L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 5/Chapitre 1

La bibliothèque libre.


CHAPITRE I


Importance de la presse en Russie. — Longue prépondérance des feuilles littéraires sur les feuilles politiques, des revues sur les journaux. — Développement de ces derniers sous Alexandre II. — Caractères du journalisme russe. — La loi sur la presse. Abolition de la censure préalable pour les journaux des deux capitales et pour les livres. — Pénalités administratives empruntées au second empire français. — Inconvénients de ce régime pour le gouvernement. — Nouvelles rigueurs contre la presse.


Dans les États modernes il existe une puissance redoutable, pareille aux Titans de la Fable, un géant aux cent bras, pourvu de mille yeux et de mille bouches, qui spontanément, gratuitement, se charge de veiller à l’exécution des lois, de découvrir et de dénoncer au pouvoir, comme au public, les abus de toute sorte, et l’apparence même d’un abus. Cet Argus infatigable, c’est la presse, qui, avec tous ses défauts et ses vices même, est le contrôle de tous et de chacun sur les actes du pouvoir et des agents du pouvoir. Or, si les réformes de l’empereur Alexandre II n’ont pas donné aux Russes tout ce qu’ils paraissaient en droit d’en attendre, une bonne part de leurs déceptions est imputable à la situation faite chez eux à cet inspecteur volontaire, à ce contrôleur sans mandat des pays modernes. L’état légal de la presse explique beaucoup des défauts de l’administration, explique bien des contradictions des lois et des mœurs, et l’impuissance même du gouvernement à faire le bien qu’il décrète.

On serait dans l’erreur si l’on imaginait qu’en Russie le rôle de la presse est nul, que les feuilles publiques n’y ont d’autre fonction que d’enregistrer les actes de l’autorité ou les dépêches de l’étranger. La presse russe a, depuis la guerre de Crimée, une véritable importance ; si, dans l’État autocratique, il pouvait y avoir un autre pouvoir que celui du gouvernement, ce serait le sien. Chez un peuple entièrement dénué d’organes politiques, dans un pays qui, au lieu de chambres représentant la nation, ne possède que des assemblées provinciales éparses et isolées, une presse, même tenue en tutelle, peut, à certains égards, avoir plus d’ascendant réel qu’en des États où la tribune et la parole vivante relèguent la parole écrite au second plan. C’est ce qui s’est vu déjà plus d’une fois en Russie, surtout aux époques de crise, et c’est là une des nombreuses anomalies du régime russe. Cette presse, si longtemps tenue en servitude, est loin d’être toujours servile ; ces journaux entourés de tant de chaînes ont, à certains moments, de singulières audaces. Leur dépendance vis-à-vis du pouvoir est loin de les priver de toute autorité vis-à-vis du pays, parfois même vis-à-vis des gouvernants.

Les journaux ne sont pas en Russie nés spontanément. Comme la science, comme la littérature écrite et imprimée, la presse a été une importation du pouvoir. Pierre le Grand fut ici, comme en tout, l’initiateur. Sous son père, Alexis, il existait déjà une gazette, les Nouvelles courantes (Kouranty), rédigée par le Prikaz des ambassadeurs pour informer le gouvernement de ce qui se passait au dehors. Pierre fut le premier à instituer une feuille destinée au public. C’est en 1703 qu’il introduisit dans ses États ce futur adversaire du pouvoir absolu. Cette première gazette, qui paraissait à des intervalles irréguliers, fut, en 1727, transportée à Pétersbourg ; on l’a confondue à tort avec la Gazette de Moscou, fondée en 1756, qui inscrit fièrement, en tête de ses colonnes, la date plus que séculaire de sa naissance. Sous les successeurs de Pierre le Grand, sous Catherine II surtout, parurent plusieurs feuilles consacrées principalement à la littérature et à la critique. Durant toute la première moitié du dix-neuvième siècle, la presse russe a conservé le caractère essentiellement littéraire qu’elle avait au dix-huitième. Le grand développement des journaux politiques ne date que du règne d’Alexandre II, et, jusque sous ce prince, la presse a gardé quelque chose des habitudes que lui avaient fait prendre, dès sa naissance, le régime autocratique et les mœurs publiques. Un de ses traits distinctifs a été la longue prédominance de la revue sur le journal, suite naturelle de la prépondérance de la littérature sur la politique[1].

Sous le règne d’Alexandre Ier se sont fondées des revues qui, après plus de trois quarts de siècle, gardent encore une grande vogue. En 1802 c’était, à Pétersbourg, le Messager d’Europe (Vêstnik Evropy), dirigé d’abord par Karamzine, et demeuré le principal représentant du libéralisme moderne et de l’esprit occidental. En 1809 c’était, à Moscou, le Messager Russe (Rousskii Vêstnik), lequel, après avoir eu des tendances slavophiles, est resté, sous la direction de M. Katkof, le principal organe des idées conservatrices et des aspirations nationalistes[2].

La Russie compte aujourd’hui une dizaine de grandes revues, dont quelques-unes tirent à neuf ou dix mille exemplaires, chiffre élevé, avec une telle concurrence, pour un pays où le nombre d’hommes lettrés est encore restreint, et pour une langue qui compte si peu de lecteurs au dehors. Sous Alexandre Ier, sous Nicolas surtout, les revues, presque entièrement fermées à la politique, ouvertes en revanche à toutes les questions de philosophie, d’histoire, de littérature, riches en compositions originales et en traductions du français, de l’anglais, de l’allemand, régnaient sans rivales. C’était là que classiques et romantiques, occidentaux et slavophiles, se livraient les grands assauts littéraires et historiques, sous lesquels se masquaient souvent les préoccupations politiques, interdites aux écrivains. En aucun pays la haute presse mensuelle n’a eu plus d’influence ; on peut dire que la Russie contemporaine lui est redevable de la diffusion des connaissances et des idées dans la portion lettrée de la société. Grâce à elle, le propriétaire relégué au fond des campagnes, au milieu de serfs ignorants, assistait dans son domaine isolé aux joutes intellectuelles de Pétersbourg et de Moscou, et suivait sans effort toutes les évolutions des grandes littératures de l’Occident.

Les lois, la sévérité de la censure, tout, jusqu’à la difficulté des communications et à la poste qui, dans l’intérieur de l’empire, ne faisait guère que des distributions hebdomadaires, favorisait la prospérité des volumineuses publications mensuelles aux dépens des minces feuilles quotidiennes, si bien qu’en russe le mot journal a gardé le sens de revue[3]. Les chemins de fer et les télégraphes, non moins que l’adoucissement des lois sur la presse, devaient donner au journalisme quotidien une impulsion jusque-là inconnue. Si les revues russes ont conservé une heureuse vogue, le journal, la gazette a, sous Alexandre II, pris une importance considérable. Le siège de Sébastopol et l’insurrection de Pologne, les guerres européennes de 1859, 1866, 1870, les nombreuses réformes opérées dans l’empire, ont de tout côté fait éclore ou fait pénétrer le journal, qui seul pouvait tenir le public au courant des rapides événements de l’Europe et de la Russie. La dernière guerre russo-turque, avec ses longs préliminaires diplomatiques et ses palpitantes alternatives de revers et de succès, le « nihilisme », avec ses audacieux attentats, ont donné un nouvel essor à la presse quotidienne, en excitant le sentiment national et la curiosité publique jusque dans des classes auparavant indifférentes à des événements qui semblaient ne les pas toucher.

En 1830 l’empire russe ne possédait encore que soixantetreize feuilles périodiques ; en 1850 il en avait déjà deux fois plus ; aujourd’hui la Russie proprement dite en compte à peu près six cent cinquante, dont cinq cents environ de langue russe, et le reste dans les divers idiomes des provinces frontières, allemand, letton, esthonien, géorgien, arménien, hébreu même[4]. Ce chiffre de six ou sept cents paraît peu de chose en comparaison de la multitude d’écrits périodiques chez d’autres nations modernes ; il est cinq fois moindre environ que celui des feuilles françaises, et reste de moitié inférieur à celui des journaux de toute sorte publiés à Paris[5]. Qu’est-ce donc à côté des États-Unis d’Amérique qui, en 1885, s’enorgueillissaient de plus d’un millier de journaux quotidiens ? Les feuilles les plus en vogue des deux capitales tirent à 20 000 ou 25 000 exemplaires ; une seule atteignait un tirage de 70 000, et toute la presse pétersbourgeoise ensemble ne consomme peut-être pas autant de papier qu’un seul journal anglais, le Standard ou le Daily Telegraph, par exemple. Pour la Russie, le progrès n’en est pas moins considérable, et l’on ne saurait mesurer l’importance d’une presse au nombre de ses organes, ni sa valeur à la quantité de pages qu’elle noircit.

Le petit nombre relatif des journaux s’explique assez, tant par la situation politique que par le peu de diffusion de l’instruction. Ce qui fait surtout défaut, ce sont les feuilles locales et les feuilles populaires. En aucun pays peut-être la centralisation de la presse n’est plus grande, en aucun les journaux ne gardent par leur format, par leur contenu, par leur prix même, un caractère plus aristocratique ou bourgeois. Les grandes feuilles y sont notablement plus chères qu’en Angleterre ou en France, et rien n’y correspond à nos journaux à un sou. En faveur près des classes supérieures, la presse n’atteint presque pas le peuple et semble faire peu d’efforts pour arriver jusqu’à lui. Il est vrai que les mœurs, les lois, les vues du pouvoir, l’état économique du pays, tout est fait pour décourager les hommes ou les capitaux tentés de se jeter dans une telle entreprise. Aussi l’infériorité de la Russie à cet égard ne semble-t-elle pas près de prendre fin. Déjà cependant plusieurs signes montrent que le peuple commence à s’intéresser à la presse et aux nouvelles des gazettes. L’une des feuilles qui ont le plus grand tirage est un journal d’allures populaires, le Fils de la Patrie (Syn Otetchestva).

J’ai souvent été frappé de voir, dans les traktirs des grandes villes, des hommes du peuple, des artisans, des artelchtchike, des iamchtchiks ou cochers de fiacre, accoudés devant des journaux qu’ils déchiffraient lentement, entre leurs innombrables tasses de thé. La presse s’infiltre même peu à peu dans les villages. On en a eu la preuve au commencement du règne d’Alexandre III, lors de la convocation d’une commission d’experts pour la réforme des cabarets. C’était là une question qui touchait directement les paysans ; les débats de la commission, reproduits par les journaux, ne sont pas restés sans écho chez eux. En mainte commune, le moujik s’est même permis de donner à ce sujet son opinion par la voie de la presse. Une feuille spéciale d’attaches gouvernementales, à peu près la seule qui eût accès au village, le Selskii Vestnik (Messager rural), a ainsi publié, dans l’hiver 1881-82, plus de quarante lettres de paysans, parfois remplies de renseignements des plus curieux, sur les cabarets et la vie populaire. Le Seleskii Vestnik avait reçu en quelques semaines près de cent cinquante épitres de cette sorte, et avait dû prier ses rustiques correspondants de mettre fin à leurs envois. De pareils faits sont les premiers symptômes d’une grave évolution dans les habitudes du peuple.

Pour les grands journaux, la Russie est déjà l’égale des peuples du continent. Sans parler du Golos (la Voix), aujourd’hui supprimé, la Gazette (russe) de Saint-Pétersbourg, la Gazette de Moscou, le Novoé Vrémia (Nouveau Temps), et quelques autres dont le nom est moins familier à l’Occident, ne le cèdent guère à leurs plus illustres émules d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, ni pour la valeur littéraire de la rédaction, ni pour l’étendue des informations. Les feuilles des deux capitales, qui ont la légitime prétention de rivaliser avec les organes les plus en renom de l’étranger, ne sont point pour cela servilement calquées sur le type anglais, allemand ou français.

Le journalisme russe garde son originalité, sa physionomie propre ; le régime autoritaire lui imprime naturellement un cachet particulier. La polémique, tout en y tenant trop de place, est loin d’en remplir les colonnes. Les articles y ont souvent un caractère plus spéculatif et doctrinal que chez nous, parce qu’il est plus périlleux de toucher aux faits qu’aux idées, aux actes du gouvernement qu’aux maximes de gouvernement. Des événements assez minces, des réformes peu importantes, de maigres mesures administratives deviennent aisément le thème de longues et érudites dissertations, car l’on aime en toute chose à remonter aux principes et aux théories scientifiques. À lire ces feuilles, il semblerait souvent qu’on est dans un État où tout se règle d’après les enseignements souverains de la raison et de la science. Les questions sociales et économiques, les questions surtout qui touchent au bien-être ou à l’instruction du peuple, ont d’ordinaire le pas sur les questions proprement politiques. La critique et la littérature, la belletristique, comme disent les Russes, qui ont emprunté ce barbarisme français aux Allemands, tient encore un rang honorable dans les colonnes ou les feuilletons des grands journaux. Souvent ces feuilletons sont consacrés à une sorte de revue des Revues, spécialement à l’appréciation des romans nouveaux, qui sont analysés presque chapitre par chapitre, au fur et à mesure de leur apparition dans les recueils mensuels de Pétersbourg ou de Moscou. Les affaires judiciaires, les procès civils et criminels défrayent aussi largement les journaux ; ils aiment à en donner le compte rendu sténographique, avec interrogatoire des témoins et plaidoiries des avocats. La part de la politique se trouve ainsi proportionnellement réduite et, dans la politique, les questions secondaires, les moins dangereuses à traiter, prennent aisément le pas sur les questions capitales. Les affaires extérieures envahissent fréquemment les colonnes aux dépens des affaires nationales, dont à certaines époques on parle d’autant moins qu’elles sont plus graves et plus actuelles.

Le besoin d’écrire et de se passionner pour quelque chose, de faire du tapage pour raviver l’attention du public, est une des choses qui, dans l’impossibilité de traiter librement les problèmes les plus urgents de l’intérieur, poussent souvent les feuilles russes à remuer bruyamment les questions étrangères, et leur donnent un air de chauvinisme provocant. C’est ainsi, par lassitude d’un statu quo énervant, pour sortir de la somnolence qui lui pesait, qu’à différentes époques, en 1877 notamment, la plus grande partie de la presse russe s’est jetée dans une agitation patriotique en faveur des Slaves du dehors. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, de 1880 à 1886, elle s’est lancée dans une violente polémique contre l’Allemagne, contre l’Angleterre, contre l’Autriche. En semblant céder à des penchants panslavistes ou à des antipathies nationales, la presse ne fait souvent que se lancer dans le champ où elle rencontre le moins de barrières, que s’échauffer pour les seuls objets qui ne lui soient pas interdits.

Ce qui distingue les journaux russes, ce n’est pas tant que la politique y est moins prédominante ou moins hardie qu’ailleurs, c’est que les journaux n’y représentent pas comme chez nous une opinion arrêtée et exclusive, qu’ils n’y appartiennent pas d’ordinaire à un parti dont le journal n’est que le porte-voix ou l’avocat. Il n’en saurait être autrement dans un pays qui n’a pas de vie publique, ou du moins pas de vie politique. Aussi est-il difficile d’y classer la presse en groupes déterminés, sous des enseignes précises. Est-ce à dire, comme on le soutient parfois en Russie, que les journaux n’y représentent que l’opinion individuelle de leurs rédacteurs ? Ce serait là une exagération, la presse n’en réfléchit pas moins les divers penchants de la société, les divers courants qui la traversent et se la disputent. S’il n’y a point de partis au sens politique du mot, il y a des opinions que la presse personnifie et alimente. Il existe comme partout des conservateurs et des libéraux, des aristocrates et des démocrates, mais toutes ces dénominations n’y ont ni la même exactitude, ni la même rigueur qu’en d’autres pays. Pour employer la métaphore habituelle, les feuilles russes ont une couleur moins tranchée, moins vive, moins franche et moins fixe que les nôtres. Elles ne se distinguent souvent les unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes et fugitives, et plus d’une se plaît aux teintes tendres, aux tons changeants et faux, naguère à la mode chez nous. En cela, du reste, les journaux seraient encore l’organe de la société qui montre plutôt des penchants et des tendances que des convictions arrêtées, qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités, demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouements et à tous les découragements.

Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou moins grande tolérance du pouvoir. Si elle se laisse trop souvent aller aux personnalités, aux violences, aux grossièretés, les rigueurs dont elle a longtemps été l’objet lui ont donné des qualités de souplesse et de tact qu’elle retrouve chaque fois que l’y contraignent les défiances du gouvernement. Aucun pays n’a poussé plus loin l’art ingénieux des allusions qui laissent deviner ce qu’on n’ose écrire, des insinuations qui font soupçonner ce qu’on a l’air de mettre en doute, des sous-entendus qui donnent plus de force ou de piquant à la pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en enveloppant ses idées d’un voile transparent pour le lecteur et irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre en se gardant de rien dire, où excellaient, sous le second Empire, les Prévost-Paradol et les Forcade, devait être porté à un haut degré dans un pays où la presse a si longtemps été captive. L’empereur Nicolas avait, à cet égard, admirablement dressé les Russes. Affinée et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par sa perspicacité au secours de l’écrivain.

Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes, la pensée, obligée de se faire petite et insinuante, trouve des ressources que ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté. La critique et l’ironie apprennent à se déguiser sous le masque de l’éloge. Les nouvelles interdites sont communiquées au public sous forme de réfutations et de démentis, « Vous vous étonnez de notre zèle à démentir les journaux anglais, me disait à Pélersbourg un journaliste ; c’est tout simplement une manière d’apprendre à nos lecteurs ce qu’on ne nous permet pas de leur dire. » Si la politique intérieure, presque absolument interdite sous Nicolas, est toujours restée un terrain peu sûr, la politique étrangère offre un large champ où les différentes opinions peuvent plus librement se donner carrière et déployer leur bannière au vent. Sous le couvert de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, on combat chez autrui ce qu’on ne peut attaquer chez soi, on défend chez ses voisins les droits et les libertés qu’on n’ose revendiquer tout haut.

En dépit de toutes ses entraves, la presse russe n’a été inutile ni au pays ni au gouvernement. Sous Alexandre II elle a pu rendre des services d’autant plus grands, qu’en dehors de ses précaires franchises légales, les incohérences d’un gouvernement souvent incertain entre plusieurs voies et disputé entre des conseils contraires lui ont longtemps laissé une liberté d’allures dont elle n’eût peut-être pas joui sous un pouvoir plus résolu et plus sûr de lui-même. Sans parler de la part prise par les journaux et les revues à l’élaboration des réformes, la presse a, dans la mesure de ses forces, combattu les abus invétérés qui arrêtent ou neutralisent les effets des réformes. Sur les questions les plus graves, elle a montré une indépendance attestée par ses divisions mêmes. Si plusieurs feuilles, à Moscou surtout, ont à plusieurs reprises imprudemment exalté le sentiment national, d’autres, au risque de compromettre leur popularité, ont su résister aux entraînements de l’opinion et mettre le pays en garde contre l’emportement des passions belliqueuses. Après comme pendant la guerre de 1877-1878, la presse a mainte fois signalé les lacunes de l’organisation militaire et les défauls de l’administration civile avec une liberté qui, en un tel pays, étonnait l’étranger. L’imprévoyance ou l’impéritie de l’intendance, la cupidité et les larcins des fournisseurs, les procédés de l’administration impériale dans les pays occupés, le gaspillage des terres de l’État, ont été dénoncés dans les journaux, avec une vivacité de langage qui, dans son franc-parler, semblait parfois toucher à l’injustice[6].

Quand un vaisseau est en mer, est-ce aux passagers à donner des conseils au capitaine ou à critiquer les manœuvres de l’équipage ? Pour l’empereur Nicolas et pour les tchinovniks de son école, la prétention de donner des avis au pouvoir n’était ni moins ridicule, ni moins périlleuse. D’après les vues bureaucratiques alors en vigueur, toute tentative de ce genre n’eût été qu’une insolente usurpation sur les droits du gouvernement. Si la presse avait une fonction dans l’État, c’était d’informer le pays des actes du pouvoir, c’était d’amuser ou d’instruire le public, jamais de renseigner ou de contrôler l’autorité. Des journaux, des revues, des livres, l’autorité ne pouvait rien apprendre. Toute appréciation des intérêts politiques était interdite aux sujets du tsar, ils devaient s’estimer heureux quand le souverain daignait permettre à la presse officieuse de leur expliquer ses intentions et de leur en faire comprendre les bienfaits. Aussi, selon le mot du poète, de l’Oural au Pruth « on se taisait dans toutes les langues[7] ».

Aujourd’hui, comme sous Nicolas, le Russe n’est qu’un spectateur de son gouvernement, il ne fait qu’assister à la pièce politique, sans avoir le droit de monter sur la scène où se joue le sort de sa patrie ; mais, alors, c’était un spectateur muet et silencieux, auquel toute remarque sur l’ordonnance de la pièce ou le jeu des acteurs était strictement interdite. Les applaudissements seuls étaient tolérés. Il n’était pas seulement défendu de critiquer le gouvernement, l’administration, les fonctionnaires : un article du règlement de la censure prohibait formellement toute proposition d’améliorer aucun service public ; c’eût été manquer à l’esprit de discipline que l’autocratie prétendait établir dans la vie civile comme dans la vie militaire.

Les désillusions de la guerre de Crimée devaient porter un rude coup à cette conception du rôle des gouvernants et des gouvernés. Ni la société n’avait la même confiante docilité pour les ordres qui venaient d’en haut, ni la hiérarchie bureaucratique la même foi en sa propre infaillibilité. Aussi l’attitude de la presse vis-à-vis des affaires publiques et l’attitude des agents de l’autorité vis-à-vis de la presse se modifièrent-elles notablement, avant même la modiflcation des lois sur la censure. Sous le souffle de l’esprit de réforme qui agitait tout le pays, les écrivains montrèrent une hardiesse et les agents du pouvoir une tolérance inconnues jusque-là. Un événement dont on n’eût attendu que des mesures restrictives, l’insurrection de Pologne, en 1863, vint accroître l’autorité de la presse en la montrant comme l’organe naturel du sentiment national, à un moment où le pays se croyait à la veille d’une guerre avec l’Europe. Ce rôle inouï pour elle, la presse russe le dut à un journaliste moscovite, non moins puissant sous Alexandre III que sous Alexandre II, au directeur de la Gazette de Moscou, dont un étranger peut ne point partager les vues et les haines, mais dont personne ne saurait nier l’énergie et la forte personnalité. Grâce à M. Katkof, la Russie eut alors le singulier spectacle d’un journal érigé en tribune et d’un écrivain, sans autre arme que sa plume, devenu le guide de la nation et l’inspirateur du pouvoir. Pour la première fois, l’autorité étonnée et à demi dévoyée permit à un journaliste de s’ériger en juge et en conseil des actes du gouvernement, de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de l’appui de l’opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel comme le pays, sans souci des résistances du tchinovnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s’était vu sous un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de Moscou fut interdite par le ministère ; le journal suspendu n’en continua pas moins à paraître publiquement ; le journaliste finit par avoir raison du ministre.

La presse a ainsi été une puissance avant d’avoir aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la discussion des réformes, il était juste qu’elle en profitât ; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux règlements judiciaires semblaient faits pour encourager ses prétentions ; elle rêvait de n’être plus soumise qu’à des tribunaux réguliers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espérances, plus d’une fois exprimées depuis, devaient être déçues. Au lieu d’en remettre le sort au jury ou aux tribunaux ordinaires, le gouvernement a jusqu’ici maintenu la presse sous la tutelle administrative. Il lui a laissé des franchises sans lui reconnaître de droits. La censure n’a pas été supprimée, on s’est contenté d’en limiter le champ, et, si la presse a moins à souffrir de l’arbitraire, on lui a refusé les garanties de la loi et de la justice.

Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et des journaux. Rien en Europe n’égalait les sévérités des règlements en vigueur depuis 1828, rien, si ce n’est l’index romain avant la révolution italienne ; car, en Russie, l’autocratie laïque n’a jamais eu, pour la pensée et la science, les mêmes rigueurs que pour la politique[8]. Tout journal, toute brochure, tout livre national ou étranger, ancien ou moderne, était soumis à la censure préventive. La censure simple semblant insuffisante, on avait imaginé une censure à deux ou trois étages. En 1848 avait été institué un comité supérieur avec mission de censurer les censeurs. À côté de la censure ordinaire, l’empereur Nicolas en avait érigé de spéciales, chargées de surveiller chaque branche de l’activité humaine. Telle était la censure militaire, abolie par Alexandre II ; telle est la censure ecclésiastique, qui subsiste encore aujourd’hui, et qui, naturellement, conférée aux hommes d’Église, étend sa juridiction sur tous les ouvrages intéressant la religion et le clergé. Pour que rien de dangereux ou de désagréable ne pût échapper à cette police des idées, on avait appliqué à ce service le système de la division du travail et de la spécialisation des organes. Chaque administration était investie du droit de contrôler tout imprimé la concernant. Au ministère de la guerre revenait tout ce qui touchait à l’armée, au ministère des finances tout ce qui regardait la fortune de l’État. Il n’était pas jusqu’à la direction des haras qui n’eût obtenu le même privilège et qui ne fût en possession de juger des écrits de son ressort. Quand vint l’ère des chemins de fer, la direction de la grande ligne de Pétersbourg à Moscou, inquiète des trop justes doléances du public, réclama le droit d’examen préalable sur toutes les publications touchant à l’administration des lignes qu’elle exploitait pour l’État. Le même système de protection avait été appliqué aux universités ou aux académies. Avant de recevoir des censeurs l’impinmatur, les travaux scientifiques devaient être soumis à l’appréciation d’un comité d’académiciens ou de professeurs. On peut juger quelle situation faisait un tel régime à la presse et à la littérature, aux fonctionnaires et au tchinovnisme. C’était pour chaque service, avec l’assurance contre toute critique, le droit à la négligence, à la routine, à l’impéritie.

Toutes ces juridictions spéciales sont tombées au début du règne d’Alexandre II. En droit, si ce n’est toujours en fait, les diverses administrations ont perdu la faculté de contrôler tout ce qui les concerne. Sauf en matière ecclésiastique, les écrits et imprimés ne relèvent plus que de la censure ordinaire[9]. C’est en 1865, dans l’année qui suivit la promulgation des nouveaux règlements judiciaires, que fut édictée la loi affranchissant de la censure préventive une notable partie de la littérature et de la presse. Un oukaze impérial exempta de toute autorisation les ouvrages originaux ayant au moins dix feuilles d’impression et les traductions n’en ayant pas moins de vingt. Le même privilège fut reconnu à toutes les publications du gouvernement et des sociétés savantes, à toutes les éditions et traductions des langues anciennes. Tite-Live et Tacite, Démosthène et Plutarque purent paraître sans les mutilations ou corrections que leur faisait infliger l’empereur Nicolas, en cela imitateur de Napoléon Ier.

Le droit de paraître sous la responsabilité de l’auteur et de l’éditeur n’affranchit pas les écrivains de tout contrôle. Chaque volume publié sans visa des censeurs doit être déposé entre leurs mains quelques jours avant d’être mis en vente, et, s’il est jugé dangereux, il peut être saisi. D’après l’oukaze de 1865, c’était aux tribunaux de décider si cette saisie devait être levée ou maintenue. Depuis 1872, un oukaze, restreignant les franchises accordées par le précédent, a remis au comité des ministres le droit de décider souverainement de l’interdiction et de la confiscation d’un ouvrage ou d’une livraison de revue, et cela sans préjudice des poursuites judiciaires contre les éditeurs, auteurs, et parfois même imprimeurs. Si élevée que soit l’autorité ainsi érigée en tribunal suprême de la pensée et de la plume, c’est toujours une autorité administrative qui prononce par ordonnance, sans procès, sans débats, comme sans appel.

Quant à la presse périodique, à la presse quotidienne surtout, on n’eût osé l’affranchir de la censure préalable sans prendre contre elle des garanties spéciales. Dans leur embarras, les réformateurs de la Néva tournèrent, comme d’habitude, leurs regards vers l’étranger, vers la Seine ; le modèle cherché, ils le découvrirent dans la France impériale. C’est dans la législation du second Empire que la Russie et, bientôt après elle, la Turquie ont puisé la plupart de leurs règlements sur la presse. Les liens ingénieusement tressés à Paris pour la pensée ont été jugés dignes d’être imités à Pétersbourg et à Constantînople. C’est au moment où il allait être abandonné en France par l’Empire même, que le système napoléonien des avertissements aux journaux a été recueilli par les ministres du tsar et du sultan. Cette double fortune suffirait aux yeux d’un Français pour apprécier la valeur d’une telle législation ; mais la même institution ne peut être jugée de la même manière dans les divers pays. Ce qui était rétrograde en France était en Russie un progrès ; la presse russe eût souhaité d’être tout entière à ce régime, si peu goûté de la presse française.

La loi de 1865, en effet, maintenait la censure préventive dans toutes les villes de province. Dans les deux capitales même, la loi ne la supprimait point, elle l’y rendait facultative. Par une ingénieuse combinaison, on a laissé aux journaux de Pétersbourg et de Moscou le choix entre l’ancien et le nouveau système. C’est à chaque feuille de déclarer si elle veut être dispensée de la censure préalable pour vivre sous le régime des avertissements et de la nouvelle pénalité. À la presse on offre l’alternative de voler librement à ses risques et périls, sauf à être soudainement arrêtée dans son essor et à rester victime de ses hardiesses, ou bien d’avoir les ailes rognées et de continuer une tranquille existence terre à terre, à l’abri de la censure qui garantit de toute surprise. Revues ou journaux, les principales feuilles se sont naturellement décidées pour le droit de paraître sans l’estampille administrative.

Ce droit, on n’en jouit qu’en payant un cautionnement, assez modeste, 2500 roubles. C’est à l’aide de communiqués et d’avertissements ministériels que le pouvoir redresse les écarts de cette presse émancipée du servage de la censure. Comme en France, sous le second Empire, le journal peut être supprimé après trois avertissements, mais c’est là l’exception et non la règle. Jusque vers la fin du règne d’Alexandre II, le pouvoir en usait d’une main plus paternelle avec une presse chez laquelle il ne rencontrait guère d’hostilité systématique ; d’habitude, il se contentait, au troisième avertissement, d’une suspension de trois mois, de six mois, ne recourant à la suppression que si les tendances du journal averti lui paraissaient décidément mauvaises et incorrigibles.

Un régime aussi arbitraire vaut ce que valent la tolérance et le libéralisme du pouvoir. La presse étant tenue en laisse, le gouvernement est maître d’allonger ou de raccourcir la corde ; il la tend ou la relâche selon ses défiances ou son humeur. Rien de plus variable que les facultés laissées aux journaux ; ce qui est permis un jour ne l’est plus le lendemain. Durant une dizaine d’années, l’administration russe semble s’être servie de ses prérogatives avec plus de mesure ou de longanimité que le gouvernement dont elle s’était faite l’imitatrice. Depuis l’agitation « nihiliste », l’autorité a usé de toutes les armes qu’elle s’était ménagées. Il est peu de journaux qui n’aient été plusieurs fois avertis et suspendus. Dans son goût croissant pour les moyens de répression, le ministère de l’intérieur s’est approprié les plus mesquins, les plus décriés des procédés jadis employés par la France impériale, comme l’interdiction de la vente au numéro. Il a inventé des pénalités plus vexatoires encore, telles que la défense de publier des annonces, ce qui, en Russie, est la principale ressource de la presse. Comme la plupart des feuilles russes sont aux mains d’hommes d’affaires, avant tout préoccupés de leurs profits pécuniaires, cette sorte d’amende déguisée les prend par l’endroit le plus sensible. C’est là parfois une manière détournée de tuer une feuille désagréable, en lui coupant les vivres, sans se donner l’odieux d’une suppression brutale. Outre les pénalités édictées par la loi ou les règlements ministériels, l’autorité a toujours à sa disposition des moyens plus discrets, auxquels il faut lui savoir gré de ne pas recourir plus souvent. Elle peut, sans bruit, contraindre un directeur à l’abandon de son journal[10], elle peut se débarrasser d’un rédacteur en lui faisant fermer les principales feuilles ou en l’internant dans une ville écartée.

Du milieu du règne d’Alexandre II au règne d’Alexandre III, les rigueurs contre la presse ont, sauf de courts moments de répit, été en se multipliant. De 1865 à 1880, l’administration avait distribué cent soixante-sept avertissements et suspendu cinquante-deux feuilles. De 1872 à 1880, l’interdiction de la vente au numéro avait été prononcée plus de soixante fois ; certains journaux, le Golos notamment, avaient été frappés deux fois de ce châtiment dans la même année et pour une durée de plus de six mois[11]. On ne saurait évaluer les pertes matérielles infligées de ce chef à la presse. Le Golos assurait avoir essuyé de cette sorte, sous Alexandre II, un dommage d’environ 200 000 roubles. On comprend que tous ses confrères n’aient pu résister à de pareilles épreuves. Aussi beaucoup des feuilles les plus autorisées ont-elles été successivement obligées de suspendre leur publication[12].

L’histoire même du Golos, une feuille qu’en tout autre pays on eût été tenté de prendre pour officieuse, n’a été qu’une longue série d’avertissements et de suspensions. Plusieurs fois condamné au silence, durant les dernières années d’Alexandre II, l’organe de M. Kraïevsky était de nouveau suspendu, pour six mois, par Alexandre III, en juillet 1881. Lorsqu’il revenait à la lumière, en 1882, il se voyait, dès son second numéro, frappé d’un avertissement et privé de la vente sur la voie publique. En 1883 il était l’objet d’une nouvelle suspension et, cette fois, on ne lui permettait plus de revivre. D’après les règlements, un journal qui suspend sa publication durant toute une année perd à jamais le droit de reparaître. Pour n’être pas victime d’une pareille disposition, M. Kraïevsky avait fait tirer, spécialement pour la censure, un numéro du Golos, composé uniquement de réimpressions du Messager officiel et de la Gazette de Moscou. Cette précaution ne sauva pas la feuille condamnée. Le ministère de l’Intérieur fit prévenir la direction du Golos qu’il ne serait admis à reparaître que si la propriété et la direction passaient aux mains de personnes agréables au ministre. On comptait transformer la feuille libérale de Pétersbourg en succursale de la Gazette de Moscou de M. Katkof. On lui fit faire des propositions d’achat. Le Golos, alors peut-être l’organe le plus répandu de l’empire, représentait un capital considérable. Son propriétaire, M. Kraïevsky, préféra tout perdre plutôt que de le céder à ses adversaires politiques.

Les feuilles pétersbourgeoises n’ont pas seules souffert de la réaction des dernières années. Le gouvernement de l’empereur Alexandre III, se jugeant insuffisamment armé contre la presse, a, sous le ministère du comte Tolstoï, en août 1882, édicté « un règlement temporaire » (toutes ces mesures de restriction sont réputées provisoires) par lequel il n’est plus besoin, pour supprimer une publication périodique reconnue dangereuse, d’une délibération du comité des ministres. Il suffit de la décision d’une conférence composée des ministres de l’Intérieur, de la Justice, de l’Instruction publique et du procureur du Saint-Synode. Cette conférence à quatre a en peu de temps fait disparaître ce qui survivait encore d’organes libéraux. C’est ainsi qu’ont été supprimés, en 1883, le Télégraphe de Moscou et, en 1884, les Annales de la Patrie, la revue de M. Soltykof, avec toutes les conséquences qu’entraîne une suspension de ce genre, c’est-à-dire avec l’interdiction, au directeur et au propriétaire du recueil condamné, d’entreprendre jamais aucune autre publication périodique[13].

Il était impossible que les attentats révolutionnaires et le meurtre d’Alexandre II n’empirassent pas la situation de la presse. Au commencement du règne d’Alexandre III, on pouvait tout craindre, même le rétablissement de la censure préventive. Si le pouvoir n’a pas eu recours à cette extrémité, c’est qu’il a trouvé d’autres procédés non moins efficaces. À certains moments, les gouverneurs généraux, spécialement créés pour la lutte contre le « nihilisme », ont été investis du droit de supprimer tout recueil ou journal dont « les tendances étaient reconnues nuisibles », et cela sans aucun avertissement préalable, sans aucun exposé des motifs. C’est là, du reste, une faculté dont ces dictateurs militaires n’ont pas eu besoin de faire un fréquent usage. Ministres ou gouverneurs généraux ont des moyens plus discrets et non moins efficaces : ils n’ont qu’à prévenir officieusement la presse qu’elle ait à s’abstenir de discuter telle ou telle question, telle ou telle mesure. À de pareils avis les journaux ont garde de ne pas se conformer. La censure peut ainsi se trouver indirectement rétablie par des communications verbales ou des ordres écrits ; propriétaires ou éditeurs, jaloux de sauver leur fortune, peuvent devenir, pour leur journal, les plus rigides des censeurs. On comprend par là comment, aux heures où triomphent partout les idées de répression, le gouvernement n’ait pas besoin de recourir plus souvent aux moyens de contrainte envers une presse trop à sa merci pour provoquer sa colère.

Si rude que soit la main du pouvoir, même dans ses années de laisser-aller, les pénalités administratives infligées à la presse russe pourraient être regardées comme une conséquence d’un gouvernement paternel. En promettant la liberté aux journaux, l’autorité s’était réservé le droit de les corriger au besoin. Et, de fait, ces punitions étaient fréquemment levées avant l’époque fixée, à la façon d’une pénitence que des parents abrègent pour un enfant auquel ils pardonnent. Souvent les feuilles ainsi châtiées imploraient humblement leur grâce en jurant d’être plus sages à l’avenir. Les sévérités de l’administration n’atteignent pas seulement les feuilles indépendantes, à tendances plus ou moins libérales, car, de journaux d’opposition, il n’en saurait exister avec un pareil régime. Avertissements et suspensions tombent parfois à l’occasion sur les organes les plus conservateurs, comme si l’administration, dans sa jalouse tutelle, se piquait de montrer qu’elle n’a pas de préférence entre ses pupilles. Le Den, la Moskva, le Grajdanine[14], feuilles qu’on ne pouvait soupçonner d’être « mal intentionnées », ont été tour à tour réduits à disparaître ; et c’est ainsi que les moins révolutionnaires des Russes, les Slavophiles, ont toujours eu beaucoup de peine à conserver un organe[15].

Cette manière de redresser une à une, au moyen de communiqués ou d’avertissements, les erreurs quotidiennes de la presse, a pour un gouvernement un grand inconvénient : on est tenté de lui imputer la responsabilité de toutes les opinions qu’il laisse librement circuler. L’étranger surtout, regardant le pouvoir comme le maître et le régulateur de tout ce qui se publie dans l’empire, voit sa main ou son inspiration dans tout ce qui s’imprime en Russie. De là, aux époques de complications européennes, des jugements mal fondés et souvent fâcheux pour la politique et la diplomatie impériales. On l’a bien vu, à propos de l’acrimonieuse polémique soulevée à diverses reprises entre les feuilles russes et les feuilles allemandes. L’administration tolère-t-elle dans la presse des récriminations contre les cabinets étrangers, on reproche aux ministres du tsar de fomenter les passions nationales. Les imprudentes déclamations des journalistes retombent sur le gouvernement, soupçonné de connivence avec tout ce qu’il n’interdit pas. Les adversaires de sa diplomatie affectent de prendre la voix criarde des gazettes comme l’écho du ministère des Affaires étrangères. Pour la politique du cabinet impérial, cette dépendance de la presse, qu’il est censé faire taire et parler à volonté, est ainsi moins un secours qu’une gêne[16].

Les Russes connaissent trop bien leurs journaux pour les regarder comme des automates montés par le pouvoir, ou comme les confidents de la chancellerie impériale. Eux aussi cependant se demandent parfois si, derrière telle ou telle feuille, ne se cache pas à l’occasion quelque haut personnage de la cour ou du gouvernement. Quand, par hasard, au milieu des rigueurs qui frappent ses confrères, on voit un journal poursuivre avec sécurité l’examen des questions les plus hautes ou les plus délicates, on y soupçonne l’inspiration de quelqu’un des membres du gouvernement ou des conseillers de la couronne. On imagine une sorte de La Guéronnière russe caché dans les coulisses et tenant la plume pour autrui. Et de telles suppositions ne sont pas toujours entièrement gratuites, non que les journaux soient souvent employés par le pouvoir à sonder l’opinion ; mais certaines des feuilles les plus importantes ont parfois derrière elles quelques amis haut placés, quelques patrons bien en cour qui, à l’occasion, les appuient de leur influence. Ainsi s’expliquent une bonne partie des libertés ou des licences prises impunément, à certaines époques, par la presse des capitales. Ainsi s’expliquent les insinuations plus ou moins sourdes, les attaques plus ou moins discrètes, manifestement dirigées contre telle ou telle administration, contre tel ou tel personnage. Ce qui offensait ou agaçait l’un des hommes au pouvoir réjouissait parfois un collègue ou un émule. Dans les gouvernements absolus, on ne saurait l’oublier, il y a bien moins d’homogénéité qu’on ne se l’imagine d’ordinaire. En Russie, où il n’y a point de ministres solidaires, les membres du gouvernement n’ont pas toujours sur les affaires et les personnes les mêmes vues ou les mêmes sentiments. Toutes ces divergences d’opinion ou d’intérêt, toutes ces rivalités plus ou moins mal dissimulées peuvent ouvrir dans la bastille bureaucratique quelques minces brèches par où, avec de l’adresse et de l’agilité, sait à certaines heures se glisser la critique.

Il y a, du reste, des ministres plus libéraux ou plus endurants les uns que les autres. Lorsque, par exemple, le comte Tolstoï dirigeait l’Instruction publique, il était périlleux d’y toucher, tandis qu’à la même époque on pouvait s’en prendre presque impunément aux Finances « Votre Excellence est trop bonne, représentait-on devant moi à l’un des titulaires de ce département, les journaux abusent de sa longanimité. » Et, vers le même moment, à la fin du règne d’Alexandre II, la femme d’un haut fonctionnaire me disait en confidence : « Mon mari est trop patient, il tolère les coups de patte de la presse, je serai forcée de m’arranger de manière à mettre fin à ces commérages ». Entre les attaques ou les insinuations d’une presse parfois peu scrupuleuse, il est malaisé de distinguer la loyale expression du patriotisme du dénigrement de l’envie et des intrigues perfides.

Sous ce régime d’arbitraire où l’on soupçonne tout, l’indulgence, comme les rigueurs du gouvernement, éveille parfois les suspicions malveillantes. Lorsqu’un journal se permet impunément quelques témérités, on est porté à lui supposer, dans l’administration, des complices ou des compères. C’est ainsi que vers 1880, à l’époque où le Golos était accablé de peines de toute sorte, la tolérance montrée vis-à-vis de son rival, le Nouveau Temps, faisait imaginer que la direction de la censure était pécuniairement intéressée au succès de ce dernier. On allait jusqu’à citer le chiffre de la rente soldée annuellement par le Nouveau Temps aux censeurs qui le délivraient de la concurrence du Golos. Abus ou calomnies, voilà où conduit le régime du bon plaisir administratif.

La loi qui, malgré toute sorte d’aggravations et de mesures d’exception, est censée régler le sort de la presse, avait été édictée en 1865 comme un règlement provisoire, et jamais la presse n’a voulu abandonner l’espoir d’obtenir des conditions plus équitables. Au milieu même de la crise nihiliste, dans la période d’accalmie signalée par le ministère du général Loris-Mélikof, le gouvernement s’était décidé à faire sur ce point quelques concessions à l’opinion. Une commission avait été nommée pour préparer une loi nouvelle, les directeurs des journaux avaient été admis à lui exposer leurs doléances. La presse demandait naturellement à ne plus relever que des tribunaux ; si elle n’osait compter sur la suppression des pénalités administratives, elle se flattait du moins de les voir simplifier et adoucir. La mort violente d’Alexandre II a, pour longtemps peut-être, mis fin à cet espoir. Le « provisoire » qui dure depuis une vingtaine d’années peut continuer longtemps encore ; la Russie y est habituée pour bien d’autres choses que la presse. En attendant, le gouvernement d’Alexandre III a jusqu’ici renchéri envers elle sur les défiances et les vexations du règne précédent. Comme le disait dans une de ses mordantes boutades le grand humoriste Chtchédrine : « À quoi bon des lois ? qu’importe aux écrivains d’être étrillés selon les strictes règles de la légalité ? Les journaux ne disent rien, tant mieux ! le bonheur russe s’est toujours édifié en silence, et c’est pour cela qu’il est solide[17]. »



  1. Sur ces débuts de la presse russe, comme sur le caractère de ses principaux organes, le lecteur peut consulter l’Histoire de la Littérature contemporaine en Russie, par M. Courrière.
  2. A côté de ces deux recueils s’en placent d’autres également considérables, tels que : la Parole (Slovo), la Pensée russe (Rousskaïa Mysi), les Échos (Otgoloski), le Pays (Strana), les Annales de la Patrie, le Délo (l’Œuvre), ces deux derniers fortement imbus de l’esprit démocratique et pour cela récemment supprimés, la Terre Vierge (Nove), revue illustrée, fondée sous Alexandre III, la Rous, organe slavophile, dont la mort de M. Aksakof a suspendu la publication en 1886. Il y a en outre des revues historiques ou spéciales, telles que les Archives russes, les Antiquités russes, le Journal de l’Instruction publique, la Revue critique, etc., etc.
  3. L’importance des revues littéraires est restée d’autant plus grande que la librairie est loin d’avoir pris le même développement qu’en d’autres pays de l’Europe. Il n’y a rien en Russie de comparable à nos grandes maisons d’éditeurs. Les bureaux des revues en tiennent plus ou moins lieu, tandis que la librairie indépendante se contente d’un rôle subalterne, ne faisant guère que réimprimer ce qui a déjà paru sous les auspices des recueils à la mode.
  4. D’après un compte rendu, publié en 1884, par le Messager officiel, on comptait dans tout l’empire, y compris la Finlande et la Pologne, près de 800 publications périodiques. La Finlande seule possédait, en 1885, 78 journaux, dont 44 finnois, 34 suédois. À la même époque, sur les 500 feuilles de langue russe, un tiers avaient un caractère officiel, appartenant à l’administration, aux autorités politiques ou religieuses.
  5. D’après M. Mermet (Annuaire de la Presse, 1882), on comptait en France plus de 1300 (1343} feuilles périodiques imprimées à Paris et près de 2000 dans les départements, et ces chiffres, le dernier surtout, doivent être aujourd’hui bien dépassés.
  6. Comme exemple de ce que pouvait se permettre la presse à une époque où elle se sentait déjà moins libre que quelques années plus tôt, je citerai une série d’articles de M. Eug. Outinc, intitulés En Bulgarie (Vésinik Evropy, 1878-1879).
  7. Mot du poète ukrainien Chevtchenko.
  8. A Rome et à Pétersbourg la censure se rencontrait souvent dans les mêmes petitesses bizarres. C’est ainsi que dans la capitale russe, comme dans la ville des papes, des opéras tels que Guillaume Tell ou les Huguenots n’étaient admis sur la scène que défigurés et travestis. Voyez notre étude sur la souveraineté pontificale, dans le livre intitulé : Un Empereur, un Roi, un Pape, Charpentier, 1879.
  9. Nous ne parlons pas ici de la censure théâtrale ni des productions dramatiques, qui demeurent soumises à des règlements singulièrement vexatoires, si bien qu’on peut regarder les défiances de l’administration comme un obstacle au développement du théâtre national.
  10. C’est ce qui est arrivé, vers la fin du règne d’Alexandre II, à M. Korsch et à la Gazette (russe) de Saint-Pétersbourg.
  11. Statistique empruntée au Vêsinik Evropy, juin 1880.
  12. Le Poriadok (Ordre) et la Molva, organes du libéralisme modéré, ont ainsi, après une courte existence, disparu au commencement du règne d’Alexandre III. Sous un tel régime, rien de plus difficile que de faire vivre un nouveau journal.
  13. Pour supprimer les Annades de la Patrie (Otetchestvennya Zapiski), on a profité de ce que quelques-uns de leurs rédacteurs avaient, à tort ou à raison, été impliqués dans un procès politique.
  14. Le Grajdanine a reparu sous Alexandre III.
  15. La Rous de M. Aksakof a elle-même cessé sa publication en 1886, lors de la mort de son directeur. Cette Rous (Russie) était le défenseur le plus convaincu du principe autocratique, ce qui n’a pu la mettre à l’abri des pénalités administratives ; notamment en 1885.
  16. Aussi le gouvernement a-t-il été mainte fois contraint de notifier à la presse quelle devait être son attitude dans telle question déterminée. C’est ce qu’il a fait plusieurs fois sous Alexandre II, relativement aux affaires d’Orient, ce qu’il a dû faire de nouveau sous Alexandre III, en 1882, pour la polémique avec la presse allemande, et, durant l’hiver 1885-86, pour arrêter les attaques contre l’Autriche-Hongrie.
  17. Lettres à ma tante ; Otetch. Zapiski (juillet 1881, cf. les numéros suivants).