L’Empoisonneuse/1/2

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G. Charpentier (p. 11-16).

II

LE SECRET DU MORT


Le lendemain, dès l’aube, le triste événement fut appris en ville. Les boutiques restèrent fermées. Tous les amis de la famille allèrent s’inscrire chez la veuve.

Celle-ci, en proie à un sombre désespoir, ne recevait personne.

— Pauvre femme, disait-on, quel chagrin ! ils s’aimaient tant !

Dans la maison mortuaire, les serviteurs affolés perdaient la tête.

Madame de Sauvetat n’avait pas voulu quitter le chevet du lit où reposait le cadavre. Elle était tellement pâle qu’elle semblait toucher à son dernier moment.

— Pauvre monsieur ! répétaient les domestiques ; pauvre madame !

Vers le soir, Blanche céda aux instances de Cadette et consentit à aller prendre quelques moments de repos.

Cadette promit à la jeune femme de la remplacer auprès du mort. Du reste, Marguerite, encore dans un pensionnat de Bordeaux, ne devait arriver que le lendemain, et il fallait des forces pour la recevoir.

Marianne, épuisée de fatigue, était restée dans sa chambre ; d’ailleurs, la plus sourde inimitié régnait entre Blanche et elle, et on disait dans l’hôtel que la jeune femme avait défendu à Marianne de demeurer auprès de M. de Sauvetat.

Marianne avait obéi ; elle était seulement la pupille du mort, et n’avait pas le droit de résister à sa veuve.

Vers le milieu de la nuit, tout reposait dans la maison mortuaire.

Auprès de la couche funèbre, Cadette s’était profondément endormie, elle était seule.

Sur une table de chêne placée au chevet du lit, deux cierges de cire jaune jetaient dans la grande pièce sombre une lueur incertaine, et prêtaient aux meubles antiques des aspects bizarres.

Dehors, le vent avait redoublé de violence, la pluie s’était changée en neige, il faisait un froid humide et pénétrant.

Le mort, soigneusement revêtu de ses habits de cérémonie, reposait sur des courtines de damas et de dentelles.

Chose étrange ! ces traits que le désespoir et la maladie avaient ravagés s’étaient apaisés et rassérénés.

On aurait dit que cet inconnu effrayant, cette obscurité mystérieuse et terrible dans lesquels il était entré s’étaient subitement éclairés devant lui, et que l’ombre, en se faisant lumière, avait mis sur son front pâle comme un reflet de triomphe.

Tout à coup une petite porte latérale s’ouvrit sans bruit, et Marianne s’avança vers le lit mortuaire.

Elle toucha le bras de la garde endormie, mais Cadette ne s’éveilla pas.

Elle la secoua plus fort, même immobilité.

Un triste sourire erra sur les lèvres blanches de la jeune fille :

— J’en étais sûre, murmura-t-elle, veillons !

Elle releva la tête et sembla écouter ; aucun bruit ne se faisait entendre ; cependant au bout de quelques minutes, Marianne se jeta vers le pied du lit, et, s’enveloppant dans le grand rideau de velours sombre, elle devint subitement invisible.

Quelques instants après, madame de Sauvetat, à son tour, entrait par la grande porte du corridor.

Sans regarder le cadavre, elle s’approcha de la dormeuse :

— Cadette, appela-t-elle assez haut.

Elle la heurta plus fort que ne l’avait fait Marianne ; mais Cadette, inconsciente et presque sans vie, retomba inerte sur sa chaise de paille.

— Bien, dit Blanche, l’effet est produit.

— Sur la pointe des pieds alors, elle alla pousser les verrous de toutes les portes et revint vivement vers la cheminée.

Avec une adresse et une vivacité incroyables, elle dérangea la pendule et les grands candélabres, regardant attentivement jusque dans les interstices de la glace.

Un frisson secoua la grande draperie derrière laquelle Marianne avait trouvé un abri. Blanche ne le vit pas, toute préoccupée qu’elle était de l’inutilité de ses recherches. Au bout de quelques minutes, elle s’éloigna en murmurant :

— Je suis folle, ce n’est pas là.

Elle se dirigea alors vers les bahuts et les armoires, mais elle s’arrêta désappointée, il n’y avait de clefs nulle part.

— Où peuvent-elles se trouver ? se demanda-t-elle déjà inquiète ; pourvu que Marianne ne les ait pas emportées !

Une expression de haine implacable passa sur les traits de Blanche.

— Oh ! murmura-t-elle, je les aurai, quand je devrais la tuer de ma main !

Elle regarda autour d’elle.

— Ici, peut-être, fit-elle, en désignant le cadavre.

Sans la moindre émotion, elle souleva le corps raide de son mari.

Sous l’effort violent qu’elle dut faire, les os craquèrent ; elle sourit étrangement, mais n’en continua pas moins à passer la main sous l’oreiller.

— Victoire ! dit-elle, je les ai !…

Elle laissa tomber lourdement le cadavre, et se mit à fouiller tous les meubles de la chambre.

Chaque papier fut examiné, chaque coin bouleversé, chaque tiroir renversé ; mais, à mesure que sa tâche avançait, ses mains frémissaient, ses yeux s’arrondissaient. Rien, elle ne trouvait rien !

De temps à autre, elle revenait instinctivement vers la pendule qu’elle secouait ; le timbre faisait entendre comme un plaintif gémissement ; la glace, sur laquelle elle jetait un regard épouvanté, lui renvoyait son image anxieuse, pâle, décomposée, c’était tout.

À bout de forces, elle leva les deux mains en l’air.

— S’il y a un papier, s’écria-t-elle, je suis perdue.

Puis après un moment de profonde réflexion :

— Non, la peur m’égare, fit-elle, il a craint de confier une vague parole à un médecin, il n’aurait jamais rien laissé d’écrit. Et l’autre !… Ah ! je saurais bien la réduire au silence.

Elle frappa du pied, et regardant le mort :

— D’ailleurs, continua-t-elle, y aurait-il une preuve quelconque, pourquoi me tourmenter ? Malgré toi, malgré la terre entière, c’est ma volonté qui se fera !

Elle se disposa à regagner sa chambre, rassurée et résolue.

Comme elle allait arriver à la porte, elle avisa un placard presque invisible à la tête du lit.

Elle l’ouvrit, il était plein de livres.

Sur la tablette de devant on voyait une seule enveloppe scellée de cinq cachets de cire rouge.

Elle s’en empara.

— Ceci est mon testament, lut-elle à demi-voix.

Un sourire de dédain releva le coin de ses lèvres fines.

— Oui, murmura-t-elle, tu as bien pris tes précautions, un legs la perdra plus sûrement encore. Ah ! Jacques ! Ah ! Marianne, vous vous aimez ! vous deviez avoir ma fille… Non, ce n’est pas encore fait ! Je suis là ! Ne m’oubliez pas.

Mais, soudain, toute sa force s’évanouit, tout son courage partit comme une fumée que le vent emporte, son cœur s’arrêta de battre, elle se sentit prise d’une indicible terreur.

On avait remué derrière elle !

Qu’était-ce ?

La silhouette de Cadette lui apparaissait toujours immobile sur sa chaise de paille, les portes closes n’avaient pas bougé dans leurs gonds le mort : s’était-il relevé de sa couche funèbre ?

Une main s’appuya sur son épaule.

Par un effort de volonté sous lequel elle se raidit tout entière, elle parvint à tourner la tête.

Marianne, pâle, calme, terrible, était là.

Madame de Sauvetat étouffa un cri de suprême angoisse. — C’est inutile, Blanche d’Auvray, dit la jeune fille, d’une voix solennelle, ne cherchez pas !… Le mort a laissé son secret, mais Dieu le garde !…