L’Empoisonneuse/1/17

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G. Charpentier (p. 157-198).



XVII

LES ASSISES


Le jour des assises arriva.

Le pays entier, qui avait suivi avec une émotion quelquefois même trop démonstrative les phases de cette mystérieuse affaire, était accouru pour assister aux débats et remplissait la ville d’Auch, jusque dans ses faubourgs.

Le tribunal regorgeait de monde.

Il y avait un mois que les jeunes substituts, les avocats, voire même le greffier, étaient choyés, caressés, invités partout.

Dire les nombreuses œillades décochées à cette occasion serait chose impossible.

— Vous me placerez pour la fameuse affaire, n’est-ce pas, cher monsieur ? soupiraient tout bas des petites voix flûtées, auxquelles un accent gascon des plus prononcés n’enlevait ni le charme ni la douceur. Vous savez que je compte sur vous ; cela doit vous être facile ; il me faut si peu de place !

Aussi fallait-il voir tous ces beaux messieurs, quelques minutes avant l’audience, pétillant sous leur toge gaillardement mise de côté, le rabat fraîchement empesé, les favoris taillés au cordeau, roides dans leurs robes noires, allant chercher à la porte de la salle leurs belles protégées et leur faisant galamment trouver une place jusque sur l’estrade de la cour.

M. Drieux était au premier rang, derrière le procureur général ; un sourire à peine comprimé errait sur ses lèvres minces ; ses yeux, encore plus clairs qu’à l’ordinaire ; disaient suffisamment :

— Admirez, c’est mon œuvre !

Dans le public, de longs murmures indistincts, mais continus, s’élevaient comme le bruit des flots avant la tempête.

De temps en temps on entendait une invective contre l’accusée ; une seule voix la formulait.

C’était alors qu’au fond du prétoire le grondement ; de la foule s’accentuait et devenait du même coup protestation et menace.

C’est que l’on voyait Jacques assis au banc de la défense : Jacques, l’enfant du pays, le fils d’un homme qui avait fait un bien immense à la contrée, et que la ville d’Auch n’oubliera jamais ; Jacques, par lui-même si sympathique à tous, si bon, si dévoué à la cause populaire, qui n’avait jamais plaidé pour de l’argent, qui en donnait au contraire sans compter, sans regarder celui qui demandait, ami ou ennemi ; Jacques enfin, qu’on était toujours sûr de trouver à la tête de toute idée généreuse, libérale, honnête et intelligente.

On sentait bien que l’avocat ne défendait pas une cause ordinaire, que ce qui était en jeu c’était son cœur et sa vie ; et on le plaignait, on ne voulait pas qu’un jugement prématuré vînt encore augmenter son désespoir.

Si, au moment où Jacques était entré, on avait consulté cette foule, ardente dans ses amours comme dans ses haines, cette foule qui ne juge jamais que par intuition ou pressentiment, mais qui rarement se trompe dans ses instincts, comme on aurait vite acquitté cette accusée que défendait le jeune homme, et qui ne pouvait pas être coupable, puisqu’il l’aimait !

M. de Boutin, calme, sérieux, plus austère que jamais, était descendu de la place qu’on lui avait réservée pour s’asseoir à côté de Jacques.

Enfin un mot solennel retentit :

— La cour, Messieurs ! cria un huissier.

Toutes les têtes se découvrirent, tous les bruits cessèrent.

Le président, au milieu du silence général, donna l’ordre d’introduire l’accusée.

Au bout de quelques secondes, une petite porte s’ouvrit.

Subitement éclairée par le grand jour du corridor, Marianne apparut dans ses vêtements sombres.

À la vue de cette figure pâle, calme et si radieusement belle, tout le monde tressaillit, depuis les derniers rangs du prétoire jusqu’aux sièges des magistrats.

Elle s’avança lentement et salua avec sa grâce triste et froide. Ses grands yeux profonds brillaient d’un éclat extraordinaire. Ce que les lignes de son visage avaient de sévère et d’un peu trop grave était atténué par une expression de douleur sereine qui lui donnait un charme irrésistible.

Elle s’assit sur la sellette des accusés, et se dégantant, elle posa ses mains de neige sur le rebord de la banquette.

La lecture de l’acte d’accusation commença.

Elle l’écouta dans une pose qui n’indiquait ni l’anxiété, ni le découragement, ni la bravade, ni la terreur.

C’était le résumé de toutes les preuves accumulées par M. Drieux : la fiole trouvée dans le placard derrière le lit, les soi-disant relations existant entre le tuteur et sa pupille, enfin le legs de 50,000 francs, dernier mobile du crime, d’après le magistrat.

— L’accusée, dit le greffier en terminant, mise au courant des charges terribles relevées contre elle, n’est pas sortie de son mutisme obstiné. Elle n’a rien avoué c’est vrai, mais devant l’évidence elle n’a pas cherché à nier et son silence doit être regardé comme le plus sincère des aveux.

« En conséquence, la fille Marianne est accusée d’avoir volontairement et avec préméditation donné la mort par le poison, dans la dernière quinzaine de décembre 1863, à Joseph-Adhémar-Lucien de Sauvetat, crime prévu par les art. 296, 297, 301 et 302 du Code pénal. »

L’accusée, sans en attendre l’ordre, s’était levée. Sa beauté parut alors plus admirable que jamais.

— Vos noms et prénoms ? interrogea le président.

— Marianne.

— N’en avez-vous pas d’autres ?

Elle ne répondit pas.

— Le secret de votre naissance vous est-il connu ?

— Parfaitement.

Un nouveau murmure se fit entendre dans la salle.

— Voulez-vous le dire aujourd’hui ? En mettant un peu de sincérité dans vos réponses, vous éclairerez la justice, qui bien certainement vous en tiendra compte.

— Je dois me taire, je l’ai juré. Quant à la justice, je ne lui demande ni indulgence ni pitié.

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans.

— Étiez-vous parente ou alliée de M. de Sauvetat ?

— J’ai été recueillie par lui.

— Ce n’est pas répondre à notre question.

— C’est la seule chose que je puisse vous dire.

— Quel est votre pays natal ?

— Je dois encore ne pas vous répondre.

— La police a suivi les traces de M. de Sauvetat, lors de son retour en France avec vous ; c’est à New-York qu’on vous voit avec lui pour la première fois. On a donc tout lieu de croire que vous êtes Américaine.

Le visage de Marianne demeura impassible.

— À quel titre, reprit le président, étiez-vous acceptée dans la maison de Sauvetat, et quel était votre rôle ?

— Je l’ai déjà dit, M. de Sauvetat avait promis à mon père mourant de veiller sur moi et de ne jamais m’abandonner.

Lorsque mon protecteur s’est marié, il a averti madame d’Auvray de la charge qu’il avait acceptée, et l’a mise au courant de tout ce qui me concernait. Elle a approuvé M. de Sauvetat et a consenti à mon introduction dans sa famille.

— Madame de Sauvetat a-t-elle été instruite également des particularités dont votre tuteur avait parlé à sa mère ?

L’accusée baissa les yeux.

— Je ne sais pas, dit-elle.

— Quelle était votre situation dans la maison ?

— Mais celle de pupille d’abord ; au bout d’un certain temps, madame d’Auvray et madame de Sauvetat ont bien voulu se décharger en ma faveur d’une partie de leur autorité, et m’ont confié alors l’administration intérieure de la maison.

— Madame de Sauvetat ne vous avait-elle pas témoigné son affection d’une manière toute spéciale en vous chargeant de sa fille ?

Marianne devint encore plus pâle, une légère contraction agita le coin de ses lèvres.

— Quel a été votre rôle vis-à-vis de mademoiselle de Sauvetat ?

— Je l’ai élevée, répondit la jeune fille avec un imperceptible tremblement dans la voix. Lorsque sa nourrice a dû se séparer d’elle, madame de Sauvetat avait une santé si délicate que, ne pouvant s’occuper de Marguerite, elle a bien voulu essayer mes forces et me la confier.

— Quel âge avait-elle à cette époque-là ?

— Deux ans.

Le président lui-même parut touché de l’émotion que ces réponses avaient amenée sur le visage jusque-là si calme de l’accusée.

— Remettez-vous, dit-il, nous savons que vous avez été digne d’éloges dans les soins que vous avez prodigués à cette jeune fille. Enfant vous-même, vous vous êtes fait une raison au-dessus de votre âge pour guider ses premiers pas et lui enseigner ses premiers mots ; vous lui avez réellement servi de mère.

