L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 6/Chapitre 1

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CHAPITRE I


Pourquoi les réformes semblent-elles avoir développé l’esprit révolutionnaire ? — Explication des conservateurs. — Explication des libéraux. — La Russie en désaccord avec elle-même et en désaccord avec le monde extérieur. — Des classes où se recrutent les révolutionnaires. — Motifs qui poussent « l’intelligence » au radicalisme. — Les écoles et le prolétariat lettré. — La question de renseignement et le « nihilisme ». — Comment le peuple répugne aux théories radicales. — Déconvenues des agitateurs et raisons de l’insuccès de leur propagande. — Quelle prise peut trouver sur le peuple l’esprit révolutionnaire. — Question agraire et socialisme[1].


Il est, dans la vie des peuples, des époques qui deviennent pour l’histoire comme une énigme. Ainsi en est-il du règne d’Alexandre II. Jamais, en aucun pays chrétien, autant de changements n’ont été accomplis en une aussi courte période, sans l’aide d’une révolution. Qui eût osé prédire, aux beaux jours de l’émancipation, que toutes ces grandes mesures dont, en d’autres temps, une seule eût suffi à la gloire d’un règne, auraient pour couronnement le meurtre du libérateur des serfs et laisseraient la Russie désabusée, inquiète de sa voie, incertaine de son avenir ? Et cependant, pour qui connaît la Russie contemporaine, les désillusions de la paix et de la guerre, la gêne publique et privée, imposée par les difficultés financières, par la baisse du papier-monnaie, par les disettes ou les mauvaises récoltes, pour qui surtout ressent l’amer désenchantement laissé dans les âmes par l’inefficacité, l’inexécution ou l’inachèvement des grandes réformes, rien ne surprend plus, ni l’ardeur et l’audace des ennemis du pouvoir, ni l’indifférence et l’apparente torpeur de la société, ni l’isolement moral et les irrésolutions des gouvernants[2].

Nous l’avons dû constater à chaque pas, pour l’émancipation, pour l’administration, pour la justice, pour la presse : aucune des grandes réformes n’a donné au gouvernement et au pays ce que le pays et le gouvernement en attendaient. Presque partout, dans chaque sphère de la vie publique, nous avons vu que l’optimisme confiant des premières années avait fait place à une sorte de pessimisme découragé ou de scepticisme anxieux. À considérer le malaise de la nation, le trouble des intelligences, le désarroi du pouvoir, on dirait que les réformes n’ont profité qu’à l’esprit révolutionnaire. Devant l’effervescence de la jeunesse et des classes instruites, devant l’obscure et mystérieuse somnolence des masses populaires, en face des hésitations et des contradictions d’un pouvoir désorienté, sans programme, presque sans conviction, l’avenir de la Russie, émancipée du servage, semble non moins sombre qu’aux derniers jours de Nicolas, au temps des défaites de Crimée. Ces études seraient trop incomplètes si nous ne cherchions par où s’explique une aussi triste anomalie.

À toutes ces déceptions, trop nombreuses et simultanées pour n’avoir pas une cause commune, il est aisé de trouver deux raisons opposées et d’une égale simplicité. Et d’abord l’explication de ce phénomène ne serait-elle pas dans le nombre même et la rapidité des réformes ainsi accumulées ? De toutes les réponses faites à pareille question, c’est là une des plus naturelles. On ne saurait, dit-on, toucher à toutes les coutumes ou les lois d’un pays, sans y jeter le trouble, sans qu’il en reste dans nombre d’esprits un désordre dont les effets peuvent être redoutables. Tout changement a ses inconvénients ; les plus indispensables amènent une perturbation temporaire. Toute réforme a ses défauts, ne serait-ce que les espérances et les illusions suscitées par chacune. La société russe a été trop remuée, depuis un quart de siècle, pour avoir pu retrouver son assiette. Dans sa soif de progrès, l’opinion a cru tout possible et n’a été satisfaite de rien. Au lieu de donner aux lois récentes le temps de porter et de mûrir leurs fruits, on n’a eu d’autre souci que de greffer les unes sur les autres des innovations nouvelles. Esprit d’inquiétude, aspirations vagues et exigences ingénues, désenchantement des rêves déçus, impatience des obstacles et de la longueur de la route, colères et ressentiments contre les hommes et les choses, n’en est-ce pas assez, sans parler de la grande secousse sociale de l’émancipation, des fortunes compromises et des situations ébranlées, pour expliquer les conquêtes de l’esprit révolutionnaire dans une jeunesse aveuglément présomptueuse et sans expérience, chez une nation elle-même inexpérimentée, novice et confiante en soi, se sentant arriérée en face d’autrui, humiliée de l’être sans toujours l’avouer, et, dans sa hâte de rejoindre ou de devancer les autres, ne comprenant point que la première condition d’un progrès normal est le temps et la patience ?

— Erreur ! entendons-nous crier dans un autre camp ; la cause de tout le mal, c’est que ces réformes si nombreuses ne l’ont pas été assez ; c’est que, pour la plupart, elles ont été mal conçues ou mal appliquées ; c’est que, dans ses lois, le législateur n’a pas osé agir conformément à ses principes, et que, dans l’exécution, le pouvoir n’a pas obéi à ses lois. Loin d’avoir fait trop, on n’a pas fait assez ; loin de tomber dans le superflu, on a reculé devant le nécessaire. Les réformes comme les révolutions s’appellent les unes les autres ; elles se complètent et s’étayent mutuellement ; elles ne sauraient rester debout isolées ; et, de toutes celles tentées depuis vingt-cinq ans, il n’en est pas une qui ne fût indispensable. C’est une chaîne dont chaque anneau se tient, et, en Russie, la chaîne manque de plusieurs anneaux. Le mal, ce sont les demi-mesures, les restrictions, les contradictions ; c’est qu’en innovant on a trop conservé du passé, c’est qu’oublieux du précepte évangélique on a trop fréquemment cousu du drap neuf à de vieux vêtements, et versé du vin nouveau dans de vieilles outres au risque de les faire éclater.

Dans le monde complexe de la politique, la vérité a souvent plusieurs faces ; deux thèses, en apparence inconciliables, peuvent chacune contenir une moitié du vrai. C’est ici le cas. En tout pays, il est malaisé de faire de grands changements, sans en faire rêver de plus vastes ; malaisé de remuer le fond de la société, sans en agiter la vase. Dans les transformations politiques, un peuple peut éviter les révolutions, il ne saurait guère éviter l’esprit révolutionnaire.

En Russie, ce n’est là cependant que la moindre raison des difficultés présentes. La cause principale et la plus profonde, c’est celle que nous n’avons cessé d’indiquer : c’est le manque de logique, le manque de plan général de toutes ces réformes, trop souvent mises bout à bout, sans lien entre elles, sans enchaînement même entre leurs diverses parties, et presque toutes restreintes encore dans la pratique, éludées ou discréditées comme à dessein par les mains qui ont mission de les appliquer. C’est le défaut de concordance des lois nouvelles entre elles, et de ces lois avec les vieilles mœurs, avec les débris des anciennes institutions demeurées debout. La Russie des réformes ressemble à une ancienne maison, reconstruite à neuf dans quelques-unes de ses parties, conservée presque intacte dans les autres, et cela sans que l’architecte ait pris soin de raccorder les diverses pièces, avec des différences de niveau à chaque étage, avec des salles basses et obscures faisant suite à des chambres hautes et bien éclairées. Comment s’étonner que, parmi les habitants, les uns regrettent ce qui a été détruit, tandis que les plus jeunes prétendent tout jeter bas pour tout refaire à neuf ?

Ce double défaut d’harmonie des institutions entre elles, et des institutions avec les pratiques gouvernementales, suffirait à fomenter l’esprit révolutionnaire. Mais, à la diffusion du radicalisme et des idées subversives, il est une autre cause, d’importance au moins égale, qu’on ne doit jamais perdre de vue. À côté du désaccord de la Russie avec elle-même, de son manque d’orientation intérieure, il y a le désaccord de la Russie avec l’Europe moderne, le contraste des formes et des maximes de son gouvernement avec tout ce qui l’entoure et l’avoisine, avec l’esprit de notre âge et de notre civilisation. Pour que la révolution ne pût jeter de racines dans l’empire des tsars, il faudrait que la Russie fût à la fois en paix avec elle-même et en harmonie avec le monde extérieur, avec le monde contemporain, qui malgré elle pèse d’un grand poids sur elle. Or, de ces deux conditions, presque également essentielles, l’une ne lui manque pas moins que l’autre.

Les Russes aiment à regarder les révolutions comme une sorte de maladie de vieillesse, produite par l’altération ou le manque d’équilibre des organes sociaux, par l’atrophie des uns, l’hypertrophie des autres. Se sentant jeunes, ils se flattaient, grâce à leur état social, d’être à l’abri de pareilles affections séniles. À leurs yeux, la révolution étant le résultat du prolétariat et des luttes de classes, comment l’esprit révolutionnaire pouvait-il pénétrer dans un pays qui, grâce à un régime de propriété tout spécial, ne connaissait ni prolétariat, ni antagonisme de classes ? Avec le mir du paysan, rien de pareil à redouter. Pour mettre à nu l’illusion de cet axiome de l’orgueil national, nous n’avons pas attendu que les complots se fussent chargés de désabuser les plus confiants. Contre les revendications révolutionnaires, le mir moscovite, nous l’avons dit mainte fois[3], est une assurance manifestement insuffisante. Toutes les révolutions ne sortent pas des luttes de classes. Les doctrines radicales n’éclosent pas seulement dans les ateliers d’ouvriers prolétaires ; si c’est là qu’elles trouvent le sol le plus propice, ce n’est pas le seul où elles puissent germer.

Ce qui est vrai, c’est qu’en Russie le milieu où s’agitent les instincts novateurs et les penchants révolutionnaires, est fort différent de celui où de pareilles tendances rencontrent le plus d’adhérents en Occident. Les thèses et les prétentions, les systèmes et les chimères sont, au fond, fort analogues ; il n’en est pas de même des apôtres et des prosélytes du radicalisme. C’est là un des phénomènes qui méritent le plus d’attention.

Il y a pour les hommes d’autres causes d’irritation que les privations ou les souffrances de la vie matérielle ; il y a pour les peuples d’autres besoins que les nécessités économiques. La Russie elle-même en est un exemple ; un grand nombre de Russes ont beau prétendre que chez eux il n’y a point de questions politiques, mais seulement des questions économiques, les événements démentent cette espèce de matérialisme.

Les revendications de la plupart de leurs révolutionnaires ont beau affecter une forme socialiste et subversive, l’état économique et la situation matérielle du pays ne sont ni les seules ni peut-être les principales raisons de la vogue des idées révolutionnaires. Ce qui par-dessus tout a favorisé le développement du radicalisme, c’est la contrainte morale, la gêne et les privations intellectuelles, inhérentes au régime politique. C’est cette sorte de diète spirituelle qui, en aigrissant et faussant les esprits, en débilitant les tempéraments, en surexcitant le système nerveux, a prédisposé les Russes aux appétits bizarres, aux emportements passionnés et aux rêveries maladives.

Comment expliquer autrement l’indulgence ou la faveur que les idées d’opposition, si ce n’est les sophismes révolutionnaires, rencontrent dans les classes manifestement intéressées au maintien de l’ordre social ? En Russie, nous l’avons déjà constaté[4], ce n’est point dans le peuple des villes ou des campagnes, dans les classes les plus déshéritées et en apparence le plus en droit de se plaindre, que se sont recrutés les plus nombreux et les plus zélés adversaires du gouvernement. C’est au contraire dans les classes cultivées et naguère encore dites privilégiées ; c’est dans la mince couche civilisée que, par opposition aux masses populaires, on désigne du nom d’intelligence[5]. À cela rien de surprenant, les hommes cultivés étant naturellement ceux auxquels les discordances intérieures du pays sont le plus sensibles et le plus pénibles. Aussi est-ce par eux et par la haute aristocratie que, dès le règne d’Alexandre Ier, les idées révolutionnaires ont, avec les idées libérales, commencé de s’infiltrer dans l’empire. Depuis lors, depuis l’échec des conjurés de 1825, bien des progrès ont été accomplis et des abus supprimés ; mais, selon la profonde remarque de Tocqueville, à propos de l’ancienne France, c’est souvent au moment où les abus sont devenus le moins lourds qu’ils deviennent le plus irritants. Si l’excentrique intempérance des théories subversives et les cruels attentats des fauteurs de la révolution ont singulièrement affaibli, dans la haute société, la vogue des thèses révolutionnaires et le dilettantisme radical, il n’en reste pas moins, chez presque tout ce qui est indépendant par position ou par caractère, chez tout ce qui n’est pas personnellement intéressé aux abus, un ferment de vague libéralisme que le gouvernement est le premier à confondre avec la révolution.

Il n’y a peut-être pas de pays où l’esprit d’opposition soit si répandu. Les classes ailleurs réputées conservatrices ou dirigeantes en sont toutes plus ou moins imbues. La haute noblesse et les hauts fonctionnaires se maintiennent d’ordinaire prudemment dans les limites d’une fronde moqueuse ; mais la petite noblesse et la bourgeoisie naissante, les rangs inférieurs du tchinovnisme et les enfants du bas clergé ont été pour les agitateurs une pépinière inépuisable. C’est dans les régions de l' intelligence qui confinent au peuple, dans les classes besogneuses et à demi instruites, que la propagande révolutionnaire fait le plus de prosélytes. Cela est naturel : au malaise moral, aux souffrances intellectuelles, s’ajoutent chez elles la gêne matérielle et les difficultés de la vie quotidienne ; aux généreuses révoltes de l’esprit contre les injustices ou les inconséquences d’un régime d’arbitraire, se mêlent les rancunes et les rébellions intéressées de l’égoîsme contre les vices apparents ou réels d’un ordre social qui, d’un grand et fertile empire, semble faire le pays de la misère.

Les écoles, le lecteur le sait déjà, ont été les principaux foyers du radicalisme, et plus haute était l’école, plus révolutionnaire était l’esprit des jeunes gens qui en sortaient[6]. Cela encore n’a rien qui puisse surprendre, l’instruction ouvrant fatalement la jeunesse à des aspirations que le régime du pays ne pouvait satisfaire. À cet égard, le pouvoir ne saurait se faire illusion : par les besoins qu’elles fomentent, par le goût de l’investigation qu’elles provoquent, par la confiance dans le droit et la raison qu’elles inspirent, par les curiosités qu’elles éveillent et les comparaisons qu’elles suggèrent, la science et l’instruction, de quelque surveillance qu’on les entoure, prédisposent invinciblement à la critique, au libre examen, par suite au libéralisme, à l’esprit d’innovation. À ce titre les sujets d’un autocrate seront d’aulant moins sûrs que leur horizon intellectuel sera moins borné. Le gouvernement impérial l’a vaguement senti ; de là, malgré son noble désir de relever le niveau intellectuel de la nation, ses fréquentes velléités restrictives vis-à-vis de la science, des universités, des écoles. Nicolas, on le sait, avait systématiquement réduit le nombre des étudiants, et mutilé l’enseignement. Alexandre II s’était fait honneur en ne suivant pas un pareil exemple ; mais, en dépit de tous les encouragements officiels qui lui sont prodigués, la science, ses interprètes et ses écoles sont, pour le gouvernement, demeurés plus ou moins suspects. Il n’en saurait être autrement ; cette suspicion, mal déguisée derrière des règlements vexatoires et une jalouse tutelle, ne pouvait manquer d’indisposer les maîtres et les élèves. Plus étroite a été la direction imprimée aux études, et plus défiante a été la jeunesse. Nous avons déjà mentionné l’échec politique du classicisme et l’insuccès des diverses méthodes pédagogiques successivement prônées par les divers ministres[7]. Classique ou « réale », imprégnée de l’idéalisme antique ou du naturalisme moderne, toute science devait fatalement mettre en relief les antinomies de la vie russe, et échouer dans la tâche de former des sujets à l’autocratie. Pour cela il fallait l’ancienne éducation de famille, toute superficielle, toute de forme et de mode.

En tout pays semblable à la Russie, la diffusion de l’instruction eût d’abord tourné au profit de la révolution ; mais ce phénomène a été singulièrement accentué par les conditions de l’enseignement russe. Je ne parle pas seulement des vexations imposées aux maîtres ou aux élèves, des règlements tyranniques de certains ministres, de l’avilissement des corps universitaires, de l’attrait fascinateur donné par la censure aux écrits et aux écrivains prohibés : je parle de l’organisation générale de l’enseignement et des particularités scolaires propres à l’empire. D’abord, la Russie, où jadis l’instruction était presque entièrement domestique, est peut-être aujourd’hui le pays où l’enseignement, secondaire et supérieur, éloigne le plus de la famille. Cette transformation, à laquelle ont également contribué les exigences des programmes gouvernementaux et le petit nombre des écoles, le renchérissement de la vie et la compétition universelle, a pour premier effet le relâchement des liens de famille et, par suite, le manque de direction de la jeunesse, privée de ses guides naturels. L’instruction est séparée de l’éducation ; la jeunesse livrée à ses rêves, à ses découragements, à ses exaltations ; et cela est presque aussi vrai des jeunes filles que des jeunes gens. Le mal, à cet égard, est d’autant plus sensible que la femme russe est plus avide d’apprendre, que la Russie est peut-être aujourd’hui le pays où il y a le moins de différence entre les aliments intellectuels donnés aux deux sexes, et que, dans son appétit de savoir, l’esprit féminin, mis subitement à un régime parfois trop substantiel pour lui, en ressent une sorte d’inflammation.

Il y a bien, dans les villes de quelque importance, des externats pour les filles comme pour les garçons ; mais dans ces « gymnases » un grand nombre des élèves, originaires de la campagne ou des petites villes, ont dû, pour étudier, quitter la maison paternelle ; ils vivent en pension chez des logeurs, ou s’entassent dans des phalanstères souvent communs aux deux sexes. Encore si ces étudiants et étudiantes, sans attaches morales avec la société qui les entoure, avaient emporté du foyer une solide éducation première, s’ils gardaient avec leurs parents des relations d’affection et de respect ; mais, pour beaucoup d’entre eux, cela ne saurait être. Les parents, alors même qu’ils seraient dans le voisinage, ne pourraient conserver un grand ascendant sur des enfants auxquels ils sont intellectuellement inférieurs. Nous touchons ici à un fait capital pour l’intelligence du radicalisme russe. Un grand nombre des élèves des écoles et des universités sortent de familles pauvres, peu instruites, incapables de leur donner aucune direction. Un grand nombre des étudiants sont presque indigents, et ne doivent leur instruction qu’à la générosité publique ou privée. Les Russes, qui se vantent de n’avoir pas de prolétariat économique, possèdent une sorte de prolétariat intellectuel, de paupérisme universitaire que l’État et le pays entretiennent à leurs frais.

Il en était ainsi chez nous-mêmes, au moyen âge, parmi les étudiants et les clercs, attirés des quatre coins de l’Europe, au pied de la montagne Sainte-Geneviève ; mais alors la jeunesse avait une direction, l’Église, et l’esprit, un frein, la foi ; alors les étudiants se nourrissaient des scolastiques au lieu de se repaître de Darwin, de Renan ou de Karl Marx. Aujourd’hui même, la Russie est loin d’être le seul pays que la brusque diffusion d’une instruction souvent mal équilibrée menace d’une sorte de déclassement social. La France et tous les États du continent, y compris l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, sont plus ou moins atteints du même mal[8]. En Russie, cette plaie de nos sociétés modernes est peut-être encore moins étendue ou moins profonde qu’ailleurs ; mais elle est envenimée et rendue plus dangereuse par le tempérament et par l’âge de la nation. Nulle part, les classes populaires ou peu aisées ne sont, intellectuellement et moralement, moins préparées à la réception de la science ; nulle part l’esprit encore fruste de la jeunesse n’est plus enclin aux fascinations de la logique et aux chimères de l’abstraction. Ni traditions de famille, ni culture héréditaire ne font, dans ces cervelles russes, contrepoids aux notions troublantes d’une science souvent mal comprise. Les universités et les écoles n’y font pas seulement des déclassés, mais des détraqués. Aussi est-ce dans ce prolétariat des gymnases et des universités, parmi les fruits-secs des écoles civiles, militaires, ecclésiastiques, que le « nihilisme » a recruté ses soldats les plus déterminés, et levé chaque année la plus grosse partie de son contingent.

L’État, l’empereur, les assemblées provinciales, les conseils municipaux, les corporations de marchands ou de bourgeois, les riches particuliers, ont fondé à l’envi de nombreuses bourses de jeunes gens et de jeunes filles, près des collèges et des universités. L’empereur Alexandre II avait lui-même, vers 1869, consacré 500 000 roubles à créer des bourses à l’Université de Pétersbourg. Nombre de particuliers avaient suivi ce généreux exemple ; chaque année voyait surgir des centaines de bourses ; on en comptait 1500 environ en 1880. Ces fondations, multipliées par la vanité, sont souvent à peine suffisantes pour faire vivre les jeunes gens qui en bénéficient ; mais c’est là leur moindre défaut. Afin de prévenir tout déclassement, il faudrait qu’à chaque bourse correspondit une position assurée. Or, il est loin d’en être ainsi. Les jeunes gens, instruits aux frais du gouvernement ou de la société, voient fréquemment les défiances du pouvoir auquel ils doivent leurs études leur fermer l’entrée des carrières publiques. Le gouvernement tient ses propres boursiers en suspicion, et cela non toujours sans raison. Plusieurs des régicides, Solovief, Jéliabof, Ryssakof, etc., étaient des boursiers, ou demi-boursiers, élevés les uns aux frais de particuliers, les autres aux frais de la famille impériale.

Le prolétariat lettré ne se compose pas du reste uniquement de boursiers. À ces privilégiés de la gratuité se mêlent sur les bancs nombre d’étudiants besogneux, qui, n’ayant pu obtenir de subsides du public, sont réduits à se contenter d’une maigre pension de leur famille. La loi militaire, qui accorde de notables avantages aux diplômes universitaires, a poussé les familles chrétiennes ou juives à n’épargner aucun sacrifice pour l’instruction de leurs fils. De là, parmi ces étudiants dénués de ressources, des misères et des souffrances peu faites pour les réconcilier avec la société. Ce qui leur fait défaut, ce n’est pas seulement le matériel d’études et les livres, c’est à la fois la table, le logement, le vêtement. Les rapports des inspecteurs de l’instruction publique ont constaté qu’en hiver nombre d’élèves des gymnases ou des universités ne suivaient pas les cours, parce qu’ils n’avaient pas de vêtements assez chauds pour sortir ; que, pour cette raison, beaucoup restaient chez eux par les grands froids ; que d’autres ne pouvaient travailler le soir faute d’éclairage. Dans cette situation, les jeunes gens s’entassent en de petites pièces, souvent étudiants et étudiantes ensemble, pour économiser le chauffage et la lumière, passant les longues soirées de l’hiver russe en divagations socialistes. De telles conditions sont aussi peu propices aux études qu’à la santé et à l’équilibre moral des jeunes gens. Beaucoup de ces étudiants, incapables de terminer leurs cours, seront naturellement des fruits-secs, rejetés par l’État ou la société, voués par la misère et les déceptions au radicalisme.

Gouvernement, assemblées provinciales, conseils pédagogiques, ont eu compassion de ces indigents lettrés, souvent encore adolescents. On a fondé des sociétés de secours qui leur procurent l’habillement, les vivres, le logement. En quelques villes, à Samara par exemple, on a créé des asiles où un certain nombre d’élèves des gymnases sont hébergés, nourris, chauffés, éclairés gratuitement ou à moitié prix. Comme il arrive souvent à la bienfaisance publique ou privée, ces fondations philanthropiques n’ont fait que pallier le mal et entretenir le paupérisme scolaire qu’elles prétendaient faire disparaîlre. Aussi, après s’être piqué d’ouvrir les portes de l’enseignement secondaire et supérieur « aux enfants de toute classe », le ministère de l’instruction publique a-t-il, depuis quelques années, songé à rétrécir l’accès des gymnases et des universités, en élevant considérablement les rétributions scolaires. Dans un pays qui, malgré tout, est loin de compter trop d’hommes instruits, ce serait là passer d’un extrême à l’autre. Cette sorte d’impôt sur l’instruction risquerait d’être plus nuisible qu’efficace. L’un des principaux soucis du gouvernement de l’empereur Alexandre III semble avoir été de purifier l’atmosphère des écoles et des universités. Pour cela, il n’a malheureusement su recourir qu’à des vexations dont l’expérience avait déjà démontré l’inutilité. Les règlements universitaires édictés, en 1884-1885, sur les conseils de M. Katkof, sont plus faits pour humilier la science et abaisser les études que pour refréner les tendances révolutionnaires.

La question scolaire, universitaire, est assurément un des gros problèmes de l’empire. Nulle part le sort du pays n’est dans une plus étroite dépendance de l’éducation de la jeunesse. C’est dans les hautes écoles surtout qu’il faut combattre l’esprit révolutionnaire, mais cela ne saurait se faire suivant des procédés plus ou moins renouvelés de Nicolas, en s’en prenant aux études et à la culture moderne, en bouleversant les programmes d’enseignement, en substituant les études classiques aux sciences physiques ou vice versa, en limitant le nombre des étudiants ou bornant la sphère des études, en refoulant les femmes et les jeunes filles qui aspirent aux carrières libérales et à une vie indépendante. On aura beau soumettre les universités à la discipline militaire, faire porter aux étudiants un uniforme, les enrégimenter dans des casernes, ce ne seront jamais là que des palliatifs plus propres à cacher les progrès du mal qu’à le guérir. Les procédés inquisitoriaux, les règlements minutieux et tyranniques, le formalisme tracassier et pédantesque du long règne ministériel du comte Tolstoï, ont si manifestement déçu les espérances de leur promoteur, qu’à essayer d’un système opposé on n’a rien à perdre. Restituer aux universités l’autonomie et les privilèges dont on les a dépouillées, rehausser l’ascendant des professeurs en leur rendant des droits dont l’État n’a rien à craindre, témoigner hautement du respect pour la science et ses représentants, et, par-dessus tout, donner au pays des institutions qui puissent supporter une libre critique : tels sont encore les meilleurs moyens de disputer la jeunesse et « l’intelligence » aux fascinations du radicalisme. Comme un pareil changement d’attitude ne peut s’accomplir en un jour, ni porter ses fruits en une saison, comme par tempérament la jeunesse est partout plus ou moins friande de nouveautés, on peut prévoir que les écoles resteront pendant longtemps la pépinière des propagandistes révolutionnaires.

Des classes instruites et de « l’intelligence », comment l’impulsion révolutionnaire peut-elle se transmettre au peuple ? Pris en masse, le fond du peuple est, dans les villes comme dans les campagnes, entièrement étranger aux idées subversives. Par ses habitudes comme par ses croyances, l’homme du peuple, le moujik surtout, répugne aux nouveautés qui se présentent à lui sous forme de rupture avec tout le passé et les traditions, sous forme de révolte contre les autorités de la terre et du ciel. D’ordinaire encore illettré, le moujik n’est pas seulement étranger et hostile aux doctrines nihilistes ou radicales, il leur est fermé, il est sourd à toute prédication de ce genre. Le principal obstacle au triomphe des révolutionnaires, ce n’est pas la force d’un pouvoir que tous leurs complots n’ont pu renverser, c’est la répulsion des masses populaires que tous leurs efforts ne peuvent entamer.

La propagande radicale venant d’en haut, de la jeunesse des écoles surtout, le grand problème pour les agitateurs est de la faire pénétrer dans les classes illettrées, méfiantes de la science incrédule, dans le peuple qui, loin de s’ouvrir à la révolution, se refuse à en comprendre l’esprit. C’est qu’en effet, entre les épaisses couches populaires qui forment le fond de la nation et la mince écorce civilisée de la surface, il y a moralement un intervalle énorme ; on dirait que la dernière ne repose point sur les premières, ou mieux, il n’y a entre elles qu’une simple superposition sans aucune adhérence, aucune pénétration des couches inférieures par celles d’en dessus. Ici se montre toute l’importance du dualisme social qui, depuis Pierre le Grand, semble avoir coupé l’empire en deux[9]. Il y a dans l’État deux nations presque aussi différentes que si l’une avait été conquise par l’autre, deux Russies presque aussi étrangères que si elles étaient séparées par la race, la langue, la religion.

C’est au nom du peuple que les révolutionnaires ont déclaré la guerre à l’autocratie, et ce peuple, dont ils se proclament les champions, loin de les regarder comme ses mandataires, les ignore, les méconnaît, les trahit. Entre eux et lui, il y a une inintelligence presque réciproque, une sorte d’incapacité de s’entendre et d’agir en commun. Ce peuple encore tout primitif, avec lequel ils s’efforcent de se mettre en contact, ils ne le connaissent ou ne le comprennent souvent pas mieux qu’ils n’en sont eux-mêmes compris. Oubliant qu’il est absorbé par ses besoins physiques, en dehors desquels rien ne lui est accessible, les novateurs lui supposent des facultés dont il est dépourvu et des aspirations qu’il n’éprouve point[10].

Beaucoup, sous ce nom de peuple, n’ont en vue qu’une sorte d’abstraction, à demi tirée des livres, à demi forgée dans leur cerveau. Selon la remarque d’un penseur russe[11], leur conception à cet égard est même parfois formée d’après un type étranger. Le peuple de leurs rêves est plutôt la plèbe urbaine, l’ouvrier citadin de l’Occident, auquel s’adressent d’ordinaire nos démocrates, que le peuple encore tout rural de la Grande-Russie. Une partie de leurs méprises vient de cette confusion, dont ils ne sont plus les derniers à s’apercevoir. Pour prêcher la révolution au peuple russe, il faut, sous peine d’être incompris, d’autres formules et une autre langue qu’en Occident.

Au milieu des paysans ou des ouvriers qu’ils prétendent catéchiser, les prédicateurs de la révolution ressemblent fort à des missionnaires débarqués sur une plage lointaine et prêchant un culte inconnu à des hommes qui ne les entendent point ; ou encore aux membres des sociétés bibliques distribuant à des illettrés des Bibles et des tracts. Aussi que de tristes mécomptes ! que de dures épreuves et d’amères déceptions pour les plus ardents apôtres de l’évangile socialiste ! Comment mettre à la portée du peuple des idées toutes nouvelles pour lui ? Les termes mêmes du vocabulaire révolutionnaire lui sont souvent incompréhensibles, et, s’il connaît les mots, les notions qu’ils expriment lui échappent. « Qu’a-t-il dit, dans son baragouin, ce Français ? s’écrie, dans les Terres vierges de Tourguénef, un paysan qui vient d’être assailli de déclamations révolutionnaires. — Je m’étais installée à la campagne, près d’Oufa, écrivait à l’un de ses complices une condamnée politique ; mais j’ai dû quitter le pays, on m’y prenait pour une sorcière[12]. » Et, dans un récit postérieur, une femme qui s’était engagée comme servante dans une ferme, afin, dit-elle, d’apprendre la pratique du travail rural, confesse que les paysans voyaient sa fantaisie d’un fort mauvais œil et ne se faisaient pas faute de lui reprocher « d’ôter le pain à une ouvrière[13] ». Pour faire accepter aux gens du peuple leurs brochures révolutionnaires, les nihilistes ont souvent été obligés de les leur présenter comme des livres de piété, ornés de maximes tirées de l’Écriture et décorés de titres trompeurs[14]. Si quelque paysan illettré conserve, grâce à ce saint travestissement, des volumes qui n’ont rien de chrétien, la plupart, à peine détrompés, remettent les livres suspects à la police, ou, comme ce témoin d’un des nombreux procès politiques, les déchirent eux-mêmes en faisant le signe de la croix.

Les paraboles ou apologues révolutionnaires composés exprès pour le peuple, tels que la fameuse histoire des Quatre Frères en voyage ou la Machine ingénieuse, ne sont pas toujours bien compris de ceux auxquels ils s’adressent, et produisent parfois sur le lecteur naïf un tout autre effet que celui attendu des auteurs. Voici à cet égard une anecdote qui ne manquerait pas de pendants : Un maître d’école, quelque peu libéral et démocrate, comme beaucoup de ses confrères, réunissait le soir les paysans pour leur faire une lecture et les amuser en les éloignant du cabaret. — « Et que leur lisiez-vous ? lui demandait un propriétaire du voisinage. — Des histoires, par exemple les Généraux et le Moujik, de Chtchédrine » (Saltykof). Cette nouvelle, sans être une composition révolutionnaire et prohibée, est un de ces récits à tendances dont la littérature russe est si riche.

Deux généraux se réveillent dans une île sauvage, ils ne savent que devenir, lorsqu’ils aperçoivent un moujik endormi. « Allons, paresseux, lui crient-ils, que fais-tu là couché pendant que nous mourons de faim ? vite au travail. » Le paysan obéit, cueille des fruits, attrape une gelinotte et leur sert à dîner, si bien que les généraux l’attachent la nuit à un arbre pour qu’il ne leur échappe point. Plusieurs jours se passent ainsi ; les généraux, nourris par leur prisonnier, sont gros et gras. Enfin, comme ils s’ennuient de cette vie isolée, le paysan, toujours méprisé et rudoyé, leur fait un bateau et ramène à Saint-Pétersbourg les deux généraux, qui, pour sa peine, lui donnent un verre d’eau-de-vie avec cinq kopeks. « Et que disaient les paysans de cette histoire ? demandait-on au maître d’école. — Les paysans riaient beaucoup ; ils étaient flattés que des généraux pussent avoir besoin d’un de leurs pareils. »

Dans un tel milieu, on devine toutes les mésaventures qui attendent les chevaliers errants du nihilisme. Les plus enthousiastes ont pu souvent se dire que, semblable aux Juifs de l’Écriture, le peuple russe lapide ses prophètes. Les procès politiques ont mis au jour les fréquentes déconvenues des prédicateurs de révolte. Ils ne sont guère plus heureux parmi les ouvriers que parmi les paysans, car le peuple des villes diffère encore peu de celui des campagnes. Dans les capitales même, le populaire est loin d’être sympathique aux séditieux ; à ses yeux, ce sont des traîtres au pays. N’at-on pas vu, en 1878, le bas peuple de Moscou, renouvelant ses exploits de 1861[15], malmener les étudiants qui avaient osé acclamer un convoi de détenus politiques ? Dans les centres ouvriers choisis comme lieux de propagande, à Ivanovo-Yosnesensk par exemple, qui s’enorgueillit du surnom de Manchester russe, l’activité infatigable des racoleurs nihilistes n’a réussi qu’à enrôler un nombre dérisoire de recrues.

À cet égard, la situation semble donc aussi bonne que possible. En aucun pays elle n’est plus rassurante pour le pouvoir. L’agitation radicale est restée superficielle, cantonnée dans les classes lettrées, sans parvenir à pénétrer dans le peuple. Les plus corrosives des idées révolutionnaires n’ont pu entamer les masses : aucun acide ne mordait sur elles. En sera-t-il longtemps de même ? Le peuple, soumis depuis des années à une ardente et opiniâtre propagande, refusera-t-il toujours d’y prêter l’oreille ? Se leurrer d’un tel espoir serait peut-être une illusion qui exposerait un jour à des déceptions terribles. Déjà quelques exemples montrent que, malgré tous ses instincts conservateurs, l’homme du peuple, le moujik même, n’est pas partout insensible aux fascinations révolutionnaires.

Dans les retentissants procès politiques de 1878 à 1886 il s’est presque toujours rencontré parmi les inculpés, parmi les condamnés même, quelques artisans, quelques paysans. Les propagandistes, il est vrai, n’ont encore pu organiser dans les grandes cités un parti ouvrier compact, avec des sections régulières ; mais ils ont déjà réussi, dans le sud notamment, à souffler quelques-unes de leurs idées à la plèbe ouvrière des ports et des usines. En plusieurs villes on a vu des groupes d’ouvriers lancer de violents appels révolutionnaires[16]. Si de pareils cas sont encore une exception, le développement de l’industrie et des grandes villes risque de les rendre de moins en moins rares. La lente et inévitable transformation que subit l’industrie russe, la substitution chaque jour plus fréquente des grandes fabriques et du régime manufacturier aux petits ateliers et à la petite industrie des villages (kousternaïa), amasseront silencieusement dans les villes russes les matériaux d’un prolétariat analogue à celui de nos grandes ruches industrielles de l’Occident. Plus l’ouvrier des villes s’isolera de la campagne et de la terre, plus il se spécialisera et se « dépaysannera », plus il deviendra accessible aux mémes sophismes que ses pareils d’Allemagne ou de France. C’est là un danger dont la Russie ne saurait se défendre qu’en restant un pays de peu d’industrie et de peu de capitaux : mais, alors même que cette transformation de la plèbe des villes serait prochaine, elle ne serait point, pour le grand empire rural, un aussi sérieux embarras que pour les États industriels de l’Occident.

Le paysan restera encore pour des générations le centre de gravité de l’Empire, et, appuyée sur l’ignorance et le dévouement du moujik, l’autocratie peut sembler inébranlable. Quelque insignifiant qu’en soit le nombre, il s’est cependant déjà rencontré des paysans dans les rangs des conspirateurs, jusque dans les rangs des régicides. Jéliabof, l’un des principaux organisateurs des grands complots contre Alexandre II, était le fils d’un serf. Si son éducation universitaire rattachait moins Jéliabof au peuple qu’à « l’intelligence », plusieurs de ses complices, tels que Mikhaïlof et Khaltourine, tels que précédemment Tikhonof et Chiriaief, n’étaient que des paysans plus ou moins dégrossis. En dehors de ces tsaricides, des moujiks, simplement coupables d’affiliation clandestine et de propagande socialiste, ont déjà maintes fois comparu devant les cours martiales, notamment dans le midi, dans l’Ukraine et la Nouvelle-Russie, où, pour divers motifs, le peuple semble moins réfractaire à la propagande radicale. Ce sont là des indices qui méritent d’attirer l’attention. On a beau être rassuré par les sentiments conservateurs, par les préjugés même du moujik, de tels exemples contraignent à se demander si les grossières populations des campagnes demeureront toujours insensibles aux provocations des ennemis de l’ordre. Est-on certain que ces masses, indifférentes à toute théorie politique, n’ofFrent aucune prise aux agitateurs ?

Nullement, à notre avis. Chez ce peuple en apparence si bien gardé contre la contagion, il est un point vulnérable. Ce point, c’est le régime agraire. Le paysan, et avec lui l’ouvrier qui le plus souvent n’est qu’un paysan en séjour à la ville, sont, pour l’immense majorité, propriétaires ; c’est là, nous l’avons dit, ce qui rassure la plupart des Russes contre toute éventualité révolutionnaire. Quelle amorce reste à la révolution ou au socialisme chez un peuple où chaque habitant a sa part du sol ? — Si chaque paysan émancipé était réellement propriétaire personnel du champ qu’il cultive, il serait peu tenté de mordre aux appas du socialisme ; mais, dans la Grande Russie du moins, le paysan, nous le savons, n’est que détenteur temporaire, usufruitier provisoire d’un lot de terres communales. Or peut-on attribuer à ce mode de propriété collective, de sa nature instable et changeant, la même vertu sociale, la même efficacité conservatrice, qu’à la propriété héréditaire qui fait d’un champ la chose de l’homme et de la famille ? Le régime russe a l’avantage de permettre à tous l’accès de la propriété ; mais cet avantage perd beaucoup de son importance, alors qu’avec l’accroissement de la population les lots distribués à chacun deviennent de plus en plus petits et ne suffisent plus à l’entretien d’une famille. Sous ce régime, les soi-disant propriétaires peuvent tous à la fois être gênés et mécontents, parce qu’ils peuvent tous se sentir à l’étroit en même temps, et que les mœurs mêmes du mir, l’habitude de se regarder comme ayant un droit sur la terre, leur donnent de plus grandes exigences.

Je ne veux rien répéter ici de ce que nous a déjà inspiré ce grave sujets[17]. Les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre n’auront pas oublié nos conclusions. Le mir ne saurait être regardé comme un antidote infaillible contre le poison révolutionnaire. S’il n’y avait en Russie qu’une seule classe de propriétés et de propriétaires ; si, à côté de la dotation territoriale des communes de paysans, il n’y avait point le domaine réduit de l’ancien seigneur ; si en un mot toutes les terres étaient possédées au même titre et en commun, un tel régime pourrait détruire dans son principe toute revendication socialiste, toute revendication agraire du moins, par la bonne raison qu’il n’y aurait plus de propriété en dehors de la communauté. Or, on le sait, il n’en est nullement ainsi dans la patrie du mir. Une grande partie du sol en culture reste en dehors du domaine des communes, et sur ces terres, soustraites à la collectivité, les révolutionnaires peuvent diriger les yeux et les convoitises du moujik. Cela leur est d’autant moins difficile que le régime des communautés de village n’a pas inculqué aux Russes la notion de la permanence, de l’inviolabilité, de la sainteté de la propriété foncière ; que les partages périodiques des communes, que l’allotissement des serfs lors de leur affranchissement, ont accoutumé le paysan à regarder un remaniement général de la propriété terrienne comme une chose toute naturelle qui, pour être aussi légale qu’équitable, ne demande qu’un oukaze impérial. De là on peut dire que chez ce peuple, si respectueux des usages et des traditions, et, à plusieurs égards, si éminemment conservateur, circule une sorte de socialisme virtuel et latent, un vague et naïf communisme qui perce dans certaines sectes religieuses et qui, sous l’impulsion de la pauvreté ou des incitations du dehors, peut prendre conscience de lui-même et, à un moment donné, devenir un péril.

La situation sociale de la Russie ne saurait donc inspirer à l’observateur la même sécurité qu’à beaucoup des sujets du tsar. Il se peut que, de ce côté, le XXe siècle prépare à la Russie des difficultés inattendues. Pour me servir d’une métaphore fréquemment employée à Moscou, si le mir russe doit être regardé comme le rempart de la propriété contre les instincts révolutionnaires et les théories socialistes, c’est à la façon de ces ouvrages avancés qui, une fois tombés au pouvoir de l’ennemi, peuvent être retournés contre le corps de la place et servir de base d’attaque aux assaillants.

On pourrait, il est vrai, substituer peu à peu la propriété personnelle à la propriété collective ; mais il ne suffirait point de l’abrogation légale du mir pour en faire disparaître l’esprit et les traditions. Maintenu ou supprimé, le système des communautés de village fournit aux novateurs une arme dont ils ne se feront pas faute d’user. Grâce au mir moscovite, c’est sous forme agraire que se présentent en Russie la révolution et le socialisme ; c’est sous cette forme qu’ils ont quelque chance de s’infiltrer dans le peuple. La Russie se croit la nation de l’Europe la moins exposée de ce côté ; peut-être est-ce celle qui l’est le plus. C’est le seul État du monde civilisé où l’on puisse tenter de supprimer la propriété par décret. Les sociétés secrètes savaient ce qu’elles faisaient quand, il y a une vingtaine d’années déjà, elles inscrivaient sur leur drapeau les deux mots de Terre et Liberté : Zemlia i Volia. Pour alimenter les convoitises et les illusions du peuple, les fauteurs de désordre colportent de temps en temps dans les campagnes le bruit d’une nouvelle répartition de terres aux paysans, et forcent le gouvernement, le clergé et les zemstvos à démentir ces insidieuses rumeurs[18]. L’empereur Alexandre III a cru devoir lui-même, lors de son couronnement en 1883, déclarer à ses fidèles paysans qu’il ne saurait y avoir de nouvelle allocation de terres[19].

Si grossières que semblent de telles fables, la crédulité toujours expectante du moujik ne cesse pas de s’en repaître. Il attend le « bienfait » (milost) du tsar avec une invincible obstination. Quelques-uns même aràrment avoir lu, dans le Messager rural, que ce « bienfait » devait être accordé. Dans plus d’un domaine, le seigneur a vu les paysans le prévenir poliment que, d’après « les ordres donnés », on allait bientôt procéder au partage des terres que lui avait laissées la charte d’émancipation. À un propriétaire qui avait leur estime, des moujiks, ainsi abusés, offraient bénévolement pour l’avenir une place de scribe communal. À un autre ils promettaient de laisser, pour sa vie durant, une portion double de celle du simple paysan, s’engageant à la cultiver pour lui et à faire de ses jeunes enfants de bons laboureurs. De pareils traits n’ont pas été rares dans les dernières années, La mort violente de l’empereur Alexandre II n’a fait qu’encourager les chimériques illusions des villageois. Beaucoup restent persuadés que le libérateur des serfs n’a été assassiné que parce qu’il méditait une nouvelle allocation de terres à ses fidèles paysans. Un propriétaire du bas Volga me racontait que ses anciens serfs n’avaient pu lui cacher leur étonnement de le voir revenir de Pétersbourg après le meurtre du tsar. « Petit père, lui disaient-ils, nous te croyions pendu ou en prison avec les autres seigneurs et assassins du tsar. » Je pourrais citer nombre de faits analogues. Par une bizarre perversion, les sentiments conservateurs du moujik et son attachement au souverain peuvent ainsi se retourner contre l’ordre social, contre les classes riches et la propriété. Le paysan, dans son ignorance, a une sorte d’aveugle logique qui lui fait ouvrir l’oreille aux fallacieuses rumeurs des instigateurs de désordre. Grâce à sa grossière conception de la souveraineté et de la société, les révolutionnaires peuvent, auprès du peuple qui les réprouve, utiliser leurs attentats contre le souverain, au profit de leur propagande subversive. Il pourrait, à certaines heures, se trouver des moujiks pour venger, sur les seigneurs et les fonctionnaires, les crimes commis contre le tsar. Une des formes que peut prendre la révolution en ce singulier pays, c’est, selon la sinistre prédiction de G. Samarine[20], un soulèvement populaire au nom de l’empereur, contre les classes cultivées, contre tous les représentants de la civilisation occidentale.

Si les convoitises du moujik ne troublent pas plus souvent l’ordre matériel, la Russie en est en partie redevable à la confiante ingénuité du paysan. Il est si convaincu de voir l’empereur réaliser un jour ses rêves, qu’il en attend patiemment l’exécution. Se montre-t-il disposé à devancer l’heure fixée par l’autorité souveraine, à se mettre de ses propres mains en possession des domaines seigneuriaux, c’est que, sur la foi des émissaires révolutionnaires, il croit en cela même obéir aux volontés impériales. En 1879, par exemple, on a jugé à Kief une quarantaine de paysans du district de Tchighirine convaincus d’avoir formé des associations clandestines, dans le dessein de prendre possession des terres n’appartenant pas aux conununautés de village. Ces associations, organisées militairement sous le nom de droujinas (compagnies), comptaient comme membres plus d’un millier d’affidés, tous paysans, sauf les instigateurs. Or il a été constaté qu’en entrant dans ces droujinas révolutionnaires les moujiks croyaient obéir à la volonté du tsar, dont les meneurs s’étaient donnés comme les secrets messagers.

Voilà le peuple russe ; s’il a des instincts socialistes, c’est d’en haut, c’est de la main paternelle du tsar qu’il attend le signal de ses revendications. Il a toujours l’oreille ouverte aux imposteurs, et aujourd’hui, comme aux trois siècles précédents, comme au temps des faux Dmitri et de Pougatchef, pour avoir quelque chance de soulever un mouvement populaire, il faut parler au nom de l’autocrate ou d’un pseudo-empereur.

En Russie, le principal obstacle à une révolution n’est point dans la raison publique ou le bon sens national ; il n’est pas non plus dans l’état social, dans la satisfaction ou la résignation des masses : il est surtout dans l’esprit de vénération du bas peuple, dans son respect presque également religieux pour la personne du souverain et pour la loi divine. Sous ce double rapport, les « nihilistes » l’ont pris le plus souvent à rebours, et c’est ce qui explique leur peu de succès. À bien des égards, on pourrait dire qu’en Russie le trône est la clef de voûte de tout l’édifice social ; c’est pour cela que les révolutionnaires ont tenté de porter leurs coups jusqu’à lui. Le maintien même de la propriété dépend en grande partie de la solidité du trône ; tout croulerait avec ce dernier parce que tout s’appuie sur lui.

Ce que pourrait être une révolution populaire en Russie, le passé suffit à l’apprendre. Avec le socialisme agraire, les provinces reverraient la sanglante jacquerie de Pougatchef. Une révolution, chez le peuple de l’Europe le plus ignorant et le plus crédule, dépasserait probablement en barbarie toutes nos Terreurs et nos Communes. Les Russes qui cherchent à déchaîner les passions populaires ne se font guère illusion ; ils n’ont pas sur la placidité, sur la bonté moutonnière du peuple, la naïve assurance des philosophes du xviiie siècle. Beaucoup sentent qu’eux-mêmes seraient la proie du monstre par eux provoqué. Ils savent que, pareils au Samson de l’Écriture, ils risquent de s’ensevelir sous les ruines faites par leurs mains. « Le peuple, écrivait jadis un des coryphées du radicalisme, en cela d’accord à son insu avec les sombres pressentiments du slavophile Samarine, le peuple, ignorant, plein de préjugés grossiers et d’une haine aveugle pour tous ceux qui ont abandonné ses sauvages coutumes, le peuple ne ferait aucune différence entre les gens qui portent l’habit allemand (européen) ; avec tous, il agirait de la même manière ; il ne ferait grâce ni à la science, ni à la poésie, ni à l’art : il détruirait toute notre civilisation[21]. »

L’unique base de l’ordre politique et social en Russie est la confiance du peuple dans le souverain. Quelque inébranlable que semble encore aujourd’hui cette foi du moujik dans le tsar, il ne faudrait pas s’y reposer entièrement. Dans les villes, dans la capitale notamment, l’audace des conspirateurs, l’apparente impuissance du gouvernement, l’attitude effacée du tsar, invisible au fond d’un palais solitaire, semblaient, avant le couronnement d’Alexandre III, avoir entamé le prestige séculaire de l’autocratie. « La Russie n’a plus de tsar », disaient à Pétersbourg des hommes du peuple, au printemps de 1882[22]. Dans les provinces et les campagnes même, divers symptômes montrent que l’on ne peut toujours compter sur la docilité, sur le dévouement, sur l’abnégation du peuple. Les troubles contre les juifs, par exemple, ont révélé chez lui des instincts de violence et de rapine que, chez ce peuple, à la fois crédule et défiant des autorités officielles, les agitateurs pourraient un jour tourner d’un autre côté.

« Nous déjeunons avec les juifs, disait en 1881, lors des trois jours de pillage de Kief, un homme du peuple, nous dînerons avec les propriétaires et nous souperons avec les popes. » Pour que de telles menaces se réalisent, en telle ou telle région de la Petite ou de la Grande Russie, il pourrait suffire d’une nouvelle suite d’attentats, perfidement attribués aux propriétaires, ou encore des troubles d’une régence. Un peuple accessible aux bruits les plus absurdes, enclin à prendre le premier venu comme un confident de l’autorité souveraine, prêt à se soulever à l’improviste, sur la foi de vagues rumeurs anonymes, ressemble à une mer dont les eaux inconscientes sont à la merci du vent.



  1. Dans notre premier volume, livre III, chap. iv, nous avons étudié le « nihilisme » comme manifestation du tempérament national ; ici nous envisageons le mouvement révolutionnaire dans ses causes politiques, dans ses différentes évolutions, dans son organisation.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1881, l’étude ayant pour titre : l’empereur Alexandre II et la mission du nouveau tsar.
  3. Voyez tome I, livre VIII, chap vii, et la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1876 et du 1er mars 1879.
  4. Voyez tome I, livre V, chap. iii, et livre VI, chap. iii.
  5. D’après une statistique de 1880, les quatre cinquièmes des agitateurs arrêtés par la police étaient des nobles, des fils de prêtres, des fils de fonctionnaires ou d’officiers, de marchands ou de bourgeois notables ; 20 pour 100 seulement étaient de petits employés, des ouvriers ou des paysans enrôlés pour la propagande.
  6. Ici encore la statistique donne des renseignementB curieux. Dans ce peuple dont l’immense majorité est illettrée, on ne trouve guère qu’un illettré sur 100 parmi les révolutionnaires avérés. Dans le nombre des conspirateurs, 80 pour 100 avaient reçu une instruction supérieure ou secondaire, la plupart dans les écoles du gouvernement. Mêmes résultats pour les femmes.
  7. Voyez tome I, livre III. chap. iv.
  8. Voyez, par exemple, une étude d’un professeur de l’Université de Vienne : (Revue Internationale de l’enseignement, oct. 1885). M. de Bismarck a lui-même signalé, dans un de ses discours, ce prolétariat de bacheliers, « Abiturienten Proletariat ».
  9. Voyez tome I, liv. IV, chap. iv.
  10. « Le radicalisme russe est quelque chose d’abstrait, fondé sur l’ignorance de la nature et des besoins du peuple, chez lequel les besoins sont réduits à un tel minimum que, pour le décider à protester, il faut une misère excessive, et que, pour le faire taire, il suffit de concessions insignifiantes ; et cela ne changera point tant que le peuple n’aura pas atteint un certain degré de culture. » (Fragment d’un curieux mémoire, trouvé chez un « propagandiste » du nom de Tsvilinef et cité dans un procès de 1877.)
  11. M. Kavéline : Krestianskii Vopros (Vésinik Evropy, fév. 1881).
  12. Procès jugé en décembre 1877.
  13. Une année de travaux champêtres, récit de Mme Mélélitsine : Otétch Zapiski, sept. 1880.
  14. Des pamphlets contre le gouvernement et le clergé ont même été déguisés sous la forme de sermons qu’on attribuait à des saints ou à des bienheureux, tels que le bienheureux Tikhon Zadonsky. évêque de Voronège.
  15. « À Moscou, écrivait-on à N. Milutine le 26 octobre 1861, les rassemblements d’étudiants ont été dissous par le peuple, qui disait que ces petits polissons de nobles s’ameutaient contre le gouvernement. » — « La haine du peuple pour les étudiants s’accroît de jour en jour, écrivait à N. Milutine un autre correspondant ; la Société de secours aux gens de lettres a été obligée de commander deux cents habits civils pour les étudiants pauvres, afin qu’ils ne fussent pas reconnus à leur uniforme et maltraités dans les rues. » (Lettre inédite de M. Kavéline, 13-25 juillet 1862. Voy. Un homme d’État russe (Nic. Milutine) d’après la correspondance (Hachette, 1884).
  16. Je citerai par exemple l’Union ouvrière du Midi, qui en 1880 et 1881 s’est plus d’une fois signalée par ses menaçantes proclamations à Kief et aux environs.
  17. Voyez tome I, livre VIII, particulièrement les chapitres iv et vii.
  18. Voyez tome I, livre VII, fin da chap. iv. Le ministère de l’intérieur, en 1879, le clergé de certains diocèses, d’Orel par exemple, en 1881, ont en vain mis plusieurs fois le peuple en garde contre de pareilles menées. Cela est d’autant plus difficile que les agents inférieurs de la police et de l’administration partagent souvent, à cet égard, l’opinion du peuple dont ils sont sortis. Lorsque le gouvernement leur ordonne de démentir les bruits de nouvelle loi agraire, agents de police et anciens de village disent que la répartition est ajournée jusqu’à nouvel ordre et qu’en attendant il est défendu d’en parler. Voyez entre autres une étude de Mr Engelbardt dam les Otetch. Zapiski, février 1882.
  19. C’était à un banquet donné par le tsar aux anciens des communes rurales : « N’ajoutez pas foi, leur a dit le souverain de sa propre bouche, aux bruits absurdes que l’on répand relativement à un partage des terres et à l’extension gratuite des champs qui vous appartiennent. Ces bruits sont l’œuvre de nos ennemis. Toute propriété, la vôtre comme toutes les autres, doit être inviolable.
  20. Voyez plut haut, livre 1, fin du chapitre i.
  21. Tchernychevski : Pinna bes adressa (Vpered, 1874, p. 254).
  22. Parmi les nombreuses légendes déjà formées sur la fin tragique d’Alexandre II, il en est qui trahissent les doutes et les perplexités, suscités chez le peuple par des événements pour lui aussi inexplicables. Voici par exemple une légende en circulation dans certaines contrées de la Petite Russie. Lorsque Dieu apprit le quatrième attentat contre le tsar Alexandre, il fit venir saint Nicolas et lui dit : Pour qu’on en veuille ainsi au tsar, il faut qu’il ait commis des iniquités ; protège-le encore une fois contre ses ennemis ; mais, s’il ne se corrige point, abandonne-le à son sort. Et saint Nicolas protégea le tsar lors du cinquième attentat (explosion du palais d’Hiver) ; mais, le tsar ne s’étant pas corrigé, saint Nicolas le laissa succomber.