L’Empoisonneuse/2/13

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G. Charpentier (p. 345-362).



XIII

LE MANUSCRIT DE MARIANNE


À l’époque de la conquête de Grenade par Ferdinand et Isabelle, en 1492, il y avait dans le conseil du roi maure, le faible et impuissant Boabdil, un homme de haute noblesse, à l’énergie indomptable, au cœur vaillant, à la conscience droite et rigide. On l’appelait Muzza ; il était grand-maître de la cavalerie arabe.

Lorsque, malgré sa bravoure et son intrépidité, il vit ses lâches compagnons d’armes disposés à accepter une capitulation, au mois d’avril 1491, seul, il se leva dans le conseil des ministres et protesta violemment.

— Nous sommes des hommes, dit-il ; dans nos veines coule encore le sang de ceux qui ont conquis l’Espagne ; ne saurons-nous pas la conserver ? Le peuple n’a plus de courage, la famine et les fléaux que la guerre entraîne avec elle l’ont épuisé ; mais les cœurs généreux doivent l’exemple, il leur reste un dernier devoir à remplir : celui d’une mort glorieuse. Cette terre, jadis étrangère, est devenue la patrie, par le sang dont les nôtres l’ont arrosée. Nos pères reposent ici, nos fils y sont nés ; mourons donc, plutôt que d’abandonner nos berceaux et nos tombes, et qu’Allah préserve les nobles de Grenade de reculer devant l’honneur et le devoir !…

Un instant, il électrisa l’assemblée ; Boabdil le laissa maître d’agir.

Neuf mois, il tint en échec par son indomptable courage les forces espagnoles réunies.

Après des miracles d’énergie et de dévouement, Grenade et Muzza furent vaincus le même jour.

Ferdinand envoya, avec des propositions de paix, le projet d’une capitulation.

Boabdil ne sut que pleurer ; Muzza se leva encore.

— Pourquoi ces larmes, dit-il, lorsque nous sommes vivants ? Répondons au chrétien en mettant nos poitrines devant ses lances, et que tout notre sang répandu nous fasse pardonner notre impuissance et notre malheur !

Mais toute sensibilité, tout enthousiasme, tout honneur étaient éteints dans les cœurs de ces Maures, que cinq siècles de plaisirs faciles avaient efféminés.

En ces temps-là, hélas ! comme il y a à peine quelques années chez nous, ceux qui avaient aidé à l’abaissement de la patrie, qui n’avaient su que l’affaiblir et la piller, ne voulaient pas mourir pour elle.

De même encore, ils ne savaient que jeter l’injure à ceux qui, éternellement honorés, éternellement glorieux, se levaient pour la défendre envers et contre tous, pour la défendre jusqu’au-delà du possible, à outrance !

— Soumettons-nous, répondirent-ils au vaillant grand-maître, votre projet de résistance est une folie !

— Dieu est grand ! ajoutèrent les vizirs et les alfaguis ; que sa volonté soit faite !

Et les uns après les autres, bassement, sans une protestation, sans un éclair de courage ou de virile fierté, ils apposèrent leur signature au bas du traité qui enchaînait leur liberté, qui détruisait leur fortune, qui annihilait leur patrie, mais qui sauvegardait leur vie !…

L’indomptable Muzza les regarda avec mépris.

— Lâches s’écria-t-il, je vous renie pour mes frères ! Soyez tous maudits !…

Il se leva transporté d’indignation ; au seuil de la salle des délibérations, il brisa sur son genou sa vaillante épée qui n’avait pu être victorieuse, mais qui était restée immaculée, et fièrement il en jeta les débris au milieu du conseil.

— C’est bien fini ! murmura-t-il avec des larmes de désespoir et de rage…

Et, se drapant dans son grand burnous de guerre, il traversa tristement la cour des Lions et rentra chez lui.

— Nous n’avons plus de patrie, dit-il à la belle Khétira, sa femme, les misérables n’ont pas voulu mourir ! Ils ont préféré voir l’ennemi fouler le sol béni de Grenade !… Seul, je ne pouvais rien ; partons, allons demander à nos frères d’Afrique un asile et le droit de rougir sans témoins de la honte des nôtres.

Toute la famille de Muzza partit en effet.

Le roi de Fez avait, quelques années auparavant, fait crever les yeux à El Zagal, le dernier roi d’Andalousie, parce qu’il l’accusait d’avoir perdu son royaume par sa lâcheté, par contre, il combla Muzza d’honneurs et voulut lui donner dans son royaume le même rang et la même charge qu’il avait à Grenade.

Mais le guerrier maure portait en lui un désespoir immense, une tristesse sans bornes, il ne voulait plus vivre que pour pleurer la ruine de sa patrie.

Il refusa les libéralités du roi de Fez, et de toutes ces richesses, de tous ces honneurs, il n’accepta qu’un coin de terre pour y établir sa famille.

Le roi lui donna alors une portion de territoire située aux confins du désert d’Anglad et pas loin de Tlemcen, dans une des hautes vallées du Grand-Atlas. Il lui fit cette donation pleine et entière, à perpétuité, pour lui et les siens, voulant, disait-il, éterniser le souvenir de sa vaillante conduite.

— Nul mieux que toi n’est digne de commander, dit-il à Muzza, tu seras roi et chef comme je le suis moi-même, telle est ma volonté.

En effet, des familles de pasteurs, déjà établies dans la vallée, reconnurent l’autorité de Muzza.

La tribu prit le nom des Beni-Muzza, des monnaies furent frappées à l’effigie des divers chefs, et la Khoïhbah, cette prière que le khatib prononce, le vendredi, dans les principales mosquées, se fit en leur nom, dans tout le territoire qui leur avait été concédé.

Les descendants de Muzza vécurent ainsi, puissants et considérés, gardant à travers les siècles comme souvenir de leur aïeul son immortelle devise : Tout pour la patrie et le devoir !…

Ils n’avaient qu’une femme ; en temps de paix ils cultivaient leur terre essentiellement productive et féconde ; ils portaient à Tlemcen les laines de leurs troupeaux, les olives, les dattes, les fruits abondants savoureux de leurs jardins, les lièges qui croissent sur l’Atlas, enfin des fourrures sans pareilles et des parfums aussi subtils que ceux de l’Arabie.

Établis presque sur les confins de la Kabylie, entre les Berbères remuants et les brigands du Maroc, ils avaient su se faire craindre, et la tribu des Beni-Muzza, en 1830, formait un petit royaume aussi puissant que riche.

Car les premiers chefs avaient rapporté d’Espagne le raffinement de civilisation, le goût des sciences et la littérature arabe, qui étaient en si grande faveur à la cour de Grenade. Ils cultivaient, avec non moins d’ardeur, la médecine, et les sciences naturelles.

Toutes ces connaissances, fruits de la haute intelligence de Muzza et de ses fils, se transmirent dans la vallée, de génération en génération, et conservèrent à la tribu des qualités essentielles de puissance, de bravoure, de force, d’énergie froide et contenue, en même temps qu’elles développaient chez elle l’intelligence du progrès et de la civilisation occidentale unie aux instincts de sa propre race.

En 1830, le chef de la tribu se nommait Muzza ben Noséir. Il était déjà âgé, et d’une nombreuse famille il ne lui restait qu’une fille aussi belle qu’aimée.

La réputation de vaillance et de sainteté du vieux cheik était très grande. Il avait pour ami Mohhy-el-Din avec lequel il rêvait de rendre à l’Algérie sa puissance et sa grandeur passées.

Le 28 septembre 1832, Muzza-ben-Noséir, après avoir soulevé par son énergie et son éloquence, toutes les tribus voisines de Mascara, fut un de ceux qui firent proclamer le fils de Mohhy-el-Din, Abd-el-Kader, sultan de l’Algérie.

Deux ans, ils combattirent côte à côte et tinrent tête à l’invasion.

Mais la politique de l’émir était une politique de ruses et d’embûches ; il ne lui en coûtait pas de signer un traité de paix avec l’ennemi, résolu à le trahir à la première occasion.

Le caractère droit et loyal de Muzza ne pouvait s’accommoder d’une semblable politique.

Il brisa avec Abd-el-Kader, et se retira dans sa vallée, fier, inébranlable dans ses principes et sa volonté.

Il attendit que le moment de défendre sa tribu arrivât, prêt à verser son sang pour elle. Mais le traité du 26 février 1834 fut conclu, et vint donner à l’Algérie une paix apparente. À la faveur de cette trêve, le gouvernement français essaya de pacifier la province d’Oran, la plus difficile et la plus insoumise.

Pour arriver à ce but, non-seulement il ouvrit des marchés, et aida les commerçants à établir des comptoirs, mais il envoya aussi des officiers supérieurs en mission extraordinaire, soit pour apaiser les esprits et leur donner confiance en la domination française, soit pour mettre notre autorité en relation immédiate, avec les cadis, les cheiks et les émirs.

Dans les tribus encore rebelles, ces officiers déguisaient leurs grades et leur nationalité ; ils se faisaient passer pour des négociants juifs, des commerçants grecs ou même des émigrants marocains.

Vers 1836, un homme d’une quarantaine d’années arriva dans la tribu des Beni-Muzza.

Il était vêtu à la façon des Kabyles, d’une tunique de laine blanche serrée à la taille par une simple corde ; des bottes de cuir rouge, armées d’éperons d’argent, dessinaient un pied d’une petitesse féminine et d’une cambrure tout orientale ; rien n’était élégant et mâle tout à la fois comme la façon dont il se drapait dans son long kaïk, rattaché sur sa tête par une fine bandelette en poil de chameau.

Son large front dépouillé, aux bosses développées, portait la marque de l’intelligence et de la volonté. Les sourcils nettement dessinés se relevaient tout droits et donnaient à sa figure brune et hâlée une expression singulière de hardiesse et d’énergie.

Il était porteur de cuirs du Maroc, de couvertures de Fez, de fines dentelles de France, de rubans et de bijoux.

Muzza l’accueillit dans sa demeure, et Chériffa, sa fille unique, la perle de la tribu, lui prépara le café.

Ses manières douces, réservées, un peu hautaines, sa parole sobre, mais franche et loyale, plurent au vieux cheik.

— Tu es fatigué, lui dit-il, le soir même de son arrivée ; l’hospitalité de la montagne ne te paraîtra peut-être pas trop dure, passe quelques jours ici, tu chasseras avec nous, et si nous savons t’inspirer de l’amitié, tu reviendras.

— Je ne suis qu’un pauvre marchand, répondit le nouveau venu ; pourrais-je vous suivre contre le lion et le tigre ?

— Si n’as tu pas peur, essaie.

À ce mot de peur, les yeux de l’étranger brillèrent. Muzza le regardait ; il vit l’éclair et sourit.

— Le courage ne s’acquiert pas, dit-il, il est un don d’en haut : Allah l’a mis dans ton âme, sois des nôtres.

Le voyageur accepta.

L’hospitalité n’était pas si simple que le disait Muzza.

La kasbah, divisée en plusieurs compartiments, était toute jonchée de peaux splendides ; des armes d’une beauté incomparable formaient des panoplies nombreuses ; les draperies éclatantes étaient mêlées d’or et d’argent.

Dans la vallée, des milliers de petites habitations, groupées autour de celle du chef, contrastaient par leur éclatante blancheur avec la sombre et luxuriante végétation qui les environnait.

Le sol accidenté était recouvert de vignes ; dans les jardins cultivés et séparés les uns des autres par des haies d’orangers et de chèvrefeuilles, on voyait des melons, des figuiers, des oliviers.

Le noyer, le jujubier, le grenadier, l’absinthe se mêlaient aux fourrés des broussailles et aux taillis des bois. Les citronniers, parés de leurs fleurs et de leurs fruits presque éternels, répandaient un parfum délicieux. Les genévriers de Phénicie, les masses de liège, les chênes aux glands doux formaient de grands massifs sombres, du milieu desquels on voyait s’élancer les cônes ondoyants des pins de Jérusalem.

Sur les premiers escarpements de l’Atlas, l’agave dressait ses immenses rameaux, semblables aux glaives de cette race de géants, ensevelis sous la montagne aux premiers jours du monde.

Enfin, tout à fait aux derniers plans de l’horizon, de grands peupliers blancs, mélangés de nopals aux rosaces jaunes, se balançaient souples et gracieux, et, par les frémissements d’une brise à peine perceptible, semblaient, en se baissant et en se relevant doucement, saluer l’étranger qui arrivait auprès d’eux.

Cette nature féconde et grandiose, ces perspectives infinies, ces chants d’oiseaux si éclatants ou si doux, ces émanations subtiles qui s’échappaient de chaque buisson, lorsque la lune laissait tomber sa lumière pâle sur les massifs épais de tamarin : le lion qui faisait du fond de l’Atlas trembler la vallée par ses rugissements, tout cela avait une poésie, un charme, une singularité qui devaient séduire le triste voyageur.

De plus il se sentait invinciblement attiré par le caractère loyal et droit du vieux cheik.

Muzza, en effet, qui n’avait dans le cœur ni ruse ni ambiguïté, dont la conscience était si fière qu’il n’avait jamais soupçonné le mensonge chez un autre, Muzza, dans sa simplicité confiante, dans son honnêteté immaculée, était vraiment grand.

Le cheik et le marchand avaient ensemble, tous deux, de longues conversations ; l’étranger parlait de son commerce, mais surtout de ses voyages ; il redisait ce qu’il avait vu dans le Levant, en Espagne, en France aussi.

Muzza l’écoutait ; mais à ce nom de France, ses sourcils se rapprochaient :

— C’est l’ennemi, disait-il ; n’en parle pas.

Le chef l’aimait, et se plaisait à ses récits. L’étranger, lui, ne parlait pas de repartir.

L’a-t-on deviné ? Ce qui semblait le retenir dans la vallée, plus que le repos, plus que la nature admirable et privilégiée de ce coin de terre, plus que le bon sourire paternel de Muzza, c’était cette brune fille aux yeux d’antilope, à la taille souple, aux longues mains fines et blanches, qui, le soir, lorsque les étoiles scintillaient aux cieux, lui chantait en s’accompagnant sur sa guzla d’argent, les douces mélodies du pays.

Cependant, après plusieurs mois de séjour dans la vallée, il fallut songer au départ si souvent éloigné.

Pour la première fois, le voyageur ouvrit alors son ballot, jusque-là intact : et aux yeux ravis des jeunes filles de la tribu, il montra ses richesses.

Elles s’extasièrent à l’envi ; rien ne sembla cher, tout était si beau.

Le négociant vendait sa marchandise, et faisait sonner en riant les belles pièces d’or qu’on lui donnait en échange.

Les couvertures aux couleurs éclatantes, les petites babouches du Maroc, les larges ceintures d’Espagne, furent enlevées en un instant. Il ouvrit alors un compartiment secret, et montra ses fines dentelles d’Alençon, ses soyeuses étoffes de Lyon.

Chériffa s’approcha, et, tandis que ses compagnes froissaient déjà de leurs doigts effilés les brocards et les valenciennes dont elles demandaient le prix :

— Je veux pour moi seule tout ce qui vient de France, fit-elle très bas et très vite à l’oreille du marchand.

Celui-ci devint subitement très pâle et tout aussitôt replia ses étoffes.

— Cette marchandise-ci, dit-il aux fillettes, n’est pas à vendre, j’ai fait assez d’affaires comme cela.

Elles se séparèrent à ces mots, tout étonnées d’un caprice qu’elles ne s’expliquaient pas.

Le soir, comme la lune se levait déjà dans le bleu sombre du ciel, alors que les rossignols commençaient, sous les berceaux d’orangers, leurs adorables concerts, une ombre se glissa derrière les massifs de jasmin et se dirigea vers un petit tertre recouvert de mousses et de saxifrages.

L’étranger était là, assis dans une attitude qui indiquait le chagrin et le découragement.

Sa belle physionomie altière semblait plus désolée, plus sombre que jamais.

De ses yeux doux et fiers, deux ruisseaux de larmes s’échappaient.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda tout bas Chériffa.

Le voyageur tressaillit il se leva en voyant celle qui demeurait palpitante et émue à ses côtés.

— Je souffre, répondit-il simplement, plains-moi.

— Tu souffres, répéta-t-elle de sa voix de cristal ; est-ce de l’exil ou de la mort de quelque personne chère ?

Il remua tristement la tête, mais ses lèvres demeurèrent closes.

— Je veux savoir, insista-t-elle, tu peux parler.

— C’est le secret de mon cœur que tu me demandes-là ; si je te le dis, tout entier, te fâcheras-tu ?

Elle devint toute blanche.

— Parle, redit-elle en appuyant ses deux mains, sur son cœur, je t’écoute.

Il s’inclina.

— Il y a de cela sept ans, commença-t-il, j’ai perdu en quelques heures celle que j’adorais : ma femme, la compagne de ma vie. Nous avions été élevés ensemble, elle n’avait jamais aimé que moi, je n’avais désiré qu’elle. En quelques instants elle m’a été enlevée, sans que nul jusqu’à ce jour ait jamais soupçonné sa maladie.

Chériffa poussa un long soupir.

— C’était en France, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

L’étranger la regarda étonné.

— Continue, fit-elle, pendant que son sein battait plus vite, j’avais deviné.

— Cette mort si imprévue, si foudroyante, m’a rendu fou. J’ai tout quitté, mon fils que je n’ai pas encore revu, ma famille, ma patrie ; je suis venu ici, en Afrique, je voulais mourir sur la terre étrangère pour retrouver plus tôt celle que je pleurais. Dans les combats, j’étais le premier : je n’avais peur ni du feu ni du fer, je recherchais les dangers. Ma témérité folle m’a donné des honneurs, mais la mort m’a fui.

Un jour, mon général en chef m’appela.

— Voulez-vous essayer d’aller pacifier les tribus du côté de Tlemcen ? me demanda-t-il ; elles sont indomptables et rebelles, peut-être parce qu’on a dénaturé notre caractère à leurs yeux. Allez, faites connaître et aimer la France, mettez-y tout le temps nécessaire, et réussissez.

Il y avait dans cette mission un grave danger probable, celui d’être massacré si on soupçonnait mon grade et ma nationalité, j’acceptai.

Chériffa appuya sa petite main tiède sur celle de l’officier.

— Et aujourd’hui, dit-elle, veux-tu encore que les miens te massacrent ?

Il retint cette main dans les siennes.

— Oui, fit-il d’une voix que l’émotion étranglait, parce que la destinée qui a semblé me sourire en mettant un ange sur mon chemin a été plus inexorable que jamais, par les obstacles invincibles qu’elle a suscités entre nous ; parce que, si ta voix si douce a fait revenir à mes côtés l’espérance, cette fée de ma jeunesse que je croyais perdue pour toujours, si tes grands yeux ont pris mon cœur et l’ont fait battre comme il n’avait jamais battu, si ta main en pressant la mienne me fait oublier tout ce qui n’est pas toi, je me dis que la fille des vieux Maures ne pardonnera pas au chrétien la pensée sacrilège qui lui a rendu la vie et le bonheur.

N’est-ce pas un crime de ma part, en effet, belle et simple fille des montagnes, d’avoir espéré en toi, d’avoir nourri le fol espoir que tu voudrais consoler mes douleurs et les changer en joie, d’avoir osé mendier de tes yeux un regard d’amour, de t’avoir désirée, adorée, comme un fou que je suis, de ne plus vivre que pour toi et par toi, et de me dire que si tu dois te retirer de moi lorsque tu connaîtras mon nom, je n’ai plus qu’à mourir ?

— Pourquoi m’as-tu laissé soupçonner ce nom ?

— Parce que tu n’es pas de celles dont on prend un jour la beauté et la jeunesse pour les oublier après, parce que tu es digne d’associer ta vie à l’existence d’un homme d’honneur, parce que je t’aime plus que le souvenir de celle qui n’est plus, plus que tout ce qui est sur terre, mais aussi parce que je veux que tu m’aimes, moi, Pierre de Sauvetat, colonel français, pour ce que je suis, tel que je suis ; et que mentir, même pour obtenir un amour d’où dépend aujourd’hui ma vie, me semble une chose indigne d’un officier de mon pays.

Elle le regarda un instant sans répondre ; sa haute taille s’était redressée, sa belle tête énergique avait une expression de franchise et de loyauté qui lui faisait comme une auréole ; à son tour, elle se releva calme et rougissante, timide et fière :

— M’aimes-tu comme ta femme véritable et respectée ? demanda-t-elle toute palpitante.

Il s’inclina très bas.

— Comme ma femme, oui, sur mon honneur.

— Ce sentiment est-il assez profond, assez vrai pour que tu ne regrettes pas… l’autre ?

— Marguerite était une sainte, de là-haut elle approuve, j’en suis sûr, ce sentiment nouveau que Dieu a peut-être accordé à ses prières, et elle ne nous maudira pas.

Puis ployant un genou devant elle :

— Je t’aime, ma Chériffa bien-aimée, dit-il lentement, veux-tu accepter mon nom.

Elle appuya sa tête sur son épaule :

— Je t’aime aussi, murmura-t-elle, et me donne aujourd’hui à toi. Les filles de ma race ne se reprennent jamais, c’est pour la vie. Ton Dieu sera le mien, et ta patrie la mienne ; cela doit être ainsi, puisque ce Dieu t’a envoyé vers moi, et que mon cœur, qui n’avait jamais battu, s’est donné à toi tout entier. Prends-moi, et ne me fais jamais souffrir en te retirant de moi.

Il la saisit dans ses bras, et l’emporta vers le tertre de gazon. Là, à côté l’un de l’autre, ils passèrent la nuit à parler de leur amour et de leur vie future.

Il la voulait pour femme, mais sa délicatesse exquise entendait la conserver pure jusque-là, et si, à cause du vieux cheik, il leur était interdit de se marier légalement devant les autorités françaises, peut-être de longtemps, ils se présenteraient devant le cadi, aussitôt que Muzza y consentirait. Il était obligé de repartir, mais il reviendrait bientôt. Il ne dirait à Muzza ni son nom, ni sa nationalité.

— Qu’importe ! disait Chériffa, aimons-nous et sachons vouloir ; qui sait ce que nous réserve l’avenir ?

En attendant, il apportait des livres à sa jeune femme ; elle était déjà très instruite dans les sciences et la littérature orientales, elle apprendrait facilement la langue et les usages de France, et, un jour, il l’amènerait à Alger d’abord où il lui donnerait publiquement son nom, puis dans son pays où il la présenterait à sa famille.

Elle, à ces mots, oubliait tout, sa vallée, son vieux père, sa patrie, elle ne vivait que par la certitude de l’amour partagé, elle sentait que ce cœur qui battait à côté du sien lui tiendrait lieu de tout ce qu’elle avait aimé jusque-là.

— Et ton fils, lui demanda-t-elle, m’aimera-t-il ?

— Lucien a un caractère essentiellement élevé et loyal, il t’adoptera et te chérira.

— Je serai sa mère, dit-elle de sa voix douce et profonde, il sera mon fils bien-aimé.

Une partie de ce beau plan se réalisa en effet ; le colonel revint ; aux yeux de tous, c’était un marchand arménien ; le léger accent étranger qu’il avait conservé en parlant l’arabe était amplement expliqué par son origine. Il portait toujours ses belles marchandises d’Occident qu’il échangeait contre les produits de la vallée. Dans la kasbah du chef, il avait une place privilégiée : Muzza l’aimait.

Son arrivée était un jour de fête ; à son départ, chacun pleurait.

Il était de la famille ; ses idées d’honneur et de fidélité au devoir étaient les mêmes que celles de la vaillante race qui l’avait adopté.

Sur un seul point, l’accord n’était pas complet : les chrétiens et la France !

Oh ! cette France qui profanait le sol béni de la patrie, comme Muzza la détestait !

Et cependant il se taisait, il finissait par écouter son hôte, car Pierre disait que la France était le centre de toute civilisation, le foyer de toute noblesse et de toute grandeur, qu’à l’ombre de son drapeau tout ce qui représentait l’honneur et le dévouement avait une place.

Après deux ans d’intimité, Chériffa tint sa promesse, elle avoua son amour au vieux chef.

Muzza, résolu et inflexible avec tous, ne résistait pas aux larmes de sa fille, son unique famille. Il refusa d’abord ; mais il finit par céder à ses prières et accorda à M. de Sauvetat la main de Chériffa.

Tous deux furent unis devant le cadi et suivant le rite mahométan. Après la cérémonie, le colonel jura de son seul mouvement à sa jeune femme, sur son honneur d’officier français, qu’aussitôt qu’ils le pourraient, ils se marieraient devant les autorités françaises.

Sans restriction, elle crut ce serment qu’elle n’avait pas demandé.

Un an encore, ils vécurent heureux dans la consécration et la plénitude de cet amour qu’ils avaient voulu et désiré.

M. de Sauvetat allait être père, lorsque tout à coup ses absences devinrent plus fréquentes, et les longues tristesses de Chériffa, sans cause apparente, se firent en même temps plus amères.

C’est que, le 20 novembre 1839, tandis qu’une petite fille, qu’on nomma Miriam, venait au monde dans la grande tente des Beni-Muzza, tandis que toute la tribu apportait des présents à Chériffa, Abd-el-Kader déclarait de nouveau la guerre sainte, l’effusion du sang recommençait, et M. de Sauvetat, obligé de reprendre son poste de combat, devait quitter le coin de terre où il avait trouvé le bonheur.

Cependant, la vallée, située aux confins du Maroc, était éloignée du théâtre de la guerre ; il n’était pas probable que sa paix fut troublée. De plus, le cheik devenait vieux, et de précoces infirmités le forçaient à ne pas se mêler aux menées ambitieuses de l’émir.

En effet, au bout de quelques jours d’anxiété générale pour tous et d’appréhensions mortelles pour Chériffa, M. de Sauvetat revint.

Durant les années troublées de 1839 à 1844, ses absences furent rares, il trouva le moyen de quitter à peine la vallée.

La petite Miriam grandit donc dans un calme relatif, bercée par l’amour de son père, adorée de sa mère. Son intelligence, mais surtout son cœur, se développaient en présence de cette nature admirable, dont la force inépuisable et la splendide végétation constamment renouvelées mettaient dans son âme des principes de sérénité et d’énergie éternelles.

L’affection de Chériffa et de Pierre, devenu général, se cimentait et s’approfondissait encore.

La fille des Maures avait maintenant toutes les grâces, tous les charmes d’une Française ; la volonté lui avait tenu lieu d’usage. Seule, elle avait tout deviné, tout acquis.

Elle parlait le français avec une légère hésitation qui, dans sa bouche, avait un charme inexprimable. Elle savait marcher et s’asseoir comme les Européennes.

Lorsque son mari était dans la tribu, elle revêtait pour lui seul des costumes arrivés de France, et son aisance à les porter ravissait le général.

— L’Algérie sera bientôt pacifiée, nous l’espérons tous, disait-il-à la jeune femme ; alors, ma Chériffa, je raconterai à ton père ce que nous lui avons caché jusqu’à ce jour ; il acceptera ma nationalité, car il m’aime, j’en suis sûr. Béni par lui, je t’amènerai en France, dans mon vieux château de Gascogne !… Quelle belle châtelaine vous ferez là-bas, Madame, avec vos grands yeux, vos dents de perle, et votre souplesse de liane !…

Le temps, au lieu d’affaiblir leur amour, l’avait au contraire rendu ineffaçable. Chaque jour donnait à leur affection une intensité, une force plus grande ; chaque jour apportait à Chériffa une estime nouvelle pour celui qu’elle avait choisi, à M. de Sauvetat une occasion de la bénir, de l’adorer.

Miriam entre eux était un lien indissoluble, les battements de leurs deux cœurs réunis en un seul.

Et, déjà sérieuse, dans la grâce de ses cinq ans, elle disait :

— Oh ! la France !… Quand la verrai-je ?