— Elle en avait une, monsieur le président ; mais… je l’aime beaucoup… beaucoup, répéta-t-elle d’une voix profonde et un peu solennelle.

— Comment, alors, faites-vous cadrer cette grande affection avec le crime horrible dont vous êtes accusée ? Comment n’avez-vous pas respecté la fille dans le père ? Comment avez-vous privé cette enfant de son appui naturel le plus fort et le plus puissant ?

Marianne ne répondit pas.

— Quel jour M. de Sauvetat est-il tombé malade ?

— Le 12 décembre.

— Combien de temps a duré sa maladie ?

— Dix-huit jours.

— Quel médecin a-t-on fait appeler ?

— M. Delorme, le médecin ordinaire la famille.

— Étiez-vous présente à sa première visite ?

— J’étais là.

— Qui a soigné M. de Sauvetat ? Qui préparait les tisanes ?

— Moi, Monsieur.

Cette réponse fut faite avec un accent si vrai et si tranquille, que l’auditoire entier comprit que ce n’était pas une coupable qui l’avait faite.

— Ainsi, personne ne l’approchait que vous ?

— À diverses reprises, mon tuteur a exigé que je prisse quelques instants de repos. Madame de Sauvetat couchait alors sur un canapé lorsque ses forces ne lui permettaient pas de me remplacer entièrement.

— Vos absences ont-elles été nombreuses ?

— Au commencement de la maladie, elles ont dû se renouveler quelquefois, car j’étais moi-même très souffrante ; à la fin, je n’ai jamais quitté M. de Sauvetat.

— Le malade vomissait-il beaucoup et fréquemment ?

— Oui.

— Pourquoi avez-vous persisté à emporter les eaux de la chambre de votre tuteur, alors que dans la maison vous n’aviez jamais été appelée à rendre de pareils services ? Pourquoi, surtout, laviez-vous vous-même le plancher et ne supportiez-vous à aucun prix qu’une femme de chambre vous remplaçât dans ce soin ?

— J’exécutais les ordres de mon tuteur, qui était absolu en cela comme en toutes choses.

— Il est étonnant que vous seule ayez entendu ces ordres. Pourquoi n’avez-vous pas averti M. Delorme des divers symptômes que présentait la maladie ? Pourquoi n’avez-vous pas conservé les matières rejetées, comme le docteur vous en a souvent et instamment priée ?

— J’ai instruit M. Delorme de tout ce que j’ai remarqué concernant son service ; quant à la recommandation dont il parle, il se trompe, elle ne m’a jamais été faite.

— Vous êtes en contradiction formelle avec M. Delorme, d’abord ; car le docteur assure avoir journellement renouvelé sa demande, et de la manière la plus pressante ; avec madame de Sauvetat ensuite : cette dernière a entendu plusieurs fois l’ordre, mais elle s’en est rapportée à vous pour l’exécuter.

L’accusée se tut de nouveau.

— Comment expliquez-vous, dans un endroit secret de votre chambre, la présence de cette fiole contenant de l’extrait de Saturne ?

Marianne haussa involontairement les épaules, mais ne desserra pas les dents.

— Vous vous taisez, reprit le président, et quoique votre silence s’explique très bien par la confusion que vous devez éprouver, il n’a pas toujours été aussi complet : ainsi, à Roqueberre, lorsque vous avez appris cette dernière circonstance si aggravante pour vous, vous n’avez pu vous empêcher de dire « Ah ! j’avais laissé les clefs à ce placard, j’aurais dû m’en douter. » MM. les jurés apprécieront, et vos paroles là-bas, et votre silence ici.

— Où vous étiez-vous procuré cet acétate de plomb, et sous quel prétexte en aviez-vous acheté ?

Un mystérieux sourire erra sur les lèvres de Marianne.

— C’est là, messieurs les jurés, continua le président, une des nombreuses questions devant lesquelles l’accusée demeure opiniâtrement muette. Il est évident que le poison a dû être acheté à une époque assez reculée pour que l’instruction n’ait pu en recouvrer les traces chez aucun pharmacien de la localité. Dans ce cas, ce serait une preuve de plus d’une longue préméditation.

Il se retourna vers Marianne.

— Connaissiez-vous le testament de M. de Sauvetat et le legs qui vous enrichissait ?

— Oui. M. de Sauvetat m’avait fait part de ses intentions dernières et de sa générosité envers moi.

— L’aviez-vous provoquée ?

Une expression de hauteur dédaigneuse contracta les traits de la jeune fille ; mais, se calmant aussitôt, elle reprit son masque d’impassibilité.

— Vous êtes confondue, reprit le magistrat. En effet, M. de Sauvetat tombe malade le 12, le 18 il fait son testament, et le 30 il succombe à une maladie foudroyante, en vous laissant relativement riche, vous, l’orpheline abandonnée à laquelle on ne connaît pas de ressources. Pourriez-vous nous expliquer comment M. de Sauvetat vous a laissé cette somme assez considérable, et à quel titre, surtout, il vous l’a donnée ?

— M. de Sauvetat était très riche ; 50,000 francs n’étaient rien pour lui. Quant à ses autres raisons intimes, je les ai sues et approuvées, mais je ne peux, ni ne veux les faire connaître.

Un sourire passa sur les lèvres de quelques jurés.

— L’opinion publique et l’accusation affirment que votre rôle dans la maison de Sauvetat était odieux ; vous auriez payé l’hospitalité si généreusement accordée par votre bienfaitrice de la façon la plus révoltante.

Un flot de pourpre envahit le front de l’accusée pour s’effacer aussitôt comme ces beaux nuages que le vent emporte au loin, tandis qu’au banc de la défense, Jacques, toujours muet, pâlissait comme si la vie allait l’abandonner.

— Vous n’avouerez jamais cette dernière chose, reprit le président, nous le savons ; mais sans que l’accusation ait jamais pu rien formuler de précis, elle a relevé contre vous mille détails, de petites altercations entre madame de Sauvetat et vous, des rivalités même, où vous aviez le dessus, mais non le beau rôle. Asseyez-vous, nous allons passer à l’audition des témoins. En vertu de notre pouvoir discrétionnaire et à titre de renseignement, nous avons jugé convenable d’appeler madame de Sauvetat. Huissier, faites entrer.

Un mouvement d’indicible curiosité se produisit dans la foule lorsqu’on introduisit la jeune veuve.

Blanche s’avança, glissant plutôt qu’elle ne marchait.

Toute la grâce, toute la chatterie, toutes les séductions qu’une femme peut trouver dans les larmes étaient réunies dans sa petite personne.

Ses longs voiles de deuil relevés et savamment arrangés la faisaient ressembler à une de ces pleureuses antiques qui demeurent debout au pied des mausolées, pareilles à des statues de la Douleur. Sa physionomie paraissait bouleversée et empreinte du plus profond désespoir ; sa démarche, ordinairement vive et sémillante, était pénible et comme brisée ; tout en elle révélait un chagrin contenu, mais immense.

À peine fut-elle assise sur le fauteuil qui sert aux témoins, qu’elle cacha sa figure dans ses mains et éclata en sanglots.

— Remettez-vous, Madame, se hâta de dire le président, et surtout pardonnez-nous la cruauté avec laquelle nous allons raviver vos douleurs. La justice a souvent d’inexorables et terribles nécessités. Nous tâcherons d’abréger le plus possible un supplice au-dessus de vos forces. Vous avez aidé la fille Marianne à soigner M. de Sauvetat ?

— Oui, Monsieur, répondit Blanche d’une voix enrouée et à peine distincte.

— Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal dans les soins donnés par l’accusée à M. de Sauvetat ?

— Jamais, Monsieur ; mon mari ne pouvait guère supporter, dans ses maladies, que sa pupille. Comme c’était une vieille habitude, et que j’avais moi-même la plus entière confiance en son dévouement, je me conformais aux volontés de M. de Sauvetat.

— Le veillait-elle souvent !

— Presque toutes les nuits. Dans les commencements de la maladie, je l’ai remplacée quelquefois ; mais comme ma santé ne me permet pas de grandes fatigues, j’ai dû renoncer à ce devoir au-dessus de mes forces. Durant la dernière semaine, Marianne n’a jamais quitté son tuteur.

— Vous rappelez-vous exactement avoir entendu M. Delorme insister pour que l’accusée lui montrât les matières rejetées par le malade ?

— Oui, Monsieur.

— À quoi attribuez-vous cette négligence persévérante ?

À cette dernière question, Blanche parut en proie à une sorte d’hésitation des plus pénibles ; elle finit cependant par se décider, et répondit du bout des lèvres, et avec un accent presque forcé :

— Marianne était très soigneuse, et comme ces choses-là avaient une odeur infecte, j’ai supposé que c’était la raison vraie de son manque d’exactitude. C’est du reste, continua-t-elle, en changeant brusquement de ton, et avec une sorte de vivacité, la réponse qu’elle m’a faite lorsque je lui ai reproché son oubli.

On vit alors une chose étrange.

L’accusée jeta un regard à madame de Sauvetat, le premier depuis l’entrée de la jeune femme. Cette dernière sous la flamme magnétique de cette prunelle de feu, se troubla et chancela. Pendant l’espace de quelques secondes, Marianne la tint ainsi devant elle, palpitante et presque affolée ; puis, comme si l’émotion devenait insoutenable, l’accusée, avec un superbe geste de dédain, ramena son voile de deuil en avant et en couvrit ses traits.

Cette scène avait eu une rapidité telle qu’il était permis de ne pas l’avoir remarquée ; aussi le président continua-t-il ses questions, comme si cet incident n’avait pas eu lieu.

— N’avez-vous jamais eu aucun doute, dit-il, sur la singulière maladie de M. de Sauvetat ?

— Aucun, répondit aussitôt la jeune femme. M. Delorme m’expliquait si bien la cause de ses souffrances !…

— Et après sa mort ?

— Après ?… fit Blanche en hésitant de nouveau, après sa mort ?…

Et, tout à coup, retombant en arrière sur le fauteuil des témoins :

— Non, dit-elle en sanglotant, non, quand tout l’accuserait, je ne la croirais pas coupable !…

Il passa comme un frémissement dans une partie de l’auditoire ; les jurés se penchèrent les uns vers les autres sans essayer de dissimuler une certaine admiration pour la générosité de cette malheureuse femme, qui non-seulement ne frappait pas sa rivale à terre, mais qui essayait encore de la défendre.

M. de Boutin serra les mains de Jacques.

— Que vous avais-je dit ? murmura-t-il tout bas.

Le jeune homme ne répondit pas. La voix du président se faisait de nouveau entendre.

— Pourriez-vous nous renseigner sur la naissance et l’origine de l’accusée ? demanda-t-il ; M. de Sauvetat vous avait-il fait part des causes de son adoption ?

— Je n’ai jamais rien su de tout cela, Monsieur. Mon mari avait, dit-on, instruit ma pauvre mère de sa conduite passée et de ses intentions futures. Quant à moi, il ne m’a pas honorée d’une confiance que, par délicatesse, je n’ai pas cru devoir solliciter.

— Il faut maintenant, Madame, reprit le président d’un ton plus solennel, que vous mettiez un instant vos généreux scrupules de côté, pour faire connaître à la justice en votre âme et conscience, la nature des rapports qui existaient entre M. de Sauvetat et sa pupille.

Blanche se releva avec dignité.

— Ce que vous me demandez, Monsieur, dit-elle, est très délicat et beaucoup trop intime. Les relations entre M. de Sauvetat et Marianne étaient de celles qui doivent avoir lieu entre un tuteur et sa fille d’adoption ; du reste, ajouta-t-elle après un silence, et comme se parlant à elle-même, l’un est mort, l’autre est dans une position terrible, est-ce à moi à insulter la mémoire de celui qui n’est plus, à aggraver peut-être la situation de celle qu’on accuse ? Non, Monsieur, non, je n’ai jamais souffert par eux, je regrette amèrement mon mari, et… j’aime toujours ma fille aînée !…

À ces mots, on entendit comme une rumeur d’admiration descendre, des tribunes, tandis que quelques jurés se mouchaient bruyamment.

L’accusée, elle, se leva toute grande ; par un mouvement brusque, elle rejeta en arrière le voile dont elle avait couvert ses traits quelques minutes auparavant. Ce pâle et beau visage, naturellement sévère, mais si serein et si calme, avait en ce moment une expression terrible ; dans son grand œil sombre comme la nuit passaient des éclairs de haine sauvage ; sa main était crispée sur la banquette, sa narine dilatée frémissait, on aurait dit que comme ces belles lionnes du désert elle allait s’élancer et bondir sur sa proie.

Jacques qui ne la quittait pas des yeux, saisit convulsivement le bras de M. de Boutin ; un rayon de joie éclaira son front tourmenté.

— Elle va parler, dit-il tout bas ; ah ! miséricorde !

En effet, l’accusée ouvrait la bouche :

— Je vous défends de jamais m’envoyer un témoignage d’affection ou d’intérêt, dit-elle d’une voix sifflante et aiguë comme une note de clairon, je vous le défends, ou… prenez garde !

Madame de Sauvetat, en proie à une émotion réelle, et impossible à dissimuler cette fois, s’affaissa presque mourante, et plus blanche que le mouchoir qu’elle essaya de porter à ses lèvres.

Le président se retourna vivement du côté de l’accusée.

— Que veulent dire ces paroles ? demanda-t-il ? Quelle menace faites-vous là ? Que peut avoir à redouter de vous madame de Sauvetat ?

Mais Marianne avait déjà repris son calme impénétrable.

— Je n’ai rien voulu dire, répondit-elle, que ce que j’ai dit ; il m’est permis, je suppose, de ne pas accepter les témoignages d’une affection à laquelle je ne crois pas.

Le ministère public prit la parole.

— L’accusée est très adroite, fit-il remarquer. Ici, comme dans le cours de l’instruction, elle cherche, par des paroles étranges ou par de mystérieux silences, à entraver l’irrévocable action de la justice ; elle n’y parviendra pas. La conduite des deux femmes que nous avons en présence ne me semble avoir besoin, ni l’une ni l’autre, pas plus de commentaires que de défenseurs. Elles sont jugées toutes deux.

Jacques se leva à demi pour répondre.

Un regard impérieux, mais à peine saisissable de M. de Boutin le fit retomber inerte sur son banc. Le jeune homme pâlit sous la violence de la contrainte ; mais pas un mot ne sortit de sa bouche.

— Vous avez tort, reprit le président, lorsque l’émotion générale se fut un peu calmée, vous avez tort d’aggraver, par d’imprudentes paroles, votre position déjà pénible.

Ayez la force de vous taire ou le courage d’expliquer complètement vos réticences.

L’accusée haussa les épaules. On put voir, à la rigidité de sa physionomie, qu’elle ne parlerait pas.

Le président, visiblement contrarié, se retourna du côté de Blanche. Celle-ci s’était remise, elle ne tremblait plus.

— Madame, dit le magistrat en accentuant ses paroles avec une intention manifeste, je vous remercie et je vous admire. La société ne saurait avoir trop de respects et d’éloges pour les femmes comme vous, qui, mères dévouées et irréprochables, veulent non-seulement conserver intact l’honneur du foyer, mais savent aussi, héroïnes cachées et inconnues, briser leur cœur, pour mettre à l’abri du moindre blâme celui dont elles portent le nom. Soyez fière, Madame, nous désirons tous que nos filles et nos sœurs vous ressemblent. Vous pouvez vous retirer, la justice est suffisamment éclairée.

Blanche s’enveloppa de ses voiles et se retira, pendant que l’huissier introduisait M. Delorme, le médecin ordinaire de la famille de Sauvetat.

On vit alors s’avancer un petit homme gros et court, fort embarrassé de sa grotesque personne.

Des rires étouffés se firent entendre malgré la solennité du moment.

En effet, le nouveau venu avait un aspect à la fois risible et repoussant : une grosse tête enfoncée, sans la moindre apparence de cou, entre deux larges et puissantes épaules, était très peu en rapport avec l’exiguïté de sa taille, et lui donnait l’aspect de ces nains grotesques qu’on voit dans les vieilles enluminures du moyen âge. Sa physionomie trahissait à ce moment une gêne et une préoccupation évidentes. Ses pommettes étaient saillantes, son front étroit et déprimé vers les tempes. Une barbe ébouriffée faisait encore ressortir sa large figure.

Enfin, de longs cheveux plats et huileux achevaient de lui donner un cachet essentiel de désordre et de bêtise.

— Vos nom, prénom, âge et qualités, demanda le président.

— Joseph-Étienne Delorme, quarante-cinq ans, docteur-médecin à Roqueberre.

Cette fois-ci, par exemple, toute la salle éclata en un fou rire : de ce gros petit homme, à l’encolure formidable d’un taureau des Landes, sortait une voix d’un timbre voilé et indistinct, mais tellement étrange que, malgré soi, en l’écoutant, il fallait penser aux voix singulières de la chapelle Sixtine.

Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence s’étant rétabli, il continua son interrogatoire.

— Vous étiez le médecin de la famille de Sauvetat ?

— Oui, monsieur le président, le médecin et l’ami intime.

— De monsieur ou de madame ?

— De tous deux, mais… surtout de madame.

Ceci fut dit d’un ton si mystérieusement burlesque, dernière hésitation du ridicule personnage dénotait une prétention si cocasse que les bruits recommencèrent. Un sourire à grand’peine réprimé s’étant montré sur les lèvres des magistrats eux-mêmes, le président s’empressa de reprendre ses questions, en se gardant bien de relever cette énorme réponse.

— Quel jour avez-vous été appelé à donner des soins à M. de Sauvetat ?

— Le 12 décembre, M. de Sauvetat souffrait de coliques et avait eu durant la nuit des vomissements assez violents. Il attribuait cette indisposition à une tasse de thé prise la veille au soir avec quelques gâteaux, contrairement à son habitude. Mon client, grand et fort, avait une très robuste constitution. Je crus à la récidive d’une ancienne maladie de foie qu’avait déjà eue M. de Sauvetat, et je prescrivis d’abord de simples calmants.

Au bout de quelques jours, la violence du mal devint telle, que le malade se tordait en poussant des cris déchirants.

— Comment, devant des symptômes aussi graves, vous en êtes-vous rapporté à vos propres lumières ? N’avez-vous donc pas été effrayé de l’immense responsabilité que vous assumiez ainsi ?

— Dans les premiers temps, la maladie de M. de Sauvetat était loin de présenter les caractères morbides qui n’ont paru que plus tard. Lorsque j’ai vu l’insuccès de mes efforts, j’ai demandé une consultation que le malade a formellement et énergiquement refusée ; je ne pouvais aller contre la volonté de mon client.

— Vu la gravité des circonstances, vous pouviez, vous deviez même réunir vos confrères et les placer dans une pièce voisine pendant que, les portes ouvertes, vous auriez adroitement interrogé le malade.

De cette façon, certainement, vous auriez recueilli d’utiles avis, et mis votre responsabilité à couvert.

Avez-vous soupçonné la présence d’agents toxiques, et n’avez-vous pas été étonné de phénomènes aussi aigus que ceux qui se présentaient devant vous ?

— Jamais de la vie, Monsieur, dans une famille aussi respectable !… allons donc !… Quant aux phénomènes, ils sont les mêmes dans la colique hépatique, et leur violence est tout aussi effrayante.

— Le docteur Despax vous répondra là-dessus. Mais quant à moi, et sans opinion préconçue, j’ai lu dans certains auteurs que les symptômes de l’hépatite et de l’empoisonnement saturnin différaient essentiellement.

— Monsieur le président, je n’ai jamais vu les matières rejetées.

— Est-ce parce que vous n’avez pas demandé à les voir, n’en comprenant pas l’importance, ou bien parce qu’on s’est refusé à vous les montrer ?

— Je les ai demandées plusieurs fois, je le jure ! exclama le petit docteur.

Et avec un geste comique, il leva du même coup sa main et son chapeau.

— La fille Marianne affirme n’avoir jamais reçu de vous à cet égard la moindre demande.

— C’est une malheureuse, Monsieur, une malheureuse ! répéta M. Delorme en accompagnant cette assertion d’une espèce de sifflement qui lui était particulier.

— Vous étiez admis dans l’intimité de la famille, qu’avez-vous remarqué dans les relations qu’avaient entre elles les diverses personnes qui la composaient ?

— Madame de Sauvetat est un ange de vertu, de patience et de dévouement. Son mari était brusque avec elle, violent, hautain ; elle ne répondait jamais et pleurait en silence. Je le sais, moi, car j’ai été son confident, surtout dans les derniers jours de la maladie où des scènes muettes, mais terribles, se renouvelaient fréquemment. Un médecin voit tant de choses autour de lui ! ajouta le docteur.

En disant ces mots, il recherchait évidemment un succès semblable à celui qui, un instant auparavant, avait accueilli sa déclaration d’intimité avec la jeune veuve. Comme il ne vint pas, il se décida à continuer :

— Pauvre femme, a-t-elle souffert ! Ah quel cœur !… La résignation avec laquelle elle tout accepté était vraiment admirable ?

— Saviez-vous que M. de Sauvetat laissât un legs aussi considérable à l’accusée et déshéritât sa femme de la jouissance de sa fortune et de la tutelle de sa fille ?

— Non, Monsieur, cela ne m’étonne pas ; depuis quelque temps, M. de Sauvetat avait pour sa femme une aversion que je m’explique très facilement aujourd’hui. Quant à cette dernière, elle devenait chaque jour plus affectueuse, rejetant sur la souffrance et la maladie l’irritabilité de son mari. Ainsi, le soir de sa mort elle a été plus admirable que jamais. Toute la journée, M. de Sauvetat, qui parlait à peine et ne remuait presque plus, n’avait enduré que Marianne à ses côtés, repoussant sa femme avec des regards terribles à défaut de paroles. Madame Blanche, dans un coin de la chambre, pleurait et priait. Mais lorsqu’elle a senti vraiment le moment suprême approcher, son désespoir est devenu indicible. Elle se roulait au pied du lit où agonisait celui qui l’avait méconnue ; elle couvrait de baisers et de larmes ses mains inertes, elle voulait mourir avec lui, ou lui donner la moitié de sa vie pour prolonger ses jours, comme si cela était possible !

Était-elle alors belle et touchante ! Tout le monde pleurait, excepté cette misérable fille.

Jacques bondit à ces mots, mais un juré se levait pour interroger le docteur, et le jeune homme se contint.

— Le mourant n’a-t-il pas éprouvé une certaine émotion devant les larmes de sa femme ? demanda-t-on à M. Delorme.

— Hélas ! s’empressa de répondre l’ami de Blanche d’Auvray, il n’avait plus sa connaissance, il est mort un quart d’heure après !… S’il avait entendu et vu cette scène de désespoir, il aurait peut-être alors apprécié celle qui avait partagé sa vie ; mais il était trop tard. Dieu n’a pas voulu lui donner cette dernière consolation, ajouta-t-il d’un ton béat.

— C’est là tout ce que vous avez à dire ? interrogea le président.

Et sur un signe affirmatif du docteur :

— Vous pouvez vous retirer, dit-il.

Jacques se leva.

Lui, jusque-là si maître de soi, si impassible, si indifférent en apparence à la cause qu’il défendait, il avait dans les yeux des éclairs et des menaces ; les coins de sa bouche dédaigneuse étaient relevés par une expression de dédain indéfinissable.

— Pardon, monsieur le président, dit-il d’un accent bref, voulez-vous demander à cet homme s’il n’a aucun sujet de haine contre l’accusée ; si sa déposition est bien conforme au serment qu’il vous a fait, de dire la vérité, rien que la vérité.

Le grotesque docteur s’arrêta à moitié du chemin qu’il avait déjà fait pour aller S’asseoir et tressaillit.

Le président l’interpella :

— Témoin, dit-il, vous entendez la demande de la défense, veuillez répondre.

— Moi, en vouloir à quelqu’un, s’écria M. Delorme, de sa voix étrange et voilée, oh ! je suis trop bon pour cela ! J’ai été toute ma vie l’ami de la maison ; ce que j’ai vu, je le dis simplement, comme un honnête homme que je suis. J’ai pu admirer madame de Sauvetat et je n’ai pas caché aujourd’hui ce sentiment ; quant à détester l’accusée, c’est faux : je n’ai aucun sujet de haine contre elle.

Jacques répliqua :

— Est-ce que le témoin n’a pas, à une époque, demandé mademoiselle Marianne en mariage ?

— Non, c’est un mensonge, j’en donne ma parole ! exclama le docteur, pendant que sa grosse tête se congestionnait par l’effet d’une violente colère. C’est une affreuse calomnie, les avocats ne respectent rien ! Mais on me croira parce qu’on me connaît, conclua-t-il avec son sifflement ordinaire.

Jacques demeura aussi impassible que si la réponse n’avait pas eu lieu.

— Est-ce que le témoin ne s’est pas jeté aux pieds de M. de Sauvetat, continua-t-il, et ne lui a pas dit qu’il se tuerait, si celui-ci ne lui donnait pas sa pupille ?

— Non, mille fois non ! monsieur le président, on m’insulte !

Jacques haussa les épaules de nouveau et, impitoyablement, il reprit :

— Est-ce que le témoin n’a pas écrit cette lettre-ci, mise à la poste de Roqueberre et timbrée de ladite poste du 15 décembre 1860, il y a, par conséquent, bientôt quatre ans ?

Et, pendant qu’Étienne Delorme vociférait et gesticulait, le défenseur de Marianne lut à haute et intelligible voix une déclaration d’amour ridicule et burlesque au dernier point, et commençant ainsi :

« Vous le direz à votre tuteur, à Blanche, à tous vos amis ; vous le crierez sur les toits, si cela vous plaît ; mais vous ne m’empêcherez pas de vous répéter que je vous aime, que vos regards ont allumé dans mon cœur un incendie qui ne s’éteindra qu’avec ma vie, etc. Je suis fou, il faut que vous m’apparteniez ou je me brûle la cervelle ; mais prenez garde, je ne mourrai pas sans me venger de vous ; ma famille est puissante, moi ou les miens nous vous poursuivrons jusqu’à ce que vous demandiez grâce, etc. »

— Ce n’est pas vrai !… ce n’est pas vrai !… criait M. Delorme, arrivé au paroxysme de la fureur.

Jacques tendit aux jurés sa lettre datée et signée.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il ; voilà ce qu’audacieusement ose soutenir cet homme, qui sait que la preuve existe, et qui, la voyant dans vos mains, nie encore l’évidence. Quelle valeur, après cela, peut avoir son serment, lorsqu’il affirme avoir insisté pour que les vomissements soient conservés, je vous le demande ? pas de commentaires, n’est-ce pas ? continua le jeune homme avec un si foudroyant mépris que le docteur, hors de lui, voulut encore protester.

— On me connaît, répéta-t-il de nouveau, on connaît ma famille !

— Non, répartit violemment Jacques, on ne vous connaît pas, ni vous ni les vôtres, race impure, qui portez le nom d’une vile courtisane et qui vous roulant tous tant que vous êtes, dans la fange et la boue, vous faites, au lieu d’en mourir de honte, une gloire d’être de son sang ! Jusqu’ici, à force de ruses, de bassesses ou d’intrigues, vous avez su détourner l’opinion et vous faire craindre ; mais patience, je veux vous démasquer, moi ; et le but de ma vie atteint, c’est à faire connaître la vôtre que j’emploierai tout ce qui me restera d’énergie.

À cette violente apostrophe, le médecin avait pâli et chancelait.

— Maître Descat, dit le président, vous sortez de la question. M. Delorme et sa famille n’ont rien à faire dans cette cause.

— Ils n’ont rien à faire ici, répéta Jacques avec impétuosité. Comment ! voilà un homme qui vient vous apporter le témoignage le plus terrible contre l’accusée, celui des vomissements demandés par lui avec instance, refusés par elle avec une soi-disant obstination ; à l’appui de la loyauté de son dire et de la sincérité de sa parole, il vous parle de ses antécédents, de ceux de sa famille, et vous ne voulez pas, moi qui le connais comme pas un, que je vous dise ce qu’il est, et ce qu’il vaut ; que je vous affirme que le peu de considération dont il jouit est encore un vol commis par lui au préjudice de l’opinion publique ; qu’il est capable de toutes les bassesses, de toutes les hypocrisies, de toutes les turpitudes ; et si vous voulez me permettre de le prouver, monsieur le président, de tous les crimes !…

— Les actes auxquels vous faites allusion se rattachent-ils à la cause que nous entendons, maître Descat ?

— Ils s’y rattachent, pour vous prouver, à vous messieurs les magistrats, à vous, messieurs les jurés l’importance de cette déposition, par l’honorabilité de celui qui vous la fait.

— Je crois qu’il vaut mieux que vous laissiez pour aujourd’hui cette question à peu près étrangère : MM. les jurés sont suffisamment édifiés, n’est-il pas vrai ?

Un murmure affirmatif se fit entendre sur le banc du jury, pendant que Jacques, de sa voix profonde, disait avec un regard qui fit verdir le docteur :

— Pour aujourd’hui soit ; je me tais ; mais ce n’est que partie remise. Encore quelque temps et il faudra bien qu’ils paient leurs dettes, lui et les siens !…

M. Delorme, dont la conscience ne devait pas être très claire, sinon dans cette affaire, du moins dans beaucoup d’autres, surtout si l’on en croyait certaines histoires chuchotées à voix basse à Roqueberre ; M. Delorme, dis-je, commençait à regretter de s’être déclaré un si chaud partisan de madame de Sauvetat.

Jacques se rassit, les yeux encore tout pleins de protestations et de menaces, et le docteur s’esquiva tout doucement derrière les bancs des témoins.

L’incident clos, on entendit encore plusieurs personnes citées par l’accusation.

Nous ne répéterons pas ces divers témoignages, on connaît les plus importants, ceux de Cadette, la nourrice, et d’Annon, la garde-malade ; Jérôme, le cocher, Ménine, la cuisinière, les femmes de chambre, vinrent tous dire à peu près les mêmes choses.

Le tour de M. Despax était arrivé. Tout le monde fut étonné de voir le mielleux docteur, ordinairement tout confit en patenôtres, soutenir le crime et la préméditation avec un acharnement qui sortait de son caractère, et surtout de son rôle actuel.

Une discussion des plus violentes s’engagea alors entre lui et M. Delorme. Le docteur Despax, dans la chaleur de son improvisation, donnait charitablement à entendre que l’ânerie seule de son confrère avait pu se laisser tromper par les symptômes uniques d’un empoisonnement saturnin.

— La colique de plomb, Messieurs, dit-il de son accent patelin et emphatique tout à la fois, est sans analogie dans le cadre des maladies faciles à diagnostiquer. Spécialement, dans l’espèce, pas un des phénomènes importants ou secondaires, mais tous caractéristiques, ne fait défaut pour affirmer ou corroborer le diagnostic. Vraiment, il faut que la religion de mon éminent confrère ait été singulièrement abusée, pour…

M. Delorme quitta sa place, et s’avança furieux vers le trop compatissant docteur.

— Je ne souffrirai pas qu’on m’insulte une deuxième fois ! s’écria-t-il d’une voix irritée ; j’ai dit et soutient que l’hépatite présente absolument les mêmes symptômes que l’empoisonnement saturnin ; il faut être aveugle et ignare soi-même pour en douter.

— Excepté, toutefois, répondit encore plus mielleusement Despax, que, dans cette dernière maladie, le siège de la douleur est complètement localisé et ne descend jamais dans le bas-ventre, la constipation n’est pas opiniâtre, les vomissements sont muqueux et non porracés ; enfin, comme dernier phénomène, phénomène unique, absolu, élémentaire, et qu’un étudiant de première année reconnaîtrait à première vue, il y a paralysie complète des extenseurs.

Du reste, depuis les savantes constatations d’Orfila d’abord, de M. Tardieu ensuite, toutes ces phases et ces symptômes sont décrits d’une façon si lucide, qu’à moins de vertige ou d’ignorance complète de tout principe, il est impossible de s’y méprendre.

— Monsieur, exclama M. Delorme ne se possédant plus, vous dépassez les bornes, et …

— Messieurs, interrompit à son tour le président de sa voix la plus sévère, je ne comprends pas que vous vous vous permettiez d’apporter de mesquines passions et d’odieuses personnalités dans une affaire aussi grave.

C’est avec ce système, et en ne comprenant pas la grandeur d’un sacerdoce qui ne devrait être fait que d’abnégation et de dévoûment que la vie de vos clients est le plus souvent sacrifiée à de cupides et basses considérations. Je vous prie de vous retirer tous deux.

Orphée Labarthe, appelé, vint expliquer ce que la discussion de ces irritables confrères aurait pu laisser d’obscur dans la question médicale.

Avec douceur et clarté, il démontra de sa parole autorisée, que le sel de plomb était le seul auteur de la mort de M. de Sauvetat. En l’écoutant, les arides opérations chimiques auxquelles les quatre experts s’étaient livrés pour arriver à trouver la vérité, devinrent compréhensibles.

Sans passion et sans acrimonie, tranquillement, impartialement surtout, mais avec une nuance de profonde tristesse qui n’échappa pas à la clairvoyance des juges, il rendit compte de sa mission, et il soutint les terribles conclusions du rapport, après les avoir établies et exposées d’une manière irréfutable.

M. Labarthe avait terminé sa déposition ; tout l’auditoire éprouvait un sentiment de terreur indicible. Cette parole froide et catégorique, nette et précise, était si bien l’expression de la vérité, que chacun se sentait bouleversé, depuis le juré jusqu’au plus indifférent de ceux auxquels la veille encore le nom de Marianne était inconnu.

Après ces explications, il n’y avait plus d’hésitation possible.

— Elle est coupable !

Tel était le cri général. Et cependant, chose incroyable, la foule était émue et doutait !

La liste des témoins était épuisée ; l’avocat général se leva.

C’était un homme froid, à la figure pâle et longue, aux yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière.

Un ambitieux, assuraient les indifférents.

Un homme de talent, disaient ses amis.

— Messieurs, commença le magistrat au milieu d’un silence religieux, l’affaire qui nous occupe est des plus graves et des plus délicates. Comme on vous l’a déjà dit, elle s’est passée au milieu d’une famille honorable, riche, considérée, et, sans une de ces permissions providentielles qu’on ne peut expliquer, mais devant lesquelles il faut s’incliner, il est certain que la coupable aurait joui en paix du prix de son horrible forfait.

Ici le magistrat fit une description assez longue des premiers temps du mariage de M. de Sauvetat, une union bénie de Dieu par la naissance de Marguerite. Il semble qu’appuyés l’un sur l’autre, ils peuvent tout braver et compter sur de longues années sans nuages !…

Mais non, la fille ambitieuse veille !… Elle veut une fortune. Séductions de Marianne vis-à-vis de son futur qui finit par succomber… Deuxième période. — L’enfer dans le ménage succède au paradis des premiers jours…

C’est avec les plus vives images de son répertoire que l’avocat général peint les désespoirs muets de Blanche, la femme irréprochable et sublime, dont nul ne connaîtra les découragements ni n’essuiera les larmes, et qui ne se consolera que par le suprême témoignage de sa conscience.

Puis il parle de l’arrivée de Jacques dans la famille de Sauvetat, de Jacques séduit à son tour par cette beauté fatale, de Jacques ébloui qui lui propose son nom. Splendide affaire !… L’accusée n’a garde de refuser, mais l’amant jaloux se cabre et menace. Marianne est adroite, elle demande du temps à son fiancé, pendant que, pour calmer M. de Sauvetat, elle simule une rupture avec Jacques.

Malgré toute sa volonté, elle n’atteint pas son but, et l’opiniâtreté du grand seigneur ardent et absolu qui ne veut pas de partage déjouant ses efforts, elle n’hésite plus, et dénoue la situation par le crime.

À ce moment, et après son exposé, le magistrat s’empare du moindre incident, relève chaque témoignage, fait tout concorder, avec un talent remarquable, et tire de l’ensemble des faits de foudroyantes déductions contre Marianne.

Puis avec un redoublement d’énergie :

— Non, s’écrie-t-il, vous ne laisserez pas surprendre votre bonne foi par ce que cette cause a d’étrange et de mystérieux ; vous fermerez les yeux devant cette beauté vraiment remarquable pour vous souvenir qu’elle a porté le trouble, le désespoir et la mort dans une famille que vous honoriez tous.

Vous voyez au banc de la défense un homme dont le talent vous est aussi sympathique que la personne nous est, à nous, en singulière estime.

Loin de moi la pensée d’incriminer sa conscience ou son honnêteté, mais je vous jure, cependant que, si M. Descat doute et proteste, c’est que, aveuglé depuis longues années par une passion assurément des plus compréhensibles, il est étrangement et habilement trompé.

Non, mille fois non, ce n’est pas moi qui suis dans l’erreur, car ce n’est pas de parti pris que je viens soutenir ici l’accusation. J’ai passé de longues nuits sur cette affaire, j’ai interrogé minutieusement chaque pièce, les rapports, les témoignages, les papiers de la victime, et surtout sa correspondance avec l’accusée ; de tout cela, il est né en moi une certitude profonde. En ma foi d’honnête homme, en ma conscience de magistrat, je vous le dis, il y a là un crime palpable, et dont la préméditation remonte à de longues années.

Un jour, en effet, à Biarritz, n’a-t-on pas entendu cette fille perverse dire, en regardant la mer de son œil plus profond et plus insondable qu’elle.

— Avec un peu d’énergie, si j’avais le courage de tout quitter pour la traverser, je pourrais être libre, indépendante, riche !

À quelle liberté, à quelles richesses, à quelle indépendance faisait-elle allusion, sinon à la vie oisive à l’étranger, qu’un crime seul pouvait lui procurer ?

Et l’avocat général, prenant dans un volumineux dossier des lettres et des notes trouvées dans le bureau de M. de Sauvetat, s’attache à prouver que la confiance illimitée, la sollicitude exaltée et un peu mystique que ce dernier témoignait à sa belle pupille s’expliquent par une passion ardente et coupable.

« Sans toi, lui écrivait-il un jour, que deviendrais-je ? Oui, j’ai accepté tous tes sacrifices, tous tes dévouements, et nos liens aujourd’hui sont devenus si étroits, j’ai si grandement la conscience du bien que me fait ta chère présence, que je ne me reproche même plus mon égoïsme ; j’accepte tout, et je renonce à m’acquitter jamais. »

Ces lignes n’ont pas besoin de commentaires.

Messieurs, je demande justice, au nom de la société, au nom de la famille, au nom de la fille orpheline, au nom de la veuve irréprochable, qui a été méconnue ; justice au nom de toutes les femmes honnêtes… Démasquer et frapper une créature aussi dangereuse, est pour vous un devoir rigoureux devant lequel il ne nous est pas permis de reculer.

Le procureur s’assit au milieu de murmures flatteurs.

Les jurés étaient impressionnés défavorablement pour Marianne.

Le peuple se taisait et seul restait froid.

Le moment où Jacques devait prendre la parole était arrivé.

Il se leva après une suspension d’audience assez longue.

Nul n’ignorait l’absence forcée de l’avocat au moment où l’affaire avait commencé, son arrivée subite, sa passion plus ardente que jamais, sa résolution inébranlable et affirmée hautement par lui, de donner son nom à Marianne si on voulait la lui rendre.

On savait que Jacques était un homme de vertu sévère et de scrupuleuse loyauté. Pour lui, avec sa conscience, ni compromis, ni transaction ; s’il voulait Marianne pour femme, c’est que son intègre honnêteté et sa froide raison la déclaraient innocente.

Les jurés le connaissaient tous. Aussi on peut s’imaginer l’anxiété de chacun et l’émotion générale en voyant cette accusée si évidemment coupable à leurs yeux, défendue par celui dont on avait l’habitude de respecter la parole et de croire les affirmations.

À tout cela, joignez l’attitude du défenseur.

Il est debout ; sa taille est droite, son front haut, ses yeux sont remplis d’éclairs, sa physionomie est superbe de franchise et de confiance.

Rien qu’à le voir, on doit être convaincu de la justice de sa cause.

Il salue la cour d’abord, les jurés ensuite, puis il se retourne du côté de l’accusée vers laquelle il s’incline plus profondément encore. Il s’attendrit, on le voit ; un sanglot lui monte à la gorge, il le contient à grand’peine, et se relève en envoyant à Marianne un regard, un seul… Mais quel regard !…

Pas une femme, dans l’auditoire, et elles sont nombreuses, qui n’eût voulu être à la place de Marianne pour recueillir un semblable regard et être l’objet d’un tel amour.

Enfin, il parle :

— Quelle cause, dit-il, et qu’attendez-vous de moi ? Que pensez-vous que je puisse vous apprendre que vous ne sachiez déjà ? Que croyez-vous que je vous apporte ?

Des preuves, peut-être ?

Hélas ! non, pas une seule.

Elle s’est tue vis-à-vis de moi, son meilleur ami, comme vis-à-vis de vous, ses juges. Elle a été impénétrable, impassible, me laissant, à moi qui la connais mieux que personne, la croyance formelle qu’elle se dévouait pour quelque héroïque et peut-être inutile folie, mais ne voulant à aucun prix en convenir. Je n’ai donc aujourd’hui qu’une seule manière de vous prouver cette innocence à laquelle je crois, comme à l’air qui nous fait tous vivre, et que ni vos yeux ni les miens n’ont cependant jamais vu, c’est de vous dire en faisant appel à tout votre honneur, à votre droiture, à votre discernement, à votre connaissance des gens et des choses : Voici la vie de celle que je défends.

On vous l’a montrée tout à l’heure, avec un remarquable talent, mais dans une situation qui n’a jamais été la sienne. Ce que je vais vous raconter, moi, je ne l’ai pas déduit de faits isolés et partiaux ; j’ai vécu dans la maison de M. de Sauvetat, entre tous les membres qui composaient la famille ; j’ai étudié leur vie au jour le jour, et quoi qu’on vous ait certifié, je puis vous jurer que ni mon cœur ni mes yeux n’ont été abusés.

En parlant ainsi, sa voix était lente, grave et triste. On voyait qu’au plus profond de son cœur, en effet, il lisait dans ses souvenirs.

Son émotion commençait à gagner tout le monde.

Il poursuivit :

— Mais qui est-elle, d’abord ? d’où vient-elle ?

Lorsque je pouvais le savoir, je ne l’ai pas voulu. Un soir, il y a de cela quelques années, sa bouche s’est ouverte pour me raconter la chose ignorée ; mais ses yeux étaient remplis de larmes, sa voix s’éteignait dans une douleur profonde. Elle revoyait sans doute cette créature dont le souvenir reste à jamais saint et vénéré dans le cœur de chacun de nous ; l’aveu qu’elle avait à faire devait toucher sa mère morte ; j’ai aussitôt pensé à la mienne, Messieurs ; j’ai senti à ce moment avec quelle inexprimable souffrance, il me faudrait avouer la moindre de ses faiblesses et… j’ai forcé ma fiancée à se taire. Vous en auriez tous fait autant.

Dans ces derniers temps, j’ai demandé cette confidence, elle m’a été impitoyablement refusée. Je n’ai pas insisté, je savais que c’était inutile ; du reste, avais-je besoin d’indications précises, moi, pour deviner alors et vous dire aujourd’hui qui elle est ?

Non ; vis-à-vis d’elle mon cœur ne peut se tromper. La pupille de M. de Sauvetat n’était pas une étrangère jour lui ; ce n’était pas seulement les liens de l’adoption ou de la reconnaissance qui les unissaient ; et si New-York, la grande cité du mouvement et de l’égoïsme, a été muette, mon affection, à moi, ne pouvait s’égarer : ils étaient tous deux du même sang, j’en suis sûr, Marianne était…

À ce moment l’accusée se leva violemment.

Pâle, les traits bouleversés, en proie à une épouvante terrible, elle se pencha vers son défenseur.

— Jacques, s’écria-t-elle, taisez-vous !… Vous oubliez vos promesses, vous êtes un homme d’honneur, vous ne devez pas ajouter un mot de plus, je vous le défends !…

Cet incident provoqua dans l’auditoire une rumeur impossible à calmer.

Les jurés eux-mêmes paraissaient extrêmement émus.

— Supérieurement bien joué, murmura le ministère public en se tournant vers M. Drieux.

— Elle est très forte, je vous l’avais dit, répondit ce dernier.

Il fallut l’intervention des huissiers pour rétablir le silence.

Enfin, le président exprima la pensée de chacun :

— Maître Descat, dit-il, vous n’avez pas le droit de vous taire ; il n’y a ni serment, ni considération intime, quelle qu’elle soit, qui puisse vous empêcher de révéler à la justice ce que vous savez. Ne connaîtriez-vous qu’un nom, une date, nous devons le savoir comme vous.

Jacques parut se recueillir.

Dans la salle, maintenant, régnait un silence religieux ; toutes les poitrines haletaient, l’anxiété était poignante.

— Je n’ai ni preuves ni indices, monsieur le président, répondit Jacques ; M. de Sauvetat ne m’a jamais donné les explications que je ne lui demandais pas, parce qu’à son point de vue comme au mien l’heure des confidences n’avait pas sonné.

Mais à l’époque où la jeunesse de Marianne ne permettait pas de croire que la moindre pensée coupable pût se glisser dans l’affection de l’honnête homme que vous connaissiez tous, je les ai vus ensemble, j’ai vécu avec eux ; je me souviens des baisers et des caresses du tuteur, des larmes qui remplissaient ses yeux lorsqu’il tenait sa pupille embrassée des soirées entières. Je me souviens surtout de ses longues tristesses, de ses mélancolies silencieuses, quand il la retrouvait après quelques jours d’absence. On aurait dit alors que sur les traits de l’enfant son souvenir ému cherchait l’image d’une autre créature aimée ; on sentait que, de la vivante, sa pensée remontait vers la morte.

À ces mots, le ministère public interrompit l’avocat.

— Maître Descat semble vouloir insinuer que M. de Sauvetat était le père de l’accusée, dit-il. Mais que MM.  les jurés ne se laissent pas abuser : M. de Sauvetat aurait aujourd’hui quarante-trois ans ; l’accusée, de son aveu, en a vingt-cinq ; la paternité est donc à peu près impossible.

Du reste de seize à dix-sept ans, M. de Sauvetat était encore au lycée Louis-le-Grand, où une liaison sérieuse aurait été connue, sinon de tous ses camarades, du moins de ses amis intimes. L’accusation a pensé à cette objection, et elle a là plusieurs témoignages recueillis en vue de cette insinuation.

— Pardon, répartit Jacques avec une énergie qu’il n’avait pas montrée jusque-là, je n’ai pas dit que M. de Sauvetat fût le père de Marianne ; j’ai dit et je répète qu’elle est de la même famille que lui.

On a cherché, me direz-vous, on n’a rien découvert ! Ah ! que n’étais-je là ! Où la justice a été impuissante, j’aurais trouvé, j’en suis sûr. Mais vous l’avez vue, vous l’avez entendue tout à l’heure, elle défend de se renseigner et de découvrir quoi que ce soit !

Ainsi déjà elle m’a parlé et il a fallu me soumettre. Mais ce qu’elle ne m’empêchera pas de vous dire, c’est sa mission, sa vie dans la famille, étrangère ou non, qui l’a recueillie.

À onze ans, elle ferme les yeux à madame d’Auvray ; à douze, on lui confie Marguerite de Sauvetat ; elle veille sur l’enfant, et malgré son extrême jeunesse, elle devient sa vraie mère. Elle venait d’avoir quinze ans, lorsqu’elle voit sa fille d’adoption frappée du terrible fléau qui, le plus souvent, ne pardonne pas : du croup.

La voilà installée au chevet de ce berceau, interrogeant nuit et jour cette petite figure que les voiles de la mort couvraient déjà, la disputant, l’arrachant par ses soins à l’imminente catastrophe ; héroïque et calme comme toujours au milieu de l’effarement général, veillant à tout, n’oubliant rien, trouvant encore moyen, après avoir sauvé la fille, de consoler le père.

Deux ans après, c’est madame de Sauvetat elle-même, qui est frappée d’une fluxion de poitrine, en sortant trop tôt de l’atmosphère suffocante d’un bal.

Voyez-vous celle que vous prétendez être sa rivale, la veillant, la soignant, et providence bénie de la mère, comme elle l’avait été de la fille, lui rendre à elle aussi la santé et la vie ?

Et dans l’intérieur de la maison, quel dévouement, quel accomplissement strict de chacun de ses devoirs !

Non, Messieurs, non, cette femme qui voulait vivre effacée et oubliée, n’a pas cherché à conquérir par un crime odieux une place qui souvent lui avait été offerte. Son honneur, sa loyauté, la délicatesse exquise de ses sentiments, n’étaient pas choses feintes, vous pouvez me croire.

Jacques, alors, entrant dans le plus intime de la question, avec une émotion à peine contenue, retraça la vie de M. de Sauvetat.

Il parla de ses vertus austères ; il fit ressortir, par des détails saisis dans le vif, le caractère un peu raide, mais plein de loyauté et de franchise de cet homme que tout le monde estimait.

Il prouva qu’une personnalité aussi irréprochable et aussi élevée n’admettait pas les faciles traités de conscience ceux qui autorisent les hommes seuls à se jouer de la foi conjugale, et à introduire l’adultère sous le toit béni de la famille, à côté de la fille jeune et pure.

Il fouilla la correspondance de M. de Sauvetat, celle-là même que l’avocat général avait si étrangement interprétée et commentée ; il montra facilement que sous l’immense affection que le tuteur témoignait à sa pupille, il y avait au moins autant de réserve que de dévouement et de confiance.

Quant au legs considérable que M. de Sauvetat laissait à Marianne, n’était-ce pas l’affirmation dernière de sa loyauté ? et pouvait-il venir à l’esprit de personne l’idée de blâmer le grand seigneur millionnaire qui assurait la vie de celle qui avait élevé sa fille.

Ces choses-là ne se voient-elles pas chaque jour dans les grandes familles, et ne sont-elles pas comprises de tous ?

Alors, avec une implacable logique, le jeune homme prend chaque fait relevé par l’accusation, il les commente, les explique, et vraiment, aux accents de sa mâle éloquence on se sent entraîné, ébloui ; l’accusation semble tomber en poussière, la conviction qui remplit son âme passe dans l’auditoire.

Il s’assied, le président, les huissiers, rien ne peut contenir les applaudissements qui éclatent de toutes parts.

Le ministère public réplique.

Il rend hommage au talent, au caractère de Jacques ; mais a-t-il porté une seule preuve évidente de l’innocence de sa cliente ? Non. Il est sous le charme, c’est sûr ; malgré cela, le crime est là, palpable et visible. Et dans une brillante péroraison, il soutient plus que jamais l’accusation.

Jacques, à son tour, ajoute quelques mots ; il veut à tout prix effacer la mauvaise impression que les dernières paroles de l’avocat général ont fait naître dans l’esprit des jurés.

Mais l’énergie humaine a des bornes. À chaque minute, les sanglots lui coupent la parole.

Cette émotion lui sert peut-être mieux que la plus chaleureuse éloquence. Toutes les femmes pleurent. Au fond du prétoire, de longs et sourds murmures se font entendre. On propose sérieusement d’enlever Marianne et de la rendre à Jacques.

Seuls, les jurés, esprits positifs et peu accessibles à toutes les émotions, ne se laissent pas si facilement convaincre : où sont les preuves que ce n’est pas elle ? se disent-ils entre eux.

— C’est égal affirme la majeure partie des personnes qui sont dans la salle, tout cela n’est pas clair.

Et on recommence à discuter, et les jurés hésitent, et plus que jamais le peuple soutient que Marianne est innocente.

Oui, malgré l’avocat général, malgré le rapport, la foule qui remplissait le prétoire de la ville d’Auch, durant ces assises mémorables, ne s’était pas trompée un seul instant aux accents profonds et vrais qu’elle avait entendus.

Et puis, cette grande figure qui apparaissait voilée et mystérieuse, mais exhalant je ne sais quels parfums de vertu et de sincérité, enlevait la conviction de chacun.

— Si elle était coupable, pouvait-on entendre de tous côtés, abandonnerait-elle sa vie avec une si courageuse indifférence ? Non, c’est impossible, une empoisonneuse ne peut être que lâche !… Elle protesterait, elle parlerait, elle se défendrait. Elle est innocente !…

Quoi qu’on en dise, l’opinion publique est pour beaucoup dans la manière de voir des jurés, et presque toujours, c’est elle qui dicte leur verdict.

Aussi, M. de Boutin avait-il presque raison de certifier tout bas à Jacques que Marianne allait être acquittée.

Celui-ci, muet depuis que sa réplique était finie, n’avait de vivant que les yeux ; l’anxiété le tuait.

— Deux heures encore de ce martyre, dit-il à son ami, et je meurs, je sens la vie qui m’abandonne et ma raison qui s’en va.

Enfin, le président résuma les débats avec la même impartialité qu’il avait mise à les conduire.

— Allez, dit-il aux jurés en terminant, regardez votre tâche dans toute sa grandeur, mettez-vous au-dessus de toute personnalité, de toute passion humaine, et quelle que soit votre opinion, émettez-la sans crainte et sans faiblesse. Vous seuls avez le droit d’absoudre ou de punir.

La délibération du jury dura longtemps.

Il était minuit. Malgré l’heure avancée, la salle ne désemplissait pas ; la chaleur était intolérable, tous les visages portaient les traces d’une horrible fatigue, et cependant nul ne bougeait.

Enfin les jurés rapportèrent leur verdict.

Spontanément, tout le monde se leva.

Le chef du jury était debout, lui aussi ; sa tête blanche dominait toutes les autres ; une émotion indescriptible bouleversait ses traits. Malgré l’attente générale, il ne parlait pas.

Après quelques minutes de poignante anxiété pour tous, il mit la main sur son cœur

— Sur mon honneur et ma conscience, dit-il d’une voix brève et sifflante, devant Dieu et devant les hommes, la décision du jury est celle-ci :

— Oui, à la simple majorité, l’accusée est coupable.

Jacques, se dressa, effrayant de pâleur, sous la lueur rouge des lampes.

Il ouvrit la bouche pour protester, mais M. de Boutin, lui prenant le bras, le força à se rasseoir.

— Soyez homme, Jacques, dit-il.

L’avocat sanglotait bruyamment ; il ne l’entendit pas.

— À l’unanimité, ajouta le chef du jury, on accorde à la fille Marianne les circonstances atténuantes.

Jacques ne releva pas la tête.

La cour, qui s’était retirée pour délibérer, rentra au bout de quelques instants.

On introduisit de nouveau l’accusée, le président lut la sentence.

— La fille Marianne, reconnue coupable, avec circonstances atténuantes, était condamnée à vingt ans de travaux forcés.

Ces mots furent accueillis par de violents murmures ; il fallut faire évacuer la salle, chose à peu près impossible, vu le peu de forces dont disposait le tribunal.

M. de Boutin, fou de douleur, se retourna vers la condamnée, elle lui tendait la main :

— Je vous le confie, murmura-t-elle en lui montrant Jacques.

Celui-ci voulait la suivre comme c’était son droit d’avocat ; mais inerte sur son banc, ses forces, trahissant sa volonté, il ne put se lever.

Elle se pencha vers lui.

— Adieu ! dit-elle tout bas, je suis à toi pour la vie et pour l’éternité, courage !

Au son de cette voix, il se trouva debout, mu comme par un ressort. Il se retourna, tendant les bras vers elle, et au moment où elle allait franchir la petite porte où le brigadier de gendarmerie l’attendait :

— Ah ! s’écria-t-il, le bagne, l’infamie, pour elle !… Non ! non !… Marianne, Marianne, je ne veux pas !…

Il battit deux fois l’air de ses mains, ses yeux se fermèrent, et, au milieu d’un rauque sanglot qui s’éteignit dans sa bouche contractée, il tomba de son haut, sans mouvement aux pieds de la cour et des jurés qui n’avaient pas encore évacué leurs bancs.

Marianne s’était arrêtée et avait tout vu.

Sa figure, blanche comme un suaire, se contracta, elle ouvrit la bouche :

— Jacques, s’écria-t-elle, tu le veux ! entends-moi !

Par un geste solennel, elle étendit la main :

— Devant Dieu, dit-elle, je jure…

Tout le monde s’était arrêté, les jurés pâles comme des morts attendaient haletants, les magistrats bouleversés étaient suspendus à ses lèvres.

Mais, tout à coup, poussant un cri terrible :

— Ah ! malheureuse !… malheureuse, fit-elle, non c’est impossible je suis lâche et folle !…

Elle prit sa tête à deux mains, et, éperdue, elle s’enfuit à travers les corridors, en repoussant le gendarme qui voulait la soutenir.

Les juges, frémissants, étaient restés debout, écoutant comme un funèbre écho ses sanglots qu’on entendait encore au loin.

Ce fut dans une émotion inexprimable que la cour et les jurés quittèrent la salle.

Au fond de la conscience de ces gens honnêtes qui n’avaient cependant obéi, en la condamnant, qu’à un devoir d’impartiale justice, il resta, peut-être pas un remords, mais au moins une pensée importune, qui, semblable à une pointe acérée, devait tourmenter leurs cœurs, et pour longtemps, faire asseoir l’insomnie au chevet de leurs lits.

Le lendemain, M. de Boutin vint dire à la condamnée que Jacques en proie au plus violent délire n’avait pas repris connaissance, et l’appelait sans cesse.

Elle s’était calmée pendant la nuit, et, malgré la pâleur livide de ses traits, son implacable volonté était revenue tout entière.

— C’est pour rester digne de lui que je ne lui réponds pas, mon ami, dit-elle au juge, faites-le lui comprendre lorsque vous me l’aurez guéri.

— Et s’il meurt ?

— Ce n’est pas possible, dit-elle en levant sur M. de Boutin ses beaux yeux où rayonnaient une confiance sans bornes et une certitude absolue, nous nous reverrons.

Le juge resta deux heures avec Marianne.

Elle lui confia Marguerite, et traça la conduite de Jacques.

Lorsque M. de Boutin la quitta, il lui avait promis que ni son fiancé, ni lui n’essaieraient de la revoir jusqu’au jour où elle les appellerait.

— À moins que la justice éternelle de Dieu n’en décide autrement, et ne vienne en aide à notre volonté, lui dit-il en serrant une dernière fois sa main.



FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE