’erreurs et de mécomptes. Une commission spéciale fut chargée d’étudier l’organisation judiciaire des pays étrangers, de la France et de l’Angleterre en particulier. Des rapports de cette commission fut tirée et comme extraite la nouvelle organisation russe, car, dans sa liberté de tout faire et de tout essayer, le gouvernement de Pétersbourg n’a point cette fois mis son amour-propre à faire du neuf. La réforme de ses tribunaux a été moins une création originale qu’une combinaison et une adaptation de divers éléments, presque tous empruntés aux peuples les plus avancés de l’Europe.

Cette filiation occidentale des nouvelles institutions judiciaires a, depuis leur origine, servi souvent de grief contre elles[10]. Il y a, on le sait, en Russie, à Moscou surtout, une sorte de protectionnisme ou de prohibitionnisme moral qui redoute partout l’invasion des idées ou des produits de l’Occident, et ne goûte pas plus l’importation des lois du dehors que des denrées étrangères. Aussi la publication du nouveau statut judiciaire causa-t-elle en son temps de nombreuses déceptions. Le Den, l’organe des Slavophiles, ne dissimulait pas son désappointement[11]. On s’attendait à autre chose, au lendemain de l’émancipation et du statut des paysans où le gouvernement s’était guidé d’après d’autres principes. C’est que ces deux réformes, entreprises et exécutées à si peu d’intervalle, ont été élaborées par des commissions différentes, sous des influences diverses. Il n’y a donc pas à s’étonner de la froideur de l’accueil fait aux nouveaux tribunaux, dans certain milieu, spécialement parmi les rédacteurs de la charte d’émancipation, alors pour la plupart en disgrâce[12]. Il faut avouer qu’entre l’inspiration de ces deux œuvres, presque simultanées, il y a une manifeste discordance. La raison n’en est pas uniquement au manque de programme du tsar réformateur, ni au défaut d’influence dominante sous Alexandre II ; elle est aussi dans la différence des deux tâches imposées à ce malheureux prince. La constitution rurale de la Russie lui était si particulière qu’en émancipant les paysans, elle ne pouvait beaucoup imiter l’Europe. Il en était autrement des institutions judiciaires. C’est là un de ces domaines dans lesquels il n’y a pas, pour les peuples civilisés, place à une grande variété. L’expérience a montré quelles sont partout les premières conditions d’une bonne justice, et, si la Russie a parfois calqué de trop près ses modèles, elle se serait exposée à de plus graves désillusions en voulant se montrer originale.

La Russie a, dans l’ensemble et les détails de son système judiciaire, imité la France et l’Angleterre, prenant à l’une un trait, à l’autre une ligne ; mais elle ne s’est pas contentée de fondre de son mieux ce qu’elle dérobait ainsi à l’étranger, elle n’a pas uniquement copié ceux qu’elle pouvait considérer comme ses maîtres, elle a remonté jusqu’aux notions abstraites dont s’étaient inspirés ses modèles. Ce que le gouvernement impérial a pris comme règle, ce sont les maximes du droit public européen, les principes mêmes de la justice moderne. Si la réforme judiciaire a été la plus largement conçue et la plus résolument conduite de toutes les grandes réformes de l’empereur Alexandre II, c’est qu’au lieu de s’appuyer sur des données empiriques et sur les convenances du moment, elle a une base rationnelle ; qu’elle repose à la fois sur des idées générales, acceptées de tous les peuples modernes, et sur la pratique des États les plus civilisés. Aussi, malgré les déviations successives d’un gouvernement toujours trop disposé à revenir sur ses propres lois, cette réforme possède-t-elle ce qui manque souvent à ses contemporaines, l’esprit de suite, l’unité.

Quels sont ces principes qui servent de norme à la nouvelle organisation de la justice ? C’est d’abord la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, l’indépendance des magistrats et des tribunaux, du plus humble au plus élevé. C’est l’égalité de tous les sujets du tsar devant la loi, sans distinction de naissance ou de grade, la suppression, devant les juges, des différences de classe ou de caste. C’est la publicité de la justice avec la procédure orale, les tribunaux, jusque-là fermés à la lumière, ouverts au grand jour pour fonctionner sous le contrôle de l’opinion et de la presse. C’est enfin la participation directe de la population à la justice, ici par le jury, là même par l’élection des juges.

Pour nous. Occidentaux, la plupart de ces principes n’ont rien de nouveau ni de singulier ; en Russie, au sortir du servage, ils excitaient bien des étonnements, des colères et des craintes, ils soulevaient l’opposition de toutes les influences intéressées au maintien de l’ancienne corruption et de l’ancienne confusion. De telles maximes apportaient, en effet, dans la vie nationale une véritable révolution : si elles avaient toujours été maintenues et respectées dans la pratique, elles eussent frappé au cœur le mauvais génie de l’empire, l’arbitraire bureaucratique. Une innovation semblait aux vieux tchinovniks particulièrement révolutionnaire et pernicieuse : c’était la séparation du domaine judiciaire et du domaine administratif, c’est-à-dire l’émancipation de la justice de toute ingérence du gouvernement et de ses fonctionnaires. À tous les adhérents du passé, cette division des pouvoirs paraissait l’énervement de l’autorité, par là désarmée vis-à-vis de la société. Et, à leur point de vue, les doléances de ces pessimistes étaient fondées ; la division des pouvoirs est partout la meilleure garantie de leur délimitation. En fermant l’accès du temple de la justice à l’administration et aux fonctionnaires, la réforme restreignait l’empire jusque-là illimité du tchinovnisme et du favoritisme. Comme la loi et mieux que la loi, l’indépendance des tribunaux était, pour l’autorité et ses agents, pour l’omnipotence tsarienne elle-même, une borne et un frein. En affranchissant la justice de la tutelle de l’administration, en s’interdisant toute immixtion dans les tribunaux, l’autocratie ne renonçait-elle pas implicitement à garder en ses mains tous les pouvoirs ? Si elle retenait dans leur intégrité la puissance législative et la puissance exécutive, elle se dépouillait, au proflt de la société, du pouvoir judiciaire ; si, par la nomination des juges, elle en conservait encore une portion, c’était pour en abandonner l’exercice à une autorité dont elle reconnaissait l’indépendance. À partir de ce jour, l’empire des tsars cessait d’être ce que Montesquieu appelait un État despotique, pour devenir ce qu’il nommait une monarchie. Le souverain avait renoncé, pour lui et ses agents directs, à ce vieux droit de justice, la plus commode et la plus terrible des armes du despotisme. Désormais, le monarque autocrate n’apparaissait au sommet de l’édifice judiciaire que comme le suprême gardien de la loi. Cela est si vrai que le gouvernement impérial n’a pu longtemps se résigner à ce rôle, si nouveau pour lui, et que, par des voies détournées ou des lois d’exception, il a été contraint de reprendre une partie des facultés ainsi abandonnées par lui. On avait cru pouvoir transporter de toutes pièces la justice européenne sur le vieux sol autocratique : on avait oublié que toutes les institutions se tiennent, que les tribunaux et le jury de l’Europe ne sauraient subsister dans leur intégrité à côté de l’arbitraire administratif et de l’omnipotence de la police.

Le principe nouveau de la division des pouvoirs, bien qu’il ait subi de graves dérogations, devait avoir une autre conséquence également importante pour le pays, également odieuse au tchinovnisme. La confusion des pouvoirs était naguère accompagnée de la confusion des fonctions, encouragée par la hiérarchie du tchine. Avant les réformes de l’empereur Alexandre II, il n’y avait en Russie ni juges, ni administrateurs de profession ; il n’y avait guère que des tchinovniks de grade différent, qui, d’ordinaire, faisaient de tout en même temps ou tour à tour, passant d’un ressort à l’autre sans plus de préparation ou d’aptitude pour l’emploi du jour que pour celui de la veille. À ce cumul simultané ou successif des fonctions les plus diverses devait se substituer le principe moderne de la spécialité des fonctions et des carrières. Dorénavant la Russie allait dans ses tribunaux voir siéger des juges.

Élevées selon les principes les plus rigoureux du droit moderne, les institutions judiciaires de la Russie ont une remarquable régularité et une noble symétrie. Aussi est-il profondément regrettable que des altérations partielles en soient venues défigurer l’ensemble. De toutes les constructions de ce genre, il en est peu qui aient une aussi belle ordonnance. Le style a beau en avoir été emprunté à divers pays, le plan de l’édifice lui assure une incontestable harmonie. Ce qui fait l’originalité de ce plan, c’est la division des services judiciaires en deux sections mutuellement indépendantes, et différant par le mode de nomination des juges autant que par l’étendue de la juridiction. Il y a, comme en beaucoup d’autres pays, deux ordres de tribunaux, les justices de paix et les tribunaux ordinaires, les uns bornés aux petites affaires dont le règlement exige peu d’études juridiques, les autres connaissant des causes graves où sont en jeu la fortune, la liberté, la vie des habitants ; mais en Russie, au lieu d’être superposées l’une à l’autre, ces deux justices forment deux séries parallèles, absolument distinctes et possédant chacune leurs cours d’appel comme leurs tribunaux de première instance. Ces deux séries isolées ne se rejoignent qu’à leur sommet, dans le sénat qui, chargé de veiller au respect de la loi par les tribunaux de tout ordre, leur sert de trait d’union et est ainsi la clef de voûte de tout l’édifice[13].



  1. L’Angleterre elle-même a senti le besoin de simplifier sa législation, elle est en ce moment en train de procéder à la codification en même temps qu’à la réforme de ses lois criminelles.
  2. L’anglais Fletcher, par exemple, dit à tort que la Russie en était dénuée.
  3. Voyez tome I, livre IV, p. 276.
  4. M. Le Play, Réforme sociale, t. III, chap. lii.
  5. L’empereur Alexandre Ier, en cela imitateur de sa grand’mère, avait commencé la rédaction d’un code civil, d’un code pénal, d’un code de commerce dont une grande partie avait même été discutée au Conseil de l’empire. Voyez Nic. Tourguénef : la Russie et les Russes, t. III, p. 178.
  6. En y ajoutant les suppléments, la collection se compose de 40 volumes, d’au moins 100 000 articles. La première édition du Svod est de 1657 ; il en a été publié une édition revue et corrigée en 1876 ; on en a commencé une nouvelle en 1886. L’édition de 1876 supprime près de 20 000 articles et en ajoute une douzaine de mille. Malgré ces corrections il y a encore un grand nombre de répétitions ; on affirme que certains articles se répètent jusqu’à dix fois.
  7. Nous n’avons point à parler dans cet ouvrage du droit civil russe, nous en avons donné quelques traits essentiels en étudiant les classes sociales, tome I, livres V et VI. Nous sommes heureux de pouvoir, à cet égard, renvoyer le lecteur français à l’un de nos anciens compatriotes d’Alsace, aujourd’hui professeur à Lausanne, M. E. Lehr : Éléments du droit civil russe, Plon, 1877. La Pologne est encore en possession du code Napoléon, et les provinces baltiques de leurs vieilles lois germaniques ; mais, sous prétexte de régularité et d’unité, il est question d’abroger toutes ces différences, au risque de soumettre les sujets de la Russie à des lois manifestement inférieures et en désaccord avec leurs mœurs.
  8. Dans chaque chef-lieu de gouvernement siégeaient deux chambres de justice, l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles, l’une et l’autre composées d’un président élu par la noblesse, d’un conseiller nommé par le gouvernement et de quatre assesseurs dont deux élus par la noblesse, et deux par les bourgeois des villes. Dans chaque chef-lieu de district ; il y avait un tribunal de première instance jugeant au criminel comme au civil, et dont les membres étaient nommés par la noblesse.
  9. Le gouvernement n’a pu suivre une autre marche qu’en créant, sous le nom d’arbitres de paix (mirovye posredniki), une magistrature temporaire, spécialement chargée de régler les différends provenant de l’émancipation. Voyez tome I, livre VII, chap. ii.
  10. Pour la défendre contre ce reproche, les panégyristes de la réforme judiciaire cherchent à montrer, par le détail, que l’imitation n’a, en fait, pas été aussi complète ni aussi servi le qu’on se l’imagine d’ordinaire. Voyez, par exemple, la Rousskaïa Starina, février 1880.
  11. En revanche l’ouverture des nouveaux tribunaux excita l’enthousiasme des « Occidentaux » et de la presse libérale, y compris la Gazette de Moscou devenue depuis leur adversaire acharné. Voy. Stranitsa i istorii soudebnoï reformy : D. N, Zamiatnin. Moscou, 1883.
  12. G. Samarine et le prince Vladimir Tcherkassky, en particulier, ne dissimulaient point leur peu d’admiration pour cette œuvre d’Alexandre II. Je leur en ai moi-même entendu exprimer leur sentiment, et j’en ai retrouvé la trace dans leur correspondance avec N. Milutine. « Dites à votre mari, écrivait G. Samarine à la femme de ce dernier, que le statut des paysans n’a rien à perdre à une comparaison avec le projet d’institutions provinciales ou avec le statut sur la réforme judiciaire. À propos de ces dernières productions, nous avons échangé, Tcherkassky et moi, des points d’exclamation et d’interrogation. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est le sérieux avec lequel se bâclent toutes ces choses. Et on s’imagine que c’est là la pierre angulaire d’une justice organique. » Lettre inédite de G. Samarine, de la fin de 1862.
      Une des raisons de l’antipathie des rédacteurs de l’acte d’émancipation pour les nouvelles lois judiciaires, c’est que ces dernières éveillaient leurs appréhensions pour une partie de leur œuvre, pour les tribunaux que le statut du 19 février avait concédés aux paysans et qui sont le sujet de notre chapitre suivant. Samarine exprimait ses inquiétudes à ce sujet dans une lettre à Milutine du 23 janvier 1863.
  13. Des deux séries de tribunaux institués par la réforme judiciaire, l’une, la justice de paix, a été récemment modifiée et en partie abrogée par la création des chefs de canton ruraux qui s’est inspirée de principes tout différents. Voyez ci-dessous ; même livre, chap. iii.