L’Empoisonneuse/2/2

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G. Charpentier (p. 207-220).

II

AUBE DE MAI

À partir de ce jour, on aurait pu voir, à peu près chaque soir, M. de Boutin et Jacques descendre la rue à pente raide qui conduisait chez madame de Sauvetat. Ils allaient passer la plus grande partie de leur temps libre, entre la veuve et sa fille.

Blanche avait l’air de prendre pour elle la visite des deux amis. On aurait dit qu’elle avait oublié son explication avec Jacques.

Rien n’égalait son calme et son attitude recueillie.

Ses mouvements, toujours empreints de cette grâce féline qui était dans sa nature elle-même, avaient maintenant une dignité triste qui la rendait encore plus séduisante. Elle enveloppait le tuteur de sa fille de longs regards humides qui, dans leur éloquence muette, semblaient lui dire :

— Vous m’avez méconnue, mais je forcerai bien votre estime à revenir.

Le jeune homme avait trop de tact pour ne pas témoigner à Blanche le plus grand respect devant Marguerite. En présence de cette enfant, on aurait cru qu’il avait abjuré toute prévention contre la jeune femme ; et son maintien était tel, que les étrangers devaient s’y tromper.

Mais, seul avec M. de Boutin, il laissait parler son cœur.

— Où veut-elle en venir, disait-il à son ami, et à quoi bon cette comédie de poses et de regards ? Elle sait bien que, d’elle à moi, il n’y a point de tromperies possibles, elle m’exaspère, voilà tout.

M. de Boutin calmait Jacques, et observait profondément la veuve.

Marguerite était devenue une grande et pâle jeune fille, nerveuse et impressionnable à l’excès, parlant peu, et ayant l’air de bien vouloir ce qu’elle désirait.

Elle avait de grands yeux verts qui regardaient bien en face, un petit nez droit et ferme, un front très développé qui annonçait une grande intelligence et une volonté tout aussi intense. Sa première entrevue avec Jacques, après le procès, fut des plus émouvantes.

Ils étaient seuls tous deux, aussi pâles, aussi désolés, aussi ravagés par la même angoisse dont ils ne parlaient pas.

Elle le regarda longuement sans articuler une parole, gardant la main du jeune homme dans la sienne, puis enfin, se penchant vers lui :

— Nous ne l’oublierons ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

Et comme il ouvrait la bouche pour lui répondre.

— Ne prononce pas son nom, Jacques, s’écria-t-elle, je l’aime trop, mon cœur se briserait.

Elle tomba dans les bras de son tuteur, ils pleuraient l’un et l’autre.

— Que tu as dû souffrir, lui dit-elle, que j’ai pensé à toi ; ah !… mais tu la reverras, elle te sera rendue, va, j’en suis sûre.

Et comme Jacques, étonné, la pressait plus fort sur son cœur.

— Est-ce que l’innocence et la vérité ne finissent pas toujours par éclater ! fit-elle avec une énergie que le jeune homme ne lui connaissait pas.

Il l’examina avec une certaine anxiété. Était-ce bien Marguerite, l’enfant rieuse et légère qui, sitôt devenue femme, lui parlait de cette façon ; et si les réflexions hâtives de l’angoisse, ou les méditations silencieuses de la douleur l’avaient ainsi mûrie, où s’étaient-elles arrêtées ?

— Elle serait bien heureuse, Marguerite, dit-il, si elle t’entendait parler ainsi, celle que nous pleurons ; elle t’aime tant !…

La jeune fille porta la main à son cœur.

— Je sais, fit-elle d’une voix basse et profonde.

Puis plus haut, sans s’expliquer davantage :

— Nous parlerons d’elle ensemble, mon ami, ajouta-t-elle. Tu pourras tout me dire, je te comprendrai. J’ai bien vieilli en quelques jours, ce n’est pas étonnant, la souffrance est une si rude maîtresse ! Je saurai aujourd’hui te donner du courage, je ne suis plus Gri-Gri, je serai ta sœur, veux-tu ?

— Ma sœur et ma fille bien-aimée, dit-il avec une tendresse et une émotion indicibles ; oui, moi aussi, je t’aime et je t’aimerai comme ceux qui t’ont confiée à moi, ne l’oublie pas.

Elle tint sa promesse. Tous les soirs, tandis que M. de Boutin causait avec Blanche, Marguerite, sérieuse et réfléchie, parlait à Jacques de l’exilée, et lui assurait qu’elle reviendrait.

— Ce n’est pas seulement une espérance, mon ami, lui disait-elle alors, c’est une certitude. Je la vois près de toi, heureuse, honorée, t’aimant…

— Nous aimant, reprenait Jacques.

Marguerite secouait tristement la tête, et avec ses grands yeux étranges, ses yeux qui avaient l’air de voir les choses ignorées comme ceux des pythonisses antiques :

— Non, ajoutait-elle, mon rêve vous montre tous deux à moi, mais je ne suis plus avec vous.

L’hiver arrivait à grands pas, le temps se faisait froid.

Les hautes flambées de l’âtre réjouissaient-elles un peu la pièce triste où l’on passait les soirées ? Autour de la flamme claire, l’intimité, avec sa douceur familière, apportait-elle comme un rayon dans le désespoir de ceux qui étaient là ?

Ce n’était pas possible pour Jacques ni M. de Boutin ; mais il sembla un jour au jeune homme que les regrets de Marguerite étaient moins âpres.

Absorbé comme il l’était dans une pensée unique, cette découverte lui fut douloureuse. Qu’avait-elle donc ?

Elle pleurait bien toujours en prononçant le nom bien-aimé de Marianne, mais sous ses larmes subitement séchées, sous ses accès de mélancolie que venait de temps à autre éclairer un souvenir plus heureux, Jacques devinait une pensée étrangère qu’on ne lui disait pas.

C’était comme l’obscurité profonde qui va s’éclaircir parce que l’aube est là, comme le gazouillement presque insaisissable de l’hirondelle qui pressent la venue de l’aurore, comme le premier rayon de soleil qui, dans un instant, séchera les larmes de la nuit dans le calice des roses encore endormies.

— Est-ce qu’elle va déjà l’oublier ? demanda un soir Jacques à M. de Boutin. Marguerite était aujourd’hui distraite et préoccupée. Quoi ! même dans le cœur si pur et si bon de cette enfant, voilà le souvenir qui s’affaiblit ! Ô nature humaine ! que tu es partout la même, perfide et inconstante !

Le juge eut un triste sourire.

— Vous et moi, Jacques, dit-il, nous n’oublierons jamais, parce qu’à nos âges, après les tristesses et les douleurs de la vie, ce qui se grave en nos âmes devient indélébile. Ce que nous voulions hier, nous le voudrons demain avec la même énergie ; ce que nous aimons nous l’aimerons toujours, notre voie est tracée sans que rien nous en puisse détourner !

Mais empêchez l’oiseau de se pencher hors du nid après l’orage et de désirer voler vers les nuages bleus où était la mort une heure avant !…

Empêchez l’eau qui dort tranquille dans nos prés verts, de briser ses digues et de courir vers l’Océan qui l’engloutira !… Empêchez la terre de germer et de fleurir après l’hiver !… Tout cela, Jacques, vous sera peut-être plus facile que d’empêcher la fille de seize ans d’oublier le chagrin le plus sincère, pour sourire à la vie et rêver à l’amour !

Jacques tressaillit et eut une étrange expression de surprise et d’effroi.

— L’amour ! répéta-t-il tout troublé ; qui donc pourrait-elle aimer ?

M. de Boutin réfléchit à son tour.

— Je ne sais, dit-il enfin, mais attendez !… attendez et ne vous découragez pas, quelque chose me dit que le but approche !…

Le lendemain, lorsque l’avocat et le juge vinrent faire leur visite habituelle du soir, madame de Sauvetat guettait leur arrivée sur le seuil du premier salon, où elle les recevait d’ordinaire.

Elle était plus pâle que les jours précédents. M. de Boutin, en touchant légèrement la main qu’elle lui tendait, la trouva froide comme une main de morte.

— Je ne suis pas seule, dit-elle après une courte hésitation ; un ami des anciens jours m’a demandé de partager quelquefois notre intimité.

— Un ami ? interrogea Jacques de sa voix la plus brève ; je ne connaissais à M. de Sauvetat que des relations.

La veuve devint encore plus pâle et essaya de dissimuler un extrême embarras sous un sourire.

— Vous oubliez, murmura-t-elle, que mon mari chassait fréquemment avec quelques personnes qu’il affectionnait d’une façon toute particulière.

Jacques haussa les épaules avec une sorte de dénégation insultante.

— Allons donc ! fit-il, sans cacher son mépris.

M. de Boutin, mécontent de la tournure que prenait la conversation, se hâta d’intervenir :

— Vous semblez, Madame, dit-il à Blanche, vous excuser d’ouvrir votre maison et de recevoir chez vous certaines personnes. C’est un sentiment de délicatesse que nous comprenons, mais vous êtes parfaitement maîtresse de votre vie, et quiconque sera rencontré chez vous par moi, Madame, sera le bien vu, et le bien apprécié, je puis vous l’assurer.

En prononçant ces paroles, il s’inclina profondément, assouplissant sa rigidité habituelle avec une courtoisie et un respect qui satisfirent madame de Sauvetat.

En effet, elle regarda un instant le magistrat en face et parut respirer plus à l’aise.

Puis par un mouvement subit et spontané elle se retourna vers Jacques, comme pour saisir au vol sa pensée ; mais le jeune homme, déjà remis, avait compris M. de Boutin.

Il souriait également.

La veuve souleva alors la portière et envoya un regard, un seul, à un grand jeune homme assis au coin de l’âtre, à côté de Marguerite rougissante et confuse.

Jacques n’avait pu voir le coup d’œil de Blanche ; mais il vit l’attitude de sa pupille, et quelque chose comme un sentiment de colère involontaire, quoique aussitôt réprimé, rapprocha ses fins sourcils l’un de l’autre.

— Georges Larroche, dit madame de Sauvetat, en ébauchant une présentation, M. de Boutin, M. Descat, le tuteur de ma fille, continua-t-elle pendant que sa voix s’affermissait.

Les trois hommes se saluèrent réciproquement : Jacques très froid, M. de Boutin avenant, et Georges Larroche on ne peut plus embarrassé.

Quant à Marguerite, ses grands yeux doux, au fond desquels brillait une flamme à peine contenue, s’étaient levés vers Jacques avec une expression si pudique et si ardente en même temps, que le jeune homme, bouleversé, sentit son cœur serré par un douloureux pressentiment.

Dans ce regard toujours aussi limpide, mais plus humide et plus expansif, il y avait une prière et un rayonnement.

— Aime-le, semblait-elle dire, car je l’aime.

Jacques le comprit ainsi, mieux qu’elle peut-être.

— Miséricorde ! se dit-il tout bas… quelles sombres appréhensions viennent donc encore m’assaillir…

La soirée se passa relativement calme. M. de Boutin, avec un tact infini, essaya de généraliser la conversation que Blanche soutenait avec une gaieté nerveuse et bruyante ; tandis que la joie profonde de Marguerite ne déridait pas Jacques, et que le nouveau venu osait à peine ouvrir la bouche, tant son embarras était évident.

En effet, quoique Georges Larroche fût un superbe garçon, l’aisance, cette grande qualité mondaine qui si souvent tient lieu d’intelligence ou d’esprit, ne semblait pas devoir remplacer chez lui ces deux qualités absentes.

D’une taille au-dessus de la moyenne, avec les épaules larges et puissantes, il avait le profil régulier des marbres antiques. Son front bas et étroit, comme celui des statues grecques, était couronné d’une chevelure lisse, d’un noir bleu. Son nez était droit, sa bouche fine, son visage rasé, d’un ovale parfait. Son teint mat, légèrement doré, achevait de donner à cette physionomie un superbe cachet de beauté masculine.

Mais, en revanche, les bras trop longs étaient terminés par des mains énormes dont il ne savait que faire ; ses jambes, trop grêles pour son buste d’hercule, n’étaient pas capables de le porter haut et droit, sans embarras et sans hésitation. Enfin, ses yeux largement fendus étaient nuls d’expression, et la pensée, ce rayonnement intime de l’âme vivante, ne venait jamais les éclairer même d’une silencieuse étincelle.

Dans la réunion la plus intime, sa timidité et sa gaucherie étaient telles, qu’il lui devenait impossible d’ouvrir la bouche.

Sa famille était honorable, quoique obscure et mal apparentée. Malgré ce dernier défaut, en général cependant indélébile dans les petites villes, on l’avait admis dans la bonne société depuis son retour de Paris.

De son séjour au quartier latin, où il avait sérieusement étudié le droit, il avait apporté, non pas un diplôme de licencié, car il n’avait jamais été capable de passer sa thèse, mais un agréable talent de musicien.

L’été, on l’invitait à toutes les parties de chasse, où il faisait nombre ; l’hiver, il charmait les réunions insipides et monotones de Roqueberre en jouant sur le violoncelle certains morceaux de maîtres, interprétés par lui d’une assez remarquable manière.

Sa nullité d’intelligence était trop frappante et trop indiscutable pour ne pas le faire accueillir avec indulgence dans cette société de petite ville, mesquine, jalouse et impitoyable pour tout ce qui représente une valeur quelconque.

Ainsi les jeunes femmes, attirées par sa beauté vulgaire, appelaient son manque total d’initiative de la douceur.

Les jeunes gens s’escrimaient sur lui à qui mieux mieux et l’apathie somnolente qui l’empêchait de répondre à leurs saillies assez vertes, était taxée de bonté par les hommes déjà mûrs, que son effacement naturel accommodait.

Enfin, les douairières, les vieilles filles, toutes langues acérées et terribles, le prenaient sous leur protection, car sa faiblesse de caractère et son absence de dignité lui faisaient accepter toutes les petites corvées humiliantes que leur despotisme voulait bien lui imposer.

M. de Sauvetat l’avait reçu banalement dans sa maison, comme beaucoup d’autres personnes de son monde. Il l’avait invité à chasser chez lui l’été, il lui avait permis l’hiver, dans son salon, de racler son violoncelle entre un rubber de whist et une tasse de thé ; en cela, il n’avait fait que céder à cette sorte de monotonie inconsciente et routinière qui, dans les petits pays, fait faire à l’un ce qu’a fait l’autre, sans d’autre raison plausible.

Georges Larroche avait donc été jusqu’à ce jour, dans la maison de Sauvetat, ce qu’on appelle banalement une utilité. Nul ne s’était occupé de lui plus que d’un autre : son nom n’avait jamais été prononcé chez Blanche une fois de plus que les autres noms.

Après tout cela, Jacques et M. de Boutin eurent raison de s’étonner de son apparition inattendue chez la veuve au commencement de l’hiver, c’est-à-dire six mois à peine après la condamnation de Marianne, moins d’un an après la mort tragique du chef de la maison.

Mais une sorte de sens intime et profond leur dit à tous deux qu’il n’y avait ni objections à faire, ni étonnement à montrer devant ce manque des plus simples convenances. En présence de l’oubli de ce deuil arrivé dans des circonstances si exceptionnelles, et surtout dans un pays où une règle inviolable défend de recevoir les plus intimes amis avant un an révolu, il n’y avait qu’à se taire, et à attendre la signification de ce fait au moins étrange.

C’est ce qu’ils firent ; mais Blanche, dont la sollicitude était constamment en éveil, se sentit troublée par ce silence lui-même et cette absence de questions.

Peut-être la raideur plus dédaigneuse de Jacques la préoccupa-t-elle ? Peut-être la politesse plus exagérée de M. de Boutin lui donna-t-elle à penser ?

Elle eut regret alors d’avoir présenté Georges si tôt à deux ennemis. Aussi, espérant éviter cette terrible question : « Pourquoi celui-là et pas un autre ? » elle essaya de réparer ce qu’elle considérait comme une faute.

Le dimanche suivant, elle invita quelques personnes à passer la soirée chez elle sans façon, pour distraire Marguerite, qui tombait dans une sorte de rêvasserie inquiétante, disait-elle.

— Viendra-t-on ?… acceptera-t-on cette invitation prématurée ? se demanda-t-elle toute la semaine, avec une préoccupation évidente et silencieuse.

On n’eut garde d’y manquer ; elle avait compté sur le désœuvrement et l’orgueil des femmes de la petite ville, et elle avait eu raison.

Comme si Blanche avait eu le don de lire dans le cœur de sa fille, la tristesse morne qui n’avait pas quitté Marguerite depuis la mort de son père et la condamnation de Marianne s’enfuit peu à peu. Cet heureux résultat, madame de Sauvetat ne manqua pas de l’attribuer à l’influence de ses nouvelles réunions intimes.

Peu de personnes étaient cependant admises, chez elle, M. madame et mademoiselle Gaste, M. Chanteclair et sa femme, M. et madame Drieux, madame Sembre, une nouvelle amie de madame de Sauvetat et sa plus proche voisine, enfin Georges Larroche, Jacques et M. de Boutin.

Mademoiselle Gaste avait un réel talent de musicienne.

Soit par suite de l’intimité qui unit tout de suite les deux jeunes filles, soit pour un autre motif, Marguerite, jusque-là assez insouciante de ses études musicales, se prit tout à coup d’une vraie passion pour cet ingrat et insupportable instrument qu’on appelle le piano. Avec une persévérance qu’on ne lui connaissait pas, elle étudiait du matin au soir.

Gammes, études, exercices, rien ne rebutait ses petits doigts fluets.

Cette nature délicate et nerveuse devait être accessible aux beautés des maîtres et à la poésie qui s’y trouve ; elle réussit pleinement, en effet, et au bout de quelque temps elle ravit tous ses amis par la manière charmante dont elle interpréta certains morceaux assez difficiles du répertoire classique.

Enfin, un jour, Blanche annonça qu’elle avait profité des offres bienveillantes de M. Larroche, et que, dans le but de perfectionner le talent naissant de sa fille, elle avait consenti à ce qu’ils étudiassent ensemble un morceau pour piano et violoncelle.

Jacques fronça violemment les sourcils, en pensant à l’intimité qu’avaient dû faire naître ces études probablement assez longues, études qu’on lui avait soigneusement cachées.

La jeune fille s’aperçut de la contrariété de Jacques.

L’exécution de son morceau avait été un triomphe pour elle ; chaque phrase, chaque pensée avait été rendue avec une expression si profonde, que des larmes s’échappaient de tous les yeux.

Elle était heureuse, elle rayonnait.

Mais le bonheur chez elle, comme autrefois chez une autre, avait ce recueillement, cette concentration au dedans d’elle-même, qui ne se trahissait que par le charme plus intense du regard. Jacques connaissait cette expression et ne pouvait s’y tromper.

— Voyez donc, dit-il à M. de Boutin, voyez Marguerite ; que se passe-t-il ?

La perspicacité du juge fut ce jour-là en défaut…

C’est qu’il n’y avait que Jacques que Marianne eût regardé ainsi !…

— C’est une enfant, dit M. de Boutin, elle est heureuse de l’émotion qu’elle a fait naître !… pardonnez-lui !…

Marguerite s’avançait, Jacques ne répondit pas.

— J’ai à te parler, mon ami, lui dit-elle tout bas ; demain, à deux heures, viens dans mon petit salon d’études ; ma mère sortira, nous serons seuls ; j’ai des choses sérieuses à te raconter.

Elle s’éloigna souriante et gracieuse pendant que le jeune homme murmurait :

— Comme elle a la voix de Marianne ! je ne l’avais jamais remarqué avant ce soir !…

Et il se prit à songer.

C’est qu’il y avait six mois déjà que duraient les réceptions de madame de Sauvetat, six mois que, comme un beau lis qui se relève après l’orage, Marguerite s’épanouissait et devenait chaque jour plus belle.

Quant à Blanche, elle n’avait pas éclairci sa robe de veuve, sa bouche était aussi sérieuse que le premier jour ; de temps en temps, en regardant Jacques, un éclair passait dans ses longs yeux à demi fermés ; mais on aurait dit que ses lèvres avaient oublié de sourire.

Le jeune homme observait et parlait peu ; ses efforts visibles tendaient à passer au milieu de quelques personnes qu’il voyait fréquemment aussi indifférent que possible. Du reste, en général, on avait accepté dans le salon son rôle muet, et, à part Marguerite, personne n’osait lui adresser la parole ; on le laissait dans l’embrasure de la fenêtre, qu’il choisissait d’ordinaire pour retraite, sombre et désespéré.

Il ne s’occupait guère que de sa pupille, ne regardait qu’elle, et encore passait-il des soirées sans lui parler. Mais il avait cependant remarqué le changement qui s’était opéré en elle ; il devinait qu’elle s’éprenait à son insu de la personne commune et triviale de Georges Larroche.

D’abord préoccupé du fait, il avait été rassuré par M. de Boutin.

— À seize ans, lui avait dit ce dernier, ces premières impressions ne durent pas plus dans le cœur des fillettes, ignorantes de la vie et d’elles-mêmes, que les belles et mystérieuses arabesques qu’elles tracent sur le sable des plages au bout de leurs ombrelles.

Au printemps nous parlerons à sa mère de son mariage, puisque le désir de M. de Sauvetat était qu’elle fût mariée le plus tôt possible ; vous lui chercherez alors un brave et loyal garçon qui la rendra heureuse ; et qui sait, si lorsque son bonheur sera assuré, le vôtre, Jacques, n’arrivera pas ?…

Le jeune homme écoutait son ami, il ne se tourmentait pas davantage.

Du reste, Georges Larroche regardait à peine la jeune fille, et à coup sûr ne remarquait ni le trouble, ni les rougeurs subites dont il était cause.