L’Empoisonneuse/1/15

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G. Charpentier (p. 140-149).



XV

UNE LUMIÈRE DANS LA NUIT


En sortant de la prison, le cœur oppressé, Jacques s’arrêta rue de l’Hôtel-de-Ville, devant une grande et belle maison.

Tout en haut, une seule fenêtre brillait, éclairée dans la nuit.

Jacques regarda un moment cette petite étoile, et, poussant un profond soupir, il sonna à la grille de l’hôtel. Au bout de quelques minutes, un vieux laquais vint ouvrir. Il reconnut le jeune homme, l’introduisit et le guida sans prononcer une parole.

L’avocat monta le grand escalier de pierre et se dirigea vers une petite pièce qu’il connaissait depuis longtemps.

Il frappa légèrement d’abord, un coup plus accentué ensuite. Ne recevant pas de réponse, il entra. Il pensait que M. de Boutin, enfoncé dans ses études, ne l’avait pas entendu.

Il se trompait. Le juge ne se livrait pas à ses occupations favorites.

En effet, le coude appuyé sur une large table de bois noir surchargée de livres, mais tous fermés, le front soucieux, l’œil fixe et perdu dans le vague, M. de Boutin portait sur ses traits austères les traces d’une douleur profonde.

Jacques s’avança tout près.

Le juge, absorbé dans ses réflexions, ne s’aperçut pas de sa présence.

Malgré lui, et sans se demander quelles pouvaient être les causes de ce désespoir muet, l’avocat sentit son cœur se serrer douloureusement.

— Mon ami… murmura Jacques.

M. de Boutin releva brusquement la tête.

— Ah ! fit-il, c’est vous, Jacques !

Et il pressa longuement la main du jeune homme.

— Eh bien ! continua-t-il, l’avez-vous vue ? veut-elle se laisser sauver ?

Devant cette sollicitude affectueuse, en entendant cette parole amie, les sanglots qui gonflaient la poitrine de Jacques éclatèrent tout à coup.

Il tomba dans les bras de M. de Boutin.

— Tout est fini ! s’écria-t-il ; elle est impitoyable, elle m’a repoussé, elle me refuse !…

Le juge secoua tristement la tête, et fit quelques pas dans l’immense salle.

— J’en étais sûr, dit-il ; tout est inutile, elle se dévoue…

— Que voulez-vous tenter ? interrompit Jacques sans écouter son ami ; elle me défend même d’essayer ; elle me l’a fait jurer au nom de mon amour, elle veut être condamnée !…

M. de Boutin se rapprocha de lui.

— Voyons, Jacques, dit-il doucement en pressant les mains de l’avocat, courage ! Votre amour va se tremper au feu de la plus terrible épreuve ; mais vous ne resterez pas seul, mon enfant, nous serons deux à souffrir.

Dans ces derniers mots, il y avait une inflexion si poignante, ils étaient prononcés avec un accent de douleur si profonde que Jacques tressaillit.

Il regarda le juge ; mais la figure grave de celui-ci avait repris son masque d’impassibilité ; l’homme avait déjà disparu ; d’ailleurs, les préoccupations personnelles de l’avocat étaient à ce moment si âpres et si absorbantes, qu’il ne s’arrêta pas à l’impression passagère qu’il venait de ressentir.

— Comment vous a-t-elle accueilli ? demanda M. de Boutin.

— Avec beaucoup d’émotion. Quelle femme, mon ami ! Il y a six ans que je l’aime, dix peut-être, si je comptais bien. À chaque fois que je la revois, il me semble que l’heure présente vient de me la faire connaître et de me la révéler !…

Elle a pleuré sur mon cœur, elle m’a ouvert son âme, elle a paru plus touchée que jamais de mon affection et de mon dévouement ; mais en ce qu’elle appelle son devoir, elle demeure farouche et invincible ! Elle doit mourir, s’il le faut, dit-elle ; et elle exige que j’accepte cette volonté, que j’assiste muet et impuissant à sa honte et à son déshonneur. Croyez-vous qu’il existe sur terre une torture semblable ?

Jacques se tordait les bras ; des larmes brûlantes couvraient son visage énergique. Cette force plus brisée que la plus extrême faiblesse était un spectacle navrant.

M. de Boutin le regardait en silence ; une immense pitié se lisait dans ses yeux ; il souffrait aussi, et aux tiraillements de ses traits, au tremblement de ses mains, il était facile de deviner qu’un combat se livrait en lui.

— Jacques, lui dit-il enfin, la voix à peine distincte, elle vous a permis de l’aimer même dans la mort, et vous avez encore la faiblesse de pleurer et de maudire.

— Un éclair illumina l’esprit du jeune homme.

Il serra les deux mains loyales qui avaient saisi les siennes :

— Ah ! malheureux que je suis, s’écria-t-il, vous l’aimez aussi !…

Le juge regarda Jacques bien en face, et, pendant qu’une rougeur légère montait à son front :

— Si vous appelez aimer, dit-il d’un accent grave, être remué jusqu’au fond de l’âme par ce que l’on a rencontré de plus noble, de plus pur, de plus admirablement beau sur terre ; si vous appelez aimer être disposé à donner son sang, sa vie, le calme de ses jours et le sommeil de ses nuits pour le bonheur d’une créature, oui, Jacques, je l’aime !…

Il ne laissa pas au jeune homme le temps de répondre, et il continua :

— Mais je l’ai aimée aussi pour la protéger et lui éviter des souffrances ; je l’ai aimée surtout pour vous télégraphier de venir défendre et sauver votre bien ; je l’ai aimée pour vous ouvrir sa prison il y a quelques heures ; je l’ai aimée pour vous dire : Courage ! Il y a des douleurs plus cuisantes que la vôtre, car vous, enfant, vous avez cette divine étoile qui éclaire le ciel le plus noir et qui a nom : l’Espérance.

— Et si je n’avais pas répondu à votre appel, demanda l’avocat en tremblant, qu’auriez-vous fait ?

— Ce matin même, Jacques, bouleversé par ses larmes et son désespoir muet, je lui avais promis qu’avant trois jours un honnête homme lui offrirait son nom et défendrait lui-même celle qu’alors il regarderait comme sienne. Je savais que vous arriveriez aujourd’hui, demain au plus tard ; mais si, chose impossible, vous aviez faibli et douté, si la grandeur de votre caractère ne s’était pas affirmée dans cette circonstance, Marianne aurait pu accepter quand même un nom honorable et pur. Pour la défendre, vous lui manquant, j’aurais renoncé à ma carrière, celle de mon père et de tous les miens, j’aurais déposé la toge du magistrat pour monter moi-même à la barre ; j’aurais essayé de faire ce que vous allez entreprendre, Jacques : lutter pour que la justice des hommes ne s’égare pas ou souffrir en attendant que ma volonté fasse triompher la vérité.

Le jeune homme regardait M. de Boutin avec admiration :

— Mon Dieu ! dit-il tout bas, que suis-je à côté d’eux ? Moi seul, j’ai peur de souffrir ! que je suis lâche !

Le juge eut un sourire paternel.

— Non, fit-il doucement, non, vous êtes, au contraire, un homme de cœur, Jacques, un homme d’honneur auquel j’ai été heureux de confier le secret de mon âme pour avoir le droit de l’encourager et de le consoler. Jacques, à vous il reste l’avenir !

À ce mot d’avenir, l’avocat releva la tête :

— L’avenir, répéta-t-il, mais c’est demain la condamnation, après-demain la honte, et toujours après la séparation !

Je vous en supplie, au nom de nos larmes et de nos douleurs communes, aidez-moi à l’arracher au gouffre !… Ah ! si j’avais vos armes et vos pouvoirs comme je la démasquerais l’autre, l’infâme !…

Faites cela, continua-t-il en saisissant la main du juge, faites cela et je pars ce soir aux extrémités du monde ; je lui laisserai croire que j’ai peur, que je doute, que je l’abandonne… Après cette infamie elle m’oubliera, et vous la consolerez, vous lui donnerez votre nom, vous qui la méritez mieux que moi.

M. de Boutin, le visage inondé de larmes, attira jusqu’à ses lèvres la tête pâle du jeune homme.

— Quel riche et brave cœur vous avez, Jacques, dit-il, et que votre généreuse nature vous emporte loin, au delà des bornes du possible ! Marianne n’est pas une femme qui peut oublier, vous le savez bien, et moi je suis de ceux qu’une loi inexorable condamne à souffrir ; mais j’accepte cette loi sans aigreur et sans révolte, me faisant une suprême joie du bonheur de ceux que j’aime. Ah ! Jacques, tout ce qui est humainement possible, je l’ai essayé !… Elle, malheureuse ! vous, absent, mon fils bien-aimé… Quels stimulants pour mon cœur ! Si je n’ai pas réussi, c’est que je me suis heurté contre l’impossible, soyez-en certain.

— Mais durant vos enquêtes, dans la maison, n’avez-vous pas trouvé une preuve, un bout de papier, un mot contre l’une, et qui décharge l’autre ?

— Rien. Partout avant moi, deux femmes avaient passé. Il y a trois mois que je tente tous les jours des miracles. Croyez-vous que si je n’avais pas espéré, dès la première heure, découvrir ce qui aurait échappé à d’autres, j’aurais accepté ce rôle atroce pour moi d’instruire contre elle ? Non. Pendant que M. Drieux inventoriait du haut en bas la maison de Sauvetat ou s’attendrissait sur la douleur de la veuve, patiemment, sans que personne y prit garde, je cherchais, j’examinais, je fouillais partout. J’ai tout scruté, les papiers du mort et les souvenirs des vivants.

J’ai demandé à tous les murs, à toutes les tentures, à tous les meubles, aux moindres recoins de cette maison en deuil le secret, la clef du mystère qui nous enveloppe. J’ai revu chaque témoin, je l’ai fait parler et reparler. Rien, toujours rien. Pas une preuve contre l’une ; contre l’autre les choses les plus naturelles, qui deviennent écrasantes par un concours de circonstances d’un hasard terrifiant.

— Mais, voyons, ne pourrions-nous, vous surtout, avec vos pouvoirs de juge instructeur, demander une contre-enquête, et accuser hautement… l’autre ?

— Vous vous abusez. Dans une position qu’il n’est pas possible de suspecter, Blanche ne fournit à la justice, ni un prétexte, ni un soupçon. Il n’y a pas un seul indice contre elle, même pour nous.

Pourquoi aurait-elle empoisonné son mari ? Vous l’êtes-vous demandé ? En votre âme et conscience, véritablement, y voyez-vous une seule raison plausible ?

— Non, pas une !

— Il est évident qu’il y a là quelque terrible drame de famille dont Marianne seule a les preuves et les preuves patentes, j’en suis sûr. Mais elle se taira, elle nous a bien assez prouvé jusqu’ici que rien n’était capable de la faire parler.

À ce mystère nul n’a dû être mêlé que les deux femmes et M. de Sauvetat. De tous les amis de ce dernier, j’étais peut-être le seul auquel il eût ouvert son cœur, pour peu que je l’eusse encouragé, surtout la veille de sa mort, lorsqu’il m’a fait appeler pour me confier sa fille ; mais son caractère lui rendait toute confidence pénible ; le mien ne me portait pas à l’encourager ; il s’est tu !… Ah ! si j’avais pu prévoir…

— Oui, murmura Jacques, c’est une fatalité terrible qui pèse sur toute cette affaire. Et dire qu’il n’existe pas un seul moyen pour arriver à la lumière !

— C’est vrai. Ainsi, d’où vient l’extrait de Saturne ? Où a-t-il été acheté ? Sous quel prétexte ? Ou bien à qui appartenait-il ? Pourquoi la personne à qui il a été soustrait ne se nomme-t-elle pas ?

Croyez-moi Jacques, le nœud de l’affaire est là, rien que là. Voyez comme nous arriverions vite au but et à la coupable, si nous pouvions faire insérer dans les journaux, comme le font nos voisins d’outre-mer, cette phrase-ci, par exemple :

« Une récompense de 12,500 livres est promise à qui fera connaître la personne qui a acheté ou vendu l’acétate de plomb qui a causé la mort de M. de Sauvetat. »

Nous sommes assez riches tous deux pour doubler la somme s’il le fallait, n’est-ce pas ?

— Certes.

— Vous verriez, après cela, comme il nous arriverait de tous côtés des renseignements ! Et celui que nous cherchons y serait à coup sûr. Mais ici que tenter ? Rien.

Chez madame de Sauvetat, il n’y a pas de motif de haine ou de vengeance contre son mari. Les calomnies mêmes dont on enveloppe Marianne ne sont pas un prétexte d’amertume pour elle, car elle affecte de n’y pas croire, et s’indigne lorsqu’on les articule.

— Elle finira bien par se trahir quelque jour, tôt ou tard.

— Non, n’y comptez pas : elle est invulnérable. Je l’ai attaquée à l’improviste, et de toutes façons ; elle n’a jamais sourcillé.

— Mais enfin vous êtes bien convaincu comme moi que c’est elle, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ainsi, grâce à son hypocrisie, cette misérable est parvenue à s’attirer les sympathies de tout le monde, et à tromper la justice !… Mais c’est désespérant !… Et dévoués comme nous le sommes à la cause de l’innocente, nous ne pouvons pas agir, il nous est impossible d’empêcher la victime d’accomplir son sacrifice ! Oh cette situation est horrible !

— Vous avez raison, Jacques, horrible et affolante, je le sais !

— Damnation !… comment arriver la vérité ! Qui sait même s’il existe une preuve quelconque ?

— Oh ! pour cela, mon ami, j’en suis sûr. Mais où est-elle ? Dans combien de temps parviendrons-nous à la saisir ? Lorsque nous l’aurons trouvée, ne sera-t-il pas trop tard ? Voilà la chose désespérante pour moi !… »

Ils se turent tous deux. Jacques arpentait la pièce ; le juge était retombé dans ses méditations silencieuses.

Peu à peu, cependant, le calme se faisait dans l’esprit de Jacques, ses traits se rassérénaient, il reprenait possession de lui-même.

Au bout d’un temps assez long, il se rapprocha de M. de Boutin.

— Je suis arrivé auprès de vous désespéré et malheureux, lui dit-il, vos bonnes paroles ont relevé mon courage, merci. Grâce à vous, je marcherai désormais vers le but que nous désirons tous deux. Oui, je la sauverai dans quelques jours, ou je finirai bien par la réhabiliter. Mais pour ne pas retomber dans des accès de découragement qui me tueraient, si je dois vivre séparé d’elle, il faut que je vous voie souvent, sans vous, je le sens, mes forces ne dureraient pas longtemps.

— Je suis votre ami, Jacques, ma maison vous est ouverte, venez habiter près de moi.

— Tout à fait, cela n’est pas possible, et nuirait peut-être à nos projets ; mais mon intention est de quitter définitivement Auch et de m’établir dans la propriété de ma mère qui est toute voisine de cette ville. Tôt ou tard, je le sens, cette preuve qui nous échappe aujourd’hui passera à notre portée, il ne faut pas la laisser fuir, ce jour-là. C’est moi qui désormais aurai pour toute occupation et tout devoir de la faire naître ou de la saisir. Ô Marianne, Marianne, il faudra bien que tu me sois rendue et que tu me reviennes, puisque sans toi je ne peux pas vivre !

Ils continuèrent à causer toute la nuit, M. de Boutin écoutant les projets de Jacques avec une douceur inaltérable, essuyant ses larmes, lui rendant par de bonnes paroles toute sa volonté et son énergie.

Un pâle jour d’hiver blanchissait les vitres de la salle d’études, et M. de Boutin consolait toujours le jeune homme.

Devant le grand exemple d’abnégation que lui donnait son ami, la volonté de Jacques était revenue plus virile et plus forte, trempée au feu de la douleur et de l’épreuve. Il regagna l’hôtel où il était descendu, se jurant d’employer toutes ses forces à sauver Marianne dans deux mois ou dans dix ans, n’importe.

Et les ouvriers de Roqueberre qui partaient à l’ouvrage dès l’aube, voyant encore brûler la petite lampe derrière la fenêtre du juge se disaient :

— Celui-là est bien un honnête homme, car il ne laisse pas condamner les pauvres gens sans étudier leurs affaires le jour et la nuit.

Ils admiraient alors, sans se douter que là-haut il s’était passé pendant la nuit une chose en effet bien admirable :

Un cœur brisé qui avait oublié sa propre souffrance pour réconforter et relever un homme peut-être moins torturé et moins malheureux que lui-même.