L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 10

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Hachette (Tome 3p. 519-551).


CHAPITRE X


Sectes récentes du peuple et du monde. — Continuation de la génération des sectes. Psychologie des sectaires. Prophètes et prophétesses. Exemples d’hérésies nouvelles. — Un type de sectaire contemporain : Soutaïef. Sa théologie, sa politique. — Sectes du grand monde ; le radstockisme ou pachkovisme. Le lord-apôtre. La prédication évangélique dans les salons. Propagande parmi les gens du peuple. — Le comte Léon Tolstoï. Sa parenté intellectuelle avec les prophètes de villages. Analogie des procédés et des idées. Le dogme fondamental du christianisme, la non-résistance au mal. — Tolstoï réformateur social. Bouddhisme chrétien et nihilisme évangélique.


Les sectes naissent des sectes, il en est d’elles comme des herbes de la steppe ; elles se ressèment spontanément. Il en surgit sans cesse de nouvelles : on en signale presque chaque année. On s’étonno de la persistance de cet esprit de sectes, dix générations après Pierre le Grand et trente ans après l’affranchissement des serfs. Ni les réformes de Pierre Ier, ni celles d’Alexandre II n’ont encore modifié l’état mental du peuple. Près de deux siècles ne lui ont pas suffi pour se faire entièrement aux procédés de l’État moderne. Le servage est supprimé, mais les rêves du moujik ont survécu à l’émancipation. Ce que n’ont pu lui donner les ministres du tsar, il persiste à l’attendre des envoyés de Dieu. Puis, outre ses vagues aspirations sociales que son imagination enfantine enveloppe de formes religieuses, ce peuple illettré a ses besoins spirituels que l’Église n’a encore pu satisfaire ; ce qu’il ne trouve point près de son clergé, il va le chercher près des prophètes de villages.

Dans les sectes nouvelles, comme dans les anciennes, l’imposture et le fanatisme se côtoient et s’associent. Parfois, chez d’obscurs hérésiarques, comme chez Mahomet ou Joseph Smith, la fraude et l’enthousiasme se combinent de manière à ne plus se distinguer. De même que le Toscan David Lazzaretti, le santo du mont Amiata, nombre de ces petits Luthers russes sont, à la fois ou tour à tour, fous et sensés, fourbes et exaltés, crédules et rusés, intrigants et ingénus[1]. La rencontre de l’esprit de superstition des masses avec l’esprit sceptique du siècle, le contact de la foi populaire avec l’incrédulité individuelle prête, plus que jamais, à des impostures et à des exploitations religieuses.

Ce qui frappe d’abord, c’est combien ce peuple, combien le moujik, en tant de choses si avisé, reste naïf en religion et en politique. Comme au temps de Pougatchef et de Selivanof, il est encore capable d’accueillir les faux prophètes et les faux tsars, les faux christs comme les faux Demetrius, les faux Pierre III, les faux Constantins. Les mystifications les plus effrontées peuvent encore faire des dupes. En 1874, pendant un de nos premiers voyages en Russie, il est venu devant un juge de paix une singulière affaire. C’était dans un district du gouvernement de Pskof, sur la grande route de Pétersbourg à Berlin. Parmi les paysans s’était répandu le bruit que, de ce gouvernement septentrional, l’on allait expédier « au pays des Arabes » cinq mille jeunes filles pour les donner en mariage à des nègres. Le vide laissé par le départ des cinq mille jeunes Russes devait être comblé par l’envoi d’autant de négresses. Cette rumeur avait jeté la panique dans le district d’Opotchka ; on se pressait de marier les filles nubiles, les noces se suivaient avec une rapidité inaccoutumée. Une enquête établit que cette fable avait été inventée par un cabaretier du nom de Iakovlef, afin d’augmenter ses profits en augmentant le nombre des mariages, qui rapportent non moins au cabaret qu’à l’Église.

Un peuple accessible à de telles fables l’est davantage encore aux mystifications couvertes d’un voile de piété ou parées d’une auréole surnaturelle. Dans ce même gouvernement de Pskof, à une ou deux années de distance, cette effrontée supercherie mercantile avait pour pendant une impudente escroquerie religieuse. En 1872 on découvrait, aux environs de Pskof, une secte dont le fondateur, un moine du nom de Séraphin, échappé d’un couvent, s’adressait de préférence aux jeunes filles. On appelait ses prosélytes les rasées (strijénitsy), parce que Séraphin leur coupait les cheveux pour les vendre. Ce n’était pas seulement par cupidité que le cynique prophète abusait de la bonne foi de ses disciples ; il était accusé de prêcher le salut par le péché, sous prétexte d’accroître la gloire du Sauveur en mettant à profit ses mérites. Séraphin avait réussi à se faire la plus fantastique légende. Il passait pour invulnérable ; on le disait maître de se dérober à toutes les poursuites par de soudaines métamorphoses. De tels fourbes font comprendre les articles du code russe qui prohibent les faux prophètes et les faux miracles.

À côté des charlatans il y a les voyants. Dans un pays où le peuple ajoute encore foi aux sortilèges, où les idiots, les innocents, sont encore regardés comme des inspirés, les visionnaires sont nombreux. Chez beaucoup, l’illuminisme confine à la folie, et l’on ne saurait être surpris de voir la police enfermer comme maniaques ces messagers de Dieu. Plus d’un a passé par une maison d’aliénés ; ainsi notamment Adrien Pouchkine et son disciple Korobof. Ce Pouchkine, un marchand de Perm, trouvant la parole et l’écriture insuffisantes, exposait sa doctrine dans des peintures et des tableaux symboliques. Il avait découvert une nouvelle révélation dans le corps de l’homme et le corps de la femme, pris comme figure vivante des vérités éternelles. Il envoyait des lettres et des télégrammes aux ministres et au tsar, leur démontrant que le temps était venu « de délivrera tous la terre comme propriété de Dieu ». Cela lui valut d’être incarcéré, une quinzaine d’années, dans une cellule du couvent de Solovelsk sur la mer Blanche. Il n’en est sorti qu’en 1882. Ce singulier messie a trouvé pour « témoin » un médecin, du nom de Korobof, qui s’est évadé de Russie pour publier, à Genève, un journal qu’il appelait le premier organe officiel des fils de Dieu[2].

Imposteurs ou illuminés, les apôtres ambulants qui parcourent les campagnes sont portés à se distinguer par la singularité de leurs doctrines ; ils renchérissent en excentricités les uns sur les autres. Le prophétisme est le caractère commun de la plupart des sectes extrêmes, anciennes ou nouvelles. Dans le langage des sectaires, comme dans le langage de la Bible, le mot de prophétie ne s’applique point exclusivement à la révélation d’un avenir inconnu : souvent les prophètes n’annoncent autre diose que l’accomplissement, plus ou moins prochain, des menaces ou des promesses de l’Écriture. Ces prédictions ne sont guère qu’une prédication, si ce n’est que l’orateur donne à son enseignement le tour d’une inspiration ou d’une vision. Un Russe qui, non sans peine, était arrivé à se faire admettre parmi les auditeurs d’une célèbre prophétesse, nous disait avoir été désappointé en n’entendant autre chose que des déclamations sur le règne futur du Christ, et en voyant les assistants accueillir ces vieilleries avec autant de respect que des révélations inattendues. Ce qui relevait ces banales prophéties, c’était le rythme, une espèce de versification ou de cantilène. Le prophète n’est parfois qu’une sorte d’improvisateur, talent qui dans le Nord s’est longtemps conservé chez le peuple. Tantôt le voyant prononce de vagues formules qui, dans le nombre des assistants, ne peuvent manquer de trouver quelques applications particulières ; tantôt il profère de longs discours, dans lesquels il est facile de trouver quelque chose qui se réalise en tout ou en partie.

Un fait digne de remarque, c’est le grand nombre des prophétesses et le grand rôle des femmes dans la plupart des sectes. Il y a des saintes vierges, comme il y a des christs ; les deux vont souvent ensemble, par paire, et souvent l’impulsion vient de la femme autant que de l’homme. Vers 1880, par exemple, une prophétesse du nom de Xénie Ivanof fondait, dans la province du Don, une secte ascétique dont les adeptes s’interdisaient le mariage et l’usage de la viande. Ce n’est pas seulement chez les illuminés et les mystiques que le rôle des femmes est considérable, c’est aussi, bien qu’à un moindre degré, chez les vieux-croyants et les raskolniks de toute sorte. La religion est presque l’unique domaine où la femme du paysan se montre l’égale de son époux. Esclave ou servante dans tout le reste, elle est libre, souvent même elle est maîtresse dans la sphère spirituelle. « Une dispute d’Aksinia avec son mari, sur un objet profane, lui vaudrait une verte réprimande, dit quelque part A. Petchersky ; quand il s’agit de shjtes, d’affaires religieuses, la chose est autre ; ce n’est plus l’homme, c’est la femme qui est la tête ; c’est Aksinia qui décide et tance son mari. » De ce fait, quelques écrivains ont tiré une conséquence inattendue. Chez un peuple qui considère la femme comme un être inférieur, les questions dogmatiques seraient-elles abandonnées aux femmes, si l’homme en faisait une de ses préoccupations principales ? La piété est pour le paysan une affaire de ménage, et, comme telle, regarde surtout la femme. On reconnaît dans cette thèse le penchant de certains Russes à représenter leurs compatriotes du peuple comme indifférents en matière religieuse, et, pour ainsi dire, inconsciemment sceptiques. Cette prétention n’est nullement justifiée par l’influence des babas dans le schisme ou l’hérésie. L’initiative de la femme russe s’exerce où elle a le champ libre : chez la paysanne, dans la propagande religieuse, comme chez l’étudiante, dans la propagande politique. C’est, aux deux extrémités de la nation, un phénomène du même ordre. La Russie n’est pas du reste le seul pays où la femme a l’esprit de prosélytisme. Dans toutes les religions, le sexe faible, le sexe pieux, joue un rôle considérable. Les sectes anglo-saxonnes ont aussi leurs prophétesses, et dans cette société moins ignorante il y a également des femmes illuminées, qui s’attribuent des fonctions surnaturelles et des titres presque divins. Les khlysty américains, les shakers des États-Unis, ont souvent à leur tête une mère ou une fiancée de l’agneau de Dieu. En Angleterre même, les shakers de New-Forest étaient naguère dirigés par une certaine mistress Girling, dont les visions servaient à la communauté de règle de foi.

C’est un spectacle monotone jusqu’en sa diversité, que l’infatigable génération des sectes. Toutes ces obscures doctrines, ne pouvant se fixer par l’enseignement et la publicité, gardent quelque chose d’incohérent qui les expose à de perpétuelles variations. C’est comme des dunes de sable sans consistance, que les vents de la mer ou du désert font et défont sans cesse. Ces confuses hérésies ne sont parfois que l’expression des aspirations du moment. Chaque événement dans la vie du peuple donne naissance à quelque secte qui, à son heure, est comme la formule des besoins ou des préoccupations populaires.

C’est ainsi que l’émancipation du servage, qui, en retirant au peuple son principal grief, semblait devoir porter un grand coup à l’esprit de secte, a passagèrement enfanté des sectes nouvelles. Le mécontentement excité chez le paysan par les conditions du rachat des terres a, dans plus d’une contrée, pris une forme religieuse. « La terre est à Dieu, disaient de rustiques prophètes, et Dieu veut que tous ses enfants en jouissent librement sans redevances. » En d’autres moments, c’est l’impôt dont le paysan refuse de s’acquitter au nom d’une prétendue révélation, mettant en avant la religion et le ciel là où nos révolutionnaires se retrancheraient derrière le droit naturel. Cette forme de résistance aux taxes s’est maintes fois reproduite au Nord et au Sud ; elle donne lieu à de singuliers débats. « Pourquoi ne pas payer l’impôt ? demandait un fonctionnaire à des paysans du Don. — Parce que la fin du monde est arrivée. — Qui vous a fait cette histoire ? — C’est une nouvelle apportée du septième ciel. — Par qui cela ? — Par saint Jean-Baptiste et sainte Barbe. » Et l’interrogatoire continuait sur ce ton jusqu’à la découverte et à l’emprisonnement du faux Jean-Baptiste. Dans un district de l’Oural, les mêmes refus s’appuyaient, il y a quelques années, sur l’apparition d’un homme avec un livre d’or qu’aucun des sectaires n’avait vu et auquel tous croyaient. On conçoit l’embarras de la police et des juges devant des résistances ainsi formulées ; il n’y a d’autre remède que d’arrêter les propagateurs des célestes nouvelles. Ces exemples montrent que les erreurs religieuses recouvrent souvent, chez le Russe, des soucis temporels : ce n’est pas toujours vers le paradis invisible que se tournent les espérances de ces naïves hérésies. Les mystiques chimères du moujik ont parfois une singulière ressemblance avec les utopies révolutionnaires de l’ouvrier athée des bords de la Seine ou de la Sprée : la méthode diffère, le point d’arrivée est le même.

La plupart des sectes découvertes dans les vingt ou trente dernières années sont radicales. Presque toutes rejettent le sacerdoce et les rites de l’Église ; elles se partagent entre les deux tendances que nous avons signalées. Khlysty et molokanes ont, en même temps, des émules ou des continuateurs ; mais, entre les deux groupes, l’ancienne proportion est renversée. Le mysticisme à demi gnostique ne produit plus que de faibles et obscurs rejetons. En 1870, dans les villes de Troïtsa et de Zlotooust, ce sont les pliasouny ou danseurs, sorte de khlysty fréquentant ostensiblement l’église. En 1872, dans le district de Bélef, c’est lu « foi de Tombof », ainsi appelée de son fondateur, un sous-officier dont l’enseignement rappelait, dit-on, celui des skoptsy. Vers 1880, dans la province du Don, ce sont les samobogs (autodieux, self-gods), ainsi appelés parce que, à l’instar des doukhobortses, ils aboutissent à la déification de l’homme. En 1868, dans un village du gouvernement de Tambof, c’étaient les trouchavery, qui se regardaient comme les purifiés, et considéraient les autres hommes comme impurs et voués à l’enfer : leur chef, un petit bourgeois du nom de Panof, se donnait pour le Christ. En 1866, dans le gouvernement de Saratof, c’étaient les tchislenniki ou compteurs, ainsi désignés pour leur manière de compter les jours de fête. Ils intervertissaient tout le diurnal de l’Église, déplaçant les solennités ecclésiastiques, transportant le jour de repos du dimanche au mercredi, célébrant Pâques, par exemple, le mercredi saint. Tous ces changements se justifiaient sur un livre tombé du ciel. Selon ces compteurs, dont le chef était un simple moujik, il n’y a ni eucharistie, ni clergé ; tout homme a le droit de confesser et de célébrer l’office. Comme au moine Séraphin de Pskof, on leur reprochait d’enseigner le salut par le péché.

La tendance protestante est représentée par le stundisme, dont nous avons raconté les rapides conquêtes. Des hérésies plus ou moins analogues ont surgi au nord et au centre. J’en nommerai une, découverte en 1871, dans la ville de Kalouga, parmi la classe inférieure de la population urbaine. Le fondateur de cette secte, qui se prêchait dans les traktirs et les cabarets, était comme J. Smith, le Moïse des mormons, un cordonnier. Il s’appelait Tikhanof ; sa doctrine se rapproche de celle des non-priants. Comme eux, il rejette les sacrements, disant que baptême, confession et communion doivent être spirituels et sans intermédiaire de Dieu à l’homme. Cet artisan enseignait que la vraie religion n’admet que le culte de l’esprit ; la prière, la parole des lèvres est elle-même trop matérielle pour plaire à Dieu. Les aspirations de l’âme et les soupirs du cœur sont la seule offrande, la seule prière du chrétien. Aussi est-ce par de fréquents et longs soupirs que les disciples du cordonnier de Kalouga rendent hommage à Dieu, ce qui leur a valu le nom de vozdykhantsy ou soupireurs. L’étrange conclusion de ce rigide spiritualisme, cette sorte de confusion du souffle et de l’esprit, des aspirations de l’âme et des inspirations de la poitrine, nous fait retrouver, chez ces chrétiens spirituels, le naïf réalisme russe.


De tous les sectaires du dernier quart de siècle, le plus curieux est peut-être Soutaïef. C’est un des mieux connus et des plus dignes de l’être, n’eût-il pas été le maître ou l’inspirateur de Léon Tolstoï. Soutaïef est un moujik du gouvernement de Tver. Il peut servir de type à tous ces paysans du Nord qui cherchent solitairement la vérité dans les évangiles. Ils se font leur religion d’après le livre sacré, et ils savent à peine lire. Chacun des versets qu’ils déchilTrent péniblement, un à un, prend pour eux une importance singulière ; à chaque page ils croient découvrir une vérité nouvelle, inconnue des hommes. Soutaïef était marié qu’il ignorait l’alphabet. Travaillant à Pétersbourg l’hiver, comme tailleur de pierre, il apprit à lire, presque seul, pour chercher dans l’Évangile la vraie foi. Un jour, en 1880, le Messager de Tver annonçait l’apparition d’une nouvelle secte, les soutaïevtsy. Comme les stundistes, les disciples de Soutaïef rejetaient, disait-on, les sacrements ; mais, à l’inverse des baptistes russes, ces paysans du Nord n’avaient eu aucun contact avec des colons protestants. Chez eux rien que de russe et de spontané[3].

Soulaïef, au dire du prêtre de sa paroisse, était le paysan le plus pieux, le plus assidu aux offices. Quand il se mit en révolte contre son pasteur, il avait cinquante ans passés. Une contestation sur le casuel, pour l’enterrement d’un de ses petits-fils, détermina la rupture. Comme on lui demandait pourquoi il ne fréquentait plus l’église, « parce que, répondit-il, on n’en revient pas meilleur et parce que tout s’y paye. Puis, ajoutait le paysan, j’ai l’église en moi. » Toute sa doctrine découle de cette maxime également chère aux mystiques et aux rationalistes du peuple. Le pope de son village le fit en vain admonester par un archiprêtre. Soutaïef et ses proches, l’Évangile à la main, discutèrent avec l’ecclésiastique. « Nous sommes des créatures nouvelles, disaient-ils, des créatures régénérées. Nous étions dans l’erreur ; maintenant nous savons ! » On leur envoya le chef de la police, ils s’en débarrassèrent avec un billet de dix roubles. Comme on lui reprochait de former une secte, « nous ne formons pas de secte, répliqua Soutaïef, nous voulons seulement être de vrais chrétiens. — Et en quoi consiste le vrai christianisme ? — Dans l’amour. » Ce mot résume sa religion. Pour lui toute la loi est dans l’amour, dans la charité. Ce que ce moujik a en vue, c’est « une vie nouvelle, c’est l’organisation de la vie chrétienne ».

Le paysan de Tver fait bon marché des austérités ascétiques aussi bien que des aspirations mystiques. Toute la doctrine de cet idéaliste est tournée vers la vie pratique. En cela il est bien russe. C’est la vie qu’il veut transformer par la charité, comptant sur l’Évangile pour ramener parmi les hommes la paix et la justice. Quand M. Prougavine lui demande : « Qu’est-ce que la vérité ? — La vérité, répond Soutaïef, c’est l’amour dans la vie commune. » Ici encore il est bien de son pays ; ce qui le préoccupe, ce n’est pas son salut, c’est le bien de ses frères et le salut de la société. Toute la religion se réduit pour lui à la pratique de la justice ; il n’y a d’utile et de sacré que ce qui apprend à l’homme à mieux vivre. S’il tient les rites et les sacrements pour superflus, c’est qu’il n’a pas remarqué que les hommes en devinssent plus vertueux. Aussi repousse-t-il obstinément le ministère du prêtre. Un petit-fils lui naît, il refuse de le laisser baptiser ; un autre meurt, il veut l’enterrer dans son jardin, sous prétexte que toute terre est sainte ; et comme on le lui défend, il cache le cadavre sous son plancher. Il marie sa fille lui-même et, quand on lui dit : « Tu ne reconnais pas le mariage. — Ce que je ne reconnais pas, réplique-t-il, c’est le mariage menteur. Si je me bats ou me querelle avec ma femme, il n’y a pas de mariage, parce qu’il n’y a pas d’amour. » En mariant ses enfants, il se contente de leur recommander de vivre selon la loi divine et de traiter tous leurs semblables comme des frères.

Tel est l’évangile de ce simple d’esprit, et, avec la double logique de la foi et de l’ignorance, il tire de ce principe d’amour des conséquences subversives, à son insu, de l’État et de la société. Il prétend, ce tailleur de pierre, réformer le monde en commençant par son village. Pour lui, c’est même là l’essentiel, car il est, lui aussi, millénaire à sa façon. Comme tous ces lecteurs solitaires du Nouveau Testament, il a, durant les longues veillées d’hiver, peiné sur l’Apocalypse. Il attend la nouvelle Jérusalem. Il en prépare l’avènement. Son apostolat n’a qu’un but : établir le règne de Dieu sur cette pauvre terre souillée par le vice et la misère. Dans l’autre vie, ce croyant n’a qu’une foi incertaine. « Ce qu’il y a là-bas, s’écrie-t-il en montrant le ciel, je l’ignore. Je ne suis pas allé dans l’autre monde ; peut-être n’y a-t-il là que des ténèbres. » Aussi répète-t-il : « Il faut que le royaume de Dieu arrive ici-bas ».

Comment le réaliser ce royaume de Dieu ? Pour un moujik, cela est simple ; il n’y a qu’à établir la communauté, à supprimer la propriété qui engendre l’envie, le vol, la haine. C’est le communisme par horreur du péché : la communauté détruira l’égoïsme. Les seigneurs, les riches doivent « restituer la terre ». Ils le feront d’eux-mêmes, quand on les aura convaincus ; car l’apôtre ne veut violenter aucun de ses frères : on ne force personne dans le royaume de Dieu. Pour opérer la grande révolution, il ne faut qu’un peu de lumière à l’esprit, un peu d’amour au cœur. Comme la propriété, Soulaïef réprouve le commerce et l’argent démoralisateur. Il avait quinze cents roubles d’économies, il les a distribués aux pauvres ; il avait des créances, il les a brûlées. Avec la propriété et l’argent disparaissent les tribunaux, devenus inutiles, puis les collecteurs de taxe et les fonctionnaires qui vivent aux dépens du peuple, puis l’armée, car la guerre est supprimée, tous les hommes étant frères. Quand le starchine de sa commune vient exiger ses contributions, Soutaïef répond par des citations de l’Écriture. Le starchine se paye en saisissant une des vaches du contribuable récalcitrant. Traduit devant les tribunaux, le réformateur oppose aux lois des hommes la parole de Dieu. De même pour l’armée. Le dernier de ses fils, Ivan, est appelé au service : on lui ordonne de prêter serment ; le jeune conscrit allègue qu’il est défendu de jurer : on lui commande de prendre un fusil ; il refuse, disant : « Il est écrit : Tu ne tueras pas. — Imbécile, lui objecte un chef bon enfant, il n’y a pas de guerre, ton temps se passera à la caserne. » Tous les raisonnements n’y font rien. On jette l’insoumis en prison ; on le met au pain et à l’eau ; il repousse toute nourriture. Au bout de trois jours, pour ne pas le laisser mourir de faim, il fallut le tirer du cachot. On l’envoya, à Schlusselbourg, dans une compagnie de discipline. Un des soldats de l’escorte du réfractaire, touché de ses discours, se convertit. N’est-ce pas là des traits dignes des Actes des Martyrs ? C’est que, à tant de siècles de distance, sujets du tsar ou sujets de César, c’est presque mêmes esprits et mêmes âmes.

Religion et politique, toutes ces conceptions du paysan de Chevelino, nous les retrouverons, presque trait pour trait, chez le comte Tolstoï. Ce qu’enseigne le romancier, le moujik le met en pratique. Sur l’état et le gouvernement un Soutaîef ne saurait avoir que des idées confuses. Sa politique est bien russe, inspirée à la fois de notions enfantines et de notions théologiques. Pour lui, il y a dans l’autorité les bons et les mauvais. Les mauvais, ce sont les fonctionnaires qu’il connaît, les tchinovniks de tout ordre qui lèvent les impôts et mettent en prison. Les bons, c’est le tsar qu’on ne voit pas, le tsar qui trône au loin. « Si le tsar savait ! » dit Soutaîef, avec la foule de ses pareils. Un jour il part pour Pétersbourg, il veut « avertir le tsar ». Peine perdue. On ne le laisse pas approcher. L’infortuné réformateur est contraint de revenir à son village, s’accusant d’avoir péché par manque de persévérance. Soutaîef n’a que quelques centaines d’adeptes ; mais ils sont des milliers les paysans qui, sans avoir le courage de l’appliquer, sympathisent avec sa doctrine. Ils sont légion les prophètes innommés qui vont prêchant au fond du peuple un semblable évangile.


Les simples, les primitifs ne sont pas les seuls tourmentés du besoin d’une rénovation religieuse. Il se rencontre aussi, dans les classes supérieures, parmi les civilisés et les raffinés, des âmes affamées de vérité et dégoûtées de la fadeur des mets traditionnels que leur sert, en ses lourds plats d’or, le clergé officiel. La fin du dix-neuvième siècle en a rappelé le commencement. Comme au temps de Mme de Krudener et de Spéransky, la société pétersbourgeoise, à demi détachée de l’orthodoxie, semble parfois possédée du besoin de croire à côté[4]. Comme lorsqu’ils se nourrissaient de Saint-Martin et de Swedenborg, c’est le plus souvent de l’étranger que les délicats font venir leur pâture spirituelle.

Le beau monde de Pétersbourg a, sur la fin du règne d’Alexandre II, donné un pendant à la stunda des moujiks du midi. C’est ce qu’on pourrait appeler le stundisme des salons. Dans la résidence impériale, le remueur des âmes ne pouvait ôtre un simple pasteur ou de vulgaires colonistes allemands. Un monde aussi blasé voulait un autre prophète. La parole de Dieu lui fut apportée par un lord anglais. C’était chez lord Radstock une vocation ; il avait commencé son apostolat dès le collège d’Eton ; il l’avait continué dans l’armée de la reine. Il s’était même, à son passage, fait entendre dans quelques maisons de Paris. C’est à Pétersbourg que ce missionnaire de qualité devait récolter la plus ample moisson. Il y fut vite à la mode. Ses familières homélies faisaient concurrence aux séances des spirites fort en vogue au même moment. Il prêchait dans les soirées, ou au five o’clock tea, comme les prophètes populaires autour du samovar, dans les tavernes. C’était, d’habitude, en français que lord Radstock instruisait les dames russes. Les sceptiques avaient beau jeu à railler le lord apôtre[5]. Pour tomber sur le tapis des salons la semence évangélique n’en levait pas moins.

Lord Radstock trouva un précieux auxiliaire dans un propriétaire russe, riche, élégant, renommé en sa jeunesse comme valseur, M. Pachkof. Une de ses anciennes danseuses me racontait qu’il avait, un soir, entrepris de la catéchiser pendant une mazurka. À M. Pachkof se joignirent d’autres gentilshommes, notamment le comte Korf et jusqu’à un ancien ministre, le comte Alexis Bobrynsky.

Il serait injuste de ne voir dans le pachkovisme ou radstochisme qu’un caprice de la mode. Lord Radstock était apparu à Pétersbourg en 1878 et 1879, à une heure troublée, au début de la crise nihiliste, alors que nombre d’âmes dévoyées cherchaient, autour d’elles, un consolateur ou un guide. Ni lord Radstock ni M. Pachkof ne prétendaient inventer une doctrine. Ils évitaient les controverses dogmatiques, se bornant à commenter l’Évangile. Une des causes du succès de cette sorte de revival mondain, c’est qu’il répondait à un besoin spirituel naguère encore trop négligé du clergé orthodoxe. Les prêtres délaissant la prédication, les laïques prêchaient à leur place.

Les pachkovites ne sortent pas de l’Église ; ils montrent combien, faute d’autorité doctrinale, il y a de liberté pratique dans les murs de cette vieille Église. En fait, l’enseignement de ces évangéliques orthodoxes a une teinte protestante, calviniste ; il repose sur la justification par la foi, ce qui les sépare des sectaires tels que Soutaïef, qui font consister toute la religion dans les œuvres. Les radstockites croient avoir l’assurance d’être sauvés quand ils se sentent en union intime avec le Sauveur. « Avez-vous Christ ? demandait lord Radstock à chacun de ses auditeurs ; cherchez et vous trouverez. » Tandis que le lord anglais ne pouvait s’adresser qu’aux gens du monde, M. Pachkof a étendu son apostolat aux gens du peuple. Il réunissait, dans son hôtel de Pétersbourg, des personnes de toute condition auxquelles ses amis et lui enseignaient à « chercher Christ ». C’était un phénomène nouveau en Russie que cette parole distribuée à la fois aux hommes du commun et aux hommes cultivés, si peu habitués d’ordinaire à se voir servir les mêmes aliments intellectuels. Des assemblées du même genre avaient lieu à Moscou et en d’autres villes, sous le patronage de dames qui se plaisaient à faire asseoir, dans leurs salons, les valets derrière les maîtres. Il ne suffisait pas à M. Pachkof d’évangéliser de sa bouche les ouvriers et les paysans, il faisait traduire, pour eux, de ces tracts chers aux piétistes anglais. Traités et sermons étaient répandus gratuitement par milliers d’exemplaires. M. Pachkof devint rapidement populaire parmi les dissidents. Les sectaires de passage dans la capitale allaient le voir. Les fils de Soutaïef expédiaient de Pétersbourg à leur père les brochures pachkovites. M. Prougavine en a rencontré au Caucase, dans l’Oural, en Sibérie.

Tant que le radstockisme était resté confiné dans les classes privilégiées, le gouvernement ne s’en était guère inquiété ; s’il est une liberté en Russie, c’est la liberté des salons. Il en fut autrement lorsque, des corsages décolletés et des habits noirs, la propagande passa à l’armiak et au touloup. Le peuple, avec sa logique naturelle, ne gardait pas toujours, vis-à-vis de l’Église et du clergé, la déférence de bon goût que continuaient à leur témoigner des esprits dressés aux compromis de la vie mondaine. Il arriva, me racontait un de mes amis, que des paysans, qui avaient entendu M. Pachkof parler sur l’inutilité des cérémonies et des observances, n’eurent rien de plus pressé, en rentrant dans leur izba, que de jeter par la fenêtre leurs saintes images. Le gouvernement impérial ne tarda pas à prendre des mesures contre les aristocrates prédicateurs. M. Pachkof fut expulsé de Pétersbourg ; interné d’abord dans ses terres, il fut ensuite invité à voyager à l’étranger. Le comte Korf dut également quitter la capitale. La société de propagande fondée par ces messieurs a été dissoute en 1884 ; leur organe, la Feuille évangélique du dimanche, a été supprimé. Le haut-procureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, n’a pas traité ces apôtres en gants blancs avec beaucoup plus de ménagements que les prophètes en peau de mouton. « Jusque dans la haute société, disaient ses rapports annuels, il s’est rencontré des insensés qui ont abandonné la foi de leurs pères pour des doctrines absurdes, apportées par des sectaires de passage. » Non content de leur reprocher de troubler la foi des simples, M. Pobédonostsef les accusait de prêter un appui moral et matériel aux sectes du peuple, notamment aux stundistes. Le beau monde tient rarement en Russie contre la défaveur officielle. Le pachkovisme des salons est déjà en décadence. Les rigueurs du pouvoir ne semblent pas cependant avoir entièrement arrêté la propagande évangélique, en province du moins. En 1886, par exemple, le tribunal de Novgorod condamnait à la prison deux hommes coupables d’avoir prêché « l’hérésie de Pachkof ». L’année suivante, on signalait dans la même région un nouvel apôlre de la même doctrine[6]. Le haut-procureur se plaint dans ses comptes rendus du prosélytisme de certains propriétaires[7]. Quand la vigilance du laïque berger préposé à la garde des âmes russes éloignerait du bercail tous les loups déguisés en brebis, nombreuses resteraient les ouailles infectées d’une sorte de protestantisme inconscient. Lord Radstock ne fût pas venu édifier l’aristocratie pétersbourgeoise que l’évangélisme à demi mystique, à demi rationaliste, n’en eût guère été moins fréquent chez les orthodoxes du peuple ou du monde qui allument une lampe au-dessus des saintes icônes[8].


La parole de vie qu’appellent, des salons comme de l’izba, les affamés de justice et de vérité, est-ce à des étrangers de l’apporter à la Russie ? N’est-ce pas plutôt à des fils de sa chair ; et, entre tous, qui en semblait plus capable qu’un de ses grands écrivains, qu’un Dostoîevsky ou un Tolstoï, un de ces magiques évocateurs d’âmes qui ont su fondre en eux-mêmes l’homme du peuple et l’homme civilisé, et exprimer tous les troubles et les tourments de la pensée russe ? La révélation attendue, Dostoîevsky et Tolstoï ont l’un et l’autre essayé de la proférer ; et tous deux ont, à leur manière, annoncé le même message d’amour. La foi vive de Dostoîevsky s’est épanchée en une sorte de mysticisme apocalyptique et humanitaire d’une chaleur contagieuse, mais trop vague pour qu’on en puisse tirer un corps de doctrine. Il en est autrement de Tolstoï. Moins modeste ou plus naïf, il n’a pas craint d’enseigner un nouveau Christianisme. À ce titre, il nous appartient ; il a sa place dans la galerie des sectaires contemporains entre Soutaïef et M. Pachkof.

Chez Tolstoï tout est spontané, russe, national. Isolé de la terre natale, il reste une énigme. Pour comprendre ses idées religieuses et sociales, il faut replacer Léon Nikolaïévitch dans le cadre de la vie russe, parmi ces paysans qu’il a tant pratiqués. Il est, cet aristocrate, de la famille des voyants et des saints du raskol. Sa religion est du même sol que la leur ; elle a un goût de terroir marqué. On retrouverait les articles de son credo dans les bégaiements des apôtres de village. On dirait presque qu’il a condensé et codifié les incohérentes doctrines des sectes populaires. Il semble nous en donner la synthèse ou la somme, non que le grand romancier ne soit qu’un écho ou un reflet du moujik ; — loin de là, peu d’hommes ont plus d’individualité ; il est, en toutes choses, enclin à rejeter les notions reçues et à se faire sa foi à lui-même ; — mais, en dépit de son origine et de son éducation, c’est un esprit de même trempe que ses paysans, un homme de même sang que les prophètes rustiques. C’est, en quelque façon, un molokane ou un Soutaïef qui a passé par l’Université.

À vrai dire, le grand écrivain est, lui aussi, un primitif. Il connaît l’art, les littératures, les sciences de l’Occident ; mais tout cela n’a point entamé son âme russe. Dans la sphère religieuse, comme dans le domaine social, Léon Nikolaïévitch est presque aussi ingénu qu’un Soutaïef. Lui aussi croit que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et pour le trouver, il lui semble qu’il n’y a qu’à prendre l’Évangile et à bien lire. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte, cherchant solitairement la vérité dans la nuit à la lueur de sa lampe de pétrole. S’il n’ignore pas ce qu’ont fait les autres avant lui, il l’oublie volontiers. Peu lui importe que le monde, déjà vieux, ait peiné des siècles sur le saint livre et sur les éternelles énigmes, il a le goût du Russe pour la table rase. Il prétend tout apprendre par ses propres lumières et se persuade aisément que tout est encore à trouver. Tolstoï s’étonne, un moment, d’avoir vu le premier ce que des millions de chrétiens avaient cherché avant lui ; mais cela ne le fait pas douter de sa découverte. Il a la confiance de l’adolescent ou de l’homme du peuple qui croit qu’on peut tout découvrir et tout résoudre. Il se fait sa religion, Ma Religion, comme il dit, et comment la fait-il ? — comme les réformateurs populaires.

C’est même méthode, mêmes procédés. Il ouvre l’Évangile et il l’interroge comme un livre nouveau, tombé du ciel hier, y apercevant des vérités inconnues, des sens cachés. De même que Soutaïef, il a une cinquantaine d’années quand il s’avise de demander au vieux livre la véritable doctrine du Christ. La grande différence, c’est que, au lieu de se contenter des versions russe ou slavonne, il recourt à l’original, au texte grec. Il se souvient de ses études classiques, il s’aide des meilleurs dictionnaires ; mais tout cet appareil scientifique ne change en réalité ni les procédés ni les résultats de son exégèse. Comme ses aînés du peuple, il suit le texte sacré verset par verset. Son interprétation est le plus souvent littérale, et son érudition, parfois ingénieuse, lui sert uniquement à démontrer que le sens littéral est le seul acceptable. Peu lui importe que le christianisme, ainsi compris, cesse d’être la grande religion à la portée de tous, pour devenir une sorte de règle ascétique pratiquée par quelques élus. Le christianisme, tel que renseigne l’Église, n’a pu transfigurer l’humanité ; cela seul suffirait à condamner l’Église ; car, avec ses frères du peuple, ce que Tolstoï exige de l’Évangile, ce n’est rien moins que la transformation radicale des sociétés humaines.

Tolstoï n’a pas toujours été religieux, ou il l’a été longtemps à son insu. Il avait seize ans quand un de ses camarades lui annonça que, au collège, on avait découvert qu’il n’y avait pas de Dieu. « Pendant trente-cinq années de ma vie, nous dit-il, j’ai été nihiliste dans l’exacte acception du mot, un homme qui ne croit à rien. » Comment s’est-il converti ? Il l’a raconté dans sa Confession : ses romans seuls nous l’auraient laissé deviner. P. Bezouchof et Lévine nous ont fait assister à ses doutes et à ses luttes, en nous laissant pressentir d’où lui viendraient la paix et la lumière. Le pessimisme a été pour Tolstoï le fruit amer du nihilisme. L’idée de la mort l’obsédait ; l’ombre de la mort se projetait pour lui sur toutes les joies de la vie. Comme Lévine, il a songé à se tuer. D’où lui est venu le salut ? De là où il était venu à ses incarnations romanesques, du moujik. Tolstoï avait remarqué que le mystère de la vie semble plus obscur aux gens du monde qu’aux gens du peuple. L’énigme qui tourmente l’homme instruit n’existe pas pour des millions de créatures humaines. Elles en ont trouvé le mot sans efforts, sans l’avoir cherché. Ce que nulle science n’eût pu lui apprendre, le sens de la vie et de la mort, une vieille paysanne, sa nourrice, le savait ; elle avait la foi et ne connaissait aucun doute. Telle est l’idée maîtresse de Léon Nikolaïévitch, idée encore bien russe. Pour comprendre la vie, il n’y a qu’à se mettre à l’école des simples. Pareil à ses héros, Tolstoï a pris pour initiateur un moujik. Il a, comme eux, rencontré son paysan révélateur. Mais en revenant à la religion, Tolstoï ne revient pas à l’orthodoxie ; et en cela encore il est l’élève de nombre de paysans. Le secret de la vie est tombé des lèvres de Jésus, mais l’Église, dépositaire de sa parole, l’a dénaturée. Le christianisme du Christ a disparu sous les menteurs commentaires de ses interprètes officiels ; il était plus difficile à retrouver que si l’Évangile ne nous fût parvenu qu’à demi effacé ou brûlé, parmi ces manuscrits de Pompéi réduits en cendres.

Qu’a-t-il donc découvert ce Sarmate que ni Grec, ni Latin, ni Germain n’aient aperçu avant lui ? Il a découvert la morale évangélique enfouie, depuis quinze cents ans, sous l’amas des compromis mondains. Il a lu le Sermon sur la montagne et il a vu que le fondement de la foi chrétienne, c’est de ne pas résister aux méchants. Ces conseils, d’une sublimité déconcertante pour la nature humaine, Rome et Byzance n’osaient en recommander la mise en pratique qu’à l’ombre des cloîtres, aux exilés volontaires du siècle ; le Russe l’impose à chaque chrétien. C’est en eux qu’il fait consister tout le christianisme. La clef de la doctrine, c’est la parole de saint Mathieu : « Il a été dit : œil pour œil et dent pour dent ; et moi je vous dis de ne point résister au mal qu’on veut vous faire ». Ne pas résister aux méchants, tel est le « pivot » de l’enseignement de Jésus, « le centre » de sa doctrine. Tendre l’autre joue, voilà le précepte essentiel, la règle positive prescrite par le Maître. Après cela, est-il possible de se dire chrétien et d’avoir une police et des prisons ? Est-il possible de confesser Jésus-Christ et, en même temps, de « travailler avec préméditation à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’État, des armées ? d’organiser en un mot une existence contraire à la doctrine de Jésus » ? Jésus a dit : Ne jurez pas, et Tolstoï, appuyé sur le texte grec, prouve que cette prohibition ne peut avoir qu’un sens : N’ayez pas de tribunaux. Jésus a dit : Ne tuez pas ; et cela ne peut s’entendre que d’une manière : N’ayez pas d’armée, ne faites point la guerre. Jésus a dit : Ne jurez pas ; et cela signifie : Ne prêtez serment ni aux tribunaux ni au tsar. Ainsi de suite de tous les conseils évangéliques, érigés en préceptes absolus, en nouveau décalogue imposé aux peuples non moins qu’aux individus. Le mystérieux parrain du Filleul lui apprend qu’on ne détruit pas le mal par la justice, par la prison ou la mort ; que le mal se multiplie par le mal ; que plus les hommes le poursuivent, plus ils l’accroissent. Ivan l’imbécile nous fait voir qu’une nation qui ne se défend pas n’a rien à craindre de ses voisins. Pour désarmer les envahisseurs, le peuple envahi n’a qu’à tout leur livrer. Que le Russe se tienne en paix, ni le Turc ni l’Allemand ne le molesteront.

L’Évangile, ainsi entendu, est la négation de l’État, de la société, de la civilisation. Tolstoï n’en a cure. Il ne porte guère plus d’intérêt à l’État que le raskolnik qui voit dans l’État le royaume de l’Enfer. En vrai Russe et en Vieux-Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doctrine. Pour l’auteur de Ma Religion, Église, État, culture, science, ne sont que des idoles creuses, condamnées par Jésus, par les prophètes et tous les vrais sages, « comme le mal, comme la source de perdition ». Il croit, à sa façon, au règne de Satan. Il veut, lui aussi, détruire cette société maudite et renouveler la face de la terre. Pour cela, il suffit d’appliquer les préceptes évangéliques. Les hommes n’ont qu’à vivre en frères ; ils réaliseront ici-bas le royaume de Dieu, qui n’est que la paix parmi les hommes.

Sont-ce là des idées nouvelles sur la terre russe ? Ne reconnaissons-nous point, dans l’enseignement du grand romancier, ce que nous avons maintes fois rencontré chez d’obscurs réformateurs de villages ? N’est-ce point, par exemple, ce que balbutiaient, à leur manière, molokanes ou doukhobortses, ce qu’ils ont essayé de réaliser dans leurs colonies de la Molotchna ? Ne prétendaient-ils pas, eux aussi, établir ici-bas le règne de Dieu en fondant la fraternité et l’égalité ? N’ont-ils pas, longtemps avant Tolstoï, prohibé le serment et déclaré que les enfants de Dieu n’avaient que faire des tribunaux et des lois humaines ? N’avaient-ils pas déjà condamné la guerre et l’état militaire, d’accord, en cela, avec des chrétiens de tout temps et de tout pays, des quakers anglais aux mennonites allemands ? Car il y a bien des vieilleries dans toutes ces nouveautés ; s’il est quelque chose de propre à Tolstoï, ce n’est guère que l’accent de tendresse de sa charité. Et cette tendresse même se retrouve chez nombre de ses émules du peuple. Des moujiks ont prêché avant lui que tout le christianisme était dans l’amour. Pour savoir ce qui fait vivre les hommes, Soutaïef n’a pas attendu la révélation du prophète d’Iasnaïa Poliana. Entre le paysan de Tver et l’ancien seigneur, la ressemblance est grande. C’est au fond même doctrine, et si l’un a emprunté à l’autre, ce n’est pas le paysan.

Tolstoï a vu Soutaïef ; il l’a consulté sur les maux du peuple ; il a appris de lui le secret d’être utile aux misérables. Singulière rencontre que celle du moujik inculte et de l’aristocratique écrivain, dans le pays du monde où il y a le plus d’intervalle entre les deux extrémités de la société ! Tolstoï ne l’a point cacbé, celui des deux qui a le plus reçu, c’est lui, et que pourrait, d’ailleurs, un homme du monde enseigner à un homme du peuple ? Ce que le gentilhomme civilisé formulait dans son cabinet en belles maximes, le tailleur de pierre l’avait déjà mis en pratique. La vie, plus encore que la parole de Soutaïef, a été pour Tolstoï une révélation. Il savait que le fils de Soutaïef s’était laissé mettre au cachot plutôt que de porter un fusil et de prêter serment. Il savait que Soutaïef ne souffrait ni clôture ni serrure, qu’il laissait ses granges et ses armoires ouvertes, et que, lorsqu’on le volait, son premier soin était de mettre ses voleurs en liberté. Soutaïef a été le maître ; Tolstoï, le disciple, l’évangéliste ou le docteur, qui tient la plume et expose la doctrine : il a été le Platon du rustique Socrate.

Autre ressemblance entre Tolstoï et maints apôtres du peuple. Pour prendre à la lettre le Sermon sur la montagne, Tolstoï, comme Soutaïef, comme les molokanes, n’en est pas moins rationaliste à sa manière. De même que Soutaïef, il s’inquiète peu du dogme. Sa religion n’a en vue que la vie. Soutaïef ignore ce qu’il y a là-bas, derrière le ciel ; Tolstoï nie catégoriquement la vie future. En devenant chrétien, il est resté nihiliste. Il n’admet, pour l’homme, d’autre immortalité que celle de l’humanité. À l’en croire, le vrai christianisme n’en connaît pas d’autre. Jésus, dit-il, a toujours enseigné le renoncement à la vie personnelle ; or la doctrine de l’immortalité individuelle, qui affirme la permanence de la personnalité, est en opposition avec cet enseignement. La survivance de l’âme à la mort n’est, comme la résurrection des corps, qu’une superstition contraire à l’esprit de l’Évangile.

D’accord avec Soutaïef, avec les doukhobortses et tant d’autres, Tolstoï place le salut en cette vie. C’est ici-bas qu’il prétend construire la Jérusalem divine. Il n’attend pas pour cela que le Christ descende sur les nuées ; il ne croit ni aux prophéties ni aux miracles. Il est millénaire, mais à la façon de Comte ou de Fourier. La différence, c’est que la clef de son paradis, il ne la demande ni à la science, ni à la richesse, ni à la politique, les sachant impuissantes pour le bonheur. La transformation de l’humanité, il ne l’espère que de la transformation intérieure de l’homme ; et en cela il est assurément plus sage que la plupart des réformateurs qui raillent ses utopies. De même que ses humbles frères du peuple, il cherche la route des Eaux-Blanches, des mystérieuses Bélovody, où il n’y a ni pope, ni ispravnik, ni collecteur d’impôts, ni capitaine de recrutement. Cet Eldorado, il peut se vanter d’en avoir découvert le chemin. Pour rentrer au paradis retrouvé, l’humanité n’aurait qu’à le suivre ; elle n’a qu’à quilter le péché et à pratiquer l’amour. Si les hommes vivaient en frères, ils n’auraient besoin ni de gendarmes, ni de soldats, ni de tribunaux. L’erreur est de croire que l’humanité en masse puisse jamais suivre l’étroit sentier du renoncement, et tout un peuple passer par la porte basse de l’abnégation.

Ce que Tolstoï oublie trop, c’est la nature humaine, ou, ce qui revient au même, c’est le vieux dogme de la chute, qui symbolise les misères et les faiblesses de notre nature. Il semble parfois croire à la bonté native de l’homme, croire qu’il suffirait de le délier de tout lien pour le rendre bon. Dans sa confiance en la discipline intérieure, il ne tolère de contrainte d’aucune sorte. Ce que les croyants n’attendent que de la grâce, il semble l’attendre de la nature, que toute sa doctrine violente.

Quel est l’idéal politique et social de ce mystique qui prétend imposer aux hommes une vie si contraire à tous les appétits du vieil homme ? C’est, à bien des égards, le retour à l’état de nature, après avoir, il est vrai, extirpé de l’homme de la nature les plus invétérés des instincts naturels. L’humanité doit renoncer à tout ce qui fait l’honneur, la beauté, la sécurité de la vie. Tolstoï reprend le paradoxe de Rousseau. Seulement, chez lui, l’être abstrait des philosophes du dix-huitième siècle est devenu un être vivant ; « l’homme de la nature » a pris corps dans le moujik. Comme Rousseau, Tolstoï croit que, pour être heureux, les hommes n’ont qu’à s’émanciper des besoins factices de la civilisation. Ne lui objectez pas le progrès, l’industrie, la science, l’art : autant de grands mots vides. Son dédain de la civilisation, pour laquelle il a des traits plus durs que Jean-Jacques, Léon Nikolaïévitch ne le puise pas dans sa misanthropie ou dans les déceptions de son amour-propre, mais dans sa compassion pour la souffrance humaine. Avec nombre de réformateurs populaires, il se persuade que la pauvreté des uns provient de l’opulence des autres ; qu’accorder à ceux-ci le superflu c’est enlever à ceux-là le nécessaire. Pour lui aussi, tout homme qui vit de ses revenus est un parasite, « pareil au puceron qui dévore les feuilles de l’arbre qui le porte ». Pour lui aussi, l’intérêt de l’argent est une iniquité. Il n’a pas assez de sarcasmes pour « ce rouble fantastique » dont on rogne chaque année quelques kopeks sans l’épuiser jamais. Il va plus loin, il bannit de sa république l’argent, qui permet à l’homme de s’approprier le travail d’autrui et qui a rétabli un nouvel esclavage plus dur que l’ancien, l’esclavage impersonnel, plus inhumain que l’esclavage personnel. Si chaque famille ne peut produire ce qu’elle consomme, il veut que les produits soient échangés en nature.

Tout homme doit vivre du travail de ses mains, à la sueur de son front, dit l’Écriture. Ici encore, Tolstoï renchérit sur Rousseau ; mais, pour lui, le travail n’est pas seulement un devoir, c’est un remède moral, c’est l’agent du salut. Encore une idée qui lui est commune avec maint sectaire du peuple. Les molokanes aussi érigent le travail en devoir religieux, affirmant qu’il est aussi indispensable à l’homme que le pain et l’air. On a dit que Tolstoï préconisait le travail manuel comme un contrepoids au travail cérébral, par hygiène, pour maintenir l’équilibre de l’être humain. Ce n’est ni son unique ni son principal motif. Cet ouvrier de la pensée affiche pour le travail musculaire l’estime et le goût exclusifs du bas peuple. Tel de ses contes raille avec âpreté le stérile labeur de la tête. Le travail par excellence est le travail de la terre ; tous les hommes devraient en vivre. Cela encore est bien russe. Tolstoï a publié, à ses frais, un opuscule d’un sabbatiste, où il est démontré, d’après la Bible, que tout homme doit remuer la terre, au moins trente-cinq jours par an. Le travail industriel, non moins malsain pour l’âme que pour le corps, devrait être aboli, et les villes, supprimées. Tolstoï a pour ces Babylones impures la répulsion de l’errant. Il faut quitter les villes où « l’on consomme sans produire », pour vivre aux champs, en renonçant à tous les besoins artificiels de la vie urbaine. Le problème du paupérisme est simple ; Soulaïef l’a résolu d’un mot : il n’y a qu’à répartir les pauvres des villes entre les izbas des paysans.

Sa doctrine, le réformateur l’a mise lui-même en pratique, autant que peut le faire un Russe de sa classe. S’il n’a pas distribué ses biens aux pauvres, c’est par scrupule de père de famille, et aussi parce que l’aumône ne sert d’habitude à rien ; ce n’est pas avec de l’argent qu’on peut secourir son prochain. Tolstoï vit à la campagne ; il laboure, il fane, il moissonne de ses mains, et sa robuste santé s’en trouve bien, car il n’a rien d’un détraqué ou d’un névropathe, ce philosophe. Ce n’est pas, comme Dostoïevsky, un épileptique. De même que le paysan russe, il a son métier pour l’hiver. Il fait des bottes qui se vendent bien. Un jour, chez un de ses amis, il en découvrit une paire dans une vitrine, avec cette étiquette : Bottes faites par le comte L. Tolstoï. Il n’est pas seulement cordonnier, il sait encore réparer les poêles ; mais c’est toujours la terre qui garde ses préférences ; la large main qui a écrit Guerre et Paix se délecte à conduire la charrue. Pour prendre en pitié les faiseurs de livres, Tolstoï n’a pas cependant jeté la plume. Il ne sème pas seulement le seigle ou l’avoine, il est aussi un semeur d’idées, un laboureur d’âmes. Il se plaît à défricher l’esprit inculte de ses frères du peuple ; les vérités qu’il a découvertes, il les répand à poignées sur les champs vierges de la Russie paysanne.


On a rapproché Tolstoï de Schopenhauer. On a trouvé à sa doctrine une saveur hindoue, comme si tout l’effort religieux de la Russie aboutissait à une sorte de bouddhisme chrétien. Cela est vrai et cela est faux. Par le pessimisme de son point de départ, par son indifférence pour tout progrès et son exaltation des humbles, par sa philosophie du renoncement et sa religion de charité sans Dieu, par son dogme débilitant de la non-résistance au mal, Tolstoï touche au bouddhisme. On dirait que le réformateur de Toula est né sur les croupes fabuleuses du mont Mérou. Mais la ressemblance est presque tout entière dans le dogme, dans les notions théoriques. Nulle part, mieux qu’en cette similitude de croyances et de systèmes, n’éclate la divergence de l’esprit russe et du génie de l’Inde. Tolstoï a beau chercher la délivrance dans le dépouillement de la personnalité, au moment où il semble près de s’abîmer dans le bouddhisme, il lui tourne résolument le dos par sa conception de la vie pratique. Le modèle de l’énergique moissonneur de Iasnaïa Poliana n’est pas le fakir émacié ou le richi accroupi en méditation solitaire, immobile, l’œil fixé sur son nombril. Pour interdire de résister aux méchants, il ne recommande ni la passivité ni l’ataraxie. Sa doctrine est mystique plutôt qu’ascétique ; elle préconise l’action, non la contemplation[9]. Ce Russe échappe au bouddhisme par l’amour du travail » de l’effort, du labeur musculaire. À cela seul se reconnaîtrait l’homme du Nord. S’il enseigne la fuite des villes et le renoncement aux commodités de la vie, ce n’est pas pour emmener ses disciples faire pénitence au désert, ou les vouer, dans une étroite cellule, aux austérités et à la prière. C’est encore moins pour qu’ils aillent, dans les grottes des viharas, anticiper sur le repos du nirvâna. Tolstoï semble faire peu de cas des jeûnes et des oraisons. De même, lui si enclin à prendre les conseils évangéliques à la lettre, il ne prêche pas le célibat ; il n’est pas, comme le skopets ou comme Schopenhauer, l’ennemi de la génération ; il se contente d’enjoindre à chaque homme de n’aimer qu’une femme. Pour lui, l’affranchissement des maux de la vie est dans l’action, dans le développement de l’énergie physique, pour ne pas dire de l’énergie animale. Heureuse inconséquence ! par une sorte de duperie du tempérament septentrional, ce Slave, en route pour le quiétisme, aboutit à la loi du travail, à la rédemption par le travail.

Ce n’est point la seule différence, on pourrait dire la seule opposition, entre le « tolstoïsme » et le bouddhisme. Les deux doctrines diffèrent presque autant par la notion du salut que par les voies de salut. Le bouddhiste a surtout en vue le salut de l’individu, la délivrance personnelle. Tolstoï, comme la plupart des Russes, songe surtout au salut des hommes, à la délivrance de la collectivité, à la régénération de la société ; et cette œuvre de salut, il prétend l’accomplir sur cette terre, dans cette vie, qui ne lui paraît mauvaise qu’autant qu’elle n’est pas sanctifiée par l’amour.

La doctrine de Tolstoï est peut-être moins une sorte de bouddhisme chrétien que de nihilisme chrétien. Chez lui, ce n’est pas seulement le théologien ou le philosophe qui est nihiliste, c’est aussi le politique, le réformateur social.

De même que Soutaïef, il n’est, si l’on peut accoler les deux mots, qu’un nihiliste évangélique. Sur bien des points, il est d’accord avec les nihilistes révolutionnaires, qui, eux aussi, sont à leur façon des hommes de foi. « Sauf son aversion pour la lutte (et encore pareil sentiment s’est-il rencontré chez plusieurs de nos amis), les idées de Tolstoï sont fort voisines des nôtres », me disait un réfugié russe. Lavrof a écrit un article pour le démontrer[10]. En vérité, peu de niveleurs rêvent autant de démolitions que cet apôtre de la charité. Il dépasse souvent les Bakounine et les Kropotkine. Aucun de ses compatriotes n’a été plus dur pour le capital. Aucun n’a été plus fermement internationaliste. « Ce qui me paraissait honteux et mauvais, lit-on dans Ma Religion, le renoncement à la patrie et le cosmopolitisme, me paraît bon et grand. » Sur l’armée, sur la justice, sur la loi, il a les principes de Kropotkine. Avec lui, il croirait volontiers que le moyen de supprimer le crime serait de raser les prisons et de brûler les codes. Que l’on compare deux livres parus en français, la même année (1885), Ma Religion, de Tolstoï, et les Paroles d’un révolté, de Kropotkine : les conclusions sont analogues. Quoi d’étonnant ? le prince révolutionnaire et le théosophe athée sont tous deux des voyants et des croyants. Ils ont eu la même vision. Non moins que Bakounine ou Kropotkine, Tolstoï est anarchiste ou partisan de « l’an-archie ». Une société amorphe ne l’effrayerait pas. Détruisez tout gouvernement : de ce qu’on appelle le désordre sortira « un ordre libre ». Il en ferait volontiers l’expérience pour les peuples, comme il l’a faite pour son école de Iasnaïa Poliana. Une fois livrés à eux-mêmes, les hommes, comme ses petits moujiks, feraient régner parmi eux la justice et la paix.

Ici encore, entre ce nihiliste et les autres, il y a une différence capitale. Ce n’est pas seulement la dynamite en moins, c’est que toutes les espérances de Tolstoï portent sur une chose dédaignée de la plupart des socialistes, la religion et la fraternité chrétienne. Pour élever l’humanité jusqu’au nouveau paradis, il a un levier, l’Évangile. À qui saurait éliminer l’intérêt personnel, il serait aisé de refaire une autre société, une autre économie politique. Par là même, comme nous le disions de ses ignorants devanciers, molokanes ou communistes, ce visionnaire religieux est moins chimérique que les utopistes révolutionnaires. Son rêve de régénération sociale, il dépendrait de l’humanité de le réaliser. Pour faire de cette misérable terre une demeure céleste, les hommes n’auraient guère qu’à mettre en pratique le Sermon sur la Montagne. Ce qui est chimérique, devons-nous répéter à Tolstoï, ce n’est pas votre panacée évangélique, c’est l’espoir de la faire adopter de tout un peuple, fût-ce votre bon et grand peuple russe. N’importe, Tolstoï a raison dans sa folie. Les fous, peut-il dire, sont les hommes assez aveugles pour refuser de le suivre.

Malgré ses illusions et ses outrances, la doctrine de Tolstoï est d’un esprit sain. La terre promise, éternellement rêvée, il la cherché au dedans de l’homme plutôt qu’au dehors. Il sent l’impuissance des révolutions, l’insuffisance des lois et de la science elle-même pour transformer les sociétés. Il professe que, pour supprimer la misère, il faut opprimer le vice. Il affirme que tout progrès social doit avoir pour principe un progrès moral. Par là son enseignement est bienfaisant. Ce démophile n’est pas un adulateur du peuple. Il lui prêche l’émancipation par la conversion. En histoire, il est vrai, dans la guerre comme dans la paix, Tolstoï ne croit qu’au peuple, aux masses obscures, aux forces inconscientes, aux infiniment petits. Il est étranger au culte des héros : l’esprit russe, dit-il, ne reconnaît guère de grands hommes. À ses yeux, c’est le soldat qui gagne les batailles ; le général n’y est pour rien[11]. Mais, pour tout attribuer au peuple et à l’homme du peuple, il n’a garde d’en faire un Dieu. Il est aussi réfractaire à l’idolâtrie démocratique qu’au heroes’ worship.

S’il l’exalte en face de l’homme civilisé, ses portraits du moujik n’ont rien de flatté. Ses paysanneries ne sont pas des idylles ; ses paysans semblent souvent ce que M. Taine appelait un jour : des pochards mystiques. Qu’on lise la Puissance des Ténèbres, Tolstoï montre ses villageois « englués dans le péché », pareils à des brutes abjectes. Par où se relève ce moujik qu’il se plaît, en même temps, à rabaisser et à offrir en modèle ? Par la charité, par la foi. Son héros favori est Akim, le vieux paysan vidangeur dont toute parole est un bégayement ; plus l’homme semble bas et borné, plus Tolstoï a de joie à faire éclater chez lui ce qui fait la vraie grandeur de l’homme, le sentiment moral. Au fond des ténèbres opaques qui pèsent sur ses paysans, il aime à faire briller la petite lueur de la conscience, pâle veilleuse qui tremble dans la nuit de leur âme. C’est là, dans leur cœur, qu’est le principe de la régénération des misérables ; de là seulement peut leur venir la vraie lumière.

L’apostolat du peuple, telle est la mission que Tolstoï semble avoir donnée à sa verte vieillesse. Lui aussi « est allé au peuple » ; il s’est plu à en partager la vie et les labeurs ; mais, plus heureux que les révolutionnaires ses prédécesseurs, il a su parler la langue du moujik et s’en faire comprendre. Il est allé au peuple, non pour attiser ses haines et ses convoitises, mais pour lui apprendre l’amour et le sacrifice. Racine, ayant renoncé au théâtre, versifiait des tragédies bibliques que les jeunes filles nobles jouaient devant le grand roi. Tolstoï, ayant renoncé au roman, écrit des contes populaires qu’il fait vendre par des colporteurs quelques kopeks, sans accepter aucun droit d’auteur. « Naguère, disait-il, en 1886, à M. Danilevsky, nous comptions en Russie quelques milliers de lecteurs ; aujourd’hui, ces milliers sont devenus des millions, et ces millions d’hommes sont là, devant nous, comme des oiseaux affamés, le bec ouvert, et nous disant : « Messieurs les écrivains, jetez-nous quelque nourriture, à nous qui avons faim de la parole vivante. » Et lui, l’auteur de Guerre et Paix, il leur donne la becquée, distribuant à ces humbles la pâture qui leur convient, des contes et des légendes. Il s’en vend des millions d’exemplaires ; c’est que Tolstoï parle au peuple selon le cœur du peuple. Il a, dans ses légendes, adopté les croyances de ses nouveaux lecteurs ; son rationalisme ne proscrit plus les miracles et le surnaturel. Alors même que, chez lui, l’écrivain semblait mort dans le chrétien, il a ouvert aux lettres russes une veine nouvelle, nationale à la fois et populaire. Au point de vue même de l’art, à ce point de vue inférieur et païen dont il rougirait d’avoir souci, ses œuvres morales ne sont pas sans beauté. Il a retrouvé la parabole évangélique, ce qui n’était guère permis qu’à un Russe écrivant pour des Russes. En travaillant à l’édification de ses frères, il a fait, malgré lui, œuvre d’artiste.

Ce ne sont plus les grands écrivains qui accomplissent les révolutions religieuses. Léon Nikolaïévitch a peut-être moins de disciples que les apôtres en kaftan ou en touloup. Sa doctrine manque trop d’ossature dogmatique pour servir de squelette à une secte, à une Église. Rares sont les adeptes qui mettent ses préceptes en pratique. Çà et là quelques propriétaires essayent, à son exemple, de vivre en paysans sur leur bien seigneurial. Pour ne pas se convertir à sa religion, la Russie n’en ressent pas moins l’influence de l’enseignement de Tolstoï. Sous leur légère enveloppe de moralités et de légendes, les idées de Léon Nikolaïévitch ressemblent à des graines ailées emportées au loin par le vent. Offert sous cette forme enfantine et revêtu d’un merveilleux naïf, le « tolstoïsme », ramené à une sorte de poème de charité et de fraternité, reprend une vérité idéale, ne fût-ce que cette antique et banale vérité que ni la science, ni le progrès matériel, ni l’argent, ni les machines ne possèdent le secret du bonheur. C’est là une vieillerie qu’il est bon à un peuple de s’entendre rappeler au soir d’un siècle ; et, pour le faire en des contes d’enfants, l’auteur du Filleul n’est pas tombé en enfance[12].



  1. Voyez Giac. Barzolotti : David Lazzaretti di Arcidosso, detto il santo, i suoi seguaci e la sua leggenda, Bologne, 1885. Lazzaretti, tué à la tête d’une procession, en 1879, par les carabiniers, prêchait, lui aussi, une sorte d’Évangile éternel, promettant aux paysans le partage prochain des biens de ce monde. Il a encore des disciples qui attendent sa résurrection.
  2. Le Vestnik pravdy (Messager de la Vérité), remplacé, en 1882 ; par des brochures intermittentes. M. A. Korobof a bien voulu nous adresser des avertissements prophétiques pour notre salut. Il en a use de même avec nombre de personnages, entre autres avec M Floquet et M. Lockroy, en 1885
  3. Sur Soutaïef, voyez, dans la Revue des Deux Mondes (1er  janv 1883), une étude de M. E. M. de Vogüê, d’après M. Prougavine. M. Prougavine est allé étudier Soutaïef au village de Chévérino et il a raconté au public ses entre liens avec le sectaire (Rousskaïa Myst : oct. et déc. 1881-janv. 1882). Le même écrivain a entrepris, sous le titre de Raskol-Sektantstvo, une sorte d’encyclopédie des hérésies russes. Le 1er  volume, consacré à la bibliographie du raskol et des sectes issues du schisme, a paru en 1887. Le 2e volume doit donner la classification et les caractères des sectes sorties du raskol. La bibliographie et la classification des autres hérésies doivent remplir deux autres volumes.
  4. M. E. M. de Vogüé : Le Roman russe, p. 31.
  5. Lord Apostol, titre d’Un roman satirique du prince Mechtchersky.
  6. Vestnik Evropy, juin 1886, février 1887 ; cf. mars 1888.
  7. Ainsi, dans le compte rendu sur l’année 1885, M. Pobédonostsef imputait l’apparition du pachkovisme dans le gouvernement de Voronège à la propagande de la veuve d’un général, Mme Tcherkof.
  8. Le radstockisme n’est pas le seul emprunt récent de la société russe à l’étranger. On peut encore mentionner un petit groupe d’Irwingites avec leur bizarre hiérarchie d’apôtres, de prophètes, de pasteurs, d’évangélistes. La doctrine d’Ed. Irwing, née en Angleterre vers 1830, a été introduite à Pétersbourg par le Dr Dietmann. Ses adhérents ont un oratoire rue Serguievskaïa. On cite parmi eux la princesse D. K., sœur du gouverneur général du Caucase.
  9. Ce goût de l’action est d’autant plus à remarquer chez Tolstoï qu’aucun contemporain ne s’est plus observé et analysé lui-même, qu’aucun n’a été davantage le spectateur de sa propre pensée, de ses propres sentiments, état de conscience qui semble paralyser l’activité et la volonté.
  10. Parmi les révolutionnaires russes, il s’en est rencontré dont les idées sur l’emploi de la force contre le mal ressemblaient singulièrement à celles de Tolstoï. Vers 1875, au début de la crise nihiliste, il s’était formé un groupe dont les chefs, Tchaïkovsky et Malikof, tout en rejetant les pouvoirs établis, réprouvaient toute mesure de violence. Ils donnaient à leur doctrine un caractère religieux, prêchant la divinisation de l’homme ou, comme ils disaient, la religion de l’humanité divine : religuia bogotchelovetchnosti. D’après eux, le Dieu, vainement cherché au ciel, est en nous ; tout homme a au fond de son moi l’être absolu, tout homme est Dieu. Faire violence à un être humain est un sacrilège. Enseigner aux hommes leur divinité est la seule voie de salut. Aux violences du pouvoir, les persécutés ne doivent opposer que l’affirmation de leur divinité. Pour transformer la société, il n’y a qu’à donner conscience aux hommes de leur dignité divine. On voit que les idées de ces hommes-dieux rappelaient celles des doukhobortses, en même temps qu’elles anticipaient sur celles de Tolstoï. Les hommes-dieux n’existent plus aujourd’hui à l’état de groupe. Malikof est redevenu orthodoxe.
  11. Voir la belle conférence de M. Alb. Sorel sur Tolstoï historien, Revue Bleue, 14 avril 1888.
  12. Si les idées religieuses de Dostoïevsky avaient des contours plus arrêtés, il serait intéressant de les comparer à celles de Tolstoï. Elles leur ressemblent parfois singulièrement, tout en gardant un caractère personnel et comme un accent différent. Qu’on prenne notamment la fin du dernier roman de Dostoïevsky : les Frères Karamazof, on y retrouvera bien des traits du tolstoïsme. Ainsi, dans le mystérieux discours qu’il tient en rêve à son disciple Alexis, le moine Zosime lui révèle que toute la gloire de l’homme est dans l’action et dans la charité ; que le vrai paradis est dans la vie et dans l’amour ; que l’enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que c’est le peuple qui porte en germe le salut de la Russie et de l’humanité ; et que plus humble, et plus voisine de la bête est la condition de l’homme, plus il est près de la vérité, parce qu’il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c’est les multiplier ; que la science du monde est mensonge et sa liberté esclavage ; que le peuple doit réprouver l’emploi des moyens violents prêchés par les démagogues ; que la force est avec les doux et que le temps du règne de la justice est proche. On retrouve sur les lèvres mortes du P. Zosime, à la fin de ce roman judiciaire, jusqu’à la thèse chère à Tolstoï, que le juge n’a pas le droit de juger.