L’Encyclopédie/1re édition/ŒCONOMIE POLITIQUE

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Œconomie politique, (Hist. Pol. Rel. anc. & mod.) c’est l’art & la science de maintenir les hommes en société, & de les y tendre heureux. objet sublime, le plus utile & le plus intéressant qu’il y ait pour le genre humain.

Nous ne parlerons point ici de ce que font ou de ce que devroient faire les puissances de la terre : instruites par les siecles passés, elles seront jugées par ceux qui nous suivront. Renfermons nous donc dans l’exposition historique des divers gouvernemens qui ont successivement paru, & des divers moyens qui ont été employés pour conduire les nations.

L’on réduit communément à trois genres tous les gouvernements établis ; 1°. le despotique, où l’autorité réside dans la volonté d’un seul ; 2°. le républicain, qui se gouverne par le peuple, ou par les premieres classes du peuple ; & 3°. le monarchique, ou la puissance d’un souverain, unique & temperée par des lois & par des coutumes que la sagesse des monarques & que le respect des peuples ont rendu sacrées & inviolables ; parce qu’utiles aux uns & aux autres, elles affermissent le trône, défendent le prince, & protegent les sujets.

A ces trois gouvernemens, nous en devons joindre un quatrieme, c’est le théocratique, que les écrivains politiques ont oublié de considérer. Sans doute qu’ils ont été embarrassés de donner un rang sur la terre à un gouvernement où des officiers & des ministres commandent au nom d’une puissance & d’un être invisible ; peut-être cette administration leur a-t-elle paru trop particuliere & trop surnaturelle, pour la mettre au nombre des gouvernemens politiques. Si ces écrivains eussent cependant fixé des regards plus réfléchis sur les premiers tableaux que présente l’antiquité, & s’ils eussent combiné & rapproché tous les fragmens qui nous restent de son histoire, ils auroient reconnu, que cette théocratie, quoique surnaturelle, a été non seulement un des premiers gouvernemens que les hommes se sont donnés, mais que ceux que nous venons de nommer en sont successivement sortis, en ont été les suites nécessaires ; & qu’à commencer à ce terme, ils sont tous liés par une chaîne d’événemens continus, qui embrassent presque toutes les grandes révolutions qui sont arrivées dans le monde politique & dans le monde moral.

La théocratie que nous avons ici particulierement en vue, n’est point, comme on pourroit d’abord le penser, la théocratie mosaïque ; mais une autre plus ancienne & plus étendue, qui a été la source de quelques biens & de plus grands maux, & dont la théocratie des Hébreux n’a été dans son tems qu’un renouvellement & qu’une sage réforme qui les a séparés du genre humain, que les abus de la premiere avoient rendu idolâtre. Il est vrai que cette théocratie primitive est presque ignorée, & que le souvenir s’en étoit même obscurci dans la mémoire des anciens peuples ; mais l’analyse que nous allons faire de l’histoire de l’homme en société, pourra la faire entrevoir, & mettre même sur la voie de la découvrir tout-à-fait ceux qui voudront par la suite étudier & considérer attentivement tous les objets divers de l’immense carriere, que nous ne pouvons ici que légérement parcourir.

Si nous voulions chercher l’origine des sociétés & des gouvernemens en métaphysiciens, nous irions trouver l’homme des terres Australes. S’il nous convenoit de parler en théologiens sur notre état primitif, nous ferions paroître l’homme dégénéré de sa premiere innocence ; mais pour nous conduire en simples historiens, nous considérerons l’homme échappé des malheurs du monde, après les dernieres révolutions de la nature. Voila la seule & l’unique époque où nous puissions remonter, & c’est là le seul homme que nous devions consulter sur l’origine & les principes des sociétés qui se sont formées depuis ces événemens destructeurs. Malgré l’obscurité où il paroît que l’on doive nécessairement tomber en franchissant les bornes des tems historiques, pour aller chercher au-delà & dans les espaces ténébreux, des faits naturels & des institutions humaines, nous n’avons point cependant manqué de guides & de flambeaux. Nous nous sommes transportés au milieu des anciens témoins des calamités de l’univers. Nous avons examiné comment ils en étoient touchés, & quelles étoient les impressions que ces calamités faisoient sur leur esprit, sur leur cœur & sur leur caractere. Nous avons cherché à surprendre le genre humain dans l’excès de sa misere ; & pour l’étudier, nous nous sommes étudiés nous-mêmes, singulierement prévenus que malgré la différence des siecles & des hommes, il y a des sentimens communs & des idées uniformes, qui se réveillent universellement par les cris de la nature, & même par les seules terreurs paniques, dont certains siecles connus se sont quelquefois effrayés. Après l’examen de cette conscience commune, nous avons réfléchi sur les suites les plus naturelles de ces impressions & sur leur action à l’égard de la conduite des hommes ; & nous servant de nos conséquences comme de principes, nous les avons rapprochés des usages de l’antiquité, nous les avons comparés avec la police & les lois des premieres nations, avec leur culte & leur gouvernement ; nous avons suivi d’âge en âge les diverses opinions & les coutumes des hommes, tant que nous avons cru y connoître les suites, ou au moins les vestiges des impressions primitives ; & par-tout en effet il nous a semble appercevoir dans les annales du monde une chaîne continue, quoiqu’ignorée, une unité singuliere cachée sous mille formes ; & dans nos principes, la solution d’une multitude d’énigmes & de problèmes obscurs qui concernent l’homme de tous les tems, & ses divers gouvernemens dans tous les siecles.

Nous épargnerons au lecteur l’appareil de nos recherches ; il n’aura que l’analyse de notre travail ; & si nous ne nous sommes pas fait une illusion, il apprendra quelle a été l’origine & la nature de la théocratie primitive. Aux biens & aux maux qu’elle a produit, il reconnoîtra l’âge d’or & le regne des dieux ; il en verra naître successivement la vie sauvage, la superstition & la servitude, l’idolatrie & le despotisme ; il en remarquera la réformation chez les Hébreux : les républiques & les monarchies paroîtront ensuite dans le dessein de remédier aux abus des premieres législations. Le lecteur pesera l’un & l’autre de ces deux gouvernemens ; & s’il a bien suivi la chaîne des événemens, il jugera, ainsi que nous, que le dernier seul a été l’effet de l’extinction totale des anciens préjugés, le fruit de la raison & du bon sens, & qu’il est l’unique gouvernement qui soit véritablement fait pour l’homme & pour la terre.

Il faudroit bien peu connoître le genre humain, pour douter que dans des tems déplorables où nous nous supposons avec lui, & dans les premiers âges qui les ont suivis, il n’ait été très-religieux, & que ses malheurs ne lui aient alors tenu lieu de séveres missionnaires & de puissans législateurs, qui auront tourné toutes ses vues du côté du ciel & du côté de la morale. Cette multitude d’institutions austeres & rigides dont on trouve de si beaux vestiges dans l’histoire de tous les peuples fameux par leur antiquité, n’a été sans doute qu’une suite générale de ces premieres dispositions de l’esprit humain.

Il en doit être de même de leur police. C’est sans doute à la suite de tous les événemens malheureux qui ont autrefois ruiné l’espece humaine, son séjour & sa subsistance, qu’ont dû être faits tous ces réglemens admirables, que nous ne retrouvons que chez les peuples les plus anciens, sur l’agriculture, sur le travail, sur l’industrie, sur la population, sur l’éducation, & sur tout ce qui concerne l’œconomie publique & domestique.

Ce fut nécessairement sous cette époque que l’unité de principe, d’objet & d’action s’étant rétablie parmi les mortels réduits à petits nombres & pressés des mêmes besoins, ce fut alors que les lois domestiques devinrent la base des lois, ou pour mieux dire, les seules lois des sociétés, ainsi que toutes les plus antiques législations nous le prouvent.

Comme la guerre forme des généraux & des soldats, de même les maux extrèmes du genre humain & de la grandeur de ses nécessités ont donné lieu en leur tems aux lois les plus simples & les plus sages, & aux législations primitives, qui, dans les choses de police, ont eu souverainement pour objet le véritable & le seul bien de l’humanité. L’homme alors ne s’est point laissé conduire par la coutume ; il n’a pas été chercher des lois chez ses voisins ; mais il les a trouvées dans sa raison & dans ses besoins.

Que le spectacle de ces premieres sociétés devoit être touchant ! Aussi pures dans leur morale, que régulieres dans leur discipline, animées d’une fervente charité les unes envers les autres, mutuellement sensibles & étroitement unies, c’étoit alors que l’égalité brilloit, & que l’équité regnoit sur la terre. Plus de tien, plus de mien : tout appartenoit à la société, qui n’avoit qu’un cœur & qu’un esprit. Erat terra labii unius, & sermonum eorumdem. Gen XI. 1.

Ce n’est donc point une fable dépourvue de toute réalité, que la fable de l’âge d’or, tant célébrée par nos peres. Il a dû exister vers les premieres époques du monde renouvellé, un tems, un ancien tems, où la justice, l’égalité, l’union & la paix ont regné parmi les humains. S’il y a quelque chose à retrancher des récits de la mythologie, ce n’est vraissemblablement que le riant tableau qu’elle nous a fait de l’heureux état de la nature ; elle devoit être alors bien moins belle que le cœur de l’homme. La terre n’offroit qu’un désert rempli d’horreur & de misere, & le genre humain ne fut juste que sur les débris du monde.

Cette situation de la nature, à qui il fallut plusieurs siecles pour se réparer, & pour changer l’affreux spectacle de sa ruine, en celui que nous lui voyons aujourd’hui, fut ce qui retint long-tems le genre humain dans cet état presque surnaturel. La morale & le genre de vie de l’âge d’or n’ont pu regner ensuite au milieu des sociétés agrandies, parce qu’ils ne conviennent pas plus au luxe de la nature, qu’au luxe de l’humanité, qui n’en a été que la suite & l’effet. A mesure que le séjour de l’homme s’est embelli, à mesure que les sociétés se sont multipliées, & qu’elles ont formé des villes & des états, le regne moral a dû nécessairement faire place au regne politique, & le tien & le mien ont dû paroître dans le monde, non d’abord d’homme à homme, mais de famille à famille & de société à société, parce qu’ils y sont devenus indispensables, & qu’ils font partie de cette même harmonie qui a dû rentrer parmi les nations renouvellées, comme elle est insensiblement rentrée dans la nature après le dernier chaos. Cet âge d’or a donc été un état de sainteté, un état surnaturel digne de notre envie, & qui a justement mérité tous les regrets de l’antiquité : cependant lorsque les législations postérieures en ont voulu adopter les usages & les principes sans discernement, le bien s’est nécessairement changé en mal, & l’or en plomb. Peut-être même n’y auroit-il jamais eu d’âge de fer, si l’on n’eût point usé de cet âge d’or lorsqu’il n’en étoit plus tems ; c’est ce dont on pourra juger par la suite de cet article.

Tels ont été les premiers, & nous pouvons dire les heureux effets des malheurs du monde. Ils ont forcé l’homme à se réunir ; dénué de tout, rendu pauvre & misérable par les désastres arrivés, & vivant dans la crainte & l’attente de ceux dont il se crut long-tems encore menacé, la religion & la nécessité en rassemblerent les tristes restes, & les porterent à être inviolablement unis, afin de seconder les effets de l’activité & de l’industrie : il fallut alors mettre en usage tous ces grands ressorts dont le cœur humain n’est constamment capable que dans l’adversité : ils sont chez nous sans force & sans vigueur ; mais dans ces tristes siecles il n’en fut pas de même, toutes les vertus s’exalterent ; l’on vit le regne & le triomphe de l’humanité, parce que ce sont-là ses instans.

Nous n’entrerons point dans le détail de tous les moyens qui furent mis alors en usage pour réparer les maux du genre humain, & pour rétablir les sociétés : quoique l’histoire ne nous les ait point transmis, ils sont aisés à connoître ; & quand on consulte la nature, elle nous les fait retrouver dans le fond de nos cœurs. Pourroit-on douter, par exemple, qu’une des premieres suites des impressions que fit sur les hommes l’aspect de la ruine du monde, n’ait été d’écarter du milieu des premieres familles, & même du milieu des premieres nations, cet esprit destructeur dont elles n’ont cessé par la suite d’être animées les unes contre les autres ? La violence, le meurtre, la guerre, & leurs suites effroyables ont dû être pendant bien des siecles inconnus ou abhorrés des mortels. Instruits par la plus puissante de toutes les leçons, que la Providence a des moyens d’exterminer le genre humain en un clin-d’œil, sans doute qu’ils stipulerent entre eux, & au nom de leur postérité, qu’ils ne répandroient jamais de sang sur la terre : ce fut-là en effet le premier précepte de la loi de nature où les malheurs du monde ramenerent nécessairement les sociétés : requiram animam hominis de manu fratris ejus quicumque effuderit humanum sanguinem, &c. Gen. jx. 5. 6. Les peuples qui jusqu’aujourd’hui ont évité comme un crime de répandre ou de boire le sang des animaux, nous offrent un vestige de cette primitive humanité ; mais ce n’en est qu’une ombre foible : & ces peuples, souvent barbares & cruels à l’égard de leurs semblables, nous montrent bien qu’ils n’ont cherché qu’à éluder la premiere & la plus sacrée de toutes les lois.

Ce n’est point cependant encore dans ces premiers momens qu’il faut chercher ces divers gouvernemens politiques qui ont ensuite paru sur la terre. L’état de ces premiers hommes fut un état tout réligieux ; leurs familles pénétrées de la crainte des jugemens d’en-haut, vécurent quelque tems sous la conduite des peres qui rassembloient leurs enfans, & n’eurent point entr’elles d’autre lien que leurs besoins, ni d’autre roi que le Dieu qu’elles invoquoient. Ce ne fut qu’après s’être multipliées qu’il fallut un lien plus fort & plus frappant pour des sociétés nombreuses que pour des familles, afin d’y maintenir l’unité dont on connoissoit tout le prix, & pour entretenir cet esprit de religion, d’œconomie, d’industrie & de paix qui seul pouvoit réparer les maux infinis qu’avoit souffert la nature humaine : on fit donc alors des lois ; elles furent dans ces commencemens aussi simples que l’esprit qui les inspira : pour en faire le projet, il ne fallut point recourir à des philosophes sublimes, ni à des politiques profonds ; les besoins de l’homme les dicterent ; & quand on en rassembla toutes les parties, on ne fit sans doute qu’écrire ou graver sur la pierre ou sur le bois ce qui avoit été fait jusqu’à ce tems heureux où la raison des particuliers n’ayant point été différente de la raison publique, avoit été la seule & l’unique loi ; telle a été l’origine des premiers codes ; ils ne changerent rien aux ressorts primitifs de la conduite des sociétés. Cette précaution nouvelle n’avoit eu pour objet que de les fortifier, en raison de la grandeur & de l’étendue du corps qu’ils avoient à faire mouvoir, & l’homme s’y soumit sans peine ; ses besoins lui ayant fait connoître de bonne heure qu’il n’étoit point un être qui pût vivre isolé sur la terre, il s’étoit dès le commencement réuni à ses semblables, en préférant les avantages d’un engagement nécessaire & raisonnable à sa liberté naturelle ; & l’agrandissement de la société ayant ensuite exigé que le contrat tacite que chaque particulier avoit fait avec elle en s’y incorporant, eût une forme plus solemnelle, & qu’il devînt authentique, il y consentit donc encore ; il se soumit aux lois écrites, & à une subordination civile & politique ; il reconnut dans ses anciens des supérieurs, des magistrats, des prêtres : bien plus, il chercha un souverain, parce qu’il connoissoit dès lors, qu’une grande société sans chef ou sans roi n’est qu’un corps sans tête, & même qu’un monstre dont les mouvemens divers ne peuvent avoir entre eux rien de raisonné ni d’harmonique.

Pour s’appercevoir de cette grande vérité, l’homme n’eut besoin que de jetter un coup d’œil sur cette société qui s’étoit déja formée : nous ne pouvons en effet, à l’aspect d’une assemblée telle qu’elle soit, nous empêcher d’y chercher celui qui en est le chef ou le premier ; c’est un sentiment involontaire & vraiment naturel, qui est une suite de l’attrait secret qu’ont pour nous la simplicité & l’unité, qui sont les caracteres de l’ordre & de la vérité : c’est une inspiration précieuse de notre raison, par laquelle tel penchant que nous ayons tous vers l’indépendance, nous savons nous soumettre pour notre bien être & pour l’amour de l’ordre. Loin que le spectacle de celui qui préside sur une société soit capable de causer aucun déplaisir à ceux qui la composent, la raison privée ne peut le voir sans un retour agréable & flatteur sur elle-même, parce que c’est cette société entiere, & nous mêmes qui en faisons partie, que nous considérons dans ce chef & dans cet organe de la raison publique dont il est le miroir, l’image & l’auguste représentation. La premiere société réglée & policée par les lois, n’a pu sans doute se contempler elle-même sans s’admirer.

L’idée de se donner un roi a donc été une des premieres idées de l’homme sociable & raisonnable. Le spectacle de l’univers seconda même la voix de la raison. L’homme alors encore inquiet, levoit souvent les yeux vers le ciel pour étudier le mouvement des astres & leur accord, d’où dépendoit la tranquillité de la terre & de ses habitans ; & remarquant sur-tout cet astre unique & éclatant qui semble commander à l’armée des cieux & en être obéi, il crut voir là-haut l’image d’un bon gouvernement, & y reconnoître le modele & le plan que devoit suivre la société sur la terre, pour le rendre heureux & immuable par un semblable concert. La religion enfin appuya tous ces motifs. L’homme ne voyoit dans toute la nature qu’un soleil, il ne connoissoit dans l’univers qu’un être suprême ; il vit donc par-là qu’il manquoit quelque chose à sa législation ; que sa société n’étoit point parfaite ; en un mot qu’il lui falloit un roi qui fût le pere & le centre de cette grande famille, & le protecteur & l’organe des lois.

Ce furent-là les avis, les conseils & les exemples que la raison, le spectacle de la nature & la religion donnerent unanimement à l’homme dès les premiers tems ; mais il les éluda plutôt qu’il ne les suivit. Au lieu de se choisir un roi parmi ses semblables, avec lequel la société auroit fait le même contrat que chaque particulier avoit ci-devant fait avec elle, l’homme proclama le roi de l’âge d’or, c’est-à dire, l’Etre suprème ; il continua à le regarder comme son monarque ; & le couronnant dans les formes, il ne voulut point qu’il y eût sur la terre, comme dans le ciel, d’autre maître, ni d’autre souverain.

On ne s’est pas attendu sans doute à voir de si près la chute & l’oubli des sentimens que nous nous sommes plu à mettre dans l’esprit humain, au moment où les sociétés songeoient à représenter leur unité par un monarque. Si nous les avons fait ainsi penser, c’est que ces premiers sentimens vrais & pleins de simplicité sont dignes de ces âges primitifs, & que la conduite surnaturelle de ces sociétés semble nous indiquer qu’elles ont été surprises & trompées dans ce fatal moment. Peut-être quelques-uns soupçonneront-ils que l’amour de l’indépendance a été le mobile de cette démarche, & que l’homme, en refusant de se donner un roi visible, pour en reconnoître un qu’il ne pouvoit voir, a eu un dessein tacite de n’en admettre aucun. Ce seroit rendre bien peu de justice à l’homme en général, & en particulier à l’homme échappé des malheurs du monde, qui a été porté plus que tous les autres à faire le sacrifice de sa liberté & de toutes ses passions. S’il fit donc, en se donnant un roi, une si singuliere application des leçons qu’il recevoit de sa raison & de la nature entiere, c’est qu’il n’avoit point encore épuré sa religion comme sa police civile & domestique, & qu’il ne l’avoit pas dégagée de la superstition, cette fille de la crainte & de la terreur, qui absorbe la raison, & qui prenant la place & la figure de la religion l’anéantit elle-même pour livrer l’humanité à la fraude & à l’imposture : l’homme alors en fut cruellement la dupe ; elle seule présida à l’élection du dieu monarque, & ce fut-là la premiere époque & la source de tous les maux du genre humain.

Comme nous avons dit ci-devant que les premieres familles n’eurent point d’autre roi que le dieu qu’elles invoquoient, & comme c’est ce même usage qui s’étant consacré avec le tems, porta les nations multipliées à métamorphoser ce culte religieux en un gouvernement politique, il importe ici de faire connoître quels ont été les préjugés que les premieres familles joignirent à leur culte, parce que ce sont ces mêmes préjugés qui pervertirent par la suite la religion & la police de leur postérité.

Parmi les impressions qu’avoit fait sur l’homme l’ébranlement de la terre & les grands changemens arrivés dans la nature, il avoit été particulierement affecté de la crainte de la fin du monde ; il s’étoit imaginé que les jours de la justice & de la vengeance étoient arrivés ; il s’étoit attendu de voir dans peu le juge suprème venir demander compte à l’univers, & prononcer ces redoutables arrêts que les méchans ont toujours craint, & qui ont toujours fait l’espérance & la consolation des justes. Enfin l’homme, en voyant le monde ébranlé & presque détruit, n’avoit point douté que le regne du ciel ne fût très prochain, & que la vie future que la religion appelle par excellence le royoume de Dieu ne fût prêt à paroître. Ce sont là de ces dogmes qui saisissent l’humanité dans toutes les révolutions de la nature, & qui ramenent au même point l’homme de tous les tems. Ils sont sans doute sacrés, réligieux & infiniment respectables en eux-mêmes ; mais l’histoire de certains siecles nous a appris à quels faux principes ils ont quelquefois conduit les hommes foibles, lorsque ces dogmes ne leur ont été présentés qu’à la suite des terreurs paniques & mensongeres.

Quoique les malheurs du monde, dans les premiers tems, n’ayent eu que trop de réalité, ils conduisirent néanmoins l’homme aux abus des fausses terreurs, parce qu’il y a toujours autant de différence entre quelque changement dans le monde & sa fin absolue dont Dieu seul sait les momens, qu’il y en a entre un simple renouvellement, & une création toute miraculeuse : nous conviendrons cependant que dans ces anciennes époques, où l’homme se porta à abuser de ces dogmes universels, qu’il fut bien plus excusable que dans ces siecles postérieurs où la superstition n’eut d’autre source que de faux calculs & de faux oracles que l’état même de la nature contredisoit. Ce fut cette nature elle-même, & tout l’univers aux abois qui séduisirent les siecles primitifs. L’homme auroit-il pû s’empêcher, à l’aspect de tous les formidables phénomenes d’une dissolution totale, de ne pas se frapper de ces dogmes religieux dont il ne voyoit pas, il est vrai, la fin précise, mais dont il croyoit évidemment reconnoître tous les signes & toutes les approches ? Ses yeux & sa raison sembloient l’en avertir à chaque instant, & justifier ses terreurs : ses maux & ses miseres qui étoient à leur comble, ne lui laissoient pas la force d’en douter : les consolations de la religion étoient son seul espoir ; il s’y livra sans reserve, il attendit avec résignation le jour fatal ; il s’y prépara, le desira même ; tant étoit alors déplorable son état sur la terre !

L’arrivée du grand juge & du royaume du ciel avoient donc été, dans ces tristes circonstances, les seuls points de vue que l’homme avoit considérés avec une sainte avidité ; il s’en étoit entretenu perpétuellement pendant les fermentations de son séjour ; & ces dogmes avoient fait sur lui de si profondes impressions, que la nature, qui ne se rétablit sans doute que peu-à-peu, l’étoit tout-à-fait lorsque l’homme attendoit encore. Pendant les premieres générations, ces dispositions de l’esprit humain ne servirent qu’à perfectionner d’autant sa morale, & firent l’héroïsme & la sainteté de l’âge d’or. Chaque famille pénétrée de ces dogmes, ne représentoit qu’une communauté religieuse qui dirigeoit toutes ses démarches sur le céleste avenir, & qui ne comptant plus sur la durée du monde, vivoit, en attendant les événemens, sous les seuls liens de la religion. Les siecles inattendus qui succéderent à ceux qu’on avoit cru les derniers, auroient dû, ce semble, détromper l’homme de ce qu’il y avoit de faux dans ses principes. Mais l’espérance se rebute-t-elle ? La bonne foi & la simplicité avoient établi ces principes dans les premiers âges ; le préjugé & la coutume les perpétuerent dans les suivans, & ils animoient encore les sociétés agrandies & multipliées, lorsqu’elles commencerent a donner une forme réglée à leur administration civile & politique. Préoccupés du ciel, elles oublierent dans cet instant qu’elles étoient encore sur la terre ; & au lieu de donner à leur état un lien fixe & naturel, elles persisterent dans un gouvernement, qui n’étant que provisoire & surnaturel, ne pouvoit convenir aux sociétés politiques, ainsi qu’il avoit convenu aux sociétés mystiques & religieuses. Elles s’imaginerent sans doute par cette sublime spéculation, prévenir leur gloire & leur bonheur, jouir du ciel sur la terre, & anticiper sur le céleste avenir. Néanmoins ce fut cette spéculation qui fut le germe de toutes leurs erreurs & de tous les maux où le genre humain fut ensuite plongé. Le dieu monarque ne fut pas plutôt élu, qu’on appliqua les principes du regne d’en-haut au regne d’ici bas ; & ces principes se trouverent faux, parce qu’ils étoient déplacés. Ce gouvernement n’étoit qu’une fiction qu’il fallut nécessairement soutenir par une multitude de suppositions & d’usages conventionnels ; & ces suppositions ayant été ensuite prises à la lettre, il en résulta une foule de préjugés réligieux & politiques, une infinité d’usages bizarres & déraisonnables, & des fables sans nombre qui précipiterent à la fin dans le chaos le plus obscur, la religion, la police primitive & l’histoire du genre humain. C’est ainsi que les premieres nations, après avoir puisé dans le bon sens & dans leurs vrais besoins leurs lois domestiques & œconomiques, les soumirent toutes à un gouvernement idéal, que l’histoire connoît peu, mais que la Mythologie qui a recueilli les ombres des premiers tems, nous a transmis sous le nom de regne des dieux ; c’est à-dire, dans notre langage, le regne de Dieu, & en un seul mot, théocratie.

Les historiens ayant méprisé, & presque toujours avec raison, les fables de l’antiquité, la théocratie primitive est un des âges du monde les plus suspects ; & si nous n’avions ici d’autres autorités que celle de la Mythologie, tout ce que nous pourrions dire sur cet antique gouvernement, paroîtroit encore sans vraissemblance aux yeux du plus grand nombre ; peut-être aurions-nous les suffrages de quelques-uns de ceux dont le génie soutenu de connoissance, est seul capable de saisir l’ensemble de toutes les erreurs humaines ; d’appercevoir la preuve d’un fait ignoré dans le crédit d’une erreur universelle, & de remonter ensuite de cette erreur, aux vérités ou aux événemens qui l’ont fait naître, par la combinaison réfléchie de tous les différens aspects de cette même erreur : mais les bornes de notre carriere ne nous permettant point d’employer les matériaux que peut nous fournir la Mythologie, nous n’entreprendrons point ici de réédifier les annales théocratiques. Nous ferons seulement remarquer que si l’universalité & si l’uniformité d’une erreur sont capables de faire entrevoir aux esprits les plus intelligens quelques principes de vérité, où tant d’autres ne voient cependant que les effets du caprice & de l’imagination des anciens poëtes, on ne doit pas totalement rejetter les traditions qui concernent le regne des dieux, puisqu’elles sont universelles, & qu’on les retrouve chez toutes les nations, qui leur font succéder les demi-dieux, & ensuite les rois, en distinguant ces trois regnes comme trois gouvernemens différens. Egyptiens, Chaldéens, Perses, Indiens, Chinois, Japonnois, Grecs, Romains, & jusqu’aux Américains-mêmes, tous ces peuples ont également conservé le souvenir ténébreux d’un tems où les dieux sont descendus sur la terre pour rassembler les hommes, pour les gouverner, & pour les rendre heureux, en leur donnant des lois, & en leur apprenant les arts utiles. Chez tous ces peuples, les circonstances particulieres de la descente de ces dieux sont les miseres & les calamités du monde. L’un est venu, disent les Indiens, pour soutenir la terre ébranlée ; & celui-là pour la retirer de dessous les eaux ; un autre pour secourir le soleil, pour faire la guerre au dragon, & pour exterminer des monstres. Nous ne rappellerons pas les guerres & les victoires des dieux grecs & égyptiens sur les Typhons, les Pythons, les Géans & les Titans. Toutes les grandes solemnités du paganisme en célébroient la mémoire. Vers tel climat que l’on tourne les yeux, on y retrouve de même cette constante & singuliere tradition d’un âge théocratique ; & l’on doit remarquer qu’indépendament de l’uniformité de ces préjugés qui décele un fait tel qu’il puisse être, ce regne surnaturel y est toujours désigné comme ayant été voisin des anciennes révolutions, puisqu’en tous lieux le regne des dieux y est orné & rempli des anecdotes littérales ou allégoriques de la ruine ou du rétablissement du monde. Voici, je crois, une des plus grandes autorités qu’on puisse trouver sur un sujet si obscur.

« Si les hommes ont été heureux dans les premiers tems, dit Platon, IV. liv. des Lois’, s’ils ont été heureux & justes, c’est qu’ils n’étoient point alors gouvernés comme nous le sommes aujourd’hui, mais de la même maniere que nous gouvernons nos troupeaux ; car comme nous n’établissons pas un taureau sur des taureaux, ni une chevre sur un troupeau de chevres, mais que nous les mettons sous la conduite d’un homme qui en est le berger ; de même Dieu qui aime les hommes, avoit mis nos ancêtres sous la conduite des esprits & des anges ».

Ou je me trompe, ou voilà ce gouvernement surnaturel qui a donné lieu aux traditions de l’âge d’or & du regne des dieux. Platon a été amené à cette tradition par une route assez semblable à celle que je suis. Il dit ailleurs, qu’après le déluge, les hommes vécurent sous trois états successifs : le premier, sur les montagnes errans & isolés les uns des autres : le deuxieme, en familles dans les vallées voisines, avec un peu moins de terreur que dans le premier état : & le troisieme, en sociétés réunies dans les plaines, & vivant sous des lois. Au reste, si ce gouvernement est devenu si généralement obscur & fabuleux, on ne peut en accuser que lui-même. Quoique formé sous les auspices de la religion, ses principes surnaturels le conduisirent à tant d’excès & à tant d’abus, qu’il se défigura insensiblement, & fut enfin méconnu. Peut-être cependant l’histoire qui l’a rejetté, l’a-t-elle admis en partie dans ses fastes, sous le nom de regne sacerdotal. Ce regne n’a été dans son tems qu’une des suites du premier, & l’on ne peut nier que cette administration n’ait été retrouvée chez diverses nations fort historiques.

Pour suppléer à ce grand vuide des annales du monde par une autre voie que la Mythologie, nous avons réfléchi sur l’étiquette & sur les usages qui ont dû être propres à ce genre de gouvernement ; & après nous en être fait un plan & un tableau, nous avons encore cherché à les comparer avec les usages politiques & réligieux des nations. Tantôt nous avons suivi l’ordre des siecles, & tantôt nous les avons retrogradés, afin d’éclaircir l’ancien par le moderne, comme on éclaircit le moderne par l’ancien. Telle a été notre méthode pour trouver le connu par l’inconnu ; on jugera de sa justesse ou de son inexactitude par quelques exemples, & par le résultat dont voici l’analyse.

Le gouvernement surnaturel ayant obligé les nations à recourir à une multitude d’usages & de suppositions pour en soutenir l’extérieur, un de leurs premiers soins fut de représenter au milieu d’elles la maison de leur monarque, de lui élever un trône, & de lui donner des officiers & des ministres. Considérée comme un palais civil, cette maison étoit sans doute de trop sur la terre, mais ensuite considérée comme un temple, elle ne put suffire au culte public de toute une nation. D’abord on voulut que cette maison fût seule & unique, parce que le dieu monarque étoit seul & unique ; mais toutes les différentes portions de la société ne pouvant s’y rendre aussi souvent que le culte journalier qui est dû à la divinité l’exige, les parties les plus écartées de la société tomberent dans une anarchie religieuse & politique, ou se rendirent rébelles & coupables, en multipliant le dieu monarque avec les maisons qu’elles voulurent aussi lui élever. Peu-à-peu les idées qu’on devoit avoir de la divinité se rétrecirent ; au lieu de regarder ce temple comme des lieux d’assemblées & de prieres publiques, infiniment respectables par cette destination, les hommes y chercherent le maître qu’ils ne pouvoient y voir, & lui donnerent à la fin une figure & une forme sensible. Le signe de l’autorité & le sceptre de l’empire ne furent point mis entre des mains particulieres ; on les déposa dans cette maison & sur le siege du céleste monarque ; c’est-à-dire dans un temple & dans le lieu le plus respectable de ce temple, c’est-à-dire dans le sanctuaire. Le sceptre & les autres marques de l’autorité royale n’ont été dans les premiers tems que des bâtons & des rameaux ; les temples que des cabanes, & le sanctuaire qu’une corbeille & qu’un coffret. C’est ce qui se trouve dans toute l’antiquité ; mais par l’abus de ces usages, la religion absorba la police ; & le regne du ciel lui donna le regne de la terre, ce qui pervertit l’un & l’autre.

Le code des lois civiles & religieuses ne fut point mis non plus entre les mains du magistrat, on le déposa dans le sanctuaire ; ce fut à ce lieu sacré qu’il fallut avoir recours pour connoître ces lois & pour s’instruire de ses devoirs. Là elles s’y ensevelirent avec le tems ; le genre humain les oublia, peut-être même les lui fit-on oublier. Dans ces fêtes qui portoient chez les anciens le nom de fêtes de la législation, comme le palilies & les thesmophories, les plus saintes vérités n’y étoient plus communiquées que sous le secret à quelques initiés, & l’on y faisoit aux peuples un mystere de ce qu’il y avoit de plus simple dans la police, & de ce qu’il y avoit de plus utile & de plus vrai dans la religion.

La nature de la théocratie primitive exigeant nécessairement que le dépôt des lois gardé dans le sanctuaire parût émané de dieu même, & qu’on fût obligé de croire qu’il avoit été le législateur des hommes comme il en étoit le monarque ; le tems & l’ignorance donnerent lieu aux ministres du paganisme d’imaginer que des dieux & des déesses les avoient révélés aux anciens législateurs, tandis que les seuls besoins & la seule raison publique des premieres sociétés en avoient été les uniques & les véritables sources. Par ces affreux mensonges, ils ravirent à l’homme l’honneur de ces lois si belles & si simples qu’il avoit fait primitivement, & ils affoiblirent tellement les ressorts & la dignité de sa raison, en lui faisant faussement accroire qu’elle n’avoit point été capable de les dicter, qu’il la méprisa, & qu’il crut rendre hommage à la divinité, en ne se servant plus d’un don qu’il n’avoit reçu d’elle que pour en faire un constant usage.

Le dieu monarque de la société ne pouvant lui parler ni lui commander d’une façon directe, on se mit dans la nécessité d’imaginer des moyens pour connoître ses ordres & ses volontés. Une absurde convention établit donc des signes dans le ciel & sur la terre qu’il fallut regarder, & qu’on regarda en effet comme les interpretes du monarque : on inventa les oracles, & chaque nation eut les siens. On vit paroître une foule d’augures, de devins & d’aruspices ; en police, comme en religion, l’homme ne consulta plus la raison, mais il crut que sa conduite, ses entreprises & toutes ses démarches devoient avoir pour guide un ordre ou un avis de son prince invisible ; & comme la fraude & l’imposture les dicterent aux nations aveuglées, elles en furent toutes les dupes, les esclaves, les victimes.

De semblables abus sortirent aussi des tributs qu’on crut devoir lui payer. Dans les premiers tems où la religion ni la police n’étoient point encore corrompues par leur faux appareil, les sociétés n’eurent d’autres charges & d’autres tributs à porter à l’Etre suprème que les fruits & les prémices des biens de la terre ; encore n’étoit-ce qu’un hommage de reconnoissance, & non un tribut civil dont le souverain dispensateur de tout n’a pas besoin. Il n’en fut plus de même lorsque d’un être universel chaque nation en eut fait son roi particulier : il fallut lui donner une maison, un trône, des officiers, & enfin des revenus pour les entretenir. Le peuple porta donc chez lui la dixme de ses biens, de ses terres & de ses troupeaux ; il savoit qu’il tenoit tout de son divin roi, que l’on juge de la ferveur avec laquelle chacun vint offrir ce qui pouvoit contribuer à l’éclat & à la magnificence de son monarque. La piété généreuse ne connut point de bornes, on en vint jusqu’à s’offrir soi-même, sa famille & ses enfans ; on crut pouvoir, sans se déshonorer, se reconnoître esclave du souverain de toute la nature, & l’homme ne se rendit que le sujet & l’esclave des officiers théocratiques.

A mesure que la simplicité religieuse s’éteignit, & que la superstition s’augmenta avec l’ignorance, il fallut par gradation renchérir sur les anciennes offrandes & en chercher de nouvelles : après les fruits, on offrit les animaux ; & lorsqu’on se fut familiarisé par ce dernier usage avec cette cruelle idée que la divinité aime le sang, il n’y eut plus qu’un pas à faire pour égorger des hommes, afin de lui offrir le sang le plus cher & le plus précieux qui soit sans doute à ses yeux. Le fanatisme antique n’ayant pu s’élever à un plus haut période, égorgea donc des victimes humaines ; il en présenta les membres palpitans à la divinité comme une offrande qui lui étoit agréable ; bien plus, l’homme en mangea lui-même ; & après avoir ci-devant éteint sa raison, il dompta enfin la nature pour participer aux festins des dieux.

Il n’est pas nécessaire de faire une longue application de ces usages à ceux de toutes les nations payennes & sauvages qui les ont pratiqués. Chez toutes les sacrifices sanglans n’ont eu primitivement pour objet que de couvrir la table du roi théocratique, comme nous couvrons la table de nos monarques. Les prêtres de Belus faisoient accroire aux peuples d’Assyrie, que-leurs divinités mangeoient elles-mêmes les viandes qu’on lui présentoit sur ses autels ; & les Grecs & les Romains ne manquoient jamais dans les tems de calamités d’assembler dans la place publique leurs dieux & leurs déesses autour d’une table magnifiquement servie, pour en obtenir, par un festin extraordinaire, les graces qui n’avoient pu être accordées aux repas réglés du soir & du matin, c’est-à-dire aux sacrifices journaliers & ordinaires ; c’est ainsi qu’un usage originairement établi, pour soutenir dans tous ses points le cérémonial figuré d’un gouvernement surnaturel, fut pris à la lettre, & que la divinité, se trouvant en tout traitée comme une créature mortelle, fut avilie & perdue de vûe.

L’antropophagie qui a regné & qui regne encore dans une moitié du monde, ne peut avoir non plus une autre source que celle que nous avons fait entrevoir : ce n’est pas la nature qui a conduit tant de nations à cet abominable excès ; mais égaré & perdu par le surnaturel de ses principes, c’est pas à pas & par degré qu’un culte insensé & cruel a perverti le cœur humain. Il n’est devenu antropophage qu’à l’exemple & sur le modele d’une divinité qu’il a cru antropophage.

Si l’humanité se perdit, à plus forte raison les mœurs furent-elles aussi altérées & flétries. La corruption de l’homme théocratique donna des femmes au dieu monarque ; & comme tout ce qu’il y avoit de bon & de meilleur lui étoit dû, la virginité même fut obligée de lui faire son offrande. De-là les prostitutions religieuses de Babylone & de Paphos ; de-là ces honteux devoirs du paganisme qui contraignoient les filles à se livrer à quelque divinité avant que de pouvoir entrer dans le mariage ; de-là enfin, tous ces enfans des dieux qui ont peuplé la mythologie & le ciel poétique.

Nous ne suivrons pas plus loin l’étiquette & le cérémonial de la cour du dieu monarque, chaque usage fut un abus, & chaque abus en produisit mille autres. Considéré comme un roi, on lui donna des chevaux, des chars, des boucliers, des armes, des meubles, des terres, des troupeaux, & un domaine qui devint, avec le tems, le patrimoine des dieux du paganisme ; considéré comme un homme, on le fit séducteur, colere, emporté, jaloux, vindicatif & barbare ; enfin on en fit l’exemple & le modele de toutes les iniquités, dont nous trouvons les affreuses légendes dans la théogonie païenne.

Le plus grand de tous les crimes de la théocratie primitive a sans doute été d’avoir précipité le genre humain dans l’idolâtrie par le surnaturel de ses principes. Il est si difficile à l’homme de concevoir un être aussi grand, aussi immense, & cependant invisible tel que l’être suprême, sans s’aider de quelques moyens sensibles, qu’il a fallu presque nécessairement que ce gouvernement en vînt à sa représentation. Il étoit alors bien plus souvent question de l’être suprême qu’il n’est aujourd’hui : indépendamment de son nom & de sa qualité de dieu, il étoit roi encore. Tous les actes de la police, comme tous les actes de la religion, ne parloient que de lui ; on trouvoit ses ordres & ses arrêts par-tout ; on suivoit ses lois ; on lui payoit tribut ; on voyoit ses officiers, son palais, & presque sa place ; elle fut donc bientôt remplie.

Les uns y mirent une pierre brute, les autres une pierre sculptée ; ceux-ci l’image du soleil, ceux-là de la lune ; plusieurs nations y exposerent un bœuf, une chevre ou un chat, comme les Egyptiens : en Ethiopie, c’étoit un chien ; & ces signes représentatifs du monarque furent chargés de tous les attributs symboliques d’un dieu & d’un roi ; ils furent décorés de tous les titres sublimes qui convenoient à celui dont on les fit les emblèmes ; & ce fut devant eux qu’on porta les prieres & les offrandes, qu’on exerça tous les actes de la police & de la religion, & que l’on remplit enfin tout le cérémonial théocratique. On croit déja sans doute que c’est là l’idolâtrie ; non, ce ne l’est pas encore, c’en est seulement la porte fatale. Nous rejettons ce sentiment affreux que les hommes ont été naturellement idolâtres, ou qu’ils le sont devenus de plein gré & de dessein prémédité : jamais les hommes n’ont oublié la divinité, jamais dans leurs égaremens les plus grossiers ils n’ont tout-à-fait méconnu son excellence & son unité, & nous oserions même penser en leur faveur qu’il y a moins eu une idolâtrie réelle sur la terre qu’une profonde & générale superstition ; ce n’est point non plus par un saut rapide que les hommes ont passé de l’adoration du Créateur à l’adoration de la créature ; ils sont devenus idolâtres sans le savoir & sans vouloir l’être, comme nous verrons ci-après, qu’ils sont devenus esclaves sans jamais avoir eu l’envie de se mettre dans l’esclavage. La religion primitive s’est corrompue, & l’amour de l’unité s’est obscurci par l’oubli du passé & par les suppositions qu’il a fallu faire dans un gouvernement surnaturel qui confondit toutes les idées en confondant la police avec la religion : nous devons penser que dans les premiers tems où chaque nation se rendit son dieu monarque sensible, qu’on se comporta encore vis-à-vis de ses emblèmes avec une circonspection religieuse & intelligente ; c’étoit moins dieu qu’on avoit voulu représenter que le monarque, & c’est ainsi que dans nos tribunaux, nos magistrats ont toujours devant eux l’image de leur souverain, qui rappelle à chaque instant par sa ressemblance & par les ornemens de la royauté le véritable souverain qu’on n’y voit pas, mais que l’on sait exister ailleurs. Ce tableau qui ne peut nous tromper, n’est pour nous qu’un objet relatif & commémoratif, & telle avoit été sans doute l’intention primitive de tous les symboles représentatifs de la divinité : si nos peres s’y tromperent cependant, c’est qu’il ne leur fut pas aussi facile de peindre cette divinité qu’à nous de peindre un mortel. Quel rapport en effet put-il y avoir entre le dieu regnant & toutes les différentes effigies que l’on en fit ? Ce ne put être qu’un rapport imaginaire & de pure convention, toujours prêt par conséquent à dégrader le dieu & le monarque si-tôt qu’on n’y joindroit plus une instruction convenable ; on les donna sans doute (ces instructions) dans les premiers tems, mais par-là le culte & la police, de simples qu’ils étoient, devinrent composés & allégoriques, par-là l’officier théocratique vit accroître le besoin & la nécessité que l’on eut de son état ; & comme il devint ignorant lui-même, les conventions primitives se changerent en mysteres, & la religion dégénéra en une science merveilleuse & bisarre, dont le secret devint impénétrable d’âge en âge, & dont l’objet se perdit à la fin dans un labyrinthe de graves puérilités & d’importantes bagatelles.

Si toutes les différentes sociétés eussent au moins pris pour signe de la divinité regnante un seul & même symbole, l’unité du culte, quoique dégénéré, auroit encore pu se conserver sur la terre ; mais ainsi que tout le monde sait, les uns prirent une chose, & les autres une autre ; l’Etre suprème, sous mille formes différentes, fut adoré par-tout sans n’être plus le même aux yeux de l’homme grossier. Chaque nation s’habitua à considérer le symbole qu’elle avoit choisi comme le plus véritable & le plus saint.

L’unité fut donc rompue : la religion générale étant éteinte ou méconnue, une superstition générale en prit la place, & dans chaque contrée elle eut son étendart particulier, chacun regardant son dieu & son roi comme le seul & le véritable, détesta le dieu & le roi de ses voisins. Bien-tôt toutes les autres nations furent réputées étrangeres, on se sépara d’elles, on ferma ses frontieres, & les hommes devinrent ainsi par naissance, par état & par religion, ennemis déclarés les uns des autres.

Inde furor vulgò, quod numina vicinorum
Odit uterque locus, cum solos credat habendos
Esse deos, quos ipse colit.

Juvenal, Sat. 13.

Tel étoit l’état déplorable où les abus funestes de la théocratie primitive avoient déja précipité la religion de tout le genre humain, lorsque Dieu, pour conserver chez les hommes le souvenir de son unité, se choisit enfin un peuple particulier, & donna aux Hébreux un législateur sage & instruit pour reformer la théocratie païenne des nations. Pour y parvenir, ce grand homme n’eut qu’à la dépouiller de tout ce que l’imposture & l’ignorance y avoient introduit : Moise détruisit donc tous les emblèmes idolâtres qu’on avoit élevés au dieu monarque, & il supprima les augures, les devins & tous les faux interpretes de la divinité, défendit expressément à son peuple de jamais la représenter par aucune figure de fonte ou de pierre, ni par aucune image de peinture ou de ciselure ; ce fut cette derniere loi qui distingua essentiellement les Hébreux de tous les peuples du monde. Tant qu’ils l’observerent, ils furent vraiment sages & religieux ; & toutes les fois qu’ils la transgresserent, ils se mirent au niveau de toutes les autres nations ; mais telle étoit encore dans ces anciens tems, la force des préjugés & l’excès de la grossiereté des hommes, que ce précepte, qui nous semble aujourd’hui si simple & si conforme à la raison, fut pour les Hébreux d’une observance pénible & difficile ; de-là leurs fréquentes rechûtes dans l’idolâtrie, & ces perpétuels retours vers les images des nations, qu’on n’a pu expliquer jusqu’ici que par une dureté de cœur & un entêtement inconcevable, dont on doit actuellement retrouver la source & les motifs dans les anciens préjugés & dans les usages de la théocratie primitive.

Après avoir parcouru la partie religieuse de cette antique gouvernement jusqu’à l’idolâtrie qu’il a produit & jusqu’à sa réforme chez les Hébreux, jettons aussi quelques regards sur sa partie civile & politique, dont le vice s’est déja fait entrevoir. Tel grand & tel sublime qu’ait paru dans son tems un gouvernement qui prenoit le ciel pour modele & pour objet, un édifice politique construit ici-bas sur une telle spéculation a du nécessairement s’écrouler & produire de très-grands maux ; entre cette foule de fausses opinions, dont cette théocratie remplit l’esprit humain, il s’en éleva deux fortes opposées l’une à l’autre, & toutes deux cependant également contraires au bonheur des sociétés. Le tableau qu’on se fit de la félicité du regne céleste fit naître sur la terre de fausses idées sur la liberté, sur l’égalité & sur l’indépendance ; d’un autre côté, l’aspect du dieu monarque si grand & si immense réduisit l’homme presqu’au néant, & le porta à se mépriser lui-même & à s’avilir volontairement par ces deux extrèmes : l’esprit d’humanité & de raison qui devoit faire ce lien des sociétés se perdit nécessairement dans une moitié du monde, on voulut être plus qu’on ne pouvoit & qu’on ne devoit être sur la terre & dans l’autre, on se dégrada au-dessous de son état naturel, enfin on ne vit plus l’homme, mais on vit insensiblement paroître le sauvage & l’esclave.

Le point de vûe du genre humain avoit été cependant de se rendre heureux par la théocratie, & nous ne pouvons douter qu’il n’y ait réussi au-moins pendant un tems. Le regne des dieux a été célébré par les Poëtes ainsi que l’âge d’or, comme un regne de félicité & de liberté. Chacun étoit libre dans Israël, dit aussi l’Ecriture en parlant des commencemens de la théocratie mosaïque ; chacun faisoit ce qu’il lui plaisoit, alloit où il vouloit, & vivoit alors dans l’indépendance : unusquisque, quod sibi rectum videbatur, hoc faciebat. Jug. xvij. 6. Ces heureux tems, où l’on doit appercevoir néanmoins le germe des abus futurs, n’ont pû exister que dans les abords de cet âge mystique, lorsque l’homme étoit encore dans la ferveur de sa morale & dans l’héroïsme de sa théocratie ; & sa félicité aussi bien que sa justice ont dû être passageres, parce que la ferveur & l’héroïsme qui seuls pouvoient soutenir le surnaturel de ce gouvernement, sont des vertus momentanées & des saillies religieuses qui n’ont jamais de durée sur la terre. La véritable & la solide théocratie n’est réservée que pour le ciel ; c’est-là que l’homme un jour sera sans passion comme la Divinité : mais il n’en est pas de même ici-bas d’une théocratie terrestre où le peuple ne peut qu’abuser de sa liberté sous un gouvernement provisoire & sans consistance, & où ceux qui commandent ne peuvent qu’abuser du pouvoir illimité d’un dieu monarque qu’il n’est que trop facile de faire parler. Il est donc ainsi très-vraissemblable que c’est par ces deux excès que la police théocratique s’est autrefois perdue : par l’un, tout l’ancien occident a changé sa liberté en brigandage & en une vie vagabonde ; & par l’autre, tout l’orient s’est vû opprimé par des tyrans.

L’état sauvage des premiers Européens connus & de tous les peuples de l’Amérique, présente des ombres & des vestiges encore si conformes à quelques-uns des traits de l’âge d’or, qu’on ne doit point être surpris si nous avons été portés à chercher l’origine de cet état d’une grande partie du genre humain dans les suites des malheurs du monde, & dans l’abus de ces préjugés théocratiques qui ont répandu tant d’erreurs par toute la terre. En effet, plus nous avons approfondi les différentes traditions & les usages des peuples sauvages, plus nous y avons trouvé d’objets issus des sources primitives de la fable & des coutumes relatives aux préventions universelles de la haute antiquité ; nous nous sommes même apperçus quelquefois que ces vestiges étoient plus purs & mieux motivés chez les Américains & autres peuples barbares ou sauvages comme eux, que chez toutes les autres nations de notre hémisphere. Ce seroit entrer dans un trop vaste détail, que de parler de ces usages ; nous dirons seulement que la vie sauvage n’a été essentiellement qu’une suite de l’impression qu’avoit fait autrefois sur une partie des hommes le spectacle des malheurs du monde, qui les en dégoûta & leur en inspira le mépris. Ayant appris alors quelle en étoit l’inconstance & la fragilité, la partie la plus religieuse des premieres sociétés crut devoir prendre pour base de sa conduite ici-bas que ce monde n’est qu’un passage ; d’où il arriva que les sociétés en général ne s’étant point donné un lien visible, ni un chef sensible pour leur gouvernement dans ce monde, elles ne se réunirent jamais parfaitement, & que des familles s’en séparerent de bonne-heure & renoncerent tout-à-fait à l’esprit de la police humaine, pour vivre en pélerins, & pour ne penser qu’à un avenir qu’elles desiroient & qu’elles s’attendoient de voir bien-tôt paroître.

D’abord ces premieres générations solitaires furent aussi religieuses qu’elles étoient misérables : ayant toûjours les yeux levés vers le ciel, & ne cherchant à pourvoir qu’à leur plus pressant besoin, elles n’abuserent point sans doute de leur oisiveté ni de leur liberté. Mais à mesure qu’en se multipliant elles s’éloignerent des premiers tems & du gros de la société, elles ne formerent plus alors que des peuplades errantes & des nations melancoliques qui peu-à-peu se séculariserent en peuples sauvages & barbares. Tel a été le triste abus d’un dogme très saint en lui-même. Le monde n’est qu’un passage, il est vrai, & c’est une vérité des plus utiles à la société, parce que ce passage conduit à une vie plus excellente que chacun doit chercher à mériter en remplissant ici bas ses devoirs ; cependant une des plus grandes fautes de la police primitive est de n’avoir pas mis de sages bornes à ses effets. Ils ont été infiniment pernicieux au bien-être des sociétés, toutes les fois que des événemens ou des terreurs générales ont fait subitement oublier à l’homme qu’il est dans ce monde parce que Dieu l’y a placé, & qu’il n’y est placé que pour s’acquitter envers la société & envers lui-même de tous les devoirs où sa naissance & le nom d’homme l’engagent. En contemplant une vérité on n’a jamais dû faire abstraction de la société. Le dogme le plus saint n’est vrai que relativement à tout le genre humain ; la vie n’est qu’un pélerinage, mais un pélerin n’est qu’un fainéant, & l’homme n’est pas fait pour l’être ; tant qu’il est sur la terre, il y a un centre unique & commun auquel il doit être invisiblement attaché, & dont il ne peut s’écarter sans être déserteur, & un déserteur très-criminel que la police humaine a droit de réclamer. C’est ainsi qu’auroit dû agir & penser la police primitive, mais l’esprit théocratique qui la conduisoit pouvoit-il être capable de précaution à cet égard ? il voulut s’élever & se précipita. Il voulut anticiper sur le regne des justes & n’engendra que des barbares & des sauvages, & l’humanité se perdit enfin parce qu’on ne voulut plus être homme sur la terre. C’est ici sans doute qu’on peut s’appercevoir qu’il en est des erreurs humaines dans leur marche comme des planetes dans leur cours ; elles ont de même un orbite immense à parcourir, elles y sont vûes sous diverses phases & sous différens aspects, & cependant elles sont toûjours les mêmes & reviennent constamment au point d’où elles sont parties pour recommencer une nouvelle révolution.

Le gouvernement provisoire qui conduisit à la vie sauvage & vagabonde ceux qui se séparerent des premieres sociétés, produisit un effet tout contraire sur ceux qui y resterent ; il les réduisit au plus dur esclavage. Comme les sociétés n’avoient été dans leur origine que des familles plutôt soumises à une discipline religieuse qu’à une police civile, & que l’excès de leur religion qui les avoit porté à se donner Dieu pour monarque, avoit exigé avec le mépris du monde le renoncement total de soi-même & le sacrifice de sa liberté, de sa raison, & de toute propriété ; il arriva nécessairement que ces familles s’étant aggrandies & multipliées dans ces principes, leur servitude religieuse se trouva changée en une servitude civile & politique ; & qu’au lieu d’être le sujet du dieu monarque, l’homme ne fut plus que l’esclave des officiers qui commanderent en son nom.

Les corbeilles, les coffres & les symboles, par lesquels on représentoit le souverain n’étoient rien, mais les ministres qu’on lui donna furent des hommes & non des êtres celestes incapables d’abuser d’une administration qui leur donnoit tout pouvoir. Comme il n’y a point de traité ni de convention à faire avec un Dieu, la théocratie où il étoit censé présider a donc été par sa nature un gouvernement despotique, dont l’Etre suprème étoit le sultan invisible & dont les ministres théocratiques ont été les visirs, c’est-à-dire, les despotes réels de tous les vices politiques de la théocratie. Voilà quel a été l’état le plus fatal aux hommes, & celui qui a préparé les voies au despotisme oriental.

Sans doute que dans les premiers tems les ministres visibles ont été dignes par leur modération & par leur vertu de leur maître invisible ; par le bien qu’ils auront d’abord fait aux hommes, ceux-ci se seront accoutumés à reconnoître en eux le pouvoir divin ; par la sagesse de leurs premiers ordres & par l’utilité de leurs premiers conseils, on se sera habitué à leur obéir, & l’on se sera soumis sans peine à leurs oracles ; peu-à-peu une confiance extrème aura produit une crédulité extrème par laquelle l’homme, prévenu que c’étoit Dieu qui parloit, que c’étoit un souverain immuable qui vouloit, qui commandoit & qui menaçoit, aura cru ne devoir point résister aux organes du ciel lors même qu’ils ne faisoient plus que du mal. Arrivé par cette gradation au point de déraison de méconnoître la dignité de la nature humaine, l’homme dans sa misere n’a plus osé lever les yeux vers le ciel, & encore moins sur les tyrans qui le faisoient parler ; fanatique en tout il adora son esclavage, & crut enfin devoir honorer son Dieu & son monarque par son néant & par son indignité. Ces malheureux préjugés sont encore la base de tous les sentimens & de toutes les dispositions des Orientaux envers leurs despotes. Ils s’imaginent que ceux-ci ont de droit divin le pouvoir de faire le bien & le mal, & qu’ils ne doivent trouver rien d’impossible dans l’exécution de leur volonté. Si ces peuples souffrent, s’ils sont malheureux par les caprices féroces d’un barbare, ils adorent les vûes d’une providence impénétrable, ils reconnoissent les droits & les titres de la tyrannie dans la force & dans la violence, & ne cherchent la solution des procédés illégitimes & cruels dont ils sont les victimes que dans des interprétations dévotes & mystiques, ignorant que ces procédés n’ont point d’autres sources que l’oubli de la raison, & les abus d’un gouvernement surnaturel qui s’est éternisé dans ces climats quoique sous un autre appareil.

Les théocraties étant ainsi devenues despotiques à l’abri des préjugés dont elles aveuglerent les nations, couvrirent la terre de tyrans ; leurs ministres pendant bien des siecles furent les vrais & les seuls souverains du monde, & rien ne leur résistant ils disposerent des biens, de l’honneur & de la vie des hommes, comme ils avoient déja disposé de leur raison & de leur esprit. Les tems qui nous ont dérobé l’histoire de cet ancien gouvernement, parce qu’il n’a été qu’un âge d’ignorance profonde & de mensonge, ont à-la-vérité jetté un voile épais sur les excès de ses officiers : mais la théocratie judaïque, quoique réformée dans sa religion, n’ayant pas été exempte des abus politiques peut nous servir à en dévoiler une partie ; l’Ecriture nous expose elle-même quelle a été l’abominable conduite des enfans d’Héli & de Samuel, & nous apprend quels ont été les crimes qui ont mis fin à cette théocratie particuliere où régnoit le vrai Dieu. Ces indignes descendans d’Aaron & de Lévi ne rendoient plus la justice aux peuples, l’argent rachetoit auprès d’eux les coupables, on ne pouvoit les aborder sans présens, leurs passions seules étoient & leur loi & leur guide, leur vie n’étoit qu’un brigandage, ils enlevoient de force & dévoroient les victimes qu’on destinoit au Dieu monarque qui n’étoit plus qu’un prête-nom ; & leur incontinence égalant leur avarice & leur voracité, ils dormoient, dit la Bible, avec les femmes qui veilloient à l’entrée du tabernacle. I. liv. Reg. ch. ij.

L’Ecriture passe modestement sur cette derniere anecdote que l’esprit de vérité n’a pû cependant cacher. Mais si les ministres du vrai Dieu se sont livrés à un tel excès, les ministres théocratiques des anciennes nations l’avoient en cela emporté sur ceux des Hébreux par l’imposture avec laquelle ils pallierent leurs desordres. Ils en vinrent par tout à ce comble d’impiété & d’insolence de couvrir jusqu’à leurs débauches da manteau de la divinité. C’est d’eux que sortit un nouvel ordre de créatures, qui, dans l’esprit des peuples imbécilles, fut regardé comme une race particuliere & divine. Toutes les nations virent alors paroître les demi dieux & les héros dont la naissance illustre & les exploits porterent enfin les hommes à altérer leur premier gouvernement, & à passer du regne de ces dieux qu’ils n’avoient jamais pû voir, sous celui de leurs prétendus enfans qu’ils voyoient au milieu d’eux ; c’est ainsi que l’incontinente théocratie commença à se donner des maîtres, & que ce gouvernement fut conduit à sa ruine par le crime & l’abus du pouvoir.

L’âge des demi-dieux a été un âge aussi réel que celui des dieux, mais presque aussi obscur il a été nécessairement rejetté de l’Histoire, qui ne reconnoît que les faits & les tems transmis par des annales constantes & continues. A en juger seulement par les ombres de cette Mythologie universelle qu’on retrouve chez tous les peuples, il paroît que le regne des demi-dieux n’a point été aussi suivi ni aussi long que l’avoit été le regne des dieux, & que le fut ensuite le regne des rois ; & que les nations n’ont point toûjours été assez heureuses pour avoir de ces hommes extraordinaires. Comme ces enfans théocratiques ne pouvoient point naître tous avec des vertus héroïques qui répondissent à ce préjugé de leur naissance, le plus grand nombre s’en perdoit sans doute dans la foule, & ce n’étoit que de tems en tems que le génie, la naissance & le courage réciproquement secondés, donnoient à l’univers languissant des protecteurs & des maîtres utiles. A en juger encore par les traditions mythologiques, ces enfans illustres firent la guerre aux tyrans, exterminerent les brigands, purgerent la terre des monstres qui l’infestoient, & furent des preux incomparables qui, comme les paladins de nos antiquités gauloises, couroient le monde pour l’amour du genre humain, afin d’y rétablir par tout le bon ordre, la police & la sûreté. Jamais mission sans doute n’a été plus belle & plus utile, sur-tout dans ces tems où la théocratie primitive n’avoit produit dans le monde que ces maux extrèmes, l’anarchie & la servitude.

La naissance de ces demi-dieux & leurs exploits concourent ainsi à nous montrer quel étoit de leur tems l’affreux desordre de la police & de la religion parmi le genre humain : chaque fois qu’il s’élevoit un héros, le sort des sociétés paroissoit se réaliser & se fixer vers l’unité ; mais aussi-tôt que ces personnages illustres n’étoient plus, les sociétés retournoient vers leur premiere théocratie, & retomboient dans de nouvelles miseres jusqu’à ce qu’un nouveau libérateur vînt encore les en retirer.

Instruites cependant par leurs fréquentes rechûtes, & par les biens qu’elles avoient éprouvés toutes les fois qu’elles avoient eu un chef visible dans la personne de quelque demi-dieu, les sociétés commencerent enfin à ouvrir les yeux sur le vice essentiel d’un gouvernement qui n’avoit jamais pu avoir de consistance & de solidité, parce que rien de constant ni de réel n’y avoit représenté l’unité, ni réuni les hommes vers un centre sensible & commun. Le regne des demi-dieux commença donc à humaniser les préjugés primitifs, & c’est cet état moyen qui conduisit les nations à desirer les regnes des rois, elles se dégoûterent insensiblement du joug des ministres théocratiques qui n’avoient cessé d’abuser du pouvoir des dieux qu’on leur avoit mis en main, & lorsque l’indignation publique fut montée à son comble, elles se souleverent contre eux, & placerent enfin un mortel sur le trône du dieu monarque, qui jusqu’alors n’avoit été représenté que par des symboles muets & stupides.

Le passage de la théocratie à la royauté se cache, ainsi que tous les faits précédens, dans la nuit la plus sombre ; mais nous avons encore les Hébreux dont nous pouvons examiner la conduite particuliere dans une révolution semblable, pour en faire ensuite l’application à ce qui s’étoit fait antérieurement chez toutes les autres nations, dont les usages & les préjugés nous tiendront lieu d’annales & de monumens.

Nous avons déjà remarqué une des causes de la ruine de la théocratie judaïque dans les desordres de ses ministres, nous devons y en ajouter une seconde, c’est le malheur arrivé dans le même tems à l’arche d’alliance qui fut prise par les Philistins. Un gouvernement sans police & sans maître ne peut subsister sans doute ; or tel étoit dans ces derniers instans le gouvernement des Hébreux, l’arche d’alliance représentoit le siege de leur suprême souverain, en paix comme en guerre.

Elle étoit son organe & son bras, elle marchoit à la tête des armées comme le char du dieu des combats, on la suivoit comme un général invincible, & jamais à sa suite on n’avoit douté de la victoire. Il n’en fut plus de même après sa défaite & sa prise ; quoiqu’elle fût rendue à son peuple, la confiance d’Israël s’étoit affoiblie, & les desordres des ministres ayant encore aliené l’esprit des peuples, ils se souleverent & contraignirent Samuel de leur donner un roi qui pût marcher à la tête de leurs armées, & leur rendre la justice. A cette demande du peuple on sait quelle fut alors la réponse de Samuel, & le tableau effrayant qu’il fit au peuple de l’énorme pouvoir & des droits de la souveraine puissance. La flatterie & la bassesse y ont trouvé un vaste champ pour faire leur cour aux tyrans ; la superstition y a vû des objets dignes de ses rêveries mystiques, mais aucun n’a peut-être reconnu l’esprit théocratique qui le dicta dans le dessein d’effrayer les peuples & les détourner de leur projet. Comme le gouvernement qui avoit précédé avoit été un regne où il n’y avoit point eu de milieu entre le dieu monarque & le peuple, où le monarque étoit tout, & où le sujet n’étoit rien ; ces dogmes religieux, changés avec le tems en préjugés politiques, firent qu’on appliqua à l’homme monarque toutes les idées qu’on avoit eues de la puissance & de l’autorité suprême du dieu monarque. D’ailleurs comme le peuple cherchoit moins à changer la théocratie qu’à se dérober aux vexations des ministres théocratiques qui avoient abusé des oracles & des emblèmes muets de la divinité, il fit peu d’attention à l’odieux tableau qui n’étoit fait que pour l’effrayer, & content d’avoir à l’avenir un emblème vivant de la divinité, il s’écria : n’importe, il nous faut un roi qui marche devant nous, qui commande nos armées, & qui nous protege contre tous nos ennemis.

Cette étrange conduite sembleroit ici nous montrer qu’il y auroit eu des nations qui se seroient volontairement soumises à l’esclavage par des actes authentiques, si ce détail ne nous prouvoit évidemment que dans cet instant les nations encore animées de toutes les préventions religieuses qu’elles avoient toujours eues pour la théocratie, furent de nouveau aveuglées & trompées par ses faux principes. Quoique dégoûté du ministere sacerdotal, l’homme en demandant un roi n’eut aucun dessein d’abroger son ancien gouvernement ; il crut en cela ne faire qu’une réforme dans l’image & dans l’organe du dieu monarque, qui fut toujours regardé comme l’unique & véritable maître, ainsi que le prouve le regne même des rois hébreux, qui ne fut qu’un regne précaire, où les prophetes élevoient ceux que Dieu leur désignoit, & comme le confirme sans peine ce titre auguste qu’ont conservé les rois de la terre, d’image de la divinité.

La premiere élection des souverains n’a donc point été une véritable élection, ni le gouvernement d’un seul, un nouveau gouvernement. Les principes primitifs ne firent que se renouveller sous un autre aspect, & les nations n’ont cru voir dans cette révolution qu’un changement & qu’une réforme dans l’image théocratique de la divinité. Le premier homme dont on fit cette image n’y entra pour rien, ce ne fut pas lui que l’on considéra directement ; on en agit d’abord vis-à-vis de lui comme on en avoit agi originairement avec les premiers symboles de fonte ou de métal, qui n’avoient été que des signes relatifs, & l’esprit & l’imagination des peuples resterent toujours fixes sur le monarque invisible & suprème ; mais ce nouvel appareil ayant porté les hommes à faire une nouvelle application de leurs faux principes, & de leurs anciens préjugés, les conduisit à de nouveaux abus & au despotisme absolu. Le premier âge de la théocratie avoit rendu la terre idolâtre, parce qu’on y traita Dieu comme un homme ; le second la rendit esclave, parce qu’on y traita l’homme comme un dieu. La même imbécillité qui avoit donné autrefois une maison, une table, & des femmes à la divinité, en donna les attributs, les rayons, & le foudre à un simple mortel ; contraste bisarre, & conduite toujours déplorable, qui firent la honte & le malheur de ces sociétés, qui continuerent toujours à chercher les principes de la police humaine ailleurs que dans la nature & dans la raison.

La seule précaution dont les hommes s’aviserent, lorsqu’ils commencerent à représenter leur dieu monarque par un de leur semblables, fut de chercher l’homme le plus beau & le plus grand, c’est ce que l’on voit par l’histoire de toutes les anciennes nations ; elles prenoient bien plus garde à la taille & aux qualités du corps qu’à celles de l’esprit, parce qu’il ne s’agissoit uniquement dans ces primitives élections que de représenter la divinité sous une apparence qui répondît à l’idée qu’on se formoit d’elle, & qu’à l’égard de la conduite du gouvernement, ce n’étoit point sur l’esprit du représentant, mais sur l’esprit de l’inspiration du dieu monarque que l’on comptoit toujours, ces nations s’imaginerent qu’il se révéleroit à ces nouveaux symboles, ainsi qu’elles pensoient qu’il s’étoit révélé aux anciens. Elles ne furent cependant pas assez stupides pour croire qu’un mortel ordinaire pût avoir par lui-même le grand privilege d’être en relation avec la divinité ; mais comme elles avoient ci-devant inventé des usages pour faire descendre sur les symboles de pierre ou de métal une vertu particuliere & surnaturelle, elles crurent aussi devoir les pratiquer vis-à-vis des symboles humains, & ce ne fut qu’après ces formalités que tout leur paroissant égal & dans l’ordre, elles ne virent plus dans le nouveau représentant qu’un mortel changé, & qu’un homme extraordinaire dont on exigea des oracles, & qui devint l’objet de l’adoration publique.

Si nous voulions donc fouiller dans les titres de ces superbes despotes de l’Asie qui ont si souvent fait gémir la nature humaine, nous ne pourrions en trouver que de honteux & de deshonorans pour eux. Nous verrions dans les monumens de l’ancienne Ethiopie, que ces souverains qui, selon Strabon, ne se montroient à leurs peuples que derriere un voile, avoient eu pour prédécesseurs des chiens auxquels on avoit donné des hommes pour officiers & pour ministres ; ces chiens pendant de longs âges avoient été les rois théocratiques de cette contrée, c’est-à-dire les représentans du dieu monarque, & c’étoit dans leurs cris, leurs allures, & leurs divers mouvemens qu’on cherchoit les ordres & les volontés de la suprème puissance dont on les avoit fait le symbole & l’image provisoire. Telle a sans doute été la source de ce culte absurde que l’Egypte a rendu à certains animaux ; il n’a pû être qu’une suite de cet antique & stupide gouvernement, & l’idolâtrie d’Israël dans le désert semble nous en donner une preuve évidente. Comme ce peuple ne voyoit point revenir son conducteur qui faisoit une longue retraite sur le mont Sina, il le crut perdu tout-à-fait, & courant vers Aaron il lui dit : faites-nous un veau qui marche devant nous, car nous ne savons ce qu’est devenu ce Moïse qui nous a tiré d’Egypte ; raisonnement bisarre, dont le véritable esprit n’a point encore été connu, mais qui justifie, ce semble, pleinement l’origine que nous donnons à l’idolâtrie & au despotisme ; c’est qu’il y a eu des tems où un chien, un veau, ou un homme placés à la tête d’une société, n’ont été pour cette société qu’une seule & même chose, & où l’on se portoit vers l’un ou vers l’autre symbole, suivant que les circonstances le demandoient, sans que l’on crût pour cela rien innover dans le système du gouvernement. C’est dans le même esprit que ces Hébreux retournerent si constamment aux idoles pendant leur théocratie, toutes les fois qu’ils ne voyoient plus au milieu d’eux quelque juge inspiré ou quelque homme suscité de Dieu. Il falloit alors retourner vers Moloch ou vers Chamos pour y chercher un autre représentant, comme on avoit autrefois couru au veau d’or pendant la disparition de Moïse.

Présentement arrivés où commence l’histoire des tems connus, il nous sera plus facile de suivre le despotisme & d’en vérifier l’origine par sa conduite & par ses usages. L’homme élevé à ce comble de grandeur & de gloire d’être regardé sur la terre comme l’organe du dieu monarque, & à cet excès de puissance de pouvoir agir, vouloir & commander souverainement en son nom, succomba presque aussi-tôt sous un fardeau qui n’est point fait pour l’homme. L’illusion de sa dignité lui fit méconnoître ce qu’il y avoit en elle de réellement grand & de réellement vrai, & les rayons de l’Etre suprème dont son diadème fut orné l’éblouirent à un point qu’il ne vit plus le genre humain & qu’il ne se vit plus lui-même. Abandonné de la raison publique qui ne voulut plus voir en lui un mortel ordinaire, mais une idole vivante inspirée du ciel, il auroit fallu que le seul sentiment de sa dignité lui eût dicté l’équité, la modération, la douceur, & ce fut cette dignité même qui le porta vers tous les excès contraires. Il auroit fallu qu’un tel homme rentrât souvent en lui-même ; mais tout ce qui l’environnoit l’en faisoit sortir & l’en tenoit toujours éloigné. Eh comment un mortel auroit-il pu se sentir & se reconnoître ? il se vit décoré de tous les titres sublimes dûs à la divinité, & qui avoient été ci-devant portés par les idoles & ses autres emblèmes. Tout le cérémonial dû au dieu monarque fut rempli devant l’homme monarque ; adoré comme celui dont il devint à son tour le représentant, il fut de même regardé comme infaillible & immuable ; tout l’univers lui dut, il ne dut rien à l’univers. Ses volontés devinrent les arrêts du ciel, ses férocités furent regardées comme des jugemens d’en haut, enfin cet emblème vivant du dieu monarque surpassa en tout l’affreux tableau qui en avoit été fait autrefois aux Hébreux ; tous les peuples souscrivirent comme Israël à leurs droits cruels & à leurs privileges insensés. Ils en gémirent tous par la suite, mais ce fut en oubliant de plus en plus la dignité de la nature humaine, & en humiliant leur front dans la poussiere, ou bien en se portant vers des actions lâches & atroces, méconnoissant également cette raison, qui seule pouvoit être leur médiatrice. Il ne faut pas être fort versé dans l’histoire pour reconnoitre ici le gouvernement de l’orient depuis tous les tems connus. Sur cent despotes qui y ont regné, à peine en peut on-trouver deux ou trois qui ayent mérité le nom d’homme, & ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que les antiques préjugés qui ont donné naissance au despotisme subsistent encore dans l’esprit des Asiatiques, & le perpétuent dans la plus belle partie du monde, dont ils n’ont fait qu’un désert malheureux. Nous abrégerons cette triste peinture ; chaque lecteur instruit en se rappellant les maux infinis que ce gouvernement a faits sur la terre, retrouvera toujours cette longue chaîne d’évenemens & d’erreurs, & les suites funestes de tous les faux principes des premieres sociétés : c’est par eux que la religion & la police se sont insensiblement changés en phantômes monstrueux qui ont engendré l’idolâtrie & le despotisme, dont la fraternité est si étroite qu’ils ne sont qu’une seule & même chose. Voilà quels ont été les fruits amers des sublimes spéculations d’une théocratie chimérique, qui pour anticiper sur le céleste avenir a dédaigné de penser à la terre, dont elle croyoit la fin prochaine.

Pour achever de constater ces grandes vérités, jettons un coup-d’œil sur le cérémonial & sur les principaux usages des souverains despotiques qui humilient encore la plus grande partie des nations ; en y faisant reconnoître les usages & les principes de la théocratie primitive, ce sera sans doute mettre le dernier sceau de l’évidence à ces annales du genre humain : cette partie de notre carriere seroit immense si nous n’y mettions des bornes, ainsi que nous en avons mis à tout ce que nous avons déjà parcouru. Historiens anciens & modernes, voyageurs, tous concourent à nous montrer les droits du dieu monarque dans la cour des despotes ; & ce qu’il y a de remarquable, c’est que tous ces écrivains n’ont écrit ou n’ont vû qu’en aveugles les différens objets qu’ils ont tâché de nous représenter.

Tu ne paroîtras jamais devant moi les mains vuides (Exode, xxiij. 15.), disoit autrefois aux sociétés théocratiques, le Dieu monarque par la bouche de ses officiers. Tel est sans doute le titre ignoré de ces despotes asiatiques devant lesquels aucun homme ne peut se présenter sans apporter son offrande. Ce n’est donc point dans l’orgueil ni dans l’avarice des souverains, qu’il faut chercher l’origine de cet usage onéreux, mais dans les préjugés primitifs qui ont changé une leçon de morale en une étiquete politique. C’est parce que toutes choses viennent ici-bas de l’Etre suprème, qu’un gouvernement religieux avoit exigé qu’on lui fit à chaque instant l’hommage des biens que l’on ne tenoit que de lui ; il falloit même s’offrir soi-même : car quel est l’homme qui ne soit du domaine de son créateur ? Tous les Hébreux, par exemple, se regardoient comme les esclaves nés de leur suprème monarque : tous ceux que j’ai tiré des miseres de l’Egypte, leur disoit-il, sont mes esclaves ; ils sont à moi ; c’est mon bien & mon héritage : & cet esclavage étoit si réel, qu’il falloit racheter les premiers nés des hommes, & payer un droit de rachat au ministere public. Ce précepte s’étendoit aussi sur les animaux ; l’homme & la bête devoient être assujettis à la même loi, parce qu’ils appartenoient également au monarqué suprème. Il en a été de même des autres lois théocratiques, moralement vraies, & politiquement fausses ; leur mauvaise application en fit dès les premiers tems les principes fondamentaux de la future servitude des nations. Ces lois n’inspiroient que terreur, & ne parloient que châtiment, parce qu’on ne pouvoit que par de continuels efforts, maintenir les sociétés dans la sphere surnaturelle où l’on avoit porté leur police & leur gouvernement. Le monarque chez les Juifs endurcis, & chez toutes les autres nations, étoit moins regardé comme un pere & comme un Dieu de paix, que comme un ange exterminateur. Le mobile de la théocratie avoit donc été la crainte ; elle le fut aussi du despotisme : le dieu des Scythes étoit représenté par un épée. Le vrai Dieu chez les Hébreux, étoit aussi obligé à cause de leur caractere, de les menacer perpétuellement : tremblez devant mon sanctuaire, leur dit-il ; quiconque approchera du lieu où je réside, sera puni de mort ; & ce langage vrai quelquefois dans la bouche de la Religion, fut ensuite ridiculement adopté des despotes asiatiques, afin de contrefaire en tout la Divinité. Chez les Perses & chez les Medes, on ne pouvoit voir son roi comme on ne pouvoit voir son dieu, sans mourir : & ce fut là le principe de cette invisibilité que les princes orientaux ont affecté dans tous les tems.

La superstition judaïque qui s’étoit imaginé qu’elle ne pouvoit prononcer le nom terrible de Jehovah, qui étoit le grand nom de son monarque, nous a transmis par-là une des étiquetes de cette théocratie primitive, & qui s’est aussi conservée dans le gouvernement oriental. On y a toûjours eu pour principe de cacher le vrai nom du souverain ; c’est un crime de lese-majesté de le prononcer à Siam ; & dans la Perse, les ordonnances du prince ne commencent point par son nom ainsi qu’en Europe, mais par ces mots ridicules & amphatiques, un commandement est sorti de celui auquel l’univers doit obéir, Chard. tome VI. ch. xj. En conséquence de cet usage théocratique, les princes orientaux ne sont connus de leurs sujets que par des surnoms ; jamais les Historiens grecs n’ont pû savoir autrefois les véritables noms des rois de Perse qui se cachoient aux étrangers comme à leurs sujets sous des épithetes attachés à leur souveraine puissance. Hérodote nous dit livre V. que Darius signifioit exterminateur, & nous pouvons l’en croire, c’est un vrai surnom de despotes.

Comme il n’y a qu’un Dieu dans l’univers, & que c’est une vérité qui n’a jamais été totalement obscurcie, les premiers mortels qui le représenterent, ne manquerent point aussi de penser qu’il ne falloit qu’un souverain dans le monde ; le dogme de l’unité de Dieu a donc aussi donné lieu au dogme despotique de l’unité de puissance, c’est-à-dire, au titre de monarque universel, que tous les despotes se sont arrogé, & qu’ils ont presque toûjours cherché à réaliser en étendant les bornes de leur empire, en détruisant autour d’eux ce qu’ils ne pouvoient posséder, & en méprisant ce que la foiblesse de leur bras ne pouvoit atteindre sous ce point de vûe ; leurs vastes conquêtes ont été presque toutes des guerres de religion, & leur intolérance politique n’a été dans son principe qu’une intolérance religieuse.

Si nous portons nos yeux sur quelques-uns de ces états orientaux qui ont eu pour particuliere origine la sécularisation des grands prêtres des anciennes théocraties qui en quelques lieux se sont rendus souverains héréditaires, nous y verrons ces images théocratiques affecter jusqu’à l’éternité même du dieu monarque dont ils ont envahi le trone. C’est un dogme reçu en certains lieux de l’Asie, que le grand lama des Tartares, & que le kutucha des Calmoucs, ne meurent jamais, & qu’ils sont immuables & éternels, comme l’Etre suprème dont ils sont les organes. Ce dogme qui se soutient dans l’Asie par l’imposture depuis une infinité de siecles, est aussi reçu dans l’Abissinie ; mais il y est spirituellement plus mitigé, parce qu’on y a éludé l’absurdité par la cruauté ; on y empêche le chitomé ou prêtre universel, de mourir naturellement ; s’il est malade on l’étouffe ; s’il est vieux on l’assomme ; & en cela il est traité comme l’apis de l’ancienne Memphis que l’on noyoit dévotement dans le Nil lorsqu’il étoit caduc, de peur sans doute que par une mort naturelle, il ne choquât l’éternité du dieu monarque qu’il représentoit. Ces abominables usages nous dévoilent quelle est l’antiquité de leur origine : contraires au bien être des souverains, ils ne sont donc point de leur invention. Si les despotes ont hérité des suprèmes avantages de la théocratie, ils ont aussi été les esclaves & les victimes des ridicules & cruels préjugés dont elle avoit rempli l’esprit des nations. Au royaume de Saba, dit Diodore, on lapidoit les princes qui se montroient & qui sortoient de leurs palais ; c’est qu’ils manquoient à l’étiquete de l’invisibilité, nouvelle preuve de ce que nous venons de dire.

Mais quel contraste allons-nous présenter ? ce sont tous les despotes commandans à la nature même ; là ils font fouetter les mers indociles, & renversent les montagnes qui s’opposent à leur passage. Ici ils se disent les maîtres de toutes les terres, de toutes les mers, & de tous les fleuves, & se regardent comme les dieux souverains de tous les dieux de l’univers. Tous les Historiens moralistes qui ont remarqué ces traits de l’ancien despotisme, n’ont vu dans ces extravagances que les folies particulieres de quelques princes insensés ; mais pour nous, nous n’y devons voir qu’une conduite autorisée & reçue dans le plan des anciens gouvernemens. Ces folies n’ont rien eu de personnel, mais elles ont été l’ouvrage de ce vice universel qui avoit infecté la police de toutes les nations.

L’Amérique qui n’a pas moins conservé que l’Asie une multitude de ces erreurs théocratiques, nous en présente ici une des plus remarquables dans le serment que les souverains du Méxique faisoient à leur couronnement, & dans l’engagement qu’ils contractoient lorsqu’ils montoient sur le trone. Ils juroient & promettoient que pendant la durée de leur regne, les pluies tomberoient à propos dans leur empire ; que les fleuves ni les rivieres ne se déborderoient point ; que les campagnes seroient fertiles, & que leurs sujets ne recevroient du ciel ni du soleil aucune maligne influence. Quel a donc été l’énorme fardeau dont l’homme se trouva chargé aussitôt qu’à la place des symboles brutes & inanimés de la premiere théocratie, on en eût fait l’image de la Divinité ? Il fallut donc qu’il fût le garant de toutes les calamités naturelles qu’il ne pouvoit produire ni empêcher, & la source des biens qu’il ne pouvoit donner : par-là les souverains se virent confondus avec ces vaines idoles qui avoient encore eu moins de pouvoir qu’eux, & les nations imbécilles les obligerent de même à se comporter en dieux, lorsqu’elles n’auroient dû en les mettant à la tête des sociétés, qu’exiger qu’ils se comportassent toûjours en hommes, & qu’ils n’oubliassent jamais qu’ils étoient par leur nature & par leurs foiblesses égaux à tous ceux qui se soumettoient à eux sous l’abri commun de l’humanité, de la raison & des lois.

Parce que ces anciens peuples ont trop demandé à leurs souverains, ils n’en ont rien obtenu : le despotisme est devenu une autorité sans borne, parce qu’on a exigé des choses sans bornes ; & l’impossibilité où il a été de faire les biens extrèmes qu’on lui demandoit, n’a pu lui laisser d’autre moyen de manifester son énorme puissance, que celui de faire des extravagances & des maux extrèmes. Tout ceci ne prouve-t-il pas encore que le despotisme n’est qu’une idolâtrie aussi stupide devant l’homme raisonnable, que criminelle devant l’homme religieux. L’Amérique pouvoit tenir cet usage de l’Afrique où tous les despotes sont encore des dieux de plein exercice, ou des royaumes de Totoca, d’Agag, de Monomotapa, de Loango, &c. C’est à leurs souverains que les peuples ont recours pour obtenir de la pluie ou de la sécheresse ; c’est eux que l’on prie pour éloigner la peste, pour guérir les maladies, pour faire cesser la stérilité ou la famine ; on les invoque contre le tonnerre & les orages, & dans toutes les circonstances enfin où l’on a besoin d’un secours surnaturel. L’Asie moderne n’accorde pas moins de pouvoir à quelques uns de ses souverains ; plusieurs prétendent encore rendre la santé aux malades ; les rois de Siam commandent aux élémens & aux génies malfaisans ; ils leur défendent de gâter les biens de la terre ; & comme quelques anciens rois d’Egypte, ils ordonnent aux rivieres débordées de rentrer dans leurs lits, & de cesser leurs ravages.

Nous pouvons mettre aussi au rang des privileges insensés de la théocratie primitive, l’abus que les souverains orientaux ont toûjours fait de cette foible moitié du genre humain qu’ils enferment dans leurs sérails, moins pour servir à des plaisirs que la polygamie de leur pays semble leur permettre, que comme une étiquete d’une puissance plus qu’humaine, & d’une grandeur surnaturelle en tout. En se rappellant ce que nous avons dit ci-devant des femmes que l’incontinente théocratie avoit donné au dieu monarque, & des devoirs honteux auxquels elle avoit asservi la virginité ; on ne doutera pas que les symboles des dieux n’ayent aussi hérité de ce tribut infâme, puisque dans les Indes on y marie encore solemnellement des idoles de pierre, & que dans l’ancienne Lybie, au liv. L. au rapport d’Hérodote, les peres qui marioient leurs filles étoient obligés de les amener au prince la premiere nuit de leur noce pour lui offrir le droit du seigneur. Ces deux anecdotes suffisent sans doute pour montrer l’origine & la succession d’une étiquete que les despotes ont nécessairement dû tenir d’une administration qui avoit avant eux perverti la morale, & abusé de la nature humaine.

La source du despotisme ainsi connue, il nous reste pour completter aussi l’analyse de son histoire, de dire quel a été son sort & sa destinée vis à-vis des ministres théocratiques qui survécurent à la ruine de leur premiere puissance. La révolution qui plaça les despotes sur le trone du dieu monarque, n’a pu se faire sans doute, sans exciter & produire beaucoup de disputes entre les anciens & les nouveaux maîtres : l’ordre théocratique dut y voir la cause du dieu monarque intéressée. L’élection d’un roi pouvoit être regardée en même tems comme une rébellion & comme une idolâtrie. Que de fortes raisons pour inquiéter les rois, & pour tourmenter les peuples ! Cet ordre fut le premier ennemi des empires naissans, & de la police humaine. Il ne cessa de parler au nom du monarque invisible pour s’assujettir le monarque visible ; & c’est depuis cette époque, que l’on a souvent vu les deux dignités suprèmes se disputer la primauté, lutter l’une contre l’autre dans le plein & dans le vuide, & se donner alternativement des bornes & des limites idéales, qu’elