Aller au contenu

L’Enclos du Rêve/Texte entier

La bibliothèque libre.
  Table des Matières  
Alphonse Lemerre (p. Note-impr).

Les vers sont des boutons éclos
Aux buissons feuillus de nos rêves
De nos heures lentes ou brèves
Ce sont des rires, des sanglots !
Claire Virenque
Paris, juin 1909.

L’Enclos du Rêve
CLAIRE VIRENQUE

L’Enclos du Rêve
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage choiseul, 23-31

M DCCCCIV

SONNET INITIAL

Rythmes épanouis comme de grandes fleurs
Dans la poussière d'or des chimériques grèves,
Qui veniez, balancés au fil blanc de mes rêves,
Sur mon front inquiet secouer des pâleurs ;

Grelots des rires clairs, dolences des douleurs,
Et fugitifs émois au bord des heures brèves,
Frissons d'amour épars quand bouillonnent les sèves,
Calme des soirs, grâce des Mais, espoirs en pleurs,


Tout l’infini, tout l’idéal qu’on calomnie,
Vous les créez, splendeur du verbe d’harmonie,
Vous épandez des Fours les vaines floraisons !

Ô rythmes accouplés, cadences enjôleuses,
Vous êtes des oiseaux, des luths aux voix berceuses,
Dont je jette les chants en le vol des saisons !

Matins


IMPRESSION D’AUTOMNE

Dans le jour qui tombe incertain,
Des yeux clignotants du matin,
L’étang semble un miroir d’étain
Sans transparence ;
Et les feuilles tourbillonnant,
Virent, tombent en frissonnant,
L’une après l’une ou s’emmêlant
Pendant la danse.

Comme de tout petits oiseaux,
Elles roulent par les roseaux,
Ou tissent de fauves réseaux
Autour de l’onde ;
Mais instables au moindre vent,
Vite, vite en se poursuivant,
Elles s’élancent en avant
Et font la ronde.


Les jours d’été sont décédés,
Et dans les rameaux dénudés,
Plus de nids tout enguirlandés
Aux vertes frises ;
L’archet faussé des aquilons,
Promène sur ses violons
Les râles et les sanglots longs
Des âpres bises.

C’est l’automne et ses arcs-en-ciel,
Qui mêle au lapis de ses ciels
Les grisailles des vieux pastels
Et les pourpres incarnadines ;
Transi, rouillé par les autans,
Il rit et pleure en même temps,
Puis se fait quelquefois printemps
Pour avoir des grâces divines.

Il effeuille le bois jauni,
Il tait la musique du nid.
Mais quel grand faiseur d’infini
En ses apothéoses brèves,
Quand il jette tous ses trésors,
Ses rubis, ses perles, ses ors,
Et fait d’hallucinants décors
Dans de grands horizons de rêves.


Feuilles qui tournoyez, miroirs
Des lacs ternis, fleurs, encensoirs,
Qui versiez vos parfums les soirs,
Choses d’antan, dont le glas sonne
Les beaux jours partis en exil.
Ah ! ne regrettez pas l’Avril,
Car votre charme est plus subtil
Dans l’adieu triste de l’Automne !

IMPRESSION D’AVRIL

Les jours moroses sont défunts,
Jetons, jetons des feuilles vertes,
L’air est saturé de parfums.
Toutes les fleurs sont entr’ouvertes.

Vers les cieux où rit le soleil,
Déjà, pour essayer leurs ailes,
Buveuses du rayon vermeil,
Tournoient les brunes hirondelles.

Et dans les arbres, tout blottis,
Les nids, berceaux, semblent attendre
Le fardeau léger des petits
Qu’endormira la chanson tendre.


C’est le Renouveau, l’éternel
Charmeur des âmes et des choses,
Qui met un frisson d’irréel
Au cœur des âmes et des roses.

Ô jours d’oubli du mal amer,
Jours d’espoir en des heures douces,
Qui tissez le linceul d’hiver
Avec vos fleurs, avec vos mousses,

Comme des philtres souverains,
Versez le vin clair des chimères
Et la grâce des jours sereins
Aux amants, aux époux, aux mères.

Prodiguez-leur l’apaisement,
La toute douceur de la vie,
Et que ce rêve d’un moment
Soit merveilleux à faire envie.

Et puis reviennent les tristesses,
Les déceptions et leurs rancœurs,
Si la grâce de vos caresses
Jeta de l’Avril dans les cœurs.


Si votre splendeur infinie,
Votre gloire et votre beauté
Leurrent encor l’humanité,
Saison d’amour, soyez bénie.

Et que toutes les fleurs ouvertes
Exhalent leurs troublants parfums.
Les jours moroses sont défunts,
Jetons, jetons des feuilles vertes !

L’AURORE A MIS…

Laurore a mis au firmament
Des velours bleus poudrés de rose.
Le ciel est une rose éclose
Dont le cœur brille à l’Orient,
Car le Soleil, ce lapidaire,
Y déploie, en grand appareil,
Des pendentifs faits d’or vermeil
Des velours bleus poudrés de rose.Et des émaux de pourpre claire.

Du haut de son divin pavois
D’argent, d’onyx et de porphyre,
Il illumine d’un sourire
La cime onduleuse des bois.
Au bord de la mer endormie,
Il ose à peine se poser
Et la réveille d’un baiser,
Car la mer est sa grande amie.


Dans l’étable où sont les troupeaux,
Sournois, il glisse par les fentes,
Chevauchant les brebis bêlantes,
Appuyant sa lèvre aux pipeaux ;
Il se mire dans les fontaines,
Qu’il éclabousse de rayons
Et câline tous les sillons
Éparpillés au fond des plaines.

Il joue à travers les buissons,
Salue en passant les fauvettes,
Les pierrots et les alouettes
Qui lui répondent en chansons ;
Il chauffe, au seuil de leur chaumière,
Les éclopés, les décrépits,
Et nimbe d’or les tout petits
Qui se baignent dans sa lumière.

Enfin, lui, le grand chemineau,
Qui dans les cieux toujours chemine,
Vers tous les errants il s’incline…
Si l’un d’eux dort sur le coteau,
Patient il est à l’écoute ;
Et quand vient l’heure du réveil,
Il dit : « C’est moi, moi le soleil !
Hardi, mon compagnon, en route ! »


Aussi, quand il passe au ciel bleu
En manteau de cérémonie,
Une clameur monte, infinie,
Vers cet envoyé du Bon Dieu,
Soleil fécondant les semences
Dont les effluves, sans pareils,
Font mûrir des grains plus vermeils
Aux vignes de nos espérances.

DEVANT LE LEMAN

Comme une coupe d’art qu’un ciseleur épris
Sculpterait dans le bloc d’une gemme géante,
Étincelant joyau, pour lequel il eût pris
Une pierre à l’eau pure et profonde et changeante ;

Tel le Créateur fit le Léman, flots polis,
Où se mire des monts l’émeraude vivante,
Et qu’à l’aurore, aux horizons déjà pâlis,
Les cieux viennent baiser sur leur moire mouvante.

Les barques en passant y jettent le vol clair
Des voiles, s’éployant et se jouant dans l’air
Comme des albatros aux fantastiques ailes.

Et dans le matin bleu, saturé de douceur,
Harmonieux et calme et clément et berceur,
Palpite la beauté des choses éternelles.

DANS L’ENCLOS

Les colombes volaient du faîte
Des cyprès aux branches des ifs,
Découpant sur les verts massifs
Des cyprès aux branches des ifs,Leur forme suave et parfaite.

Et dans le lointain des allées,
Des paons déployaient, orgueilleux,
L’éventail roide et merveilleux
De leurs plumes bariolées,

Tandis que des essaims d’abeilles
Rythmaient leurs thèmes bruissants,
Autour des pampres rougissants
Où pendaient les grappes vermeilles,


Que les fleurs — déjà névrosées —
Leurs calices, penchés au vent,
Frémissaient dans l’air énervant
Comme des lèvres trop baisées.

NOTRE ÂME CONNAIT…

Notre âme connaît des matins d’été
Où tout est lumière, où tout est gaîté,
Où dans l’azur clair tout rayonne et chante ;
Notre âme connaît des matins d’hiver
Où tout est mauvais, où tout est amer,
Où la vie est dure à vivre et méchante.

Notre âme connaît de roses matins
Où tremble la brume au bout des lointains,
Comme une caresse frôleuse et lente ;
Notre âme connaît des matins éteints
Sans espoirs précis, sans chagrins certains,
Où l’ennui l’endort de sa voix dolente.


Et notre âme va vers des horizons
Imprégnés de deuil ou de poésie,
Changeant les décors, l’heure et les saisons,
Suivant son humeur et sa fantaisie.

Au joug du réel, jamais asservie,
Elle veut tisser le rêve berceur,
Où tout serait joie et charme et douceur ;
Mais il s’éparpille aux vents de la vie.

Et lasse parfois du factice rêve,
Et de dérober toujours son chagrin,
Sans effroi, notre âme songe au matin
Où tout sera paix, où tout fera trêve !

Soirs


I

L’Adour nonchalamment roule ses eaux plus lentes,
Ses eaux glauques sous les arches des ponts brunis ;
L’Occident est en feu ; des écharpes traînantes
Ses eaux glauques sous les arches des ponts brunis ;Ondulent dans les champs lointains des infinis.

La turquoise et l’onyx et l’opale mourante
Aux nuages d’argent mêlent leurs tons pâlis
Et mirent leurs reflets dans l’onde transparente,
Linceul mouvant des doux rayons ensevelis.

L’heure crépusculaire est proche, et tout se tasse,
S’estompe, sous la brume indécise qui passe,
Qui passe comme une ombre et met un voile noir

Sur le chemin fuyant, sur les toits et les berges,
Et la nuit va venir scintillante de cierges ;
Maintenant tout repose et se tait : c’est le soir.

II

Et c’est l’heure où le parc exquisement s’endort
Au frisselis chantant des feuilles balancées,
Où sont toutes les fleurs — du rêve en robe d’or —
Dans l’ombre palpitante et tiède entrelacées.

Le ciel tendu d’azur pâli, sur le décor
Projette le reflet de ses teintes passées,
Et comme un éventail très lent, la brise encor
Effleure le jardin de ses ailes lassées.

Et tout défaille en l’infini du jour mourant,
Des calices déclos un parfum enivrant
S’évapore dans l’air bleuté qui nous l’apporte.

Et sous les peupliers aux faîtes embrumés,
À travers les rameaux qu’automne a clairsemés,
L’étang fait miroiter les plis de son eau morte.

III

Les nuages s’en vont en grande cavalcade
Par les blêmes chemins menant aux horizons,
Ils vont en accrochant des pans de leurs toisons
Aux rochers anguleux de porphyre et de jade.

Le vent soufflant du Nord les met en débandade,
Déchire leur rideau qui frôlait les gazons,
Et qui s’entr’ouvre sur quelques blanches maisons
Et le vieux manteau gris d’un clocher de bourgade.

Des cloches, tristement, sonnent ainsi qu’un glas.

Les nuages pressés dans le ciel triste et bas,
Noirs coursiers indomptés que la bise éperonne,
S’en vont comme un troupeau saisi d’affolement :

Ces cloches, au lointain, qui sonnent tristement
Semblent jeter des pleurs parmi le soir d’automne.

IV

L’astre royal s’endort sur des coussins gemmés,
Tout rutilants de pourpre et d’améthyste claire,
Et la mer se fait douce et chante pour lui plaire
La divine chanson de ses grands flots rythmés.

L’astre royal s’endort, puis ses voiles lamés
S’effacent dans le ciel, et le jardin stellaire
S’illumine comme un fabuleux sanctuaire
Où les fleurs auraient des calices enflammés.

Mais, au front des rochers, il est une autre étoile,
Éclatante lueur qui scintille et se voile,
Aux quatre coins des cieux surgissant tour à tour.

C’est le regard profond du phare, étoile humaine.
Qui scrute l’horizon et sur la mer lointaine
Veille comme un archer tout en haut de sa tour.

V

Sur la terre, la nuit indolemment s’incline,
Et comme un roi banni par un roi souverain,
Le soleil a franchi la céleste colline,

Sur son chariot d’or, de rubis et d’airain,
Laissant de sa splendeur, accrochés dans l’espace,
Des lambeaux somptueux qu’une main d’ombre efface.

AU DÉSERT

Quand le soleil levant comme un vaste ciboire
Des vermeilles vapeurs de l’aurore surgit,
Sous l’auguste faisceau de rayons qui le moire
— Autel d’argent et d’or — l’Orient s’élargit

Et sur le grand désert jette un manteau de gloire.
Dans les sables perdus, le Sphinx, masse qui gît,
Sentinelle des Temps et gardien de l’Histoire,
Fixe de ses yeux morts l’horizon qui rougit.

Ô Sphinx, quand l’astre ouvrant ses ailes de lumière
Crible de flèches d’or ta rigide paupière,
Devant ce dieu, témoin des fastes d’autrefois,

Ton âme de granit tressaille-t-elle toute,
Et tes rêves, ô Sphinx, trouvent-ils une route
Vers les tombeaux épars où sont couchés tes rois ?




L’âme grave du pin où l’hiver se posa
Rêve confusément sous la brise plus molle,
Et l’âme des bambous, capricieuse et folle,
Se balance aux rameaux que le printemps baisa.

Avril a secoué de sa robe soyeuse
Des parfums en bouquets et des gouttes en fleurs,
Jeté dans l’infini ses changeantes couleurs
Et dans les cœurs humains sa chanson merveilleuse.

Et c’est très bon et c’est très doux de vivre ici,
Dans la tiède chaleur des caresses premières,
Que vous allez semant, blondes mains printanières,
Créatrices de l’heure où s’endort le souci.


Et votre cœur, Avril, ce cœur qui se déploie
À travers les cils d’or du soleil apaisé,
Ce cœur gonflé d’amour sur la terre posé,
Est le berceau divin où sourit notre joie.

Intimités


I

Sous la lampe, quand sa lumière tamisée
Nous regarde tous deux d’un bon regard d’ami,
Il me semble que mon tourment s’est endormi,
Que mon cœur est plus fort et mon âme apaisée,
Nous regarde tous deux d’un bon regard d’ami,Modèle:Ev
Et qu’une main de bienveillance s’est posée
À même mon cerveau douloureux et meurtri,
Qu’une main de douceur sous ses doigts a pétri
Du rêve et du repos frais comme la rosée.

Et je voudrais que ces légers rayons soyeux,
Humains, miséricords et clairs comme des yeux
Sur ton être, aient aussi ce pouvoir invincible.

Aient ce charme de t’envelopper de douceur,
De te baigner de rêve et de repos berceur,
De faire ton cœur fort et ton âme paisible.

II

Je veux te dire ici ma tendresse infinie,
Et l’amour qui m’obsède et monte dans mes yeux,
Et s’offre et te sourit quand ton regard joyeux
Me dit que ta souffrance est un instant bannie.

Je veux te dire aussi les pensers langoureux
Qui murmurent en moi dans les heures bénies :
Oui, tu verras, quand nos peines seront finies
Comme ce sera simple et charmant d’être heureux.

Car nulle joie alors ne nous sera rebelle,
Tu seras très épris, moi, je serai très belle,
Et tout nous semblera vermeil comme le jour.

Et nous nous griserons du bonheur d’être ensemble,
Et le soir, je mettrai près de ton cœur qui tremble
Mon cœur comme un buisson tout embaumé d’amour.

AUTREFOIS

Nous allions, le soir, à pas lents,
Vers la pierre du puits branlant
Qu’ombrageaient des figuiers bibliques.

C’était l’heure où s’en va le jour,
Propice aux doux parlers d’amour.

Le soir se vêtait de tuniques,
Et les plis de ses voiles bleus
Se déroulaient, lents, onduleux,
Tandis qu’aux voûtes pacifiques,
Sur le velours des cieux lointains,
Brillaient les reflets argentins
Des étoiles mélancoliques.

C’était l’heure où s’en va le jour,
Propice aux doux parlers d’amour.


Des traînes opales de lune
Qui se glissaient l’une après l’une
Sur le vieux puits, semblaient neiger
Et tissaient un réseau léger
De fils d’argent sur les ramures.

C’était l’heure où s’en va le jour,
Propice aux doux parlers d’amour.

Nous écoutions tous les murmures,
Et le silence caressant
Nous baignait de sa paix sereine
Et modulait sa cantilène
Pour bercer notre émoi naissant.

Notre âme inquiète était pleine,
Lourde d’aveux imprécisés,
Mais nous nous taisions notre peine,
Où chantait le chœur des baisers.

Et notre vaine rêverie
S’en allait par la nuit fleurie :

Quand sonnait l’heure du retour
Nous n’avions pas parlé d’amour.




Au temps jadis, très tendrement nous nous aimâmes.
Nous avions fiancé la douceur de nos âmes.

Et nous allions, rêveurs, sous le figuier penchant
Que magnifiait l’or enflammé du couchant.

Et tout autour de nous les langueurs épandues
Venaient s’abattre sur nos âmes confondues.

Ô les chers souvenirs des précieux instants !
Nos lents retours à pas inégaux, hésitants,

Dans le soir frais que d’invisibles cassolettes
Parfumaient de l’odeur fine des violettes.

MAINTENANT

Et maintenant, sur le chemin souvent poudreux
Qu’ensemble nous allons cheminant par la vie,
Nous retrouvons après chaque pente gravie
Comme un havre de paix, comme un port bienheureux,

Notre amour qui sourit à notre âme ravie !
Et nous sommes moins las et nous nous aimons mieux,
Et nous nous répétons les mots simples et vieux
Qui vont charmant notre tendresse inassouvie.

Et dans mon grand bonheur de te trouver si bon,
Je voudrais quelquefois implorer le pardon
D’imaginaires torts de peines anciennes,

Futiles, dont tu ne te souviens même pas ;
Car je trouve très doux de te parler tout bas
Et de pleurer longtemps mes deux mains dans les tiennes.

QUAND NOUS SERONS VIEUX

Quand nous serons vieux, auprès de la flamme,
Assis tous les deux les mains en avant,
Nous refouillerons les coins de notre âme,
Tandis qu’au dehors pleurera le vent.

Nous nous redirons les choses passées,
Les chers souvenirs de notre roman,
Nous égrènerons toutes nos pensées
Et nous sourirons des rires d’antan.

Tes doux cheveux blancs frôlant mon visage,
En tremblant un peu tu répéteras :
« Dis, te souvient-il de notre jeune âge ? »
Et tremblant aussi je dirai tout bas :


« Oui, je me souviens des choses lointaines,
Des rêves bercés au vent des espoirs,
Quand l’Avril riait à travers les plaines,
Et des mots d’amour échangés les soirs ! »

Unissant alors nos pauvres mains lentes,
En songeant encor à notre printemps,
Nous rapprocherons nos têtes branlantes,
En disant tous deux : « C’était le bon temps ! »

LA NUIT EST BLEUE

La nuit est bleue et l’air s’apaise, et les coteaux
Semblent des cavaliers drapés dans leurs manteaux
Et faisant un cortège, en longue cavalcade,
À la Lune trônant dans un ciel de parade.

L’heure est silencieuse et comme enveloppante,
La forêt d’alentour a revêtu sa mante,
Et de la douceur vient des grands cieux accalmis :
Si nous allions rêver sous les arbres amis.

Si nous allions, marchant au hasard du chemin,
Naïvement, et ta main prise dans ma main ;
Si nous allions, puisque la Nuit nous y convie,
Nous baigner dans l’oubli du mal et de la vie.


Mystérieusement, dans l’heure bleue et douce,
Si nous allions, foulant les verts tapis de mousse,
Ne connaissant plus rien que nos cœurs et nos voix,
Mais sachant que dans l’ombre éparse au fond des bois,

Avec la Lune molle et blanche sur les monts,
Nous sommes seuls, bien seuls et que nous nous aimons.

TU ME DISAIS…

Le jour se fane et la tristesse
De sa brume embrume mon cœur,
Et je sens en moi la rancœur
Que la vie en passant nous laisse.
De sa brume embrume mon cœur,
Je suis triste !… Que tes regards
Profonds lumineux et languides
M’enveloppent de leurs fluides
Comme de fins voiles épars.

Et que ta bouche d’un effleur,
Si léger qu’on le sente à peine
Sur ma tristesse se promène
Comme l’âme de quelque fleur.


Nous goûterons d’étranges charmes,
À sentir les instants moins lourds,
Sous la caresse de velours
De tes baisers, près de mes larmes.




Des rêves, des douleurs, des rêves, de la joie.
Et c’est la vie !… et sous ce fardeau, l’âme ploie.
Et c’est la vie !… et sous ce fardeau, l’âme ploie.
Par les jours de printemps l’oiseau bleu du bonheur,
De son aile parfois nous effleure le cœur

Et s’enfuit, nous laissant déçus de son mensonge.
Le bonheur de la vie est du bonheur de songe,

Du bonheur flou, sans aucun contour arrêté :
La Gloire est brève et plus brève encor la Beauté.

Et l’Amour qui sourit sous son manteau de soie,
Nous apporte bien plus de douleurs que de joie.




À nos rêves cléments, à nos rêves très doux,
Qui laissèrent épars des souvenirs en nous,

[? Je vais ?] dire un adieu lourd de mélancolies,
L’adieu qu’on dit aux choses tendres accomplies.

Puis, pour les préserver de l’usure des jours,
Nous les renfermerons en nos cœurs pour toujours.

Ils seront l’oreiller des tendresses écloses
Où je mettrai ton front pour que tu te reposes.

Ressouvenances

CHERS SOUVENIRS DU TEMPS PASSÉ

À Mademoiselle E. L.


Chers souvenirs du temps passé,
Vous qui m’effleurez de votre aile,
Ô doux fantômes, que recèle
Un roman presque trépassé.
Vous qui m’effleurez de votre aile,
Combien mon cœur est caressé
Par votre cortège fidèle,
Chers souvenirs du temps passé,
Vous qui m’effleurez de votre aile.

Venez, encor que pêle-mêle,
Comme un ami qu’on a laissé,
Comme un rêve qui s’est lassé ;
Je vous retrouve et vous appelle,
Chers souvenirs du temps passé.

LE VIEUX MUR

À ma Mère.


La maison de grand-père avait pour horizon
Un vieux mur tapissé d’odorantes glycines.
Sur les rameaux chenus, sous les lianes fines,
Des oiseaux s’abritaient à la belle saison.

Je revois ce vieux mur et ses molles dentelles,
Et les yeux violets de ses grappes en fleurs,
Et ses nids suspendus et ses oiseaux siffleurs
Qui le peuplaient avec leurs cris et leurs querelles.

Mais, de l’ancien logis battu par les autans,
Pourquoi ce souvenir soudain dans ma mémoire,
Et de cet horizon qui s’encadrait de gloire,
Avec ce très vieux mur habillé de printemps ?


Pourquoi la vision que je croyais perdue ?
Vieux mur enguirlandé, vieux mur étincelant,
Qui fus le tendre ami de mes rêves d’enfant,
Et par qui la saveur du passé m’est rendue ?

Me reconnaîtrais-tu si je te revenais ?
Et des doux entretiens pleins de choses profondes,
De tes feuillages verts et de mes lèvres rondes,
Dis, t’en souviendrait-il, très vieux mur que j’aimais ?

Je n’irai pas rôder à l’entour de ta porte,
Car mon regret, vois-tu, s’aggraverait encor
Si je trouvais, au lieu du frémissant décor,
Des gravats effrités sur ta parure morte.

Mais je conserverai le souvenir très cher
D’un mur qui me parlait lorsque j’étais petite,
D’un vieux mur que mon cœur naïf comprit bien vite,
D’un vieux mur familier, d’un vieux mur souple et clair.

Et dans mon âme aussi, lors des jeunes années,
Un mur blanc s’élevait d’espérances fleuri,
Et les jours sont venus et le mur aujourd’hui
S’écroule en maints endroits sur des branches fanées.

SOUVENIR D’ENFANCE

Or, nous allions avec ma sœur étant petites
Au verger que bordaient de verdoyants buissons,
Et par les beaux matins nous faisions des moissons
De liserons, de sureaux et de clématites.
Au verger que bordaient de verdoyants buissons,
Sur la pelouse molle où brillait la rosée
Nous courions toutes deux en nous donnant la main,
Nous tournant chaque fois au milieu du chemin,
Parce que notre mère était à la croisée.

Au retour, emportant notre charge fleurie,
Nous marchions au soleil en chantant des chansons,
Et le sable chauffait à travers les chaussons
Nos pieds qu’avait mouillés l’herbe de la prairie.


Les corolles étaient encor toutes trempées
Et le jour s’y mirait en reflets scintillants,
Et c’était, comme si dans nos tabliers blancs
Nous portions de l’aurore avec des fleurs coupées.

À QUATORZE ANS

À Madame du S. C.


Ma pensée alors, déjà voyageuse,
Éprise du verbe au contour divin,
Cherchait à dompter la rime obsesseuse
Et à ciseler la strophe berceuse
Pour donner l’essor au rêve enfantin
Vibrant en mon âme silencieuse.

Quand l’été mourait, ô tristes et douces.
Chansons que j’allais chantant par les soirs,
Frissons des rameaux et senteurs des mousses
Dans les bois profonds aux frondaisons rousses
Que l’automne effeuille avec ses doigts noirs,
Tandis que le vent pleure dans les brousses.


Mais toujours une invincible attirance
Entraînait mon rêve, entraînait mes pas
Vers les temples saints. J’aimais leur silence,
Leur paix où se vient blottir la souffrance,
Et j’aimais l’autel fleuri de lilas
Où sourit la reine de l’espérance.

J’aimais l’ombre embuant la nef gothique,
L’autel étoilé comme un soir d’avril,
Et les ors verdis au fond du triptyque,
Et la châsse où dort l’ancienne relique,
Et le sanctuaire où l’encens subtil
Se déroule et monte à la voûte antique,

Et l’écho puissant de l’orgue qui tonne,
Et sa plainte lente et ses chants confus,
Et sur le vitrail la pure madone
Qu’un dernier rayon de soleil couronne,
Et plus loin le doux regard du Jésus
Au geste béni de main qui pardonne.

Ô mes visions de prime jeunesse !
Doux poèmes blancs, poèmes ailés,
Parfumés et clairs et pleins de tendresse,
Par vous, j’ai goûté la sainte allégresse !
Fragiles oiseaux si vite envolés
Quand sont arrivés les jours de tristesse !


Poèmes d’antan que mon cœur assemble
Les soirs, quand je fouille en l’ancien trésor,
Ma voix balbutie et ma lèvre tremble…
Souvenirs pâlis, qui fuyez, il semble,
Chers regards fanés de mes rêves d’or,
Mon enfance et vous dormez donc ensemble.

RESSEMBLANCE

À Madame Souchois.


En me rappelant les choses passées
Il me vient quelquefois un souvenir…
Les heures sur lui se sont amassées
Et l’ont couvert d’ombre sans le ternir.

Je suis une enfant et je suis assise
Sur un banc de bois près d’autres enfants ;
L’orgue aux mille voix chante dans l’église
En accords plaintifs doux ou triomphants.

Au travers du vieux vitrail en ogive
Le soleil met son magique décor ;
Sous ces blonds reflets la vierge pensive
Si belle toujours est plus belle encor.


Sa robe d’argent à la gorge ouverte,
Traînant à longs plis, frôle le gazon ;
Ses pieds nus sont blancs sur l’herbe très verte,
Un zig-zag d’azur ferme l’horizon…

Oui, j’étais enfant ; mais ma petite âme,
Ardente, adora d’un amour touchant
La Vierge que le clair soleil couchant
Nimbait de rayons et voilait de flamme.

Lorsque je vous vis, la première fois
— On ne sourit pas d’un rêve, on pardonne,
Mon regard crut voir la sainte madone
Que j’aimais avec mon cœur d’autrefois.

De ce souvenir que l’âme caresse,
Bouquet retrouvé d’un passé très doux,
S’exhale un subtil parfum de tendresse,
Dont l’arôme pur s’envole vers vous.




Devant l’autel brisé de mes rêves défunts
Je répandrai l’encens, la myrrhe et le cinname,
Pour que les espoirs morts qui gisent dans mon âme
Renaissent un instant sous leurs subtils parfums.

Extatiques parfums aux âmes pénétrantes,
Je suivrai dans son vol votre nuage bleu,
Mon enfance étonnée à qui j’ai dit adieu
Y mettra les reflets de ses heures clémentes

Et les reflets pâlis de ses heures en pleurs.
Où je bus la douceur de la mélancolie…
Agitant les grelots d’argent de sa folie,
L’Illusion, alors, de pétales de fleurs


Voilait des durs chemins les ornières profondes,
Et, sur le grand tombeau de mes rêves déçus,
Des rêves renaissaient que mon cœur n’aura plus.
Ô mes rêves enfuis, menez encor vos rondes !

Revenez, mes Espoirs ! Que mon cerveau fantasque
Entende le bourdonnement de votre essor,
Et dans l’éblouissement de vos ailes d’or
Contemple l’idéal passant sous votre masque.

ROGATIONS

À travers les chemins qui sillonnent les champs,
Comme des rubans blancs sur des étoffes claires,
C’est la procession qui passe avec des chants
Et de longs chuchotis d’Avé sur les rosaires.

La procession passe à travers les chemins
Jonchés de fleurs et de feuilles aromatiques,
Les petits clercs tenant le cierge entre leurs mains
Psalmodient gravement les stances liturgiques,

Et le plus fort d’entre eux de ses deux bras soutient
La lourde croix d’argent qui vacille et s’incline,
Comme dans un salut de bon pasteur qui vient
Visiter ses brebis de chaumine en chaumine.


Car la procession conduit les laboureurs
À chaque reposoir dressé contre la haie,
Entre les peupliers et les saules pleureurs,
Sur la pierre jetant l’ombre de leur futaie ;

Mais la pierre noircie en ce jour solennel
Par de pieuses mains fut couverte de voiles,
Et sur le lin bleui pour rappeler le ciel
On a jeté des lis et semé des étoiles.

Dans la beauté du jour les flammes aux flambeaux
Brillent pâles comme des pierres endormies,
Et les saints vénérés en de très vieux tableaux
Dressent parmi les fleurs leurs statures amies,

Et dans l’air clair où s’accrochent des rais ambrés
Le prêtre est à genoux pour les rites sacrés.

L’autel embaumé d’acacias et de menthe
S’auréole des ors somptueux du soleil,
Et tous sont prosternés devant la croix clémente.
L’enfant de chœur, alors, dans l’encensoir vermeil


Vient verser les grains blonds de l’encens qui parfume ;
Il le fait osciller trois fois, dévotement,
Puis le balance au bout des chaînes, lentement,
Comme un grand cœur troué dont la blessure fume.

Ô Seigneur de la croix, ô Christ, Notre-Sauveur,
C’est le cœur militant de la glèbe chrétienne
Qui va dans sa robuste et naïve ferveur
Demander aujourd’hui que sa cause soit tienne.

C’est son cœur confiant qui s’élève vers toi,
Sa supplication aux marches de ton trône
Mêle aux vapeurs d’encens l’hommage de sa foi.
Seigneur, à tes enfants, promets la sainte aumône ;

Ô fils de l’Homme, sois toujours l’intercesseur
De ces hommes auprès du Verbe, notre Père ;
Bénis leur lourde tâche et répands ta douceur
Sur ceux que courbe ici le vent de la prière :

prière.

« Jésus des Oliviers, nous qui vous connaissons
Le Maître bienfaisant qui sur les humbles veille,
Protégez les espoirs des futures moissons
Et gardez-les du mal quand la ferme sommeille.


« Jésus des Oliviers, qu’à votre sainte voix
La saison soit propice aux terres nourricières,
Préservez tous ces champs, préservez tous ces bois
Des accablants soleils, des grêles meurtrières.

« Jésus des Oliviers, quand nous aurons plus tard
Fauché de tous nos prés les coupes odorantes,
Éloignez chaque jour par votre seul regard
Les nuages chargés des ondes dévorantes.

« Ces lourds nuages noirs sur nous amoncelés
Chassez-les, ô Seigneur, comme de mauvais anges,
Pour qu’à nos chariots les grands bœufs accouplés
Puissent rentrer les foins sous les toits de nos granges.

« Seigneur, écoutez-nous, Seigneur, exaucez-nous ;
Ayez pitié, Seigneur, soyez-nous favorable,
Faites les blés féconds, les fruits juteux et doux,
Et gardez de la mort les troupeaux dans l’étable. »

Tous en se relevant graves et recueillis
Sentent passer sur eux un souffle tutélaire,
Et la procession déroule ses longs plis
À travers les chemins de calvaire en calvaire.


À travers les chemins qui sillonnent les champs,
Comme des rubans blancs sur des étoffes claires,
C’est la procession qui passe avec des chants
Et de longs chuchotis d’Avé sur les rosaires.

Robes blanches

CELLE DE BAPTÊME

Petite robe des bébés,
Enveloppante et puérile,
Linons moussus qui les nimbez
De votre grâce si fragile !

Petite robe qui dormez
Après, ainsi qu’une relique,
Au fond des lourds coffrets fermés,
Ô petite robe mystique !

Ô petite robe d’enfant,
Robe qui sourit ou qui pleure,
Robe à l’air humble ou triomphant,
Robe de notre première heure,


Robe qui gardez en vos plis
Des tout petits presque un peu d'âme,
Sur les fils blancs de votre trame
J'épands des roses et des lis.

CELLE DE COMMUNION

Dans l’envol de leurs tulles blancs,
Telles des visions charmantes,
Pas légers et gestes tremblants
Elles vont, les communiantes.

Dès l’aube — ô joie — elles ont mis
Les mousselines virginales
Qui les vêtent de leurs grands plis
Comme d’immaculés pétales.

Leurs rêves, tels des pèlerins,
S’acheminent vers les étoiles
Et mettent des reflets sereins
Sur leur front penché sous les voiles.


Il en est dont l’âme s’endort
Malgré le tumulte des rues
Dans ces ciels pleins d’azur et d’or,
Vivant les choses apparues

En l’extase de la ferveur,
Quand, pleines d’une sainte flamme,
Elles demandaient au Sauveur
De prendre à tout jamais leur âme.

Mêlés aux rumeurs des accords
Que font les orgues mugissantes,
Vous les recueillez, ces transports,
Ô robe des communiantes !

Robe blanche, vous qui restez
Le symbole de l’innocence !
Astre d’argent qui palpitez
Au seuil de notre adolescence !

Vous êtes le pur souvenir,
L’immatérielle tendresse
Que les Jours ne sauraient ternir,
Ô robe blanche ! que caresse


L’aïeule de ses doigts tremblants.
Avec respect je vous contemple
Et baise vos légers fils blancs,
Comme on baise l’autel d’un temple.

MATER DOLOROSA

À Mademoiselle de C…


Sur ses genoux tremblants, la mère des douleurs
Tient le crucifié, roidi, sanglant et blême,
Et, pliant sous le faix de la peine suprême,
Cette mère n’a plus de plaintes ni de pleurs.

Ses doux regards emplis d’indicible tristesse.
Fixent le corps divin du fils de Jéhovah,
La blessure au côté que le fer souleva,
Et l’âme de Marie est pleine de détresse :

« Est-ce là mon Jésus, le plus beau des enfants,
Celui qui souriait, nu, sur la paille fraîche,
Quand les pâtres pieux apportaient à la crèche
Les chevreaux nouveau-nés et les agneaux bêlants ? »


Oui, c’est là ton Jésus, ô mère infortunée !
Dieu te l’avait donné, les hommes te l’ont pris ;
Et tu le vis en croix avec les pieds meurtris
Et la tête penchant d’épines couronnée…

De noirs pressentiments te l’avaient dit tout bas
Qu’il serait immolé par les hommes parjures ;
Mais qu’il subirait tant d’outrages et d’injures,
Ô mère du Sauveur ! tu ne le savais pas.

Et c’est pourquoi, le cœur déchiré mais sans haine,
Pâle comme la Mort aux portes des tombeaux,
En étreignant ton fils qu’ils mirent en lambeaux,
Ô Vierge ! tu souffris comme une mère humaine.

Vieux

VIEUX

Autour de l’âtre, en rond, les vieux se sont assis.
Le feu pétille et flambe clair ; le coucou chante,
Et chaque vieille a pris la quenouille penchante,
Et de ses doigts tremblants tourne l’écheveau gris.
Les hommes, poings noués sur le bâton de hêtre,
Fixent la flamme bleue et leur cœur se souvient,
Et leur regard s’anime à la chaleur qui vient,
Dont la douceur les enveloppe et les pénètre.
Chaque vieille à son tour arrête le fuseau
Virant péniblement au bout des mains débiles ;
Et pour rendre leurs doigts engourdis plus agiles,
Dans un geste apeuré comme un envol d’oiseau,
Vers le foyer une seconde les repose.


Les hommes ont parlé des futures moissons
Et du proche printemps dont tardent les frissons,
Des vents rôdeurs sifflant à la fenêtre close.
Puis ils ont dit, ainsi qu’ils disent tous les soirs,
Que vraiment en hiver, quand il vente et qu’il gèle,
On est mieux d’être assis auprès de la chandelle
Que de chercher un gite au creux des chemins noirs.

Les femmes à présent se content des légendes,
Où des gars de vingt ans terrassent des dragons,
Où des sorciers, jeteurs de sorts, laids et bougons,
Agitent des tisons enflammés dans les brandes.

..............................................................................................................................................................
..............................................................................................................................................................

Mais le coucou déjà sonne l’heure tardive,
Et les hommes, debout, commandent : « Faut partir.
Allons, femmes, allons ! c’est assez discourir :
Si nous passons trop tard et qu’un follet nous suive,
Vous en mourrez de peur, la Jeanne et la Fanchon. »
Et les femmes ont mis la mante à capuchon,
Alourdissant encor leur échine qui penche.

Au dehors l’air est vif, la terre est toute blanche.
Mais ils sont durs au froid et solides, les vieux.


Par les étroits sentiers ils s’en vont tout joyeux ;
Bientôt ils ne sont plus qu’une ombre qui s’efface,
Et jusqu’au seuil usé de leur chaumine basse,
Ils devisent gaîment, répétant à grand bruit :
« À demain.
« À demain— À demain.
« À demain— A demain.— Bonne nuit.
« À demain.— A demain.— Bonne nuit— Bonne nuit. »

Quand les premiers rayons qui dorent les cabanes
Crèveront aux rameaux les bourgeons des platanes,
Sur la placette où bifurquent plusieurs chemins,
Ils reviendront, les vieux. Les vieilles en leurs mains
Tiendront toujours le fil de leurs quenouilles grises,
Et sur un tronc d’ormeau séché, toutes assises,
Deviseront encor de contes fabuleux,
Les hommes, le bâton sous leurs gros doigts calleux,
Parleront du blé vert des dernières semailles.

Et ce seront, dans cette paix, les accordailles
Des tendresses d’Avril et de leurs corps flétris,
Le renouveau posant dans ces vieux tout meurtris,
Comme une pâle fleur des regains de la vie.
Et bien qu’ils aient souffert à la pente gravie,


Qu’ils aient pleuré, qu’ils aient gémi sur les chemins,
Les vieux ont le désir puissant des lendemains,

Des longues siestes aux portes ensoleillées
Et des feux clairs pétillant haut dans les veillées.

Rêves




À Mademoiselle E. L.


Lentes, pétale à pétale,
Des roses vont s’effeuillant,
Et dans l’envol défaillant
Succombe leur âme pâle.

Ils gisent inanimés,
Les clairs lambeaux parfumés
Qui furent des fleurs écloses.

Et nos rêves sont pareils,
Car leurs pétales vermeils
Tombent comme ceux des roses.


Mais le rêve enseveli,
Sous la pierre de l’oubli,
Se souvient des choses sues.

C’est pourquoi pleurent toujours,
Au tombeau des mauvais jours,
Nos espérances déçues.

NOS RÊVES ANCIENS

Nos rêves anciens, nos rêves nouveaux,
Tous les rêves dorment dans nos cerveaux.
Rêves de bonheur, rêves d’épouvante,
Aux souffles des Jours, désertant le nid,
En nos cœurs vibrants font à l’infini
Passer de la joie ou de la tourmente.
Tous les rêves dorment dans nos cerveaux.
Jardins d’idéals, rêves enchanteurs,
Ô rêves offrant vos fruits tentateurs,
Sur des branches d’or, à la main ravie,
Je veux cueillir seuls vos exquis butins.
Rêves clairs et frais comme des matins,
Rêves éclatants comme de la vie.

..............................................................................................................................................................
..............................................................................................................................................................


Aux premiers bourgeons des avrils naissants,
Pour les vierges, pour les adolescents,
Rêves, accourez des blanches tendresses.
Ô rêves complices des chers aveux,
Semez de la douceur au fond des vœux
Et de la candeur au bord des caresses.

Aux mères en pleurs des soucis présents,
Rêves, accourez, rêves apaisants,
Câlins et berceurs comme des prières ;
Pour qu’elles aient foi dans les lendemains,
Montrez-leur, de vos bienfaisantes mains,
Tout un avenir peuplé de chimères.

Pour les sans abri, pour les malheureux,
Rêves, accourez, rêves généreux,
Bonnes visions de ferme dormante,
Où, pendant les soirs de neige, l’hiver,
On verrait, auprès d’un feu flambant clair,
Une hôtesse belle, accorte et clémente.

Et pour tous ceux-là qui vont élevant
Un drapeau qui flotte et qui claque au vent,
Vers la cime blonde où rit la victoire,


Pas inaccessibles, ni très lointains,
D’aurore empourprés, dressez-vous hautains,
Grands comme des arcs, ô rêves de gloire !

Rêves orgueilleux, rêves caressants,
Et miséricords et compatissants,
Oasis, aux vermeilles échappées,
Vous dont le mirage a hanté nos cœurs,
Rêves, accourez, ô rêves vainqueurs,
Leurrer pour jamais nos âmes dupées.

LES RÊVES DES PETITS ENFANTS

Pour Rose.


Ce sont de jolis rêves roses,
Mouchetés d’or, frangés de bleu,
Qui d’abord se posent un peu
Au bord du calice des roses.
Mouchetés d’or, frangés de bleu,
Puis leurs essaims, flous et bouffants,
S’envolent le soir à la brune
Sur des rais argentés de lune,
Autour des petits lits d’enfants.

Ils s’accrochent, tels des étoiles,
À la dentelle des rideaux
Et déroulent sur les dodos
Les décors de magiques toiles.


Grimpant, légers, dans les taudis,
Ces rêves habillés de soie,
Portent des rires de la joie
Qu’ils ont pris dans leur paradis.

Ils ont des attentions exquises
Aux déshérités qui, demain
Peut-être, n’auront pas de pain ;
Ils prodiguent les friandises ;

Ils donnent des jouets d’or fin
Aux pauvres, et, choses étranges,
Les font consoler par des anges
Quand ils ont un trop grand chagrin.

Ô Rêves bénis de l’enfance,
Hochet lumineux, éternel,
Que Jésus, du haut de son ciel,
De sa divine main balance !

Rêves charmants que l’homme envie,
Dans les grands yeux que vous hantez,
Versez tant de félicités
Qu’il en reste encor pour la vie !

JEUNE FILLE MODERNE
SON RÊVE

De mon pauvre cœur voici
Que nul ne prend le souci
Et ne fait la découverte.
Que nul ne prend le souci
Je laisse la porte ouverte,
Le premier passant venu
Pourra voir mon cœur tout nu.

Au ras de l’ombre il émerge,
Et sa forme pure et vierge
Apparaît, joyau vermeil,


Pétri d’éclatante argile,
D’un peu de sable fragile
Et de rayons de soleil.

Pour la lutte de la vie
J’y semai des fleurs d’envie,
Mais aussi des fleurs d’amour.

Tout cela grandit et pousse
Parmi le lierre et la mousse,
Côté jardin, côté cour.

Et de ce terrain inculte,
Un jardinier ayant culte
De la beauté de son art,

Et le prenant tout en friche,
Pourrait devenir très riche
S’il n’arrivait pas trop tard.

Il verrait croître sans peine
Roses, jasmins et verveine ;
Même les échantillons


Des essences les plus rares
Sortiraient, droits et sans tares,
Dans le creux brun des sillons.

Il pourrait, sans compte à rendre,
Tout tenter, tout entreprendre
Sur ce terrain neuf encor,

Et de ce coin solitaire,
Si cela devait lui plaire,
Faire un merveilleux décor.

Voilà pourquoi sur la porte,
Comme ce cas le comporte,
Je vais pendre un écriteau :

Cœur à céder, où la flore
Du bonheur voudrait éclore ;
On traiterait au plus tôt.

RÊVE DE POÈTE

Comme l’abeille ailée aux touffes du cytise
Se suspend à la fleur pour en pomper le miel,
Il faut laisser ton âme aux champs de l’irréel,
Boire au cytise en fleur l’élixir qui la grise.

Et toute peine morte et tout tourment banni,
La laisser butiner par le chemin béni,
Où les fleurs des buissons ouvrent leurs yeux d’aurore,
Et suivre en leurs détours les rêves au vol blanc
Qui posent quelquefois leurs ailes en tremblant
Sur une lyre d’or invisible et sonore.

LE BON RÊVE

Οui, les rêves un jour, oui, les rêves une heure
Peuvent masquer l’effroi des douleurs d’ici-bas ;
Mais les rêves les plus divins ne durent pas,
Et quand ils ont passé, c’est affreux et l’on pleure.
Peuvent masquer l’effroi des douleurs d’ici-bas ;
Puis contre des destins cruels comme la mort
Que nous sont la douceur et l’idéal des roses ?
Au fond des jours il est de si navrantes choses
Que rien ne les éteint, que rien ne les endort.

Et quand on croit pouvoir, pour oublier sa peine,
Délaissant son tourment, s’envoler vers le Beau,
C’est qu’on n’a pas goûté le désir du tombeau
Un soir pour y cacher toute l’angoisse humaine.


Le rêve est décevant pour le cœur tourmenté,
Mais il est une voix douce à notre misère ;
Elle descend des cieux, son nom est la prière.
Elle est grave, elle est pure et parle de bonté ;

Elle est la rive calme et de bonheur enclose,
Où les ports s’ouvrent à l’épave du pécheur ;
Elle est l’arbre puissant, plein d’aube et de fraîcheur,
Où l’âme défaillante un instant se repose

De la terre d’exil où Dieu nous appela ;
À la terre d’amour son lien nous rattache ;
Elle est le rêve aussi, mais le rêve sans tache,
Dont l’ombre est sur la vie et l’extase au delà.

Chansons aux bien-aimées

EN PROVENCE
DE BERGER À BERGÈRE

Le goût de tes baisers devait tenter mes lèvres
Par tes lèvres de rêve où niche du printemps,
Et je t’aime d’amour profond depuis longtemps.

Je t’aime, et mes désirs, comme de jeunes chèvres,
Bondissent dans mon cœur rien qu’à ton souvenir,
Et je porte mes pas où les tiens vont venir.

Car tu deviens ma vie et tu m’es nécessaire
Bien plus que la lumière et bien plus que les fleurs,
Bien plus que l’horizon aux changeantes couleurs,


Bien plus que la forêt chantante et solitaire :
Elle fut mon amante en des jours révolus,
Mais des jours d’autrefois je ne me souviens plus,

Et je ne sais que toi pour reine et pour amante.
Un soir prochain, aux feux décroissants du soleil,
Par les bois embaumés, dans l’air rose et vermeil,

Nous trouverons un lit de fougère et de menthe,
Un lit moelleux et bas, un lit souple et vivant,
Et je t’y coucherai comme on couche un enfant,

Et je t’y bercerai comme on berce une amie ;
Et ce n’est que longtemps après, longtemps après,
Quand nos cœurs souffriront d’amour d’être si près,

Que s’éveillera ma passion endormie.
Elle se fera douce, et, au fond du ciel bleu,
Les étoiles d’argent te souriront un peu,

Et tout autour de toi les feuilles murmurantes,
Dont tu connais les voix et les mots caresseurs
Te parleront avec des tendresses de sœur.


Et la nature entière, indulgente et féconde,
Toute la vie éparse au sein des infinis,
Les bêtes et les fleurs, les arbres et les nids,

Te diront que l’Amour est la beauté du monde.

CHANSON DE PRINTEMPS

Je sais un beau jardin où fleurit le Bonheur :
C’est un jardin lointain dont la porte est fermée ;
Mais lorsque vos désirs le voudront, bien-aimée,
Nous irons tous les deux, comme des moissonneurs,
Pour y cueillir le Rêve et glaner du Bonheur.

Ce sera dans le soir bleui la promenade
Sur le sable nacré des merveilleux chemins
Qu’encadrent des buissons étoilés de jasmins.
Mon doux cœur, vous mettrez la robe de parade,
Ce sera dans le soir bleui la promenade.


Vous mettrez le manteau d’hermine et de satin
Et les souliers d’argent brodés de perles fines ;
Sur vos cheveux épars le voile de malines ;
Sur vos bras somptueux et sur votre col fin
Vous mettrez le manteau d’hermine et de satin.

Les oiseaux dormiront, blottis sous les feuillées,
Et comme des enfants craintifs et pris de peur,
Nous irons enlacés au jardin du Bonheur.
Dans le mystère des heures ensommeillées,
Les oiseaux dormiront, blottis sous les feuillées.

Parfois nous pencherons nos fronts furtivement,
Comme si des rôdeurs passaient parmi les arbres,
Mais nous ne verrons rien que le geste des marbres,
Dressant vers nous leur rêve éternel et charmant.
Parfois nous pencherons nos fronts furtivement,

Et nous craindrons le vent qui passe et qui soupire,
Et sur leurs thyrses verts les calices penchés
Nous sembleront des yeux juges de nos péchés,
Et, frissonnant tous deux sans oser rien en dire,
Nous craindrons jusqu’au vent qui passe et qui soupire,


Et nous craindrons le gardien silencieux
Qui, d’un doigt menaçant et d’allée en allée,
Nous ramènerait vers la porte descellée
D’où nous aurions forcé le passage des cieux.
Et nous craindrons le gardien silencieux ;

Mais nul ne troublera notre suave idylle,
Car le vent vespéral de l’Éden enchanté
Et les thyrses penchants des fleurs de volupté,
Complices des amants, sont rois dans cet asile ;
Et nul ne troublera notre suave idylle.

L’impatience aux doigts, l’espoir battant au cœur,
Lorsque votre désir le voudra, bien-aimée,
De ce jardin lointain, dont la porte est fermée,
J’enfoncerai les battants lourds d’un bras vainqueur,
L’impatience aux doigts, l’espoir battant au cœur !

À UNE JEUNE FILLE

I

Je voudrais trouver des mots frêles,
Précieux comme des dentelles,
Enveloppants comme des ailes,
Palpitants comme des aveux ;
Des mots purs comme des corolles,
Frémissants comme des violes,
Et clairs comme des auréoles,
Et solennels comme des vœux.


C’est en vain que je chercherais
La parole qui fixerait
Votre grâce chaste et l’attrait
Céleste de votre sourire.
En vain que je voudrais pour vous
Réunir des mots assez doux
Pour vous murmurer à genoux
Le rêve que je veux vous dire.

Mais afin qu’il vous soit conté,
Ce rêve cher qui m’a hanté,
À vos sœurs en suavité,
Aux fleurs, indiscrètes amies,
J’irai ce soir, le dévoilant.
Je connais leur parler charmant
Et mettrai mon secret d’amant
Sur leurs lèvres presque endormies.

À votre réveil, les muguets,
Les liserons et les bluets,
Les lis, les roses, les œillets
Vous répéteront à l’envie
Que mon cœur, si triste autrefois,
Est plein de cloches et de voix
Sonnant et chantant à la fois
L’hymne triomphal à la vie.


J’ai bu la magique liqueur,
Et l’Amour, ce maître vainqueur,
Fit une blessure à mon cœur,
D’où la joie émerge et s’épanche.
Je le mets au bord du chemin
Par où vous passerez demain.
Puissiez-vous prendre en votre main.
Ce cœur lourd qui vers vous se penche.


II

Irrésistiblement mon cœur s’en va vers toi,
Vers toi vont mes pensers en longs pèlerinages,
Comme vers Bethléem s’en allaient les rois Mages,
Lorsque l’astre divin souriait à leur foi.

Rien n’est plus attirant que les lacs de lumière
De tes yeux de douceur, de tes yeux de bonté.
Devant ta jeune grâce et ta jeune beauté
Mon âme nuit et jour se consume en prière ;

Mais les frissons aigus et les sombres émois.
La déchirent aussi de leur griffe acérée,
Et je songe qu’un jour, mon unique adorée,
Tu connaîtras l’amour et ses puissantes lois.

Et pour être l’élu de tes rêves candides,
Pour être celui-là que tu voudras aimer,
Pour être celui-là qui devra te charmer
Et lire ton secret en tes grands yeux limpides,


Pour être le semeur de ta félicité,
Qui te fera la joie et le désir de vivre,
Je demande au Seigneur qu’il unisse en son livre
Nos deux noms pour la terre et pour l’éternité.

CHANSON TENDRE

I

Ce que je veux c’est une épaule
Pour appuyer mon front brûlant,
C’est l’asile d’un cœur aimant
Quand le malheur guette et me frôle.
Pour appuyer mon front brûlant,
Ce que je veux, c’est une sœur,
Aux adorables gronderies,
Qui fleurirait mes rêveries
De son apaisante douceur.

Ce que je veux, c’est l’accalmie
Que sait me donner votre main ;
C’est l’espoir en le lendemain.
Que verse votre voix amie.


Ce que je veux, non loin de vous,
C’est goûter la beauté de vivre.
C’est lire comme dans un livre
Dans vos regards profonds et doux

Et pouvoir me dire à toute heure
J’ai la belle part des amours,
Pour être consolé toujours
J’ai la tendresse qui demeure.


II

Je t’aime si profondément
Que ton être en mon cœur habite
Et que sur ma lèvre palpite
Ton nom clair, sonore et charmant.

Je t’aime depuis tant d’années
— Ne serait-ce pas de toujours ?
Que je ne sais plus lesquels jours
Vinrent mêler nos destinées.

Je cache comme un ravisseur
Le souvenir de ta tendresse
Et dans mes heures de détresse
J’y vais puiser de la douceur.

Je ne veux pas qu’on me délivre
De ce grand amour sans tourment :
C’est pour cet amour seulement
Que je suis orgueilleux de vivre.


L’amour impossible à saisir
Est le seul amour qui m’attache,
Et ton âme pure et sans tache
M’a fait une âme sans désir.

DÉCEPTION

Je n’aurais pas voulu du baiser fade ou mièvre
Accordé par remords à l’heure des adieux,
J’aurais voulu bien plus, j’aurais voulu bien mieux :
Le sincère baiser qui du cœur monte aux lèvres.

Ainsi qu’un mendiant, j’ai demandé sans trêve
Cette aumône d’amour comme un morceau de pain,
Mais celle que j’aimais a le cœur inhumain
Et son geste arrogant a défleuri mon rêve !

INCONSTANCE

Je ne te dirai plus que je t’aime toujours.
Les amours d’ici-bas ne sont pas éternelles
Et j’en sais qui longtemps furent nobles et belles
Et moururent après des morsures des jours.

Et si mon cœur, soumis autrefois, te résiste,
Ce n’est pas par orgueil, encor moins par mépris,
Car tu passes parmi les hommes éblouis
Souverainement belle et divinement triste.

Non. Si je t’ai menti, si ma voix et mes pas
Se sont ligués entre eux pour me faire infidèle,
C’est que mon cœur humain est faible et qu’il recèle
D’amères facultés que je ne savais pas.


Et lorsque j’oubliai — pardonne, mon amie, —
Le serment que j’avais tant de fois répété,
Et ta douceur, et ta tristesse, et ta beauté,
Ma conscience était lâchement endormie.

Au réveil je compris que je ne t’aimais plus,
Et que sombraient tous nos bonheurs dans la déroute,
Et que, pour nous trouver sur une même route,
Nos efforts seraient vains et nos cris superflus.

Lors je m’éloignerai, menant mon cœur d’argile
Vers les faciles buts de la vie, au hasard,
Et toi tu nous plaindras parce qu’il est trop tard
Pour rebâtir le nid de notre amour fragile.

CHANSON D’ÉTÉ

I

Viens, nous nous en irons dans les bois pleins de mûres,
Nous rougirons nos doigts à chaque haie en fleurs,
En écoutant le chant des loriots siffleurs
Et les rumeurs du silence dans les ramures.

Viens, nous nous aimerons, puisque aimer est le lot
De tous les cœurs en qui la jeunesse fermente ;
Mais nous nous aimerons de tendresse clémente
D’où nous saurons bannir la peine et le sanglot ;

Les chapitres d’amour ont de semblables thèmes.
Lors, nous esquisserons de vieux gestes humains,
Je baiserai tes yeux, puis je prendrai tes mains,
Et nous répéterons des mots, toujours les mêmes.


Et ce sera brûlant et doux, comme les vins
Précieux que l’on sert en des buires ouvrées,
Et des heures d’amour les aiguilles dorées
S’arrêteront pour nous sur ces instants divins.


II

Je voudrais, sur des flots de turquoise pâlie,
Que nous allions au gré des vents aventureux,
En quête d’une rive où nous serions heureux,
Sans la griffe, à nos cœurs, de la mélancolie.

Je voudrais un paysage plein de soleil,
Un ciel très haut avec une lumière blonde,
Des prismes irisant les facettes de l’onde
Et des bandes d’oiseaux fuyant dans l’air vermeil.

Et que nous soyons seuls et ne voir dans l’espace
Que les ors des rayons, les reflets des couleurs,
Les ailes des oiseaux, comme de grandes fleurs
Qui s’ouvriraient au loin sur la brise qui passe.

Et, je le sais, qu’après sonnerait le retour,
Que nous serions bientôt remêlés à la vie ;
Mais nous aurions du moins satisfait notre envie
De boire aux deux flacons du rêve et de l’amour.

FIERTÉ

Ton souvenir vivant comme une sentinelle
Obstinément se dresse au chemin de mon cœur.
Et l’oubli que j’implore, et l’oubli que j’appelle
Se heurte en chancelant à ton spectre moqueur.
Obstinément se dresse au chemin de mon cœur.
Lors, à mon cœur trop vil je vais faire une gaine
Taillée en le granit sombre de mon orgueil,
Et sur l’amour vaincu je jetterai la haine
Comme on jette la terre aux planches d’un cercueil.

Et quand tu passeras, le sourire à la bouche,
Attisant du regard mon désir endormi,
Tu ne trouveras plus qu’un inconnu farouche
En l’amant d’autrefois devenu l’ennemi.

TRISTESSE

Je fus le pèlerin d’amour, s’acheminant
Vers la tentation de vos lèvres, ô femmes ;
Mais pour avoir compris les secrets de vos âmes,
J’ai connu les retours où l’on va frissonnant.

Des mimosas en fleurs et des roses premières,
Lorsque le vent d’avril balance les bouquets,
De mon cœur amolli je chasse les regrets
Qui me parlent encor de vos douces paupières.

Et je vais maintenant sans hâte et sans plaisir,
Avec le goût amer des rancœurs et des doutes,
Conduisant à travers la poussière des routes
Le troupeau morne et las de mes jours sans désir !

LA CHANSON D’AUTOMNE

J’irai seul au jardin où fleurit la sagesse.
C’est un jardin désert, taciturne et pensif
Où les arbres ont pris cet air méditatif
Des philosophes que rien ne charme ou ne blesse.
J’irai seul au jardin où fleurit la sagesse.

De grands hortensias, dédaigneux et moroses,
Épanchent leurs bouquets aux vasques des bassins
Où le Temps burina de fantasques dessins
Se cachant à demi sous les pétales roses
Des grands hortensias dédaigneux et moroses.


Les oiseaux sont partis, les sources sont taries,
Et les boutons sont morts aux pâles églantiers ;
La ronce et le chardon disputent les sentiers
Aux buissons effeuillés des bandes défleuries.
Les oiseaux sont partis, les sources sont taries.

Et ce jardin n’est plus qu’un vaste cimetière
Où tout dit le néant des choses d’ici-bas,
Où l’on heurte un débris de tombe à chaque pas.
L’orgueil, l’argent, l’amour sont fragile matière,
Leurs stèles ont rempli ce vaste cimetière.

Des marbres sinueux les splendeurs sont passées,
La Renommée au ciel a le profil tourné,
Mais sa trompette gît sur le gazon fané,
Et ses ailes sont lamentables et cassées.
Des marbres sinueux les splendeurs sont passées.

Marbres, qui vous rendra votre beauté première ?
L’auguste Liberté laisse choir le flambeau,
La Fortune a perdu la roue, et son bandeau
Se détache et s’effrite au bord de sa paupière.
Marbres, qui vous rendra votre beauté première ?


Pan cherche, mais en vain, sous sa main mutilée
La flûte qui tomba du bout de ses doigts gourds.
Les Faunes étaient las, les Échos étaient sourds,
Et le vent brisa la flûte déjà fêlée
Que Pan cherche toujours sous sa main mutilée.

Dans son carquois noirci l’Amour n’a pas de flèche,
Et l’arc abandonné ne lance plus de traits,
Et les yeux de l’enfant cruel sont sans attraits,
Et sa lèvre est maussade, et sa mine est revêche.
Dans son carquois noirci l’Amour n’a pas de flèche.

J’irai seul au jardin où fleurit la sagesse,
Pour y cueillir la fleur déclose de l’oubli.
À l’autel de mon cœur le rite est aboli
Du culte que jadis encensa ma jeunesse.
J’irai seul au jardin où fleurit la sagesse.

Aux Champs




Je voudrais, sur le flanc d’une agreste colline,
Avoir une maison à l’auvent qui s’incline,
Que la vigne ornerait de sa verte clarté
Et du geste enlaçant de ses rameaux vivaces.
Je voudrais un jardin plein de fleurs en été,
Où l’automne mettrait ses dons, l’avril ses grâces.
Pour mieux y décevoir les rigueurs des hivers
Les ombrages seraient éternellement verts.

Un coq claironnerait le réveil à l’aurore.
Au printemps, la fraîcheur soyeuse du matin
Entrerait dans la chambre avec l’odeur du thym,
Et le vaste horizon, qu’une forêt décore,
Et les champs tachés d’ombre et moirés de soleil,
Et la coupe d’onyx de l’Orient vermeil,


Et le velours des prés, la toison des ramures,
Et la haie épineuse où rougissent les mûres,
Et l’enclos où viendrait s’accouder mon loisir,
Tout ce que mon regard charmé pourrait saisir
Sur les feuillets changeants de l’immuable livre,
M’apprendrait à goûter la volupté de vivre.

LE CHÊNE

À Zacharie Astruc.


Dans la pure clarté de l’heure langoureuse
Qui revêt l’horizon d’un manteau de candeur,
Le grand chêne du parc auguste en sa splendeur
Tend le large bouquet de sa feuillée ombreuse.
Le profil des rameaux est noir sur le ciel bleu,
Et l’on voit au travers des étoiles posées
Penchant au bord du ciel leurs flammes apaisées
Comme des gouttes d’or qui trembleraient un peu.
Des pans d’azur, trouant les réseaux des dentelles,
Veloutent les festons de rayons indécis
Et mettent du mystère aux contours adoucis
Du rêve près des nids où palpitent les ailes.

Et le chêne s’endort dans sa sérénité,
Et la Nuit, sur son front, tisse de belles toiles,
Et les doigts bienfaisants et tendres de l’été
Le peuplent de berceaux, de chansons et d’étoiles !




Les fleurs de soie et de satin
Sur les rosiers éparpillées
Semblent heureuses, ce matin,

Et posent au bord des feuillées,
Comme sur le fond d’un écrin,
Leurs corolles ensommeillées ;

Et folles, les brises de juin,
De tant de grâce émerveillées,
Sur ces pâleurs, sur ce carmin,

Sur ces robes entre-bâillées,
Mettent des lèvres et des mains
Souples et tièdes et mouillées ;


Et l’air pensif ou l’air mutin,
Plus roses d’être réveillées
Par ces pilleuses de butin,
Les fleurs de soie et de satin
Sur les rosiers éparpillées
Semblent heureuses ce matin.




Une averse pesante a flagellé les fleurs
Dont l’air matutinal baisait les clairs pétales,
Et les lambeaux froissés des roses idéales
Parsèment le gazon de leurs tendres couleurs.

Et malgré le trépas des roses décimées,
Les verts rosiers, plus verts, du brusque renouveau,
Ondulent sous le vent et bercent à nouveau,
Au bout des longs rameaux, les grappes parfumées.

Et sur ces rosiers verts, où mainte goutte d’eau,
Brille comme une pierre en l’émail d’un joyau,
Les roses de demain qui sont à peine nées

Doivent parler tout bas du tragique destin
Qui fit tomber, dans la douceur d’un frais matin,
Les manteaux de velours de leurs sœurs profanées.




Les rosiers recouverts de roses à foison
Flambent superbement dans leur gloire dernière,
Et les rameaux touffus au seuil de la maison
S’éclaboussent de pourpre et d’or sous la lumière.
Flambent superbement dans leur gloire dernière,
La noble, délicate et pure floraison
S’exalte à cet adieu de l’été tutélaire ;
Pour faire de l’avril en l’arrière-saison,
Les roses ont remis la robe printanière ;

La robe qui convient aux jours de grands galas :
Corset de velours clair, pinçant les falbalas
Qui s’échappent mousseux, satinés, et, merveille,

Le cœur épanoui de pollen constellé
Et qui laisse entrevoir sa patine vermeille,
De bijou fin, comme un Lalique ciselé.




Les coteaux que je vois de ma fenêtre ouverte
Ont une courbe molle, où de grands peupliers
Étendent des rideaux souples et réguliers,
D’une gaze qui semble à la fois bleue et verte.

Deux arbres chevelus se dressent tout en haut,
Donnant à ce décor paisible un air de fête,
Et des meules de foin, de la base à la crête
Paraissent s’agripper, pour monter à l’assaut.

C’est là que je voudrais une maison rustique,
Où s’ébattrait le vol des rêves familiers
Dans les panaches bleus et verts des peupliers ;
Ils viendraient écouter quelque chanson mystique ;


Ils laisseraient traîner leurs plumes en passant
Sur les tas de foin roux que la menthe parfume,
Et puis s’endormiraient après quand le soir fume
Et met au fond du ciel des roses et du sang.

Au matin, ils s’éveilleraient avec les choses ;
Leur essaim danserait, fol, autour de mes yeux,
Et sur le seuil du jour je fuirais avec eux
Butiner le jardin des chimères écloses.

Le bonheur serait là sous ces rameaux ombrés,
Et ce calme horizon sur sa pente l’abrite :
Pourtant je partirai sans essayer du gîte
Et sans chercher le toit rougeoyant sur ces prés,

Car nous ne devons pas suivre notre pensée
Aux méandres ombreux où l’espoir l’appela :
Il nous faut cheminer la vie, et tout est là
De savoir cheminer la route commencée.


Les Vers

LES VERS

Les vers sont des boutons éclos
Aux buissons feuillus de nos rêves,
De nos heures lentes ou brèves
Ce sont les rires, les sanglots.
Aux buissons feuillus de nos rêves,
Les vers, ce sont de longs murmures
Que nos âmes ont chuchoté
Avec les brises en été,
En automne avec les ramures.

Ce sont les tumultes divers
Que font les voix, que font les ailes ;
Ce sont des roses, des dentelles ;
Ce sont des lumières, les vers ;


Ce sont les prismes, les facettes,
Les rayons et les bleus du jour,
Les rayons et les bleus d’amour,
Les cris et l’effroi des tempêtes ;

Ce sont les traînes de la nuit
Veloutant la pelouse pâle,
La lune à son balcon d’opale
Quand le crépuscule s’enfuit ;

Ce sont nos angoisses, nos doutes,
Nos attentes et nos frissons
Et la gaîté de nos chansons
Que nous semons au long des routes ;

Ce sont les plaisirs, les douleurs
Que la vie inégale donne ;
La douceur du mot qui pardonne ;
Le geste qui tarit les pleurs

Des espérances décevantes ;
Ce sont les robes de beauté ;
Et c’est un peu d’humanité
Qui passe dans leurs voix vivantes ;


Et ce sont des boutons éclos
Aux buissons feuillus de nos rêves,
De nos heures lentes ou brèves ;
Ce sont les rires, les sanglots…

Vers la Joie

VERS LA JOIE

Mon âme, habillez-vous de clair comme l’été,
Du vert soyeux des bois, du rose vif des roses.
Ne vous attardez pas vers les aspects moroses
Et regardez la vie avec sérénité.
Du vert soyeux des bois, du rose vif des roses.
Oui, regardez passer les saisons successives :
Chacune porte en soi sa force et sa beauté ;
Jugez-les tour à tour avec sincérité,
Pour les aimer, après, de tendresse pensive ;

Car, même les hivers ont des heures câlines,
Même la pluie a des glougloutements berceurs,
Et même le brouillard drape ses épaisseurs
Dans le ciel comme des décors de mousseline.


Considérez, dès lors, qu’il vous faut contempler
Chaque chose en le sens qui la rend favorable.
Par là, vous goûterez sa saveur véritable,
Et les Jours, un par un, sauront vous consoler,

Et vous répudierez cette insigne folie
De paitre vos douleurs et de les exalter,
Et vous ne laisserez plus vos espoirs brouter
Aux buissons défleuris de la mélancolie.

À la Gloire

À LA GLOIRE

Gloire, j’ai contemplé les degrés qui conduisent
À ton autel, et mes regards hypnotisés,
Timides et fervents, se sont souvent posés
Sur les pennons flottants où des lettres d’or luisent.

Et de tous ses désirs, mon cœur vers cet autel
Rythma ses battements, et longtemps ma pensée
Éploya son essor vers la feuille tressée
Dont le laurier sacré lui semblait immortel.

Puis, le but trop lointain, l’idole trop hautaine
Rendirent inconstant ce cœur vite lassé,
Qui chercha le repos comme un pâtre blessé
Cherche l’abri des foins pour dormir dans la plaine.


Si je te fixe encor en détournant mon front,
Et si j’écoute au loin l’écho de tes cantiques,
Ce n’est point pour saisir, passant près des portiques,
Un reflet attardé doré comme un rayon,

Non, puisque je suis lasse et que la vie est brève
Et qu’un destin contraire a dédaigné mes vœux,
Je délaisse la nef de ton temple et je veux
Vivre au bord de son ombre et mesurer mon rêve.

Table

TABLE


  
3
  
19
 33
 59
VIEUX
 77
  
81
 114
 120
 121
125
 129
LES VERS
 139
VERS LA JOIE
À LA GLOIRE
Achevé d’imprimer
le huit décembre mil neuf cent trois
par
ALPHONSE LEMERRE
6, rue des bergers, 6
À PARIS