L’Emploi des mathématiques en économie politique/Conclusion

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M. Giard & É. Brière (p. 257-264).


CONCLUSION



Les traités de littérature, même les mieux « enrichis » de citations traduites plus ou moins fidèlement — traduttore traditore — ne font connaître que bien vaguement les œuvres classiques des littératures grecque et latine, et le seul moyen de les estimer à leur juste valeur consiste à se reporter à leurs textes originaux. Or, pour employer une comparaison du professeur Edgeworth, si les mathématiques sont pour les physicien, ce que le latin est pour les érudits, elles sont malheureusement du grec pour beaucoup d’économistes. Aussi, quoique l’on puisse dire ou écrire sur cette question, il est vraisemblable que ce sera le triste sort de l’emploi des mathématiques en économie politique, de voir se colporter à son sujet des idées inexactes ou même erronées tant que la majorité de ceux qui sont susceptibles de s’y intéresser en seront réduits à baser sans contrôle leurs appréciations sur les jugements, souvent téméraires et parfois tendancieux, de critiques auxquels il arrive de ne pas même connaître les titres des ouvrages dont ils parlent. Du reste, en présence de conceptions parfois assez étranges, il semble bien qu’une certaine éducation mathématique soit presque aussi indispensable pour être à même d’apprécier les arguments pouvant être invoqués en faveur de l’emploi des procédés mathématiques, que pour être capable d’examiner les applications qui ont été faites de ces procédés. Comment en effet pourrait-on espérer faire reconnaître l’opportunité de cet emploi par des auteurs qui se demandent, par exemple, si les équations destinées à traduire les conditions de l’équilibre économique représenteront bien les causes de cet équilibre ou si elles n’en seront pas plutôt les conséquences, la valeur et le prix étant des « phénomènes premiers et essentiels », ou qui, confondant peut-être équilibre et immobilité — comme s’il n’y avait pas des équilibres mobiles, tel que celui de la toupie en mouvement —, paraissent s’imaginer que l’équilibre économique est aux antipodes du progrès[1].

D’autre part, si dans l’état actuel des choses l’économie politique n’est guère préparée à se laisser pénétrer par les mathématiques, les voix les plus autorisées constatent par ailleurs que l’édifice des théories classiques est désormais trop délabré[2], tout en reconnaissant que les méthodes employées jusqu’ici n’ont pas donné de très brillants résultats[3]. Or, il suffit d’examiner sans le moindre parti pris la structure actuelle de l’économie politique, pour s’apercevoir que si elle n’a pas atteint au degré de perfection auquel elle pourrait prétendre, c’est que, au lieu d’aborder l’étude des questions générales, les économistes se sont le plus souvent bornés à examiner les problèmes particuliers qui leur étaient présentés par la réalité des affaires, ce qui ne pouvait leur faire découvrir que des vérités fragmentaires tout en faisant dégénérer la science économique en un corps de doctrines destinées non pas à se compléter mais à se détruire mutuellement.

Les procédés mathématiques étant essentiellement appropriés à la recherche des vérités générales, et l’emploi de ces procédés en économie politique se présentant avec de sérieuses garanties de succès, tant à cause d’une sorte d’affinité naturelle dont semble témoigner la simultanéité des applications qui en ont été faites, indépendamment les unes des autres, en France, en Allemagne, en Angleterre et en Suisse, que du fait de l’importance des acquisitions que cet emploi compte déjà à son actif, il apparaît donc comme tout indiqué d’essayer de faciliter l’accès de ces procédés au domaine de l’économie politique par des moyens plus actifs que la simple proclamation de leur efficacité.

Aussi, divers auteurs ont-ils tenté d’établir le contact entre les ἀγεωμετρητοί et les théories mathématico-économiques. Les uns, comme H. Laurent[4], ont prétendu composer des ouvrages d’économie mathématique ad usum populi, et d’autres, MM. I. Fisher[5], L. Leseine et L. Suret[6], F. Virgilii et G. Garibaldi[7] principalement, se sont efforcés d’exposer en quelques pages les connaissances mathématiques indispensables pour suivre les raisonnements mathématico-économiques. Mais, malheureusement, pour louables qu’elles soient, de telles tentatives ne semblent pas susceptibles d’être couronnées de succès. Il n’est pas possible en effet de présenter sous une forme simple des théories compliquées, et, d’un autre côté, on ne peut guère espérer enseigner en quelques pages une science dont l’étude demande en général de longs mois[8] ; sans compter que s’il n’y a aucun intérêt (peut-être pourrait-on dire au contraire) à aborder de bonne heure l’étude de l’économie politique, il n’en est pas de même pour les mathématiques, ce qui explique sans doute que la plupart des économistes mathématiciens furent des hommes, des ingénieurs le plus souvent, qui avaient fait des mathématiques avant de se préoccuper des questions économiques.

D’ailleurs, quand bien même des ouvrages appropriés seraient capables d’apprendre rapidement à leurs lecteurs à déchiffrer les mathématiques, « comme un voyageur apprend à comprendre une langue étrangère sans prétendre l’écrire »[9], le secours de tels ouvrages n’assurerait pas encore le succès de l’emploi des mathématiques en économie politique. Pour tirer de cet emploi tout le rendement que l’on peut se croire, à tort ou à raison, en droit d’en attendre, il ne s’agit pas seulement en effet de lire et de s’assimiler ce qui constitue quant à présent le patrimoine de l’économie mathématique, il faut encore développer le plus possible ce patrimoine en s’efforçant d’ajouter, à l’aide des procédés mathématiques, la connaissance des fonctions perturbatrices à celle des lois générales obtenues, grâce à ces procédés, dans une première approximation. Or, ce n’est pas là un résultat auquel il soit possible d’atteindre avec une éducation mathématique réduite à sa plus simple expression. Aussi, se faisant l’écho des doléances formulées dès la naissance de l’économie mathématique par Gossen[10] et reprises plus tard par Walras[11] relativement à l’existence d’une cloison étanche entre les études mathématiques et les études économiques, certains professeurs, citons MM. Bouvier et Zoretti, se sont demandé s’il n’y aurait pas lieu soit de créer dans les Facultés des sciences des cours de mathématiques préparatoires qui seraient pour les futurs économistes ce qu’est le P. C. N. pour les futurs médecins, soit même de rattachera ces Facultés l’enseignement de l’économie politique ou tout au moins de l’économie pure. Mais ce sont là des questions que nous n’examinerons pas ici, parce que nous ne saurions prétendre les traiter avec l’autorité que comporte un tel sujet[12].

Sans rechercher si ce doit être là le résultat d’une éducation systématique ou simplement celui du libre jeu de l’activité de chacun[13], nous nous bornerons donc, comme conclusion, à souhaiter que dans l’avenir nombreux soient en France ceux qui joindront à leurs connaissances économiques certaines connaissances mathématiques, puisque ce n’est qu’à cette condition, d’après ce que nous venons de voir, que justice pourra être rendue à l’économie mathématique et que le succès de cette science sera susceptible de s’affirmer. Mais pour qu’il soit possible qu’un tel souhait se réalise, et qu’ainsi l’ignorance des mathématiques, à laquelle s’est trop souvent heurtée l’économie pure, n’apparaisse plus que comme un accident dû à la nouveauté de cette science auquel le temps saura remédier, il faudrait tout d’abord voir disparaître la prévention contre l’emploi des mathématiques en économie politique, dont tous les pionniers de cet emploi ont fait l’amère constatation, en France plus qu’ailleurs[14]. Or, la disparition de cette prévention ne pourra évidemment devenir un fait accompli que lorsque ceux qui s’intéressent à l’économie politique reconnaîtront que, si après une enfance relativement choyée[15], la science d’Isnard, de Dupuit, de Gournot et de Walras abandonnée[16] dut aller rechercher à l’étranger l’accès des Universités et l’appui des périodiques, cette science n’en est pas moins parvenue aujourd’hui à une robuste adolescence sur laquelle on est en droit de fonder de belles espérances, ou que du moins ils seront convaincus que la pénétration de l’économie politique par les mathématiques n’est pas totalement dénuée d’intérêt. Aussi nous déclarerions-nous satisfait si nous avions pu, par ce travail, contribuer à faire ressortir l’importance de l’emploi des mathématiques en économie politique, apportant ainsi une modeste collaboration à la renaissance de l’économie pure, dont le courageux protecteur (malheureusement trop occupé par ailleurs) des théories de Walras, M. Gide, s’est plu maintes fois à constater les symptômes au cours de ces dernières années. Et il ne nous resterait plus alors qu’à nous excuser des libertés auxquelles nous avons pu nous laisser aller, tant dans nos propres critiques que dans nos tentatives de réfutation de celles d’autrui.

  1. En réalité le monde économique est assez semblable à la mer qui, sans cesse troublée par tant de causes diverses, n’en conserve pas moins un état d’équilibre qui se traduit à notre esprit par la permanence d’un niveau moyen dont nous avons parfaitement notion bien qu’il ne soit jamais observable (de telle sorte qu’il est à peu près aussi vain de vouloir démontrer l’inanité des théories mathématico-économiques en tirant argument, ainsi que certains ont tenté de le faire, des écarts qu’elles présentent par rapport à la réalité, qu’il le serait de faire de l’existence des vagues et des marées une objection à la théorie de la sphéricité de la terre).
  2. Ch. Gide et Ch. Rist, Histoires des doctrines… [p, 21], 1. V, p. 589.
  3. E. Bouvier, La Méthode… [p. 4], p. 817.
  4. Économie politique mathématique, Paris, 1902.
  5. Voir II, III, 4, in fine.
  6. Introduction mathématique à l’étude de l’économie politique, Paris, 1911.
  7. Introduzione alle economia matematica, Milan, 1899.
  8. En fait, l’Économie politique mathématique de Laurent ne présente qu’une parenté extrêmement lointaine avec les œuvres d’économie mathématique dignes de ce nom, et si un livre, comme l’Introduction de MM. Leseine et Suret, est à même d’offrir des exemple d’applications des mathématiques à l’économie politique du plus haut intérêt… pour ceux qui sont déjà familiarisés avec les procédés de l’analyse, nous craignons fort qu’un tel ouvrage ne puisse suffire à éclairer ceux auxquels ces procédés sont étrangers, d’autant plus que ses enseignements ne sauraient atteindre aux connaissances nécessaires à l’intelligence des récents travaux d’économie mathématique.
  9. Ch. Gide, Revue d’économie politique, numéro de novembre-décembre 1911.
  10. Entwickelung… [p. 85], préf. p. vi.
  11. Eléments… [p. 106], préf. p. xx.
  12. Nous ferons cependant remarquer que s’il peut paraître aujourd’hui quelque peu surprenant de songer à transporter dans les Facultés des sciences, l’enseignement de l’économie politique, c’est que depuis que cette science figure aux programmes des Facultés de droit, de nombreux cours d’économie politique se sont graduellement transformés, au contact des disciplines juridiques, en des cours de législation et de politique économiques. Mais pour s’être hypertrophiée au point de paraître constituer à elle seule toute l’économie politique, l’économie appliquée n’en est pas moins qu’une partie de la science économique, dont l’autre partie, l’économie pure, a elle aussi son importance, que mettent en évidence les deux faits suivants : en 1874, lorsque l’on résolut de porter aux programmes de nos Facultés l’économie politique, qui jusqu’alors faisait du reste partie de l’enseignement scientifique, ce ne fut pas sans discussions qu’elle fût attribuée aux Facultés de droit, et tout récemment, en 1907, les fondateurs de la Società italiana per il progressa delle scienze n’hésitèrent pas à rappeler à eux cette science, pour la faire figurer aux côtés des mathématiques, de la mécanique, de l’histoire naturelle, de l’anatomie et de la physiologie.
  13. Voir dans ce sens : F.-Y. Edgeworth, An introductory lecture on pol. econ. delivered before the University of Oxford, oct. 23nd 1891, dans l’Economic journal, vol. I, no  4, p. 629.
  14. Voir notamment A.-A. Cournot, Principes… [p. 78]. préf. ; J. Dupuit, De la mesure…[p. 80], p. 375 n. ; W. St. Jevons, Théorie… [p. 91], ch. i, p. 55 ; W. Launhardt, Mathematiscke Begründung… [p. 115], préf. p. i.
  15. Il fut un temps, en effet, où l’économie mathématique fut assez laidement représentée tant dans le Journal des actuaires français, que dans le Journal des économistes.
  16. Cet abandon fut si complet qu’en quarante ans on ne trouve guère qu’un seul ouvrage d’économie mathématique publié en France : L’essai… [p. 112], de M. Aupetit, auquel il conviendrait peut-être d’ajouter cependant le grand Cours d’économie politique, professé par M. Colson à l’École des Ponts et Chaussées, dans lequel, il est vrai, il n’est fait appel aux mathématiques que d’une manière si restreinte qu’on a parfois pensé y voir, étant donnés les auditeurs auxquels il est destiné, la condamnation de l’économie mathématique, mais qui n’en constitue pas moins une manifestation de l’apparition de l’emploi des mathématiques dans l’enseignement officiel de l’économie politique en France, car si M. Colson n’est partisan que d’un usage très modéré des mathématiques, il en est toutefois un partisan convaincu (Cf. C. Colson, Organisme économique et désordre social, Paris, 1912, pp. 11 et s.).