L’Empoisonneuse/2/16

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G. Charpentier (p. 379-401).

XVI

LE SERMENT TENU


Après avoir réglé toutes ses affaires en Afrique, Lucien de Sauvetat partit pour New-York, où il retrouva sa sœur.

Le petit domaine du mont Gamara fut confié aux deux serviteurs qui d’ores et déjà devaient y vivre.

Marianne et son frère voyagèrent pendant quelques mois et parcoururent ensemble une partie de l’Amérique et de l’Europe.

Lorsqu’un temps convenable fut écoulé depuis la perte du général, ils rejoignirent la petite ville de Roqueberre, où demeurait la fiancée de Lucien, Blanche d’Auvray.

À part la mort de son père, M. de Sauvetat n’avait rien écrit des autres événements ; Miriam était donc complètement inconnue de madame d’Auvray et de sa fille.

Le jeune homme se rendit seul chez sa future belle-mère et lui raconta l’histoire de sa sœur.

— Quoiqu’elle ne veuille rien accepter de la fortune de notre père, dit-il, mon intention formelle est de lui en donner la moitié. De plus, j’ai juré de veiller sur elle et de la traiter comme ma fille. Aujourd’hui, Madame, mon foyer va devenir le vôtre ; consentez-vous à ce que Marianne y trouve sa place ?

— Je ne connaissais pas encore votre cœur, mon fils, répondit madame d’Auvray profondément émue, je vous remercie de votre confiance.

Allez me chercher votre sœur, ce sera ma seconde fille, elle ne me quittera plus.

Marianne entra le même soir à l’hôtel d’Auvray.

Blanche apprit le nom et l’origine de Miriam devant elle-même et des lèvres de Lucien. Elle lui tendit alors les bras.

— Ma sœur, dit-elle à l’étrangère, ma mère a aujourd’hui deux filles, elle l’a déclaré à M. de Sauvetat ; aimez-nous comme nous vous aimerons…

Le lendemain du mariage de mademoiselle d’Auvray avec M. de Sauvetat, ce dernier fit apporter dans sa nouvelle demeure les souvenirs que la jeune fille avait gardés de la tribu.

C’étaient les peaux de bêtes, les tentures de la kasbah du désert, les bijoux favoris de Chériffa, enfin la guzla sur laquelle autrefois elle avait chanté, au marchand arménien les mélodies des Beni-Muzza.

Ce jour-là, Lucien montra à madame d’Auvray et à Blanche les richesses de Marianne, représentées par des monnaies arabes et des pierres précieuses valant certainement plusieurs millions.

Enfin, dans un des coffres où elles étaient enfermées, se trouvait un manuscrit écrit en entier de la main du général de Sauvetat.

Celui-ci racontait son union avec Chériffa, et il reconnaissait positivement et loyalement Marianne pour sa fille.

À cet écrit avait été jointe une déclaration nouvelle faite quelques jours avant l’arrivée de Lucien en Afrique.

Le général disait :

— Si Dieu m’enlève de ce monde avant que j’aie pu confier cette enfant tant aimée à mon fils Lucien de Sauvetat, je la remettrai entre les mains d’un de mes vieux frères d’armes. Jusqu’ici j’ai dû par prudence et pour la conserver, cacher soigneusement son existence aux yeux de tous ; aujourd’hui qu’il lui faut un protecteur et un soutien, mon silence deviendrait une lâcheté.

L’arrivée de Lucien avait permis au général de ne révéler son secret à aucune personne étrangère.

Madame d’Auvray s’attacha vivement à l’enfant qu’elle avait adoptée. Elle lui enseigna à diriger la maison, et lui donna les premières notions du rôle qu’elle lui destinait.

Atteinte depuis de longues années d’un mal profond, on aurait dit qu’elle n’attendait que l’établissement de sa fille pour se reposer d’une vie que son mari lui avait faite très rude.

Ses forces déclinaient sensiblement ; elle s’en apercevait, et, loin de s’en alarmer, elle souriait à la mort.

— Tu me remplaceras dans peu de temps, disait-elle à Marianne ; Blanche n’a jamais voulu connaître tous les détails du ménage ; elle sera trop heureuse de t’avoir pour lui épargner ces ennuis.

Cependant madame de Sauvetat ne tarda pas à devenir souffrante d’un commencement de grossesse ; elle prétexta alors des malaises continuels pour se dispenser de soigner madame d’Auvray, qui ne quittait plus son lit.

Pour la première fois, M. de Sauvetat, jusque-là très épris de sa jeune femme, lui parla sévèrement :

— Vis-à-vis d’une étrangère, vos absences fréquentes seraient une inconvenance, Blanche, lui dit-il un soir, pour une mère comme la vôtre, je me demande si ce n’est pas un manque de cœur qui vous fait si négligente.

Mais madame d’Auvray ne vivait depuis bien longtemps que pour épargner toute gêne ou toute contrariété à sa fille. Le reproche de M. de Sauvetat l’inquiéta. Elle le fit appeler.

— Approchez, mon fils, lui dit-elle, j’ai à vous gronder. C’est moi qui ai expressément défendu à Blanche de demeurer ici, entendez-vous ?

Lucien eut des larmes dans les yeux.

— Bien vrai, mère demanda-t-il.

— Bien vrai. Ce matin encore il m’a fallu la forcer à descendre. Elle ne voulait plus me quitter, cette pauvre petite.

— C’est son devoir.

— Non, son vrai devoir aujourd’hui est de vivre pour l’enfant qu’elle va vous donner. Me voir souffrir l’impressionne inutilement. Hélas ! elle ne peut absolument rien pour moi, tandis que dans son état les plus grandes précautions sont nécessaires. Je vous en supplie, soyez le premier à la tromper sur ma situation ; je vous le demande.

Lucien appuya ses lèvres sur le front de la mourante et lui promit tout ce qu’elle voulut.

Au fond, il était heureux de n’avoir pas à adresser à Blanche un reproche aussi grave.

— Elle ne connaît pas la maladie de sa mère, dit-il même un jour à Marianne ; laisse-la-lui ignorer ; sa situation demande tant de ménagements !

Lucien se trompait ; sa jeune femme était parfaitement au courant du mal dont mourait madame d’Auvray. Marianne put s’en convaincre.

À quelque temps de là, elles ouvraient toutes deux une grande caisse où était enfermée la layette que Blanche avait demandée à Paris.

La jeune femme riait et s’extasiait devant toutes ces merveilles représentées par des robes couvertes de dentelles, de chaudes pelisses fourrées de cygne, de petits vêtements tous plus coquets les uns que les autres.

Il y avait surtout des bonnets garnis de rubans, si jolis qu’on aurait dit des rosiers du roi fleuris par un matin de mai.

Qu’on se représentait bien, là-dessous, les yeux humides, le blond duvet de soie et la petite frimousse rayonnante de l’ange si ardemment attendu !

— Quel dommage, dit Blanche tout à coup, qu’un malheur me forçât à supprimer ces belles touffes roses et bleues ! Si ma mère avait de l’esprit, elle attendrait l’hiver prochain pour nous mettre en deuil !

Marianne devint toute blanche, son cœur se serra à se briser, une angoisse profonde la bouleversa : d’un coup, sans qu’il y eût à y revenir, elle venait de deviner la nature de la femme perverse et vicieuse, égoïste et perfide, à laquelle son frère avait confié son nom.

Un soir, madame d’Auvray se trouvant plus faible, pria Marianne d’aller lui chercher sa fille.

Il était tard. M. de Sauvetat, harassé d’une journée passée tout entière à la campagne, était déjà couché. Blanche, étendue sur sa chauffeuse, lisait au coin du feu. Il y avait quatre jours qu’elle n’avait vu sa mère.

En entrant chez sa belle-sœur, la jeune fille était extrêmement émue.

— Madame d’Auvray est à la dernière extrémité, dit-elle ; elle te demande ; viens, elle ne passera peut-être pas la nuit.

Blanche laissa tomber son livre.

— Voyez-vous cette petite tête sauvage ! comme elle se monte ! fit-elle d’un air enjoué. Allons, chère enfant, pas d’exagérations : le docteur affirme que l’état de ma mère n’a rien d’alarmant.

— Tu te trompes, Blanche ; elle est bien, bien mal, je te l’assure. Elle respire à peine. Viens la voir, je t’en supplie.

— Je m’en garderai bien. C’est probablement une faiblesse passagère comme celle de l’autre jour ; dans tous les cas, serait-ce plus grave, je n’irais certainement pas m’exposer à éprouver une émotion qui pourrait me tuer. Je monterai demain.

— Et s’il est trop tard ?

— Ne me fatigue pas ce soir, dit-elle, laisse-moi.

Marianne comprit que toute insistance devenait inutile ; elle rejoignit la malade, contenant à peine son indignation ; madame d’Auvray l’attendait, l’œil anxieux.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Elle est très souffrante, ma mère, répondit Marianne ; elle voulait se lever et venir, je l’en ai empêchée.

— Pauvre enfant ! soupira la mourante. Ah ! que je suis malheureuse de ne pouvoir souffrir à sa place !

Au jour, madame d’Auvray s’éteignit, Marianne ne l’avait pas quittée.

Comme elle allait mourir, ses yeux s’ouvrirent tout à coup, elle eut une de ces presciences soudaines si fréquentes chez les agonisants :

— Ah ! s’écria-t-elle, tu m’as trompée, Marianne ; elle ne souffrait pas, elle n’a pas voulu se déranger pour moi !… Oh ! l’ingrate… pas de cœur !… Mais toi, toi… je te bénis.

Elle étendit sa main, et tout doucement, sans spasmes, sans efforts, elle retomba inerte sur sa couche.

L’aube grandissait déjà. M. de Sauvetat, inquiet de sa belle-mère, arriva dans la chambre.

D’un coup d’œil, il vit Marianne agenouillée, la main de madame d’Auvray pendante et immobile le long du lit, les serviteurs muets et effrayés. Il comprit tout.

Désespéré, il tomba aux pieds de cette douce morte à laquelle il n’avait pas fermé les yeux.

— Tu aurais dû m’appeler Marianne, fit-il au milieu de sa douleur.

— Elle s’y est formellement opposée, répondit la jeune fille.

Il baissa la tête avec accablement ; puis, tout à coup, portant les mains à son front :

— Ah ! s’écria-t-il tout bouleversé, elle n’a pas béni sa fille, cela nous portera malheur !

Marianne s’approcha :

— C’est moi qui ai reçu sa bénédiction et son dernier soupir, dit-elle. N’étais-je pas un peu sa fille aussi ?

M. de Sauvetat appuya ses lèvres sur le front de sa sœur.

— Viens, Marianne, fit-il, il faut que tu continues ta tâche, aide-moi encore ; nous devons annoncer la fatale nouvelle à Blanche. Ah ! quel désespoir pour elle !

Ils descendirent tous deux.

La jeune femme pressentait déjà la générosité de Marianne, car elle l’accabla de reproches.

— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ? lui demanda-t-elle au milieu des spasmes d’une violente attaque de nerfs ; je ne te pardonnerai jamais !…

M. de Sauvetat perdait la tête devant le chagrin de sa jeune femme ; il essayait en vain de la consoler ; il n’a jamais su quelle indigne comédie elle jouait ce jour-là.

Un mois après, Marguerite naquit.

À son premier cri, Lucien la couvrit de baisers, et, la portant à Marianne, qui attendait dans une chambre voisine, il la déposa entre ses bras :

— Je te la donne, dit-il ; qu’elle soit ta fille comme la mienne.

Marianne s’était sentie, jusque-là, assez abandonnée dans cette grande maison, où elle ne pouvait compter que sur l’affection d’un homme fort épris et très préoccupé de sa jeune femme.

Mais au moment où Lucien plaça sur son cœur ce frêle et doux trésor, son âme tressaillit ; quelque chose de bon, de fort, d’inconnu la remplit tout entière ; il lui sembla que la meilleure partie d’elle-même appartenait sans retour au petit être qu’on lui confiait.

Inutile de raconter les premières années de la fillette. Celui pour lequel sont écrites ces lignes les connaît, puisqu’il les a vues s’écouler sous ses yeux.

C’est à cette époque, en effet, que Jacques Descat, ayant perdu son père, vint demeurer chez son cousin.

C’est alors que Marianne et lui, enfants tous deux, passèrent ensemble leurs premières heures d’intimité.

Deux ans ils vécurent heureux, inconscients de cette affection qui devait plus tard remplir leur vie, et qui, à leur insu, à cette heure, jetait en leurs cœurs d’indestructibles racines.

Jacques, déjà sérieux à quinze ans, lui procurait des livres, et, en toute occasion, la protégeait ; elle, pensive et triste, s’attachait, sans comprendre la nature de son affection, à cet être intelligent et bon qui s’occupait d’elle.

Mais le jeune homme grandissait ; M. de Sauvetat l’envoya à Paris terminer ses études, tandis que Marguerite, en même temps, demandait à Marianne plus de soins et de sollicitude.

Les quelques années qui suivirent s’écoulèrent calmes, presque heureuses.

Marianne s’occupait exclusivement de la fillette, qui devenait chaque jour plus aimante et plus belle. Madame de Sauvetat dansait, donnait des fêtes, et dans cette atmosphère de plaisirs avait su conserver une réputation intacte.

Elle avait surtout conquis et subjugué son mari.

Devant lui, aussi, quelles vertus n’affectait-elle pas ! Elle adorait sa fille, entre autres choses, et si elle consentait à s’en séparer pour la laisser à Marianne, c’était un vrai sacrifice dont on devait lui savoir gré.

Elle nouait alors ses bras caressants autour du cou de Lucien, et avec ses longs yeux à demi fermés :

— Que ne ferais-je pas pour te plaire ! murmurait-elle à son oreille.

Lui, dans sa loyauté confiante, croyait à ces protestations et se trouvait trop heureux de la perle qui lui était chue en partage.

La vérité était qu’en dehors de son mari, elle ne se préoccupait jamais de Marguerite.

Les adorables tracasseries de l’enfant l’agaçaient outre mesure, elle l’embrassait à peine, elle ne l’aimait pas.

— Cette petite est un vrai tourment, disait-elle à Marianne lorsqu’elles étaient seules ; emporte-la ; je ne la veux pas autour de moi, elle me rend malade.

Et Marianne, aussi bien fixée sur l’amour maternel de Blanche qu’elle l’avait été sur sa tendresse filiale, ne se faisait pas répéter la recommandation, heureuse qu’elle était de garder pour elle seule sa chère mignonne.

Cependant, autant madame de Sauvetat était douce, d’humeur égale, de composition facile en présence de son mari, autant, durant les absences de celui-ci, elle devenait inquiète, exigeante et quinteuse.

On devait la laisser seule dans ses appartements, et sous aucun prétexte ne la déranger dans ce qu’elle appelait ses crises de misanthropie.

Marianne respectait les volontés de sa fantasque belle-sœur ; trop enfant alors et trop pure pour connaître la vie telle qu’elle est, elle attribuait ses caprices à un caractère difficile, à peine contenu en présence de M. de Sauvetat, et elle ne cherchait pas à en savoir davantage.

Du reste, à part Marguerite, qui occupait la moindre parcelle de son temps, un autre élément de bonheur était entré dans la vie de l’étrangère.

Jacques Descat habitait Auch, où il faisait son stage d’avocat ; il se souvint de sa petite compagne d’enfance et voulut en faire sa femme. Pour cela, il demanda sa main à M. de Sauvetat.

— Elle est orpheline, lui dit Lucien pour l’éprouver, sans fortune et sans nom.

— Je suis riche pour deux, répondit Jacques, et son père était un honnête homme, puisqu’il était votre ami ; cela me suffit.

— Bien, réfléchis deux ans ; elle n’a pas dix-huit ans, tu en as vingt-deux ; si tu ne changes pas, elle sera ta femme ; viens la voir aussi souvent que tu voudras.

Jacques accepta l’épreuve, et tout le temps que ne demandait pas le barreau, il le passait chez son cousin.

Un jour, et comme Marguerite était déjà grande, — elle avait dix ans, — une terrible épidémie sévit sur les enfants de Roqueberre.

On n’entendait que la petite cloche d’agonie qui annonce qu’un ange va s’envoler et qu’une famille est en deuil. Le croup les emportait tous.

M. de Sauvetat voulut fuir et quitter le pays, Blanche s’y opposa :

— Marguerite est forte, dit-elle ; elle a passé l’âge terrible ; à dix ans, il ne peut rien lui arriver.

Elle se trompait ; un soir la fillette se mit à tousser, sa petite tête pesante vacillait sur ses épaules. Lucien devint fou d’inquiétude.

— Vous le voyez, dit-il à Blanche, elle va avoir le croup ; ah ! miséricorde ! pourquoi ne suis-je pas parti ?

— Mais non, mais non, répondit la jeune femme, vous exagérez la situation ; il n’y a rien du tout : un coup d’air probablement.

Et s’adressant à la pauvre petite :

— N’est-ce pas, Margot, que tu es une grande fille vaillante et forte ? Voyons, danse le rondeau comme Cadette.

Et la mignonne, pour plaire à madame de Sauvetat, ramassa ses jupes et sauta en cadence, pendant que ses jambes brisées par la fièvre la soutenaient à peine.

M. de Sauvetat, presque rassuré, la fit mettre au lit devant lui, et s’endormit moins inquiet.

Au milieu de la nuit, Marianne, qui ne s’était pas couchée, fut obligée de réveiller le pauvre père : Marguerite râlait.

Quinze jours le terrible fléau les fit tous passer par des alternatives atroces de douleur et d’espoir ; madame de Sauvetat avait des attaques de nerfs chaque fois qu’elle entrait dans la chambre de sa fille ; Lucien dut exiger qu’elle n’y mît pas les pieds.

L’enfant ne parlait pas ; de temps à autre une toux rauque et toute particulière déchirait sa poitrine, puis une suffocation l’étreignait ; Marianne la pressait alors dans ses bras, la berçait, endormait ses douleurs ; ah ! si elle avait pu lui donner sa vie !…

Le médecin qu’on fit venir de Toulouse, M. Estevenet, une célébrité du Midi, la sauva sans doute, car elle finit par entrer en convalescence.

Mais elle demeura faible, languissante, étiolée ; il lui resta de cette épouvantable secousse de longues oppressions nerveuses, qu’il fallait surveiller et soigner ; Marianne s’en chargea.

Du reste, de ses soins et de ses fatigues, elle était payée.

La première fois que Blanche se sentit le courage de monter auprès de sa fille, celle-ci, soit saisissement de revoir sa mère, soit faiblesse ou tout autre cause, eut une de ses hallucinations habituelles maintenant.

M. de Sauvetat était absent.

Marguerite regarda un instant Blanche de ses grands yeux fixes et clairs.

— Embrasse-moi, ma chérie, dit celle-ci en se penchant sur la fillette.

Tu ne reconnais pas maman ? insista madame de Sauvetat d’un ton caressant et doux.

Mais la petite convalescente ouvrait de plus en plus les yeux ; elle ne comprenait pas.

— Maman, répéta-t-elle, ce n’est pas toi ; c’est Manne, maman ; elle ne m’a jamais quittée, elle !…

Et un éclat de rire douloureux et plaintif termina la phrase.

Marianne s’approcha de l’enfant et la soigna comme elle le faisait dans toutes ses crises ; celle-ci passa vite.

Ce qui ne passa pas, ce fut l’impression que ces quelques mots de sa fille adoptive produisirent sur celle qui s’était dévouée. Elle l’aimait déjà ; mais depuis ce jour l’enfant fit vraiment partie d’elle-même.

L’année suivante, Marguerite fit sa première communion, et après les vacances sa mère l’accompagna dans le pensionnat de Bordeaux où elle devait terminer ses études.

Ce départ rendit Marianne malade.

Ce n’est pas que son cœur se brisât seulement à l’idée de vivre loin de l’enfant qui avait grandi dans ses bras, et dont elle se sentait la vraie mère ; mais elle avait comme le pressentiment que le chagrin et le deuil allaient venir s’asseoir à la place que la mignonne avait laissée vide. Elle ne se trompait pas.

Jacques Descat, malheureux de la tristesse et de la mélancolie de sa fiancée, insistait pour que M. de Sauvetat fixât une date prochaine à leur mariage.

— Quand elle voudra, dit Lucien, sa volonté est la mienne.

Elle ne se pressait pas ; il lui semblait, malgré le départ de Marguerite, malgré son isolement plus grand que jamais dans la maison, que son rôle n’était pas terminé.

En effet, un soir du mois de mai, comme elle était plus triste qu’à l’ordinaire, Jacques Descat arriva.

Lucien était à la campagne, où il devait demeurer deux ou trois jours : c’était l’époque de la fenaison.

Blanche, retirée dans sa chambre, avait un de ses accès de misanthropie durant lesquels il n’était pas possible de l’aborder.

Le jeune homme passa la soirée sur la terrasse, côte à côte avec sa fiancée.

Ce jour-là, il osa parler de son amour, il insista pour savoir le moment précis où elle serait à lui pour toujours.

Marianne, pour la première fois, en se sentant pressée sur ce cœur loyal qui ne battait que pour elle comprit toute la grandeur de l’affection qu’il lui avait vouée. Elle ouvrit la bouche pour lui confier le secret de sa naissance et lui dire son nom.

Un sentiment exquis empêcha Jacques de la laisser parler.

Marianne fut tellement remuée par cette délicatesse infinie, qu’instantanément ses hésitations cessèrent, sa résolution fut prise :

Lorsque son frère reviendrait, elle était décidée à l’avertir que son mariage aurait lieu le mois suivant.

Madame de Sauvetat, en appelant brusquement Marianne, empêcha cette dernière d’annoncer à Jacques cette nouvelle qui l’aurait comblé de joie.

L’avocat l’ayant quittée, elle monta dans la chambre de Blanche.

Celle-ci avait fait des visites dans la journée, elle n’était pas déshabillée.

À demi étendue sur une chaise longue, elle soulevait le bord de sa robe de son pied impatient.

— Enfin, dit-elle à Marianne d’un ton rude, ces tête-à-tête avec Jacques vont-ils bientôt finir ? Ils me déplaisent.

— Comment dites-vous cela ? fit Marianne ; je ne dois pas comprendre, sans doute. Vous savez bien que mon frère a autorisé M. Descat à venir ici aussi souvent qu’il le désirerait.

— Même au milieu de la nuit ?…

Marianne tressaillit ; elle regarda la pendule, qui marquait neuf heures et demie.

— Est-ce que c’est cette heure-ci que vous appelez le milieu de la nuit ? demanda-t-elle. Il n’est pas dix heures. Ordinairement, nos veillées sur la terrasse se terminent beaucoup plus tard. Du reste, pourquoi n’êtes-vous pas descendue ? Vous savez bien que vous n’êtes pas de trop entre nous.

— Ah je vais donc être obligée de te garder maintenant !

Marianne, impatientée à son tour, releva la tête.

— Je n’ai pas besoin de garde, répliqua-t-elle ; si vous essayez de me faire de la peine, vous tombez mal. Et puis, je me marie avant un mois, je n’aurai plus à vous ennuyer de ma présence ici.

Tout à coup Blanche se renversa, elle tordit ses mains, et, éclatant en sanglots :

— Pardonne-moi, dit-elle, je souffre.

Marianne ne tenait jamais rancune devant une bonne parole.

Elle revint vers sa belle-sœur.

— Mais qu’avez-vous donc ? Voyons, Blanche, ce n’est rien, n’est-ce pas ? Soyez raisonnable. C’est nerveux sans doute, il y a de l’orage dans l’air.

En effet, l’atmosphère était pesante, toute chargée d’électricité ; même à cette heure avancée on respirait péniblement. Au loin dans la campagne, de longs éclairs couleur de feu fendaient les nuages noirs, et illuminaient l’obscurité profonde de la nuit.

La jeune femme pleurait toujours.

Marianne voulut la déshabiller.

— Non, dit Blanche, laisse-moi ; c’est nerveux, comme tu dis ; demain il n’y paraîtra plus. Je suis bien, du reste, ici, sur cette chauffeuse.

La jeune fille s’agenouilla devant madame de Sauvetat, et l’entourant de ses bras :

— Voyons, ma sœur, fit-elle avec bonté, je t’en prie, laisse-moi passer la nuit auprès de toi.

Tiens, tu frissonnes, tu souffres, tu m’inquiètes. Lucien n’est pas ici, je ne te quitte pas.

Blanche eut un mouvement de peur.

— Au contraire, dit-elle avec une certaine volonté, monte dans ta chambre ; j’ai besoin d’un repos absolu pendant une heure ou deux, puis je me coucherai seule. Ne me contrarie pas, tu me rendrais plus malade.

Je vais lire, cela me calmera. Adieu…

Marianne embrassa Blanche, elle était habituée à ses caprices.

Sur le seuil de la porte, la jeune fille se retourna :

— C’est étrange, fit-elle, je suis tout inquiète : si tu allais être indisposée sérieusement…

— Non, non ; tu es une enfant. J’ai pleuré, je vais déjà mieux.

— Promets-moi de m’appeler si tu es souffrante.

— C’est dit. Du reste, je vais faire coucher Cadette dans la chambre à côté ; es-tu contente ?

— Pas trop… Enfin, adieu.

Elles s’embrassèrent.

Marianne, toute pensive, remonta dans sa petite chambre. Qu’avait Blanche ? Allait-elle tomber malade ? Depuis quelque temps ses yeux brillaient, sa voix avait par moments des inflexions dures et vibrantes comme deux cuivres qui se heurtent, sa main était constamment sèche et brûlante.

Elle demeura longtemps à sa fenêtre, ayant éteint sa lumière, ne pensant pas à dormir, rêvant, pensant à son frère, à Blanche, à sa jeunesse et surtout à Jacques : à Jacques, son fiancé d’aujourd’hui, son mari de demain.

Son mari !… Que de choses dans ces quelques syllabes !…

Son âme se perdait dans la joie et le bonheur, elle cachait sa tête dans ses mains :

— Ô Jacques ! murmura-t-elle, toi si noble et si bon, que tu mérites d’être heureux !… Que je t’aimerai !…

Durant ce rêve de félicité, les heures s’étaient envolées, au loin tous les bruits de la petite ville s’étaient endormis.

Il devait être très tard.

Tout à coup, un mouvement léger comme le frémissement d’une feuille se fit dans l’ombre d’un buisson. Marianne tressaillit et écouta quelques secondes.

— Je rêve encore, dit-elle en souriant, je vais dormir.

Elle allait refermer sa fenêtre, lorsque la mince lueur qui passait par la fente des contrevents de la chambre de Blanche disparut instantanément, et en même temps elle entendit marcher.

— Ah ! fit-elle, très inquiète, j’en étais sûre, elle est plus souffrante.

Tout aussitôt elle prit sa petite lampe de nuit et descendit au premier étage.

Marianne entra dans la chambre de la jeune femme ; il n’y avait personne, le lit n’était pas défait, la pendule marquait deux heures du matin.

La jeune fille, affolée, porta la main à son front…

— Malheur !… s’écria-t-elle, que se passe-t-il donc ici ?…

Elle se dirigea vers la chambre voisine, celle où Cadette devait veiller ; elle était pareillement vide et silencieuse.

— Mais où est-elle ? où est-elle ? fit Marianne éperdue.

Elle voulut revenir au milieu de la chambre de Blanche, mais un courant d’air éteignit sa lumière, et il lui sembla qu’on montait un escalier de service situé à côté de la pièce où elle se trouvait.

Elle s’élança à la rencontre des personnes qui arrivaient, ne doutant pas que ce ne fût Blanche et Cadette ; mais, au premier pas qu’elle fit sur le seuil de la chambre, elle s’arrêta :

Un homme était là lui tournant le dos, et parlant à une personne restée encore dans le petit escalier.

Stupéfaite, elle écouta.

— As-tu mis les verrous, Blanche ? demandait l’inconnu d’une voix étouffée.

Marianne faillit pousser un cri de folie.

Un étranger chez son frère, à cette heure ! Et cet individu tutoyait madame de Sauvetat ! Allons donc !… Elle se crut dans un état de somnambulisme ; mais elle n’eut que le temps de se rejeter dans la chambre de Blanche : l’inconnu se retournait.

Là, elle dut encore chercher un autre asile : ils avançaient tous deux vers cette chambre ; c’était la dernière du corridor, elle n’avait qu’une issue.

Comment sortir ?

Le cabinet de toilette seul, attenant à la chambre, mais sans porte de dégagement non plus, offrait un refuge à Marianne ; elle s’y jeta.

— Ah ! s’écria madame de Sauvetat en entrant, m’avez-vous fait attendre ce soir, Marius ! il est plus de deux heures !

— Ton mari est à la campagne, Blanchette, répondit l’autre ; mais ma femme, en revanche, est à la ville ! Je ne pouvais pas m’en débarrasser !

Et celui que madame de Sauvetat appelait Marius se dédommagea du temps perdu en l’embrassant comme un fou, en la pressant éperdûment sur son cœur.

La foudre tombant aux pieds de Marianne ne l’eût pas plus sûrement atteinte que la découverte qu’elle venait de faire. La fiancée de Jacques dut demeurer là, clouée, obligée d’assister à ces infamies, ne pouvant ni fuir ni se dégager, ne voulant à aucun prix laisser soupçonner sa présence, et buvant jusqu’à la lie la honte de son frère.

Et c’était Blanche, la femme de Lucien, la mère de Marguerite, qui était dans les bras de cet homme !… Miséricorde !…

Celui qu’elle appelait Marius, M. Labastide, était un fonctionnaire de la ville, un étranger, arrivé à Roqueberre pauvre et misérable.

Il était, plus tard, devenu riche par un mariage inespéré avec une héritière beaucoup plus jeune que lui et qui l’aimait.

Sans vergogne, il trompait indignement la femme à laquelle il devait tout, comme Blanche trahissait un mari exceptionnellement noble et bon, dont elle n’avait certainement pas à se plaindre, et cela avec un homme qui était loin de le valoir.

Inutile de raconter ici ce que Marianne vit et entendit cette nuit-là ; elle ne s’en souvint pas elle-même.

Ce qui resta dans sa mémoire, c’est que Blanche était une créature aussi perfide que vicieuse, c’est que c’était une de ces femmes fatales à tous, non-seulement incapables de résister aux avances sérieuses d’un homme, mais dangereuses au premier chef, par le soin qu’elles mettent à dissimuler leurs intrigues et l’habileté infernale avec laquelle elles recouvrent leur vie d’un voile de pureté et de dignité.

En effet, qui aurait jamais dit, qui aurait jamais voulu croire que cette madame de Sauvetat, que tous jugeaient chaste et honnête était une femme perdue, qui souillait si effrontément le nom qu’on lui avait confié.

Il y avait longtemps que durait cette intrigue, qui n’était peut-être pas la première, et qui à coup sûr, ne serait pas la dernière, car la jeune femme avait plutôt l’air de subir cet amour grossier que de le solliciter ; elle semblait fatiguée et blasée.

Le jour arrive vite au mois de mai ; Blanche accompagna elle-même son amant, et délivra ainsi Marianne de son intolérable supplice. Cette dernière remonta dans sa chambre, brisée, anéantie, folle de douleur. Que faire ? que devenir ? À qui demander conseil ? qui appeler à son aide ?

Qui ? Personne.

Est-ce que son terrible secret lui appartenait ?

Et son frère ! ce frère bien-aimé qui l’avait si généreusement adoptée, ce frère si jaloux de son honneur et de la pureté de son nom, que deviendrait-il lorsqu’il connaîtrait ce mystère d’infamie et de honte ?…

Car il le connaîtrait. Le contraire était impossible. Marianne ne le lui apprendrait pas, certes non ; mais si Blanche avait eu jusque-là pour amants des hommes aussi adroits qu’elle, aussi intéressés qu’elle au silence le plus complet sur leurs relations, elle pouvait être subitement prise de caprice pour quelque beau garçon, qui la compromettrait et l’afficherait comme une conquête précieuse à montrer.

Elle connaissait son frère : sans plainte, sans scandale, il tuerait sa femme, elle n’en doutait pas.

Son devoir à elle, au milieu de ce drame probable, de ce déshonneur, de ce désespoir effrayant, quel était-il ? De pallier, d’atténuer, d’arrêter le bras vengeur si c’était possible, dans tous les cas de consoler !…

Oui, mais pour tout cela il fallait être libre, ne pas appartenir à un homme, à un mari adoré qui devrait alors passer avant tout ; il fallait sacrifier Jacques, reprendre la parole donnée la veille au soir, le chasser de sa vie, reculer devant le bonheur, rentrer dans le néant et l’isolement, rester seule, éternellement seule !…

Et, torture sans nom, elle devait le faire souffrir !… lui qui lui était mille fois plus cher que la vie !…

Oui, il fallait tout cela ; car, lorsque, sur la terre d’Afrique, Marianne agenouillée devant le lit de mort de son père avait juré de préférer Lucien à tout sur terre, de lui tout sacrifier pour se dévouer à lui, il n’y avait eu ni réticence, ni exception.

Rien n’avait été prévu, elle avait tout simplement contracté une dette, l’échéance arrivait, il fallait y faire honneur : voilà tout !

Elle n’accepta cependant pas ainsi cette rude nécessité.

Tandis que son esprit implacable lui montrait toutes ces réalités terribles, son cœur se révoltait et cherchait les moyens d’échapper à l’inexorable fatalité.

Seule, dans son appartement de quatre heures du matin à dix heures, elle se brisa les ongles après les murs, elle ensanglanta ses mains, elle heurta sa tête à chaque angle de cette chambre où elle avait tant rêvé de Jacques, elle pleura, elle se désespéra, elle pria, elle maudit. Tout était inutile ; elle devait oublier son amour pour marcher vers le devoir, il fallait avoir l’air de briser et de brûler ce qu’elle aimait, ce qu’elle adorait si exclusivement.

Hélas !… elle le fit.

À onze heures, elle envoya chercher Jacques ; elle fut impitoyable pour lui. Elle ne le consola même pas par une explication. Elle le laissa partir, emportant peut-être un doute au fond de lui-même, à coup sûr une de ces blessures que rien ne devait cicatriser.

Si Marianne n’est pas morte de désespoir ce jour-là, c’est qu’elle n’avait pas encore épuisé la coupe des douleurs qui lui étaient réservées.

À cet endroit du manuscrit, Jacques dut s’arrêter.

Le jeune homme était parti de Cadillac vers 6 heures du matin.

Tout le temps qu’avait duré son voyage, il l’avait employé à dévorer les lignes précédentes.

Seul, dans un wagon de première classe, il avait pu à son aise s’attendrir et pleurer. Comme il terminait le récit de cette rupture, qui lui avait paru autrefois si étrange et si cruelle, la voiture s’engageait dans les premières rues de Roqueberre.

Sa figure était inondée de larmes et ses forces à bout.

Il se dirigea tout de suite chez son conseiller ordinaire, chez son ami M. de Boutin.

Ils restèrent enfermés tous deux jusqu’au soir.

La nuit suivante, M. de Boutin partit pour Agen, tandis que le jeune homme, en proie à une émotion indescriptible, arpentait de ses pas fiévreux le cabinet du juge.

— Monsieur ne veut-il pas manger ? venait demander de temps en temps le vieux valet de chambre du magistrat.

— Non, laissez-moi, je n’ai pas faim, répondait invariablement l’avocat.

Et Jacques reprenait sa marche inconsciente, machinale, presque folle, sans songer à terminer le manuscrit inachevé. Ah ! que cette journée fut terrible pour lui !… Qu’elles furent plus cruelles encore les heures qui suivirent !…