L’Empoisonneuse/1/7

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G. Charpentier (p. 51-60).

VII

JUGE ET PROCUREUR


M. Drieux était, non pas l’homme de son état et l’incarnation vivante de la loi, comme il en avait la prétention très peu déguisée du reste, mais bien la caricature de l’un et l’exagération intolérable de l’autre.

Grand, maigre, anguleux, blême comme un suaire, roide comme une barre de fer, lorsqu’il marchait on aurait dit que le moindre choc allait le faire tomber tout d’une pièce.

Il était prétentieux, ridicule et étudié. Il voyait peu de monde par exemple à Roqueberre, et comme il n’avait ni un ami, ni un confident, nul n’aurait pu dire quelles pensées creusaient une ride au milieu de son front haut et plat ; nul n’aurait pu expliquer certaines lueurs qui passaient dans ses yeux clairs de nuance indéfinissable.

Il vivait dans une grande maison délabrée, avec une vieille tante, aussi sèche que lui, mais ayant, de plus que son neveu, des dents d’une longueur démesurée et une dévotion plus démesurée encore.

Elle portait des toilettes roses et bleues, qu’une fillette de dix-huit ans aurait peut-être trouvées trop jeunes.

Mademoiselle Drieux, originaire de Pau, était la sœur de la mère du procureur. Ce dernier étant resté orphelin en bas âge, elle l’avait adopté. La vieille fille avait quelques petites ressources et, malgré ses nombreux ridicules, était extrêmement bonne.

Tout naturellement elle s’imposa de rudes privations, d’abord pour envoyer son neveu au petit séminaire d’Auch, ensuite à l’Université d’Aix prendre ses inscriptions et passer ses thèses de droit. Le jeune homme s’appelait François, comme son père ; mais redoutant les quolibets que ce nom trop court pouvait lui susciter, et voulant, dans sa tendresse quasi maternelle, lui éviter toute douleur, Aglaé Drieux demanda et obtint qu’il portât son nom.

Qu’on juge de la joie et du bonheur de la vieille fille, lorsque, après bien des vœux et bien des prières, bien des espérances et bien des déceptions, M. Drieux fut enfin nommé procureur à Roqueberre.

Celui-ci fréquenta d’abord quelques salons de la petite ville, et surtout le cercle où se réunissent à Roqueberre les désœuvrés, les joueurs et les bavards. On l’avait bien accueilli. Mais M. Drieux, avec sa naissance très obscure, avait une dose d’orgueil qui devait lui jouer de mauvais tours.

En effet, chaque fois qu’une de ces conversations, très fréquentes du reste en Gascogne, avait lieu, conversation où chacun prétend avoir eu un ancêtre aux croisades, le procureur ne manquait jamais de parler de ses aïeux maternels et de leur position autrefois dans les vallées pyrénéennes.

Ordinairement ses récits apocryphes étaient accueillis par quelques sourires d’incrédulité. Malheureusement pour lui, il n’en devait pas être toujours ainsi.

Il y avait à cette époque à Roqueberre un vieux marquis fort maniaque, très aimable avec cela, mais qui ne laissait jamais passer une gasconnade sans en faire justice.

Un jour, entendant M. Drieux parler d’un aïeul de sa mère qui avait été président de la République d’Andorre, le marquis regarda le jeune homme en face, et avec un sourire fin et railleur :

— Vous vous trompez, Monsieur, dit-il, vous êtes plus noble que cela.

M. Drieux, enchanté, s’inclina tout heureux, et, rougissant, répondit :

— C’est de ma tante que je tiens ces renseignements-là, mais elle est loin d’être aussi forte que vous en science héraldique, monsieur le marquis.

— Je le vois ; car vous êtes de race royale, Monsieur ! de vraie race royale !… sur ma foi !

Tout le monde se rapprocha.

M. Drieux, gonflé outre mesure était au moment d’éclater d’orgueil.

Autour de lui, les maigres hobereaux gascons enviaient déjà l’heureux procureur.

Mais tout à coup le marquis eut un sourire diabolique :

— Eh oui ! ne descendez-vous pas de François Ier ?

Un long murmure de satisfaction, les éclats d’une ironie bruyante acclamèrent le marquis, pendant que M. Drieux, la rage dans le cœur, s’inclinait de nouveau en essayant de cacher la brûlante morsure que son implacable orgueil venait de recevoir. Jamais, depuis ce jour, il n’avait remis les pieds au cercle.

Ceux qui avaient l’occasion de le voir de loin en loin, affirmaient que M. Drieux ne voulait laisser deviner à personne l’ambition qui était née dans son cœur de toutes les déceptions de sa jeunesse, et qui le dévorait.

Au séminaire, en effet, mêlé aux enfants des familles les plus titrées et les plus riches, que n’avait-il pas souffert, lui, fils obscur d’un pauvre paysan ? que n’avait-il pas avalé d’humiliations de tous ces orgueilleux petits seigneurs ?

Et depuis, dans sa vie isolée, alors qu’aucun de ses projets ne réussissait, que nulle main ne se tendait vers lui, malgré tous ses compromis de conscience, que de rages impuissantes, que de fiel M. Drieux n’avait-il pas amassés au fond de son cœur contre la société tout entière !

Peu de temps après l’aventure qui l’avait chassé du cercle, sa tante vint lui mettre en tête un projet splendide, gros de compensations et de satisfactions à venir.

C’était un mariage avec une des plus riches héritières du pays, parente de madame de Sauvetat.

— Tu seras bien accueilli, dit la vieille fille, je le sais ; puis ensuite M. de Moussignac te poussera et te fera quitter cette odieuse ville où tu languis depuis trois ans.

Séance tenante, le procureur partit avec sa tante faire la demande.

— Soyez célèbre, lui répondit le vieil hobereau sans plus d’objections ni de difficultés ; prouvez-moi par une cause importante, par une affaire retentissante que vous dirigerez seul, que vous avez du talent, et ma fille est à vous. L’unique noblesse, aujourd’hui, est celle de l’intelligence ; c’est la seule que j’exige de mon gendre ; montrez-moi que vous l’avez, je ne vous demande que cela.

Et, ajouta plus bas le comte avec un clignement d’yeux significatif, mes relations sont nombreuses là-bas ; notre famille serait encore bien en cour, si elle le voulait. Que pourra-t-on jamais refuser au gendre du comte de Moussignac-Beaucaire ?

Il n’en fallait pas tant pour griser M. Drieux.

Déjà, il se voyait millionnaire, écrasant de son luxe ceux qui, si cruellement l’humiliaient. Déjà il voyait son talent mis en relief, et, dans le lointain, peut-être apercevait-il la pourpre d’une cour d’appel illuminer l’horizon de son avenir !

Mais, ce qui n’arrivait pas, c’était la première chose exigée par le futur beau-père.

Il n’avait pas de chance, vraiment : pas un assassinat, pas un guet-apens. L’arrondissement méritait le prix Monthyon ; cela ne s’était jamais vu.

En vain il renouvelait ses instances auprès de M. de Moussignac, en vain il faisait parler en sa faveur par tous les amis de ce dernier, le comte demeurait intraitable ; ce qu’il avait dit était dit.

Et cependant M. de Beaucaire n’avait pas le droit d’être des plus sévères ; car si la proposition de la tante Aglaé avait été facilement accueillie, si le comte avait tendu la main si aisément au fils du paysan François, c’est qu’il y avait quelque raison pour cela.

Malgré sa naissance plébéienne, malgré ce que, dans un autre cas, on eût appelé son indignité, M. Drieux était le seul qui eût aspiré à la main de Louise de Moussignac-Beaucaire et à ses cinq cent mille francs de dot. Pourquoi ?

Le vieux seigneur, tout jeune, avait eu une de ces liaisons qu’on n’avoue pas.

On lui avait affirmé que deux enfants issus de cette union scandaleuse, étaient les siens.

Longtemps il avait hésité à le croire. Mais un jour, l’avenir d’un fils de dix-huit ans se trouvant en jeu, la bonté de son cœur, et peut-être plus encore la terrible force de l’habitude chez un homme de son caractère, l’emportèrent sur l’observation de ses amis et les allégations de sa propre conscience. Il épousa la mère, pour ne pas se séparer d’elle d’abord, pour légitimer les enfants ensuite.

Dans un petit pays où dominent l’intolérance la plus absurde et une étroitesse d’esprit inconcevable, on n’hésita pas à faire tomber sur la fille innocente la faute d’une autre.

Toute la famille fut mise au ban de la société ; et, excepté mademoiselle Drieux, qui, avec le génie des vieilles filles, flairait une affaire exceptionnelle pour son neveu, personne n’avait adressé la parole à madame de Moussignac.

Mademoiselle Louise, malgré sa dot princière, courait grand risque de coiffer sainte Catherine, lorsque le procureur se présenta, se sentant, lui, capable de triompher de scrupules qui avaient arrêté les autres.

Ni le ténébreux passé de la mère, ni les conditions physiques de la fille, n’effrayèrent la tante et le neveu.

Louise n’était pas belle ! Toute petite, boulotte et triviale, elle avait la figure couperosée, repoussante et grotesque tout à la fois.

N’importe ! la vieille tante embrassait la comtesse et riait de ses hauts faits, tandis que le procureur fermait les yeux lorsque Louise passait, et affirmait qu’elle avait des bras de statue et une jambe moulée.

Qu’on s’imagine maintenant avec quelle fièvre M. Drieux allait s’occuper du cadavre de M. de Sauvetat !

Pour lui, il n’y avait là ni coupable à rechercher, ni société à venger, ni femme à protéger ; il y avait cinq cent mille francs à toucher, et un avancement… et un avenir ! Qui aurait pu dire même si l’heureux procureur ne rêvait pas de porter à la place de ce pauvre nom de Drieux, si modeste qu’en le grattant un tant soit peu on retrouvait vite celui de François, ce nom ronflant de Moussignac-Beaucaire, accompagné de son titre pompeux ?

M. de Boutin était le contraste vivant de son anguleux confrère.

Issu d’une vieille famille gasconne, il était entré dans la magistrature pour suivre l’exemple de ses pères, autrefois presque tous juges au présidial, ou membres du sénéchal de Bordeaux.

Sa fortune était considérable. Représentée presque en entier par de grandes propriétés territoriales, elle était solide, et il l’administrait lui-même.

Les nombreuses occupations qu’il s’imposait ainsi, jointes à la modestie de ses goûts, lui avaient fait demander comme une faveur aisément obtenue, de ne pas changer de résidence.

Il y avait donc quinze ans qu’il avait été nommé à Roqueberre. Depuis lors, il n’avait sollicité aucun avancement ; il se considérait même heureux d’un oubli qui lui permettait de ne rien changer à ses habitudes.

Sous un abord un peu rigide, il était d’une extrême bonté. Il avait pris ses fonctions assez effacées au sérieux, et lorsqu’il avait fait du bien, il croyait avoir atteint son but.

Sa vie se passait à lutter contre l’ambitieux procureur ; c’était à grand’peine qu’il l’empêchait de lancer des mandats d’amener au premier bavardage de petite ville.

Et, plus d’une fois même, lorsqu’un commencement d’instruction devenait nécessaire, il avait eu besoin de toute son autorité pour lui faire apporter de la dignité dans leur tâche commune.

La jeunesse du juge avait été austère, toute partagée entre l’étude du droit et celle des sciences exactes, pour lesquelles il avait l’unique passion qu’on lui eût jamais connue.

Il avait dû pourtant se marier presque aussitôt après avoir passé sa thèse de licence : des raisons de famille, dans lesquelles ni son honorabilité, ni celle de la jeune fille qu’il avait recherchée n’avaient pu être mises en jeu, avaient annihilé ses projets d’avenir.

Depuis, soit que sa nature très droite, mais légèrement privée d’initiative, comme celle de presque tous les savants, se fût repliée sur elle-même, soit que son cœur eût été plus froissé par cette première déception qu’on ne l’avait généralement supposé, il avait déclaré renoncer pour toujours à des idées d’union quelconque. Il s’était alors consacré plus que jamais à l’accomplissement aussi intelligent que possible, de ses fonctions, dont il ne se délassait qu’avec ses livres et ses calculs.

Cette existence retirée, sévère, presque claustrale, avait laissé intactes son honnêteté et sa croyance au bien, malgré les turpitudes dont il était appelé chaque jour à démêler les trames.

Mais si ses aspirations étaient encore jeunes, si sa volonté avait une force peu commune, si son coup d’œil était juste et sûr, sa vie solitaire, en l’éloignant des grandes luttes et des grandes agitations, lui avait laissé une défiance de lui-même et un manque de décision qui étaient peut-être les seuls défauts de son caractère.

Lorsqu’il avait reconnu une chose vraie ou droite, il s’y consacrait entièrement et eût-il fallu sacrifier toute sa vie à la faire triompher, il n’eût pas hésité.

Mais avant de condamner les opinions d’un autre pour y substituer ses propres appréciations, que de luttes, que de tourments, que d’analyses de ses sentiments les plus intimes, que de scrupules enfin !

M. Drieux connaissait bien cette délicatesse exquise, et la plupart du temps il essayait de la faire tourner au profit de ses secrètes ambitions.

Jusqu’ici, les affaires qui s’étaient présentées, depuis l’arrivée du procureur, avaient été si peu importantes, que la lutte entre les deux natures s’était à peine affirmée.

Pour la première fois, elle prenait une certaine proportion. Si le juge avait écouté M. Drieux, les mandats d’amener auraient été lancés dans tous les sens, une heure après la visite de M. Larrieu.

Aussi, avant de vouloir connaître les personnes accusées par le procureur, avant de lui laisser prononcer un seul nom, M. de Boutin avait-il essayé d’éviter le plus de scandale possible.

Pour cela il s’était armé de la double autorité de sa position et de sa personnalité, et il avait exigé, avant tout, la recherche de l’empoisonnement.

Il pensait d’ailleurs que l’ambitieuse imagination de M. Drieux avait considérablement exagéré le récit du minotier.

Même après leur conversation avec M. Gaste, il n’était pas convaincu, mais, rentré chez lui, dans le silence de la nuit, la question sembla se présenter à lui sous un aspect différent, et des doutes vinrent l’assaillir.

M. de Sauvetat avait été un de ses meilleurs amis ; il lui avait recommandé sa fille en mourant, avec une insistance toute particulière.

Au lieu de protéger cette enfant, allait-il donc aider à apporter le trouble et le déshonneur dans ce foyer jusque-là si respecté ?…

Et M. Drieux aurait-il le calme, l’impartialité que réclamait cette œuvre délicate et terrible ?

Allait-il d’abord se taire ? Voudrait-il ensuite renoncer complètement à cette affaire, si, comme il l’espérait encore, l’autopsie déclarait que la mort avait été naturelle ?

M. de Boutin dormit peu ; mais durant cette insomnie pénible, assombrie encore par des visions qu’il essaya vainement de chasser, l’austère magistrat se promit de veiller de près sur M. Drieux et, au besoin, de le contenir à l’aide de la puissance presque illimitée dont la loi investit le juge instructeur.