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L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII


La déportation et les travaux forcés. — La Sibérie et les lieux de déportation. — Nombre et régime des déportés de diverses catégories. — Forçats et exilés politiques. — Effets de cette colonisation pénale. — Ses défauts. — Utilité de la restreindre. — Causes qui en empêchent la suppression. — Les prisons et la réforme du code pénal. — Caractère de la criminalité russe.


La Sibérie a dans les deux hémisphères une sombre réputation : elle la doit moins à son rude climat qu’à la multitude d’exilés qu’elle a engloutis depuis des siècles, qu’aux légendes dont la pitié publique ou l’imagination des écrivains ont entouré les déportés. Avec ses blanches et silencieuses solitudes, avec ses steppes durcies par le froid, la Sibérie apparaît de loin comme une immense prison de neige, comme une sorte d’enfer de glace, pareil au dernier cercle de l' Inferno de Dante. Certes peu de contrées au monde ont reçu de la nature moins d’attraits pour l’étranger. Un tiers de ces immenses surfaces est compris dans le cercle polaire, et, plus au sud, le relief élevé du sol rend souvent le climat aussi rigoureux qu’au nord, en sorte que la moitié même de la Sibérie méridionale demeure impropre à l’agriculture ou à la vie civilisée. Les régions les plus chaudes, ouvertes tour à tour au vent glacial du pôle et au souffle desséché des déserts de l’Asie centrale, ont la température moyenne de la Finlande, mais avec un climat notablement plus continental, c’est-à-dire, avec de plus grands écarts entre les saisons extrêmes, de façon qu’aux hivers les plus rigoureux peuvent succéder des étés brûlants[1].

Avec tous ces désavantages, la Sibérie n’a, pour Thonime du Nord, ni les mêmes terreurs, ni les mêmes souffrances que pour les habilants de l’occident et du sud de l’Europe. Cette terre, une des plus déshéritées du monde, n’est pas un désert inhabitable ; ce n’est en somme qu’une Russie renforcée et outrée, une Russie plus froide que l’autre, mais où néanmoins le Russe peut fort bien vivre, travailler, prospérer. En passant l’Oural, on ne change pas brusquement de climat ; tout en empirant, à mesure que l’on avance vers l’est ou le nord, les conditions physiques et hygiéniques de la vie ne sont pas considérablement modifiées. Comme lieu de déportation, les abords du cercle polaire sont pour les Russes de Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa même, beaucoup moins redoutables, beaucoup moins meurtriers que ne le sont, pour les riverains de l’Atlantique ou de la Méditerranée, les luxuriantes contrées des tropiques où les États de l’Occident ont souvent établi leurs bagnes et leurs colonies pénales. Tobolsk, Tomsk, Irkoutsk même sont, pour les habitants des bords de la Néva ou du Volga, des résidences infiniment moins pénibles et plus saines que ne le sont, par exemple, pour un Français, Cayenne ou Noukahiva.

Les immenses bassins de l’Obi, de l’Iéniséi, de l’Amour renferment bien des régions plus riches, plus fertiles, plus riantes même que mainte contrée de la Russie d’Europe. Aussi la Sibérie n’est-elle pas le seul lieu de bannissement du gouvernement impérial ; les provinces septentrionales de la Russie européenne, Arkhangel, Olonets, Vialka, sont souvent employées pour l’exil des condamnés ou l’internement des suspects politiques. La Russie ne manque pas de lieux de détention, de bagnes naturels. Le Caucase, sous Nicolas, le Turkestan, sous Alexandre II, ont ouvert à la transportation de nouvelles et vastes régions.

La déportation, comme châtiment pénal ou comme moyen de gouvernement, est fort ancienne en Russie. On pourrait la faire remonter aux premiers Tsars, qui, avant d’avoir à leur disposition la Sibérie, transplantaient fréquemment des populations entières d’une partie de leurs États à l’autre[2]. C’est sous le règne d’Alexis Mikaïlovitch, père de Pierre le Grand, vers le milieu du dix-septième siècle, que la Sibérie reçut le premier convoi de malfaiteurs. Depuis lors ces lugubres caravanes sont devenues annuelles et n’ont cessé de grossir. Dès l’origine, la déportation a eu moins pour objet d’imposer aux condamnés les souffrances d’un climat rigoureux, que de délivrer la société ou le gouvernement des hommes qui pouvaient troubler l’une et inquiéter l’autre. Aussi pourrait-on dire que la peine était à peu près graduée selon la distance ; à mesure que se sont accrus les moyens de communication, à mesure que s’est élargi le domaine de la colonisation nationale, le champ de la déportation s’est étendu, reculant toujours, vers l’est ou le nord, au fond des solitudes de l’Asie.

Le Code pénal appliquait jusqu’à ces derniers temps la peine du bannissement (ssylka) aux plus grands crimes et aux simples délits, tels que le vagabondage. Les déportés, en vertu d’une sentence judiciaire, sont ainsi divisés en deux grandes classes : les condamnés aux travaux forcés, et les condamnés à des peines moins sévères qui, de même que les suspects politiques de l’ancienne IIIe section, sont simplement transportés d’une partie de l’empire à l’autre, ordinairement du centre aux extrémités. Entre ces forçats et ces « colons obligés », il y a légalement un grand intervalle, qui, depuis la fin du règne de Nicolas, avait été en diminuant sans cesse.

Les forçats ou galériens (silno-katorjniki) sont naturellement les moins libres. Les travaux forcés remplacent la peine de mort, supprimée en 1753 par l’impératrice Élisabeth. Non contente de renverser i’échafaud, la loi russe n’admettait point, jusqu’en 1872, de travaux forcés à vie ; leur durée n’excédait pas vingt ans. Si, depuis 1872, la loi a rétabli les travaux forcés à perpétuité, cette peine n’est presque jamais appliquée dans la pratique, pour les crimes de droit commun du moins. Grâce à l’indulgence du jury et des juges, vingt ans restent le maximum réel des travaux forcés ; ce temps passé, le forçat rentre dans la classe des condamnés colonisés. Autrefois, sous Nicolas et Alexandre Ier, les galériens subissaient d’ordinaire leur peine dans les mines de Sibérie, spécialement dans les mines d’argent de Nertchinsk, situées à plus de deux cents lieues au delà d’Irkoutsk et du lac Baïkal. Les criminels, associés parfois aux condamnés politiques, travaillaient enchaînés et demeuraient jour et nuit au fond des humides galeries où ils semblaient ensevelis vivants. Affreuse était la peine, et ce n’était pas seulement dans la législation qu’elle était l’équivalent de la mort. Les tempéraments les plus robustes ne parvenaient pas toujours à résister aux fatigues et aux privations de cette vie souterraine. Comme pour le knout, le maximum légal, fixé par la loi, semblait le plus souvent une ironie amère : bien peu des exilés qui descendaient dans les mines de Nertchinsk atteignaient le terme de vingt ans.

Une cruelle aggravation de ce bannissement pénal, c’est la mort civile, et, en Russie, la mort civile n’est pas un vain mot, elle brise tous les liens de famille. Sous Nicolas on enlevait parfois aux déportés, à leurs enfants même, jusqu’à leur nom. Aujourd’hui encore, les héritiers du condamné peuvent s’emparer de ses biens, si toutefois ces biens ne sont pas confisqués ; sa femme devient veuve et comme telle peut se remarier. L’église et le gouvernement admettent encore cette cause d’annulation du mariage. À l’honneur du peuple russe, à l’honneur des femmes russes en particulier, il faut dire que si cette mort légale a parfois donné lieu à d’écœurants spectacles, elle a le plus souvent suscité de généreux dévouements. C’est ainsi qu’après la conspiration de décembre 1825, qui fit envoyer en Sibérie tant des membres les plus brillants de l’aristocratie, les femmes de déportés, appartenant aux premières familles de l’empire, des Troubetskoï, des Volkonski, des Narychkine, des Mouravief, loin de profiter du triste privilège que leur concédait la loi, demandèrent comme une grâce d’échanger, à la suite de leurs époux, les salons de Pétersbourg ou de Moscou contre les solitudes glacées de la Sibérie orientale, où beaucoup sont mortes, où les autres ont vieilli pour ne rentrer dans le pays de leur jeunesse que sous le règne d’Alexandre II, après trente années d’exil. Depuis, des centaines et des milliers de femmes de tout rang ont suivi ce noble exemple ; celles qui ne le feraient point seraient mises au ban de la société.

Si les mines de Nerlchinsk n’ont pas été abandonnées, elles n’occupent plus qu’un petit nombre de condamnés, qui vivent au-dessus de terre et jouissent d’une liberté relative. La plupart des forçats de Sibérie sont employés à des travaux qui n’ont rien de particulièrement pénible, soit dans les établissements de l’État (zavody), dans les fabriques ou les salines, soit à la construction ou à l’entretien des routes, soit enfin dans de petits ateliers ou des jardins. Parfois même ces condamnés aux travaux forcés ne sont en fait assujettis à aucun travail régulier. Dans les bagnes comme dans les prisons russes régnent trop souvent le laisser-aller et l’oisiveté[3]. D’après les règlements, les forçats ne sont retenus dans la prison (ostrog), ou dans leur caserne (kazarma), que durant le premier quart de leur temps de bagne, alors qu’ils sont compris dans la classe dite des condamnés à l’épreuve (ispytovémye). Durant le reste de leur temps ils vivent aux environs de la maison de force dans des chambres libres, et restent seulement astreints, jusqu’à l’expiration de leur peine, à se présenter chaque jour à l’établissement. D’ordinaire cette faculté de loger en dehors de la prison leur est accordée beaucoup plus tôt ; dans certains endroits, les forçats sont admis à demeurer au dehors dès qu’ils peuvent se louer un logement[4].

Ces adoucissements ne sont pas les seuls : la coutume s’était introduite de compter, pour les criminels ordinaires, dix mois comme une année, ce qui abrégeait encore d’un sixième la durée de ces travaux forcés mitigés. Cette peine, la plus élevée du Code, était devenue presque nominale. Aussi le gouvernement a-t-il été accusé, tantôt de retenir dans les forteresses de la Russie d’Europe des agitateurs légalement condamnés aux travaux forcés en Sibérie, tantôt de déployer envers eux au delà de l’Oural une sévérité inconnue des criminels de droit commun. Presque tout ce qui faisait jadis l’horreur de ce châtiment a disparu peu à peu, comme le knout et les verges. La législation pénale, ainsi dégagée de ses tristes accessoires, ainsi amendée ou corrigée dans la pratique par les règlements ou l’usage, est restée, avec les oukazes humanitaires d’Élisabeth et de Catherine, la plus douce et la plus indulgente de l’Europe. Les criminalistes se sont préoccupés de cet amollissement de la pénalité, et l’autorité, se sentant trop mal armée contre le crime, a été obligée de songer à rendre le Code pénal plus efficace.

De tout temps, la discipline a été naturellement encore plus relâchée pour les déportés de la seconde catégorie, les convicts, simplement colonisés en Sibérie ou ailleurs. Ils ne sont guère soumis à d’autre obligation qu’à celle de ne point quitter la résidence qui leur a été fixée. Une fois transportés au lieu désigné pour leur séjour, ces colons forcés (silno-poselentsy) demeurent à peu près en liberté, sous la surveillance souvent somnolente d’une police peu sévère ou peu exacte. Ceux qui ont quelque fortune peuvent vivre de leurs revenus, louer une habitation ou s’en faire construire une, avoir des livres ou des instruments de musique, des chevaux ou des voitures, se donner tous les plaisirs que comportent le climat et l’exil. Les autres peuvent reprendre leur ancien métier, travailler à la terre ou bien louer leurs bras dans les mines d’or, où ils font concurrence aux ouvriers libres. Ils jouissent du fruit de leur travail, peuvent faire le commerce, devenir propriétaires. Beaucoup sont accompagnés de leurs femmes, qui se sont fait un devoir de les suivre ou de les rejoindre. Les règlements facilitent ces réunions de ménages, qui sont un grand adoucissement aux rigueurs de l’exil. Les célibataires sont autorisés à se marier avec des femmes déportées ou avec des Sibériennes. Chaque année, le gouvernement consacre une certaine somme, 2 ou 3000 roubles, aux frais de mariage des colons forcés qui n’y peuvent subvenir. Les condamnés se donnent des fêtes dont l’eau-de-vie fait le principal agrément, et ils y invitent les soldats ou les employés préposés à leur garde. En Sibérie, plus encore qu’en Russie, le grand mal est l’arbitraire des agents du pouvoir, lequel trouve, là aussi, son correctif habituel dans la vénalité. Arbitraire et vénalité ont un champ d’autant plus large que, dans ces solitudes, le contrôle est plus difficile et que beaucoup des fonctionnaires de Sibérie sont des hommes tombés en disgrâce, qui expient au delà de l’Oural d’anciennes peccadilles administratives[5].

La vie des colons obligés est fort analogue à celle des Sibériens du voisinage ; pour l’homme du peuple, elle n’a rien de particulièrement pénible. Aussi a-t-on vu des malfaiteurs aggraver leur cas de propos délibéré afin d’avoir le bénéfice de cette liberté du bannissement. Les déportés politiques sont les plus surveillés et, par là même, les plus à plaindre. Mis à une maigre pension de 2 ou 3 roubles par mois, laquelle ne leur parvient pas toujours intacte, ils sont parfois obligés pour vivre de se mettre au service de la police. Dans les villes d’Asie ou d’Europe où ils sont internés, les habitants, craignant de se compromettre par des relations avec eux, les évitent comme des brebis galeuses, tandis qu’ils font souvent bon accueil aux escrocs ou aux concussionnaires, avec lesquels fonctionnaires et commerçants frayent et festoient volontiers[6]. C’est pour les exilés politiques que la déportation garde toutes ses tristesses ou ses rigueurs, pour l’homme du monde ou l’homme d’étude, subitement transplanté dans une contrée déserte ou au milieu de gens grossiers, loin de toutes les ressources de la civilisation ; c’est pour le Russe ou le Polonais instruit, isolé de ses amis, de sa famille, et parfois du monde entier, privé de lettres et de nouvelles, ou ne pouvant correspondre avec les siens qu’à de rares intervalles. C’est aussi pour les prisonniers d’État que l’on réserve les stations les plus boréales, à l’extrême limite des établissements russes. Aux meilleurs jours d’Alexandre II des écrivains tels que Tchernychevski[7], Chtchapof, Khoudiakof, des hommes dont on peut réprouver les doctrines, mais qui n’avaient pris part à aucun attentat ni à aucun complot, ont ainsi été relégués aux confins du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares et idolâtres, dans des localités où la poste n’arrive qu’une ou deux fois l’an[8].

Ce qu’il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la déportation en Sibérie, c’est peut-être le voyage. Du centre de la Russie, où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la première ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues ; il y en a plus de quinze cents aux districts de la Sibérie orientale. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s’accomplissait à pied, sous le fouet de cosaques à cheval, et, pour les forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de la pitié des paysans ; on dormait sur la terre humide ou sur la neige durcie. Le voyage durait toute une année, parfois plus. Beaucoup des condamnés, beaucoup des infortunés (nestchastnyé), comme disent dans leur bienveillant euphémisme les paysans, succombaient avant d’atteindre la station où ils devaient subir leur peine. Aujourd’hui le voyage se fait en grande partie par eau, sur des barges ou chalands remorqués par des steamers. Cette réforme a été, dit-on, suggérée par un tableau. Dans un pays où la plume est captive, l’artiste peut en effet soulager, en les faisant voir, des souffrances que l’écrivain n’a point le droit de signaler. Un tableau, représentant une chiourme de forçats sur la route de Sibérie, frappa le public et émut Alexandre II, qui donna l’ordre de changer le mode de transport des exilés. J’ai rencontré sur le Volga de ces convois de condamnés, vêtus de souquenilles de toile et entassés sur des bateaux plats ; je crois que, dans ce trajet, ils ont moins à souffrir que nos forçats, transportés à fond de cale, par delà l’Océan, à nos antipodes. Le voyage a lieu d’ordinaire dans la belle saison, afin d’utiliser les communications fluviales par le Volga et la Kama, puis, au delà de l’Oural, par la Tobol, l’Obi et les rivières de Sibérie. Les condamnés passent l’hiver dans les prisons d’Europe ; au printemps ils sont de tous les coins de l’empire dirigés sur Moscou, d’où on les expédie sur l’Asie, à travers Nijni, Kazan, Perm et Tobolsk.

Durant la période de navigation, de mai à septembre, ces lugubres caravanes d’été, composées de centaines de personnes de tout rang, de tout sexe et presque de tout âge, se succèdent à de courts intervalles, souvent tous les huit ou dix jours. Le nombre des condamnés des diverses catégories est fort considérable. C’est vers 1825, c’est-à-dire avec le règne de Nicolas, que la déportation a commencé à prendre un grand essor, et, depuis, le contingent annuel du bannissement a grossi d’année en année. Sous Nicolas, vers 1830 par exemple, le chiffre annuel des déportés montait en moyenne à huit mille environ, dont près de la moitié étaient des vagabonds ou des serfs expulsés par leurs propriétaires. En 1830 le nombre total des exilés en Sibérie était de plus de quatre-vingt mille (83 000) ; en 1855 on l’estimait à près de cent mille âmes (99 860, dont 23 000 femmes), soit une véritable armée, disséminée sur toute la surface de la Sibérie[9].

De 1878 à 1886, malgré la diminution des cas où est appliquée la peine du bannissement, malgré l’emploi plus fréquent de la prison, le gouvernement a expédié chaque été, de Moscou à Nijni Novgorod, environ douze mille condamnés des deux sexes. À Nijni ou à Kazan, ces douze mille convicts sont rejoints par les recrues du bas Volga, et, entre Kazan et Perm, les provinces de la Kama leur apportent un nouveau renfort. En outre, aux exilés de la Sibérie il faut ajouter les hommes relégués en résidence forcée dans les provinces frontières de l’Asie. De huit ou neuf mille, vers le milieu du règne de Nicolas, le nombre annuel des déportés s’est élevé peu à peu, sous Alexandre II, à dix-huit mille, et, en y comprenant les pays autres que la Sibérie, à près de vingt mille. Depuis le commencement du siècle, la levée annuelle de la déportation avait septuplé[10].

Sur ces milliers de déportés, quelle est la part de l’arbitraire administratif ? Elle varie singulièrement selon les années. De 1861 à 1866, à l’époque des premières agitations révolutionnaires et de l’insurrection polonaise, le chiffre des déportations politiques avait été fort élevé, pour tomber très bas vers le milieu du règne d’Alexandre II. D’après les documents publiés par les organes officiels ou officieux, la proportion, de 1869 à 1879, atteignait à peine un sur cent, ou même un sur cinq cents. En sept années, de 1871 à 1878 exclusivement, le total des personnes transportées par mesure administrative n’aurait pas monté à seize cents (1599). Encore le plus grand nombre, soit 1328, étaient-ils des montagnards du Caucase, arrachés à leur pays en vertu de lois ou de raisons spéciales ; en sorte que, dans toute la Russie d’Europe, il n’y aurait eu, en sept ans, que 271 individus. Russes ou Polonais, déportés par la haute police, soit en moyenne trente-huit par année. En vérité, l’institution admise, la IIIe section ne pouvait guère user de ses pouvoirs avec plus de modération. Il est vrai qu’aux déportés en Sibérie s’ajoutait un nombre peut-être égal d’internés de toute sorte dans les provinces de la Russie d’Europe[11].

Depuis l’inauguration de la longue série d’attenlals politiques, le nombre des déportés par voie administrative a naturellement crû d’une manière énorme. Durant les dernières années d’Alexandre II, il a certainement plus que décuplé, peut-être centuplé, sans cependant que le chiffre des exilés politiques atteignit les proportions fabuleuses qu’on lui a parfois prêtées à l’étranger[12]. Après avoir essayé de se débarrasser de tous ses secrets adversaires en éloignant tous les suspects, le gouvernement impérial s’est convaincu à plusieurs reprises de l’inefficacité de ces déportations en masse. Déjà le général Loris Mélikof, durant la dernière année d’Alexandre II, avait rendu la liberté à un certain nombre des victimes de la police. Sous Alexandre III, le général Ignatief a institué une commission pour reviser le dossier des déportés par voie administrative[13]. Plusieurs centaines ont été admis à rentrer dans leurs foyers ; pendant que d’autres suspects allaient prendre leur place dans la région du Baïkal ou sur les côtes de la mer Blanche. À cet égard comme toujours, la conduite du gouvernement impérial a bien des fois varié dans la même année, selon les influences dominantes et l’humeur du moment. Les périodes de rigueur succèdent rapidement aux heures de clémence, et les inspirations de l’humanité s’enchevêtrent d’une manière bizarre avec les suggestions de la colère[14].

L’énorme population pénale de la Sibérie se répartit d’une manière très inégale dans ses diverses régions. Le gouvernement de Tobolsk recevait naguère encore plus du tiers des déportés, 8000 pour chacune des dernières années du règne d’Alexandre II, Tomsk environ 2500, Iéniseisk 3500, Irkoutsk un peu moins de 4000, les territoires du Transbaïkal et de Iakoutsk un peu plus de 500. La moitié à peine des condamnés étaient dirigés sur la Sibérie orientale, bien que cette dernière, beaucoup plus vaste et beaucoup moins peuplée, semble plus propre à la colonisation pénale. Dans une telle armée de criminels, dispersés sur d’immenses espaces, et la plupart cantonnés seulement en telle ou telle localité, il n’est pas aisé d’empêcher les désertions. On calcule qu’un tiers des condamnés s’échappe, ce qui jette chaque année sur la Sibérie 6000 vagabonds. Aussi y a-t-il un écart considérable entre le contingent officiel de la déportation et l’efFectif réel des déportés. À la date du ler janvier 1876, par exemple, plus de 51000 individus étaient inscrits comme colons forcés sur les registres du gouvernement de Tobolsk, et l’adminislration locale n’avait pu constater la présence que de 34 000. Dans la province de Tomsk, l’écart était, à la même époque, de 4651 personnes. Ces chiffres attestent, avec la négligence de l’administration, le peu d’efficacité de ce mode d’internement. Dans beaucoup de bailliages (volost) du gouvernement de Tobolsk, le tiers, parfois la moitié des condamnés figurant sur les registres des communes rurales avaient disparu. Dans les gouvernements de Tomsk et d’Iéniseisk, sur 20 000 déportés inscrits dans les communes, en 1883, il n’y en avait que 2600 habitant réellement au lieu qui leur avait été fixé : plus de 7000 étaient en fuite. Parmi ceux qui restaient, la grande majorité n’avaient ni profession régulière ni occupation constante. Les rapports des gouverneurs généraux le reconnaissaient : la paresse, l’ivrognerie, le vagabondage régnaient en maîtres dans un grand nombre de ces colonies pénales, qu’on se représente de loin comme soumises à une sévère et minutieuse discipline[15].

En de telles conditions, rien d’étonnant si, dans les provinces servant de lieux de déportation, la criminalité atteint d’effrayantes proportions. Dans le gouvernement de Tobolsk, il se commettait en moyenne chaque année un crime par soixante-douze déportés ; dans le gouvernement de Tomsk, un par soixante-sept[16]. Pour ces deux provinces, les statistiques judiciaires constatent annuellement près d’un crime par mille habitants. Dans la Sibérie prise en bloc, on compte un vol à main armée par 31 000 âmes, un homicide par moins de 9000, ce qui fait que, dans l’Asie russe, la sécurité des personnes est environ dix fois moindre que dans l’occident de l’Europe. Comme école de moralisation, le bannissement a donc mal réussi ; a-t-il mieux assuré la sécurité de la mère patrie qui, grâce à ce système d’excrétion, cherche à rejeter sur ses dépendances asiatiques tous ses éléments vicieux ?

La mince barrière de l’Oural est loin de retenir dans les steppes ou les montagnes de Sibérie les milliers de criminels et d’aventuriers que la mère patrie y transporte régulièrement. N’étant qu’un prolongement de la Russie d’Europe, dont ne la sépare aucun obstacle naturel, l’Asie russe est, pour les déportés, une prison bien moins sûre que les îles ou les contrées transocéaniques qui nous servent de colonies pénitentiaires. Quelque effrayantes qu’elles semblent de loin, les distances qui séparent les provinces sibériennes du centre de l’empire n’arrêtent point les condamnés désireux de revoir la terre natale ou de recommencer une aventureuse existence. Le Russe, l’homme du peuple du moins, est grand marcheur ; s’il ne saurait lutter de vitesse avec les Anglais ou les Américains, savamment entraînés pour une marche rapide, le pèlerin russe, à l’allure souvent lente et indolente, sait à petites journées franchir d’immenses espaces. Depuis la Jeune Sibérienne de Xavier de Maistre on a vu bien des exilés en rupture de ban traverser à pied toute l’étendue de l’empire, et, du fond de l’Asie, se rendre à Moscou ou à Pétersbourg en mendiant ou en volant. Toutes les entraves mises à la libre circulation par le régime compliqué des passeports n’arrêtent pas ces échappés de Sibérie. Dans leur lutte avec la police ils ont d’ordinaire pour auxiliaire la commisération du peuple, qui, grâce au mélange des criminels et des prisonniers politiques, grâce à une oppression de plusieurs siècles, est enclin à voir dans les prisonniers des frères injustement persécutés. Il y a, dans le nord-est de la Russie, des villages où les paysans ont, dit-on, conservé l’habitude de laisser le soir, à la porte ou à la fenêtre de leur izba, un morceau de pain et une cruche d’eau pour hs fugitifs qui peuvent passer dans la nuit.

La police arrête annuellement un grand nombre de ces déserteurs de la déportation. Près de 10 pour 100 des gens expédiés chaque été de Moscou en Sibérie sont des évadés qu’on y réintègre. Beaucoup réussissent néanmoins à dérouter toutes les recherches. On a plusieurs fois découvert, au fond des forêts, des villages de ces outlaws qui vivaient sans impôts, loin des yeux de l’autorité. La plupart errent dans les contrées reculées de l’empire, ou louent leurs bras au rabais dans les mines de l’Oural et de l’Altaï. La déportation, tant employée comme un remède contre le vagabondage, recrute ainsi une classe nouvelle de dangereux vagabonds.

Avec de tels résultats il n’est pas étonnant que le système de bannissement, si largement pratiqué jusqu’ici, rencontre aujourd’hui peu de faveur parmi les juristes et les criminalistes préoccupés de la répression, comme parmi les politiques ou les publicistes préoccupés de la colonisation. La Sibérie, qui pendant des siècles a reçu le rebut de la population russe, criminels, vagabonds, paysans en fuite, mêlés aux condamnés politiques et aux sectaires religieux, la Sibérie, qui compte une population libre de quatre millions de Russes, se lasse d’être regardée comme l’exutoire de l’empire, comme une sentine où la Russie européene évacue toutes les matières infectantes ou dangereuses. À l’exemple de l’Australie anglaise, l’Asie russe commence à repousser les convicts, qui pour elle sont moins une ressource qu’une cause de démoralisation et d’insécurité. À une certaine époque peut-être, alors qu’on y internait surtout d’inoffensifs suspects politiques ou de tranquilles sectaires religieux, la colonisation a pu tirer quoique parti du flot régulier de cette immigration pénale. Aujourd’hui il n’en est plus de même : les colons forcés éloignent les colons libres. Selon l’expression d’un écrivain russe, en faisant de la Sibérie un lieu de punition, on en a fait dans l’imagination du peuple une terre d’horreur et d’effroi où personne ne se rend volontiers[17]. La relégation, qu’on regardait comme le plus sûr procédé de colonisation, a été rendue responsable de la lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de matières impures et putrides, cette sorte d’accumulation de fumier humain, dont on espérait la fertilisation et l’enrichissement de la Sibérie, ne fait plus par ses fétides émanations qu’en corrompre l’air et en éloigner les habitants. Aussi cherchet-on à substituer à la Sibérie, pour cette triste mission pénale, des terres moins peuplées de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins mieux isolées du centre de l’empire.

On eût pu essayer des steppes du Turkestan et des vallées de l’Asie centrale ; mais on a reconnu que, pour retenir les condamnés, le sable des déserts ne valait pas un bras de mer. Ce sont les îles qui sont encore les plus sûrs pénitenciers. Pour rendre les évasions plus difficiles, le gouvernement a transporté ses principaux bagnes dans les brumeuses solitudes de la grande île de Sakhaline, au nord du Japon. Plusieurs milliers de forçats sont déjà installés dans cette ultima Thule du vieux continent dont les neiges recouvrent de riches mines de charbon. Le voyage se fait d’Odessa par mer, ce qui est plus rapide et moins dispendieux que le transport par terre au cœur de la Sibérie. Singulière ironie, les premiers bateaux employés à ce service appartenaient à la flotte patriotique, achetée par souscription, lors des craintes de conflit avec l’Angleterre en 1878. L’itinéraire est par le Bosphore, l’isthme de Suez et Singapore, en sorte que les déportés n’arrivent à cette sorte d’Islande asiatique qu’à travers les brûlantes mers du sud[18].

La déportation, telle qu’elle a été pratiquée en grand depuis un demi-siècle, n’a réussi ni à la Sibérie qui en devait bénéficier, ni à la Russie qu’elle devait purifier, ni aux condamnés qu’elle prétendait moraliser. Ce châtiment que, chez nous, on voudrait appliquer à tous les récidivistes, cette peine, qui semble mieux que toute autre répondre au double but de correction morale et de défense sociale que se propose toute législation, n’a donné en Russie que de tristes et décourageants résultats. À quelque point de vue qu’on se place, intérêt de la société, intérêt du condamné, intérêt de la colonisation, le régime suivi depuis si longtemps s’est montré inefficace. La chose est si certaine qu’en dépit de la commodité de ce système de débarras, on y aurait peut-être déjà renoncé sans les besoins de la police, sans la difficulté de savoir que faire des prisonniers politiques.

Si la déportation doit continuer, c’est sur une moindre échelle et dans d’autres conditions. Une revision du code pénal devait être la contre-partie de l’abrogation des châtiments corporels qui tenaient trop de place dans la législation pour en pouvoir disparaître sans affaiblir et énerver la loi. Le gouvernement l’a compris. L’étude du nouveau Code pénal a été confiée, dès 1876, à une commission dont les travaux devaient servir en même temps à une réforme pénitentiaire. Le principal problème était une plus juste gradation des châtiments. La législation péchait à la fois par deux excès opposés : par trop d’indulgence pour de grands crimes, par trop de sévérité pour de petits délits. Les punitions étaient disproportionnées à la faute, la Sibérie, comme jadis les verges, se trouvant au bout de presque toute condamnation. D’après la nouvelle échelle des peines, les travaux forcés resteront, comme par le passé, le plus terrible des moyens de répression ordinaires. Considérés comme remplaçant la peine de mort, ils ne pourront plus être infligés qu’aux plus odieux criminels ; ils deviendront en même temps moins fréquents et plus sévères qu’aujourd’hui.

Pour les suspects politiques ou les sectaires religieux, la Russie, tant qu’y persistera l’arbitraire administratif, continuera l’ancien système d’expulsion. La Sibérie pourra de ce chef recevoir longtemps un contingent régulier de colons forcés. La déportation demeure, aux mains de l’administration, un moyen de gouvernement. Si les tribunaux ou la police n’en usaient que contre d’immondes et dangereux fanatiques, tels que les skoptsy ou mutilés, la tolérance et l’humanité n’auraient rien à leur reprocher. On ne saurait malheureusement dire qu’il en a toujours été ainsi. À toutes les extrémités de la Russie, au delà de l’Oural comme au delà du Caucase, le voyageur rencontre d’innocentes colonies d’hérétiques russes, dont tout le crime est de rejeter les dogmes ou les cérémonies de l’Église dominante. Avec cette colonisation forcée de tous les éléments réfractaires, politiques ou religieux, le gouvernement risque à la longue d’inoculer aux provinces lointaines, à la Sibérie en particulier, un périlleux esprit d’indépendance ou d’opposition.

L’incarcération a de tout temps figuré dans le Code pénal, mais, en fait, on s’en servait peu. Il y avait pour cela plusieurs raisons dont l’une dispense des autres. La Russie, représentée si souvent comme un vaste bagne, était en réalité relativement pauvre en prisons. Elle n’avait, pour installer ses criminels, ni nos vieilles abbayes ni nos anciens châteaux. Les prisons, trop peu nombreuses et trop petites, sont trop souvent encombrées par les prévenus. en sorte qu’il reste peu d’espace pour les condamnés. Cela s’explique tant par les habitudes de la police que par des considérations d’économie. À l’incarcération prolongée, qui coûte cher, on préférait le châtiment corporel, qui ne coûte rien, ou la déportation, qui semblait délivrer des coupables. Jadis, quand d’après la loi un malfaiteur était condamné à la prison et qu’il n’y avait point de place pour lui dans les maisons de détention, on lui appliquait cinquante coups de verge et on le renvoyait en liberté, si la peine était légère ; on l’expédiait en Sibérie, si la détention devait être longue. Avec la suppression des châtiments corporels et les restrictions mises à la déportation, on est forcé de recourir de plus en plus à l’emprisonnement. Mais on a eu beau ériger de nouvelles maisons d’arrêt et de détention, tant qu’on n’en possédera pas davantage, la Sibérie restera, comme par le passé, la ressource de la justice et du gouvernement.

Beaucoup de plaintes se sont élevées contre les prisons russes ; on les dépeint comme d’horribles et infects cachots où les détenus sont soumis aux traitements les plus rigoureux et aux plus cruelles privations. De pareils tableaux ne sont pas toujours d’une exacte vérité[19]. Les prisons que visite le voyageur dans les capitales, celles du moins qui ont été récemment construites à l’imitation de l’Europe, ne diffèrent guère de nos établissements du même genre. En plus d’une ville le principal monument est une prison qui domine en souveraine les habitations privées. Dans ces mornes palais du crime, on retrouve l’espèce de luxe architectural, parfois même le confort relatif que l’on se plaît aujourd’hui à procurer aux condamnés. Il n’en est point toujours ainsi dans l’intérieur des provinces, dans les vieilles constructions, où, faute de place, on est obligé d’entasser pêle-mèle prévenus et condamnés. Les révolutionnaires se sont beaucoup plaints du régime des prisons et des traitements inhumains dont leurs amis y auraient été victimes. À en croire leurs proclamations, les souffrances des détenus politiques ont été un des motifs de l’exaspération des « nihilistes » et de leurs nombreux attentats[20]. Les enquêtes gouvernementales ont elles-mêmes révélé plus d’un fait révoltant. Le logement et la nourriture étaient souvent insuffisants et insalubres. Dans un empire aussi vaste, avec les vices habituels de la bureaucratie russe, avec le manque de contrôle et le manque de publicité, de pareils abus sont inévitables, bien qu’ils semblent moins la règle que l’exception. Le reproche que, dans les provinces du moins, semblent le plus mériter les prisons, c’est, comme presque partout en Russie, le défaut de propreté et le défaut d’hygiène. Aussi l’état sanitaire y est-il souvent déplorable ; en temps d’épidémie, il y a là parfois de redoutables foyers d’infection[21]. À cette cause de souffrance pour les détenus il faut ajouter parfois la rudesse des geôliers et presque toujours l’arbitraire et la vénalité des employés qui n’ont d’égards que pour l’argent. Dans les maisons d’arrêt et de détention, le désordre et les abus étaient d’autant plus faciles qu’il y avait plus de confusion dans cet important service. Le ministère de la Justice, le ministère de l’Intérieur, la IIIe section, avaient naguère encore chacun leurs prisons particulières avec une administration séparée. Afin de remédier à ce manque d’unité, on a concentré tout le service des prisons dans la main d’une administration nouvelle, ayant à sa tête une direction spéciale, placée sous le contrôle de personnages nommés par le souverain[22].

À l’aide de la réforme du système pénitentiaire et de la revision du Code pénal on se flatte de diminuer la criminalité ou du moins d’en arrêter la progression. Des espérances de ce genre ont été trop souvent déçues pour qu’on ose s’y fier. Ce n’est pas qu’au point de vue de la criminalité la situation de l’empire présente rien de particulièrement décourageant. Les sinistres prédictions faites lors de rafîranchissement des serfs ne se sont pas vérifiées. On disait qu’en rompant tout à coup le lien traditionnel des propriétaires et des paysans, on allait déchaîner dans la nation tous les vices et tous les crimes. Que n’avait-on pas à craindre d’un peuple ignorant et grossier, subitement débarrassé de chaînes séculaires ! Les faits n’ont point confirmé ces appréhensions. Les crimes ont pu changer de nature, la criminalité ne s’est pas beaucoup accrue ; à certains égards même, elle semble avoir diminué. La comparaison est difficile, car les statistiques ne lui fournissent pas de documents suffisants. En dehors des délits et des crimes jugés par les tribunaux, le servage avait sa criminalité spéciale, ses crimes souvent ignorés et impunis, attentats des seigneurs sur la santé de leurs serfs ou l’honneur de leurs serves, attentats des serfs sur la vie ou les biens de leurs maîtres, assassinats et incendies, désordres domestiques, meurtres des époux mal assortis, grâce au régime du mariage forcé auquel beaucoup de propriétaires astreignaient leurs serfs, donnant les plus belles filles aux meilleurs serviteurs.

On ne saurait donc prendre la criminalité comme un moyen facile d’évaluer les résultats de l’émancipation et des grandes lois qui ont touché presque toutes les branches de la vie nationale. Cette mesure, en apparence si simple, ne peut donner d’indication exacte, puisqu’en réalité elle n’est pas la même pour la période antérieure aux réformes et pour la suivante. En dehors des changements apportés dans l’état social, l’érection des nouveaux tribunaux et toutes les améliorations du service judiciaire rendent une telle comparaison incertaine ou trompeuse.

Et, quand il n’en serait pas ainsi, quand il serait prouvé que, depuis l’affranchissement du peuple, certains délits, certains crimes même ont notablement augmenté, y aurait-il là de quoi condamner l’émancipation et les réformes ? Dans tous les pays remués par des commotions profondes, les bas-fonds de la société, la vase fangeuse tend naturellement à monter à la surface. Ces époques de transformation sociale, où les idées traditionnelles et les vieilles croyances sont ébranlées, où les situations matérielles sont bouleversées et les rangs hiérarchiques confondus, paraissent d’ordinaire, il faut bien le reconnaître, peu favorables à la moralité publique ou privée. En Italie par exemple, le pays de l’Europe qui, avec la Russie, a le plus changé dans le dernier tiers de siècle, la criminalité a pris un essor redoutable. De pareilles révolutions amènent presque partout de semblables effets.

Si, en Russie, quelque chose doit étonner, c’est que la criminalité n’ait pas pris de plus grandes proportions. En fait, elle n’a pas assez varié pour qu’on en puisse tirer des conclusions nettes. À en juger par elle, les réformes n’auraient influé sur les mœurs, ni dans un sens, ni dans l’autre. Cela s’explique à nos yeux par ce que le fond du peuple a été moins profondément atteint, qu’on ne le suppose d’ordinaire, par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné l’égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé dans la société russe, c’est moins l’ancien serf que l’ancien seigneur ; ce ne sont pas les assises inférieures et le bas de la nation, ce sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C’est là qu’il y a eu le plus de bouleversements et de dislocations, le plus de trouble moral et matériel, le plus de perturbation dans les idées, les habitudes, les situations. La criminalité même, si peu sûr que puisse être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de désarroi social et de détraquement moral. Des procès récents et des scandales de toute sorte, des crimes sauvages ou de honteux méfaits, qui surprennent dans un certain milieu, nous ont révélé quelles secousses avait subies le sens moral dans les hautes sphères de la société russe. De là un fait singulièrement triste qui, pour n’être point peut-être spécial à la Russie, n’en est pas moins le symptôme d’un mal réel. Le nombre des gens lettrés (gramotnye), des gens sachant lire et écrire, bien plus, le nombre des gens ayant reçu une instruction moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable parmi les criminels que dans l’ensemble de la population. Les statistiques du ministère de l’Instruction publique fournissant des données moins exactes et moins détaillées que celles de la justice, on ne saurait à cet égard rien dire de précis ; mais, à en juger par la statistique, il semble que, chez les Russes, au lieu de diminuer la propension au crime, l’instruction l’augmente. Ce résultat mérite d’autant plus d’attention, qu’en Russie comme partout, on remarque que l’instruction tend à diminuer le penchant aux crimes accompagnés de violence.

Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l’ensemble de la nation, on trouve que la moralité n’a rien perdu à la suppression de la rude discipline du servage. Si l’émancipation, si les réformes qui l’ont suivie, n’ont pas amené dans les mœurs de progrès sensible, elles n’ont pas non plus contribué à la démoralisation du peuple. La criminalité privée est restée à peu près stationnaire relativement au chiffre de la population. Ce qui a pris un effrayant développement, durant une dizaine d’années, ce sont les crimes et délits politiques. Et cette criminalité spéciale, la situation du pays ne l’explique-t-elle point ? Ne serait-ce pas que la plupart des réformes sont demeurées incomplètes et inachevées, restreintes ou tronquées dans la pratique, en sorte qu’au lieu d’apaiser les esprits, elles n’ont fait que les irriter ? Ne serait-ce pas que, faite d’un mélange de vieux et de neuf, composée de pièces toutes nouvelles et de débris usés d’un passé vieilli, la Russie actuelle reste incohérente et disparate, si bien que des milliers d’intelligences désorientées y cherchent en vain leur voie ?



  1. La température moyenne de la ville la plus chaude de la Sibérie, Vladivostok, située par le 43° degré de latitude, au sud de l’Amour, sur l’océan Pacifique ; n’est pas plus élevée que celle de la capitale de la Finlande, Helsingfors, dont la latitude est de 17 degrés plus septentrionale.
  2. De pareilles migrations forcées, d’une extrémité à l’autre de l’empire, ont encore parfois lieu de nos jours. C’est ainsi qu’après la guerre de 1877-78 des centaines de familles, des tribus entières du Caucase, qui s’étaient révoltées contre le tsar, ont dû quitter les montagnes du Daghestan pour les plates et froides régions du nord de la Russie. La plupart de ces montagnards ont été rapatriés sous Alexandre III, en 1881. En revanche, des milliers d’Israélites on été, en 1881 et 1882, expulsés des contrées où ils étaient établis.
  3. Voyez par exemple un missionnaire anglais, H. Lansdell : Through Siberia, 1882, et M. E. Cotteau, De Paris au Japon à travers la Sibérie, 1884.
  4. Les adversaires du gouvernement se sont souvent plaints de ce que ces faveurs habituelles ne fussent pas accordées aux condamnés politiques, à Tchemychevski, par exemple, qui, pour de simples écrits, a fait sept ans de travaux forcés aux mines. Voyez la revue révolutionnaire le Vperel, t. II, 1874, IIe part., p. 108. Si de pareilles plaintes sont parfois justifiées, elles ne le sont pas toujours. Tchernychevski, notamment, a déclaré lui-même à un voyageur anglais que, pour lui, de même que pour la plupart des condamnés politiques, les travaux forcés n’avaient été qu’une peine nominale ; l qu’en fait il avait plutôt été traité « en prisonnier de guerre » (Voyez une curieuse correspondance du Daily News, 22 déc. 1883.) Il en avait été tout autrement du grand romancier Dostoievsky, condamné sous Nicolas. Dostoievsky avait été un véritable forçat.
  5. L’enquête sur la situation des déportés a, en 1880 et 1881, révélé des abus parfois monstrueux. Beaucoup de fonctionnaires faisaient des économies sur l’entretien des prisonniers ou des forçats et retenaient la plus grande partie des sommes allouées à cet effet.
  6. Voyez par exemple Viatskaïa Nézaboudka : L. Léger, Nouvelles Études slaves.
  7. Tchernychevski, qui est mort interné à Saratof en 1889, a été longtemps interné à Viluisk, un des postes les plus septentrionaux de l’Asie Il est vrai qu’on avait fait tant d’essais pour le délivrer, que lui-même, m’a-t-on assuré, avait dû prier ses amis d’y renoncer afin de ne point empirer sa situation.
  8. On a vu souvent des déportés politiques, Russes ou Polonais, se fixer volontairement, à l’expiration de leur peine, dans le lieu de leur exil, soit qu’ils y aient fait une petite fortune, soit qu’ils devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.
  9. Voyez Schnitzler, Empire des Tsars, t. III, p. 882. D’après les chiffres publiés plus récemment par M. Maksimof (Sibir i Katorga), il y aurait eu, de 1823 à 1858, un peu plus de 304 000 déportés en Sibérie, dont la moitié seulement auraient été des criminels condamnés par les tribunaux.
  10. Le maximum de la déportation sibérienne a été atteint dans les années 1875-1878 ; le total des exilés a monté une année jusqu’à 19 000. Depuis, le chiffre aurait baissé. En 1882 il est passé par la prison d’étape de Tiumen 16 400 condamnés ; en 1883 il est arrivé en Sibérie 13 000 déportés, et 14 300 condamnés à la déportation étaient détenus dans les prisons. (Comptes rendus de l’administration des prisons, 1883.)
  11. Outre les bannis par voie administrative, il y a en Sibérie une classe de colons forcés beaucoup plus considérable, que l’on confond souvent à tort avec les premiers : ce sont les déportés par sentence des communes ou des corporations de bourgeois, investies du droit d’exclure de leur sein les membres vicieux. Les communes de paysans usent largement de cette espèce d’ostracisme, car, de 1870 à 1885, la moyenne des transportés de cette catégorie dépassait cinq mille par an. En 1883, le nombre de ces exilés du village natal était de plus de 6000, et ils avaient été accompagnés par 3500 personnes de leur famille. (Comptes rendus de l’administration des prisons publiés en 1885.)
  12. Le gouvernement ne sait pas toujours au juste le nombre des déportés ou internés en Asie ou en Europe. D’après une communication du Messager officiel, en septembre 1881, il y avait à cette époque 2873 individus internés par la police, y compris ceux qui n’avaient pas été enlevés à leur résidence habituelle. Au printemps de 1882, le nombre des déportés par voie administrative était estimé de 2600 à 2800. D’après un rapport publié, en 1885, par l’administration des prisons, le nombre des déportés par voie administrative (en dehors des paysans expulsés par leurs communes) s’était élevé en 1883 à 421.
  13. Voyez plus haut, livre II, chap. v. La plupart des internés, rappelés par le général Loris Mélikof, en 1880-1881, étaient dans un tel état de dénûment qu’ils ne pouvaient profiter de l’autorisation de rentrer chez eux. L’État dut prendre à sa charge les frais de leur rapatriement ; mais, grâce aux oscillations de la politique impériale, beaucoup de ces malheureux ne sont revenus que pour recommencer bientôt en sens inverse leur voyage d’exil.
  14. Vers le 1er avril 1882, la commission de revision instituée par le général Ignatief avait examiné les dossiers d’environ 600 déportés, dont la moitié avaient été rendus immédiatement à la liberté.
  15. Sur les 34 293 individus formant, en 1876, la population déportée effective du gouvernement de Tobolsk, 2689 déclaraient n’exercer aucune profession, 1247 restaient à la charge des communes urbaines ou rurales, 13 226 étaient inscrits sur les registres du dénombrement comme vagabonds, 12 502 étaient affranchis de toute redevance, et les arriérés d’impôts, redus par les autres, montaient à 642 000 roubles.
  16. D’après un travail de M. Jandrintsef publié, en 1884, par la section statistique de la Société impériale de Géographie, la proportion s’élèverait, pour l’ensemble de la Sibérie, à un crime par 28 déportés.
  17. M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 74-75. La plupart des déportés n’ont pas de famille ; et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. Dans les communes rurales du gouvernement de Tobolsk, 9579 déportés n’exploitaient en tout qu’une étendue de 775 désiatines, soit moins d’une désiatine (1 hectare 9 ares} par dix déportés. On voit l’insuffisance de ce résultat au point de vue agricole.
  18. Les forçats qui sortent des bagnes de Sakhaline restent en exil perpétuel dans l’île avec leur famille, s’ils en ont qui les rejoigne. Comme la plupart manquent de moyens d’existence, le gouvernement est d’ordinaire obligé de les entretenir aux frais de l’État.
  19. A Pétersbourg même, les humides casemates de la forteresse Pierre-et-PauI, qui, lors des crues de la Neva, sont au-dessous des eaux du fleuve, rappellent, il est vrai, les puits de Venise, dont on a aussi exagéré l’horreur. L’impression à Pétersbourg est d’autant plus pénible que l’église de la forteresse où sont enfermés surtout les prisonniers d’État, est le Saint-Denis des Romanof. Ce rapprochement des tombeaux des souverains et des cachots des conspirateurs a pour l’imagination quelque chose de particulièrement lugubre.
  20. C’est ainsi que, en février 1879 les placards séditieux affichés à Kharkof au lendemain de l’assassinat du gouverneur de la province, le prince Kropotkine, donnaient, comme un des motifs de son exécution, les traitements barbares infligés par ses ordres aux détenus politiques de la ville.
  21. Dans la maison de force de Pskof, on comptait qu’en moyenne chaque détenu était malade trois fois par an ; dans celle de Vilna, la mortalité des forçats était annuellement de 23 pour 100. Ces maisons de force, naguère encore au nombre de dix, doivent être supprimées et tous les condamnés aux travaux forcés être réunis à Sakhaline et dans la province du Transbaïkal.
  22. Le régime des bagnes et des prisons russes a jadis été dépeint dans ses Mémoires de la maison de mort (Zapiski is merivago doma), par le romancier Dostoïevski ; il avait dans sa jeunesse été forçat, comme impliqué dans un procès politique. À la fin du règne d’Alexandre II, un ancien détenu du nom de Linef a, sous le titre de Par les prisons (Po tiourmam, 1878-1880), donné de curieux et attristants tableaux des maisons de détention. On peut leur comparer les descriptions du prince Kropotkine, lui-même un évadé de Sibérie (Nineteenth Century, 1884). Plus récemment les lieux de détention de la Russie ont été peints sous les couleurs les plus sombres par un voyageur américain M. Kennan, dans son ouvrage Siberia and the exile system, 1891.