L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 4

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CHAPITRE IV


Tribunaux de première instance et cours d’appel. — Le sénat comme cour de cassation. — Inamovibilité et indépendance de la magistrature. — Droit de présentation. — Parquet et procureurs. — Valeur du personnel judiciaire. — Les avocats et la liberté du barreau.


Au-dessus, ou mieux, à côté de la justice de paix, s’élève la magistrature ordinaire. Si la première nous offre des traces de l’influence anglaise, dans la seconde tout est imité de la France. Le plan du nouvel édifice judiciaire est si fidèlement copié sur notre palais de justice, que nous n’avons pas besoin d’en décrire la distribution, c’est celle de nos propres tribunaux depuis la Révolution. On y retrouve toute notre organisation à triple étage, nos tribunaux de première instance, nos cours d’appel, notre cour de cassation. On y rencontre nos juges et nos avocats, nos procureurs et notre jury. Ici, nous avons moins à étudier les dispositions de l’édifice qu’à regarder ce qui se passe derrière les murs, dans ces salles extérieurement si semblables aux nôtres.

Dans l’architecture des deux monuments, il y a toutefois une différence qui frappe les yeux et donne à l’imitation russe un véritable avantage sur son modèle français. Les proportions des différentes parties de la copie sont singulièrement plus larges, plus amples que celles de l’original ; les fenêtres de la façade sont relativement moins nombreuses et moins petites, les pièces de l’intérieur plus vastes et mieux aérées. En France, l’organisation judiciaire, trop servilement calquée sur l’organisation administrative nisirative, présente un nombre exagéré de divisions et de subdivisions, de cours d’appel et de tribunaux de première instance. On s’aperçoit à première vue que toutes ces circonscriptions remontent à une époque encore dépourvue de rapides moyens de communication[1]. En s’appropriant la hiérarchie de nos tribunaux, la Russie a eu soin d’élargir les limites de nos ressorts judiciaires. Elle a, comme nous, des tribunaux de cercle ou d’arrondissement (okroujnyie soudy), mais, au lieu de se borner, comme en France, à un seul district ou arrondissement administratif, la juridiction de ces tribunaux de première instance s’étend d’ordinaire à cinq, six, sept districts, souvent à tout un gouvernement plus grand et plus peuplé que nos départements[2]. La Russie a comme nous des cours ou chambres d’appel (soudebnyia palaty), mais le ressort de chacune de ces cours de justice embrasse toute une région de l’empire. Pour un territoire décuple et une population double, la Russie d’Europe a moins de tribunaux, moins de cours d’appel, moins de juges de toute sorte que la France. À cet égard, la Russie se rapproche plus de l’Angleterre que de nous. Elle est peut-être tombée dans le défaut opposé au nôtre ; si nous avons trop de tribunaux, elle n’en a peut-être pas assez. Le nombre en pourra croître, avec la population et la richesse du pays, sans ravaler en les prodiguant les fonctions et le titre de juge[3].

La Russie a imité la France dans la composition comme dans la hiérarchie de ses tribunaux. La justice de paix est, comme chez nous, la seule où siège un juge unique. Dans tous les autres tribunaux, la Russie, au rebours de l’Angleterre, a préféré le système de la pluralité des juges, sans s’arrêter au reproche, fait à la justice collégiale, d’affaiblir l’attention et la conscience du juge en divisant la responsabilité. D’après la loi russe, dans chaque cause civile ou criminelle, doivent siéger trois magistrats, dont l’un fait fonction de président. Les tribunaux de cercle ou d’arrondissement jugent au criminel comme au civil, dans ce dernier cas, avec le concours du jury et sans appel. Alors même, la loi laisse aux cours supérieures une sorte de contrôle sur les tribunaux de cercle, en n’autorisant les pour suites criminelles, devant ces derniers, que sur l’avis de ls cour d’appel (soudebnaya palata).

L’empreinte française est particulièrement marquée dans la cour suprême et dans le mode de cassation. Les Russes nous ont emprunté le mot et la chose[4]. En laissant le sénat dirigeant de Pierre le Grand au sommet de leurs institutions judiciaires, ils en ont ramené les fonctions à celles de notre cour de cassation. Comme cette dernière, le sénat russe, à l’inverse de ce qui se fait en d’autres pays, se borne à vérifier la régularité de la procédure et la légalité des décisions des tribunaux, sans décider lui-même sur le fond des affaires[5].

À la différence de notre haute cour de justice, le sénat russe n’est pas seulement cour de cassation. De ses anciennes fonctions, attestées par son titre illusoire de sénat dirigeant ou administrant[6], il conserve encore des attributions fort diverses, exercées par différentes chambres ou départements. Le sénat est en même temps cour de cassation, tribunal administratif, cour des comptes ; il a un département héraldique, il sert de haute cour de justice pour les affaires politiques et les crimes contre l’État. Au sénat ressortit le contentieux administratif, ainsi que tous les différends des représentants du pouvoir central et des organes élus du self-govemment local. La sphère administrative et la sphère judiciaire, isolées dans les régions inférieures, se touchent ainsi à leur sommet, dans la cour suprême. En laissant à un même corps le contrôle des deux principales branches de la vie publique, on se flattait de mieux assurer l’accord des pouvoirs et l’harmonie de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire. Si, dans cette réunion, il y a empiétement de l’un sur Tautre, c’est naturellement aujourd’hui au profit des maximes administratives et du tchinovnisme ; un jour, ce sera peut-être Tinverse.

Le département de cassation du sénat se subdivise en deux sections. l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles. Près de chacune est placé un procureur général. Au sénat aboutissent tous les pourvois en cassation de l’immense empire. Les chambres civiles et criminelles sont encombrées d’affaires, bien que les frais de la procédure arrêtent nombre de plaideurs[7]. En 1879, le seul département des affaires criminelles avait laissé s’accumuler 16 000 dossiers arriérés. En 1880 et 1881, malgré l’accroissement du personnel de ce département, il restait encore des milliers d’affaires en souffrance. Pour décharger la haute cour, il a été question tantôt d’augmenter le nombre des causes que les juges de paix tranchent sans appel[8], tantôt d’ériger les tribunaux de cercle en cours de cassation pour la justice de paix, tantôt enfin de créer, dans chaque arrondissement judiciaire, des chambres de requêtes spéciales, chargées d’étudier les pourvois en cassation formés contre les assises de paix. Le plus simple serait encore d’augmenter le nombre des membres et des chambres de la cour de cassation ; c’est ce qu’on a fait déjà et ce qu’on sera obligé de faire à plusieurs reprises.

Du sénat dirigeant aux tribunaux d’arrondissement, tous les juges sont nommés par le souverain. Pour la justice ordinaire, civile ou criminelle, le réformateur a renoncé au système électif, que beaucoup de Russes voudraient voir appliqué à toute la magistrature. En rejetant l’élection, les rédacteurs des lois judiciaires ont cherché un autre moyen d’assurer l’indépendance du juge, en même temps que de soulager le gouvernement de la lourde responsabilité du choix des magistrats pour un empire aussi vaste. Dans ce double dessein, ils ont décidé de recourir à la magistrature elle-même, et ont concédé à chaque tribunal le droit de présenter des candidats aux places vacantes dans son sein. Strictement appliqué, un tel droit pouvait être un excellent moyen de maintenir la séparation des pouvoirs, il eût pu contribuer à faire de la magistrature ce qu’elle n’est réellement qu’en bien peu d’États, un véritable pouvoir autonome et indépendant. Ce n’est pas ce que nous voyons en Russie ; pour avoir d’aussi grands effets, le droit de présentation des tribunaux y est soumis à trop de restrictions par la loi, y est trop peu respecté dans la pratique.

La plus haute cour de justice, celle où un pareil privilège serait le mieux à sa place, le sénat, en est privée. Les tribunaux d’arrondissement et les cours d’appel sont seuls à en jouir, et, dans ces tribunaux mêmes, le droit de présentation ne s’étend ni aux présidents ni aux vice-présidents, mais seulement aux simples juges. C’est l’inverse de ce qui se pratique en des pays plus libres, en Belgique par exemple. Cette restriction n’a point paru suffisante, la magistrature assise ne peut user à son gré du droit de désignation dont elle est investie. Un tribunal ne peut arrêter son choix qu’après que ce choix a été agréé par le procureur, c’est-à-dire par l’agent direct et docile du ministre. Une telle condition semble réduire le droit de présentation à une simple formalité ; mais il y a plus, cette désignation ainsi faite, avec l’intervention du parquet, le ministre est toujours maître de n’en tenir aucun compte, sans en donner aucun motif : il reste libre de présenter lui-même ses propres candidats à côté des candidats du tribunal. On comprend qu’avec de telles précautions contre leur propre système, les rédacteurs des règlements judiciaires ont laissé peu d’efficacité à ce droit de présentation. L’autorité de l’opinion pourrait seule lui rendre une valeur réelle, en amenant le ministre à accepter d’ordinaire le choix des tribunaux, ou le souverain à préférer les candidats des magistrats à ceux de son ministre.

Par malheur, le jour où l’opinion publique serait assez puissante pour en faire une vérité, ce mode de nomination des juges, sur la présentation des tribunaux, aurait beaucoup perdu de son utilité. Si un tel mode d’investiture convient quelque part, c’est dans un pays où le pouvoir est trop fort et la société trop faible pour que le premier soit dirigé par la seconde. Partout ailleurs, ce droit de désignation des tribunaux pourrait offrir presque autant d’inconvénients que d’avantages. Les défauts en seraient différents de ceux de la justice élective, mais peut-être égaux. La magistrature, que l’élection rend trop dépendante de l’opinion et des partis, risquerait, en se renouvelant elle-même, de devenir trop indépendante de la société, trop isolée de l’opinion. Chez une magistrature recrutée à la façon d’une académie, comme dans nos anciens parlements, perpétués par la vénalité des charges, l’esprit de corps deviendrait excessif, la routine dangereuse, les prétentions abusives. Dans la plupart des tribunaux de province, les relations de famille ou de voisinage ont plus de part aux choix que le mérite des candidats. Pour parer à ces défauts il y aurait, il est vrai, un moyen fort simple ; ce serait d’imiter la Belgique, de faire nommer les magistrats sur deux listes, présentées l’une par les compagnies judiciaires, l’autre par les assemblées électives, par les zemstvos par exemple. En combinant de cette façon le droit de présentation des magistrats avec la désignation des représentants élus de la société, on pourrait avoir les avantages des deux systèmes sans leurs inconvénients.

L’indépendance du juge vis-à-vis du pouvoir, comme vis-à-vis des partis, est chose si essentielle que, pour l’assurer, les États ne sauraient trop prendre de précautions. De tous les procédés mis en usage pour cela, le plus simple semble encore l’inamovibilité. C’est celui qui concilie le mieux le besoin de stabilité du magistrat avec le besoin de rénovation de la magistrature, et la liberté des jugements avec l’intérêt du juge. Les rédacteurs des règlements de 1864 ont compris que cette garantie n’était pas moins nécessaire sous un gouvernement absolu que sous le gouvernement changeant des majorités parlementaires. La loi pose en principe qu’un juge ne peut être révoqué sans avoir été convaincu d’un délit ou crime.

Cette inamovibilité, chez nous si imprudemment attaquée par certain parti, est loin de dépouiller le gouvernement de tout moyen d’influence vis-à-vis de la magistrature. Le juge est inamovible, mais l’inamovibilité ne s’étend qu’au grade, non à la résidence. Le gouvernement n’est pas seulement maître de l’avancement des magistrats ; s’il ne peut les révoquer, il peut les déplacer sans consulter personne. L’inamovibilité, consacrée par la loi, se trouve indirectement atteinte par cette voie oblique des déplacements non consentis. Or, dans un empire tel que la Russie, contenant en Europe même tant de régions disgraciées, tant de solitudes glacées ou brûlantes, un changement de résidence peut équivaloir à la déportation, et n’être pour les juges qu’une révocation déguisée ou un châtiment plus redoutable encore. Yis-à-vis de cette magistrature théoriquement inamovible, le pouvoir garde dans sa main une arme à double tranchant ; il peut agir à son gré sur les âmes timides par la menace des déplacements, sur les esprits ambitieux par les séductions de l’avancement. Dans un État où le gouvernement est pourvu d’aussi puissants moyens d’action, et où l’opinion n’est pas assez forte pour en tempérer l’usage, l’indépendance de la magistrature ne saurait être assurée que lorsque l’inamovibilité du juge sera confirmée par les mœurs autant que par la loi.

À côté de chaque tribunal, le ministère a un agent particulier, nommé directement par lui et toujours révocable. C’est le procureur, dont les fonctions sont analogues aux fonctions du même genre chez nous : cette fois cependant, si nous retrouvons encore une imitation de nos institutions, nous n’avons pas affaire à un emprunt récent. Le parquet existait de longue date avant les dernières réformes ; c’est même un rouage dont, depuis Pierre le Grand, la Russie a fait un grand usage. Aujourd’hui comme jadis, il peut être regardé comme le principal moteur de tout le mécanisme judiciaire. Dans aucun pays, l’autorité du procureur, représentant direct du ministre, n’est mieux établie et plus redoutée. Comme en France, le parquet forme une administration fortement centralisée, dont les attributions étendues sont peut-être moins du ressort de la justice que du ressort de la police. Le rôle du parquet, légalement restreint par les lois de 1864, s’est depuis élargi de nouveau, grâce à la réaction autoritaire de la seconde moitié du règne d’Alexandre II et aux appréhensions inspirées par les conspirations révolutionnaires. D’auxiliaire de la justice, le procureur en semble trop souvent redevenu le tuteur ; des fonctions, en principe accessoires, sont en fait prédominantes[9].

Le parquet est le chemin des plus hautes dignités judiciaires ; dans ses rangs se recrute fréquemment le haut personnel de la magistrature assise, les présidents des tribunaux et des cours de justice. Les relations directes et constantes des procureurs avec le ministère leur donnent, à cet égard, un facile avantage. À Saint-Pétersbourg comme à Paris, les ministres oublient trop souvent que pour un juge, voué par profession à l’impartialité, c’est une mauvaise éducation que d’être accoutumé, par métier, à regarder les prévenus du point de vue de l’accusation. De deux fonctions qui, loin d’être une préparation l’une à l’autre, exigent des habitudes d’esprit et des qualités toutes différentes, pour ne pas dire opposées, on fait ainsi une seule et même carrière, au risque de laisser parfois retrouver le procureur sous le juge.

En Russie, ces nominations de procureurs s’expliquent en partie par la difficulté de trouver des magistrats instruits et expérimentés. Ici, comme partout dans les nouvelles institutions, on sent le manque d’hommes spéciaux ; il faut que les réformes créent elles-mêmes peu à peu le personnel qui les doit appliquer. Dans un pays presque entièrement dépourvu de jurisconsultes, il était difficile de trouver des juges. On ne saurait donc beaucoup s’étonner si l’on rencontre encore des magistrats, des présidents même qui n’ont pas fait leur droit. Il y a une dizaine d’années, on comptait dans les tribunaux d’arrondissement et les cours d’appel plus de 20 pour 100 des juges, dénués de toute instruction juridique. Aujourd’hui, bien que le ministère de la justice n’admette plus dans la magistrature que des hommes ayant fait leur droit, près de 10 pour 100 des magistrats sont encore dépourvus de tout diplôme spécial. Ce manque d’hommes a été la cause ou le prétexte des retards longtemps apportés à l’extension des nouveaux tribunaux et de la magistrature inamovible. Au rebours de ce qui se voit en Occident, les carrières dites libérales, pour la plupart toutes récentes en Russie, ont encore peine à se recruter.

C’est là du reste un vide tout passager, qui serait déjà comblé sans les défiances du pouvoir vis-à-vis des étudiants des universités et des nouvelles générations. Pour être admis à siéger dans un tribunal, il ne suffit pas de posséder un diplôme et un titre universitaire, il faut avant tout posséder la confiance du gouvernement, et pour cela ne prêter à aucun soupçon de radicalisme ou de mauvais esprit. Plus la loi assure de garanties et d’indépendance au juge, plus le ministre apporte de soins à ne laisser entrer dans la magistrature inamovible que des hommes sûrs et soumis, dont le caractère et les opinions ne fassent redouter ni un excès d’indépendance ni un excès de libéralisme. Quoique la magistrature soit presque le seul ressort où les droits de l’instruction soient respectés, beaucoup de jeunes gens, que leurs études et leur intelligence rendraient aptes à cette carrière, en sont exclus par leurs tendances politiques, réelles ou supposées. La Russie moderne se trouve ainsi emprisonnée dans une sorte de cercle vicieux : des hommes actifs et remuants, qui se voient fermer toute carrière à cause de leurs opinions, sont, faute de débouchés, violemment rejetés dans les opinions qu’on leur reproche. De là un double mal, simultané et en apparence inconciliable, d’un côté le gouvernement et les services publics souffrant du manque d’hommes, de l’autre un grand nombre de jeunes gens sans place.

Si la magistrature ne s’ouvre pas aisément à tous les aspirants, il n’en est pas de même du barreau. Aussi est-ce aujourd’hui une des professions les plus recherchées de la jeunesse et surtout des jeunes gens de talent. Le barreau est en Russie chose toute nouvelle, il date des lois de 1864, qui ont introduit la procédure orale. Naguère il n’existait rien de semblable à un avocat, on ne connaissait que d’ignorants chargés de pouvoir qui rédigeaient ou présentaient les mémoires des plaideurs et suivaient les procès devant les tribunaux. On les appelait striaptchy[10]. C’étaient, dit N. Tourguénef, d’obscurs et ignobles agents, aussi peu renommés pour leur moralité que pour leurs connaissances, parfois des affranchis, quelquefois même des serfs[11]. Le royaume de Pologne et les trois provinces baltiques étaient seuls, dans tout l’empire, à posséder des avocats dignes de ce nom[12].

Le barreau russe a été improvisé par les nouvelles institutions judiciaires. À la différence de la plupart des États d’Europe, le droit de plaider devant les tribunaux n’est pas encore le privilège d’une corporation d’avocats formés dans les écoles de droit. Toute personne d’une certaine moralité ou d’une certaine instruction peut être admise à plaider au civil comme au criminel. Cet arrangement était imposé par le défaut d’hommes de loi, le législateur n’étant pas maître de faire surgir soudainement tout un corps d’avocats. Ce pourrait, toutefois, n’être pas là une mesure transitoire. L’État, en effet, n’a peut-être pas les mêmes raisons d’exiger des garanties de capacité de l’avocat que du médecin. On comprend qu’à côté des avocats proprement dits, contrôlés par l’État et pour ainsi dire marqués du poinçon officiel, puissent plaider à l’occasion des hommes n’ayant d’autre titre que la confiance de leurs clients ou la pratique des affaires. C’est ce qui se voit aujourd’hui en Russie. Le droit de défense est libre, mais il est soumis à une réglementation qui, pratiquement, en restreint beaucoup l’exercice et diminue à la fois les inconvénients et les avantages de cette liberté. Le système en vigueur aboutit à créer, au-dessous des avocats réguliers, une classe de défenseurs de moindre instruction qui font également du barreau une profession, et ne diffèrent des autres avocats que par l’infériorité des connaissances.

Pour être admis à plaider, il faut être pourvu d’un certificat que les tribunaux délivrent aux personnes qu’ils en jugent dignes[13]. Cette restriction a pour motif le grand nombre d’hommes de toute classe qui, lors de l’ouverture des nouveaux tribunaux, se sont improvisés avocats, gens sans profession, employés sans place ou révoqués, anciens officiers ou sous-officiers en retraite, marchands ruinés ou négociants faillis. Le barreau était soudainement devenu le refuge de tout ce qui manquait de moyens d’existence et possédait un larynx et des poumons. Les règlements n’imposaient du reste à cette profession aucune condition d’instruction, d’âge ou de sexe. Le ministère de la justice avait d’abord enjoint aux tribunaux de ne pas reconnaître le droit de plaider aux femmes, qui, en Russie plus qu’ailleurs, semblent vouloir se mesurer avec l’homme dans toutes les carrières. Le sénat dirigeant a, sur l’appel des intéressées, annulé l’arrêt du ministre. Mais les femmes n’en rencontrent pas moins dans le barreau plus de difficultés encore que dans la médecine. Elles peuvent se présenter devant les tribunaux en qualité de défenseurs, mais leurs confrères masculins ne veulent pas les admettre à se faire inscrire dans l’ordre des avocats, et les tribunaux ordinaires ne les autorisent pas encore à plaider devant eux. Seule jusqu’ici la magistrature élective est plus galante ou plus respectueuse des droits du sexe. La femme peut déployer ses talents oratoires devant les juges de paix, et plus d’un avocat en jupon s’est, dit-on, distingué dans cette nouvelle carrière.

Mandataires assermentés (prisiagnye povêrennye), c’est ainsi qu’on appelle les avocats régulièrement formés dans les écoles de droit, et pourvus d’un diplôme qui leur permet d’exercer dans toute l’étendue de l’empire. Ces avocats ont, comme en France, reçu une organisation corporative ; c’est encore là un emprunt de la Russie. Le barreau de chaque ville élit un conseil qui possède sur les membres de l’ordre un pouvoir disciplinaire, avec droit de réprimande, de suspension, d’expulsion. Les débutants sont astreints à un stage de cinq années, et, avant de les admettre dans l’ordre, le conseil peut leur faire subir un examen sur la pratique des affaires. Cette constitution a déjà donné au jeune barreau russe, dans les grandes villes au moins, une réelle valeur intellectuelle, elle n’a pu encore lui assurer une égale valeur morale.

Dans les provinces en particulier, la profession d’avocat, assermenté ou non, est loin de jouir de la considération publique. De toutes les carrières ouvertes par les réformes, c’est la plus lucrative comme la plus accessible. De là, le grand nombre de jeunes gens et d’hommes de toute sorte qui s’y sont précipités. Peu d’entre eux ont un sentiment élevé de leur mission et de l’honneur professionnel. La plupart n’ont d’autre souci que de s’enrichir, et sont peu délicats sur les moyens. Quelques-uns se sont fait condamner pour escroquerie. L’esprit mercantile, qui, chez nous-mêmes, se glisse trop souvent au Palais, anime presque seul le barreau russe. L’éloquence et l’habileté de l’avocat sont une marchandise déjà fort recherchée ; les membres du barreau ont soin de la vendre le plus cher possible, et beaucoup n’ont ni tarif ni prix fixe. D’ordinaire le client et l’avocat débattent d’avance les conditions du marché, et, comme dans tout négoce en Russie, on ne se fait pas faute de marchander. Quand ils sont d’accord, le plaideur et son conseil rédigent le plus souvent un contrat en règle, bien et dûment signé, précaution qui n’est pas inutile[14].

On traite rarement à forfait, le taux des honoraires dépend, en général, du succès de la plaidoirie. L’avocat stipule un salaire beaucoup plus élevé, s’il obtient à son client gain de cause. Dans les affaires civiles, il exige souvent du plaideur, en cas de réussite, bien entendu, 5, 10, 20 pour 100, parfois davantage, sur les sommes en jeu. Dans les affaires criminelles, les honoraires de l’avocat montent et s’abaissent suivant que plus légère ou plus lourde est la peine infligée au prévenu. L’avocat, ainsi directement intéressé à la cause qu’il défend, devient en quelque sorte l’associé de son client. Comme, en Russie, on plaide beaucoup aujourd’hui et qu’il y a fréquemment de grosses affaires, les bénéfices sont parfois considérables. On cite des procèâ qui ont rapporté aux vainqueurs de la barre des 10 000, 20 000, 40 000 roubles. Aussi, depuis les vieilles maisons princières de kniazes jusqu’aux familles de marchands enrichis, depuis les fils d’officiers ou de tchinovniks jusqu’aux fils de prêtres, toutes les classes de la société ont fourni leur contingent à la nouvelle et brillante carrière. Le barreau de Pétersbourg et de Moscou a, comme celui de Paris ou de Londres, ses grands orateurs devant lesquels le chemin de la réputation et de la fortune est largement ouvert, et le jeune avocat à la mode, envié des hommes et courtisé des femmes, prodiguant en plaisirs l’argent rapidement gagné à l’audience, a fourni à la littérature un nouveau type.

Des défautS, pour lesquels quelques écrivains étrangers se sont peut-être montrés trop sévères[15], ne doivent pas cacher à nos yeux les qualités et les services du barreau russe, dans les capitales surtout. Qu’il soit intéressé et cupide, que dans ses plaidoiries il manque de méthode et de goût, qu’il soit prolixe et enclin à l’emphase, le jeune barreau de Pétersbourg et de Moscou n’est point dénué de toutes les qualités professionnelles, il a plus d’une fois montré qu’il en possédait au moins une et non la moindre. L’avocat russe n’a point failli à son devoir de défenseur. Durant les quinze dernières années, marquées par tant de conspirations et tant de procès politiques, aucun prévenu n’est demeuré sans défense. Tout Russe traduit devant un tribunal a vu se lever à ses côtés un homme qui osait, en son nom, débattre avec les représentants de l’autorité les charges de l’accusation.

Dans ce vaste empire, dépourvu d’assemblées politiques, les avocats ont eu l’honneur d’être les premiers à faire retentir une parole libre ; dans un pays où le courage militaire est si commun, ils ont été les premiers appelés à donner l’exemple encore inconnu du courage civil. Quelques-uns, il faut bien le dire, ne l’ont point fait impunément. Plusieurs, tels que le défenseur de Nétchaïef, se sont vu interdire la parole, ou, ce qui revenait au même, ont été internés par la police dans une petite ville de province. Devant ce péril, le barreau n’a point déserté sa mission. Les prévenus politiques n’en ont pas moins continué à trouver des avocats, jaloux d’user des droits de la défense, et prêts à protester contre toutes les mutilations des formes de la justice[16].

Soit défiance de leur moralité, soit antipathie pour les penchants libéraux qu’inspire leur profession, les membres du barreau ne semblent pas en grande estime auprès du ministère de la justice. Les règlements mettent des obstacles à leur entrée, des obstacles à leur avancement dans la carrière judiciaire. Un avocat ne peut être appelé à s’asseoir sur le siège de juge que dans les tribunaux inférieurs, et cela seulement après dix ans d’exercice. Une telle mesure a pour effet pratique de n’ouvrir les rangs de la magistrature qu’aux avocats sans talent ni clientèle, et de fermer au barreau l’accès de toutes les hautes dignités judiciaires. À cet égard, la Russie a pris le contre-pied de l’Angleterre, où, comme on le sait, la haute magistrature se recrute surtout parmi les sommités du barreau.

Ces mesures de défiance contre les avocats ne sauraient arrêter l’essor d’une profession dont la prospérité importe à l’empire. En tout pays, en effet, le barreau, qui exige à la fois la connaissance des lois et l’habitude de la discussion, a été l’une des meilleures écoles de la liberté légale. Tout se tient et s’enchaîne, nous ne saurions trop le dite, dans la vie des peuples comme dans la vie individuelle. Un État absolu ne saurait doter ses sujets d’une libre justice sans, par là même, les préparer de loin aux libertés publiques, sans leur en donner peu à peu le goût et le besoin. L’habitude de discuter les affaires privées conduit tôt ou tard à discuter les affaires publiques qui, par tant de côtés, confinent aux premières. Si, dans nos démocraties modernes comme dans les démocraties antiques, l’avocat, l’homme qui parle et pérore, usurpe une influence souvent excessive, aux dépens de professions plus sérieusement dressées à la direction des affaires de l’État ; dans les pays privés de libertés politiques, le barreau est encore ce qui peut le mieux en tenir lieu. C’est à lui que revient à certains jours la meilleure part du beau rôle de la justice, à lui surtout qu’il appartient de maintenir la dignité de la conscience humaine, et la notion du droit en même temps que celle du devoir.

« Nous ne sentons pas assez la noblesse de notre tâche, et, pour la plupartnous en sommes peu dignes », me disait un des trop rares avocats russes qui ont un sentiment élevé de l’honneur de leur profession ; « nous ne comprenons pas encore toute la valeur et l’importance de notre rôle pour l’avenir du pays. Si nous possédons des orateurs et des hommes d’affaires, nous n’avons pas encore de Brougham ou de Berryer, regardant le barreau comme une sorte de sacerdoce, faisant de leur métier de défenseur comme une fonction publique et la plus haute de toutes. Les lois, les mœurs ne nous donnent pas encore la même force morale qu’à vos grands avocats de France ou d’Angleterre, aux mauvais jours de l’histoire des deux pays. Nous rencontrons dans la législation, dans les défiances du pouvoir, dans l’apathie de l’opinion, des obstacles que vous ignorez depuis longtemps ; mais, en dépit de toutes les entraves légales, le progrès des lumières et de l’esprit public nous révèle peu à peu la grandeur de notre mission. Vous verrez un jour que, dans l’histoire du développement politique de la Russie, le barreau tiendra une large place. »

Je ne sais si l’avenir justifiera ce fier langage. Depuis que je l’ai entendu, il est survenu des décrets impériaux et des règlements restrictifs qui, en tronquant la justice et en ensevelissant les causes les plus émouvantes dans le linceul du huis clos, menacent de reculer l’heure où se pourront réaliser de semblables prédictions. L’étude de la justice criminelle et l’examen des lois d’exception, édictées à la suite des attentats politiques, nous permettront d’apprécier par quelles épreuves doit passer le barreau russe, et combien il lui est parfois malaisé de remplir son noble ministère.



  1. On sait qu’il a plusieurs fois été question d’une réforme judiciaire destinée à corriger ces défauts.
  2. La Russie d’Europe, même après la récente introduction des règlements judiciaires dans les provinces de l’ouest, ne compte guère que soixante tribunaux de première instance, avec neuf cours d’appel, Pétersbourg, Moscou, Kazan, Saratof, Kharkof, Odessa, Kief, Smolensk, Vilna. Le royaume de Pologne et le Caucase restent comme la Finlande en dehors de ces chiffres.
  3. Il ne faut pas oublier du reste que l’organisation spéciale de la justice de paix et la création de ses assises comme cour d’appel diminuent sensiblement le nombre des affaire soumises aux tribunaux ordinaires.
  4. Un des rédacteurs des statuts judiciaires, M. Boutskovski (Otcherki soudebnyk poriadkof, S.-Pét., 1874, p. 11), s’est attaché à faire ressortir les traits par lesquels la copie russe diffère de l’original français. Il en compte jusqu’à cinq ; mais ce sont pour la plupart des différences de détail qui ne méritent pas d’être notées ici. La principale, c’est que, pour certaines affaires, les assises de paix sont érigées en cour de cassation.
  5. Je dois dire que la loi qui restreint l’office de la cour suprême à ce rôle de revision a été l’objet de plus d’une critique. On reproche à ce système d’accroître démesurément et sans utilité la durée et les frais des procès. Certains juristes voudraient qu’au lieu de se borner à casser les arrêts des cours inférieures, le sénat pût, en matière civile, rendre lui-même une sentence définitive.
  6. Pravxtelstvouiouchtchi, traduit d’ordinaire par dirigeant, signifie plutôt administrant ou gouvernant.
  7. Tout pourvoi en cassation doit, pour les affaires civiles du moins, être accompagné d’un dépôt ou caution de 10 roubles qui, si le pourvoi est rejeté, n’est pas restitué aux plaideurs.
  8. Dans ce cas, ce sont les assises de paix qui font office de cour de cassation.
  9. Pour mettre fin à cette excessive influence du parquet sur la magistrature, un publiciste a proposé de détacher le parquet du ministère de la justice et de le rattacher avec la police au ministère de l’intérieur. (Golovatchèf, Deciat lêt reform.) Quand rien ne s’opposerait à une mesure aussi radicale, les mœurs bureaucratiques actuelles lui laisseraient, craignons-nous, peu d’efficacité pratique.
  10. Striaptchy, da verbe striapat, préparer à manger, faire la cuisine et, par assimilation, brasser un procès.
  11. N. Tourguénef, la Russie et les Russes, t. III.
  12. L’édit de 1876 qui a rendu l’usage de la langue russe obligatoire et exclusif dans tous les tribunaux de l’ancien royaume, a temporairement mis fin à l’existence du barreau polonais.
  13. Pour décider de la capacité d’un individu, les tribunaux peuvent lui faire passer un examen. Chaque tribunal de première instance ou d’appel (comme chaque assemblée de paix) désigne les personnes admises à plaider devant lui. Pour le certificat ainsi délivré, il faut payer un droit assez élevé qui équivaut à une patente. Tout homme auquel un tribunal refuse le droit de plaider peut en appeler au tribunal supérieur jusqu’en cassation. Le même droit d’appel appartient au procureur, s’il juge un homme autorisé à plaider indigne de cette faveur.
  14. Cette manière de procéder et cette âpreté au gain s’expliquent d’autant mieux qu’il n’y a pas d’avoués ou d’intermédiaires entre l’avocat et le client. Les fonctions d’avocat et d’avoué sont confondues dans la même personne.
  15. Je citerai, par exemple, en Angleterre, M. Mackensie Wallace : Russia, t. II, p. 399, 400 ; en Autriche, le docteur Célestin : Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, p. 182-183.
  16. On a ainsi, en février 1882, dans le grand procès de Soukhanof, de Trigoni et des complices du régicide de 1881, beaucoup remarqué la hardiesse de certains défenseurs, tels que MM. Alexandrof et Spassovitch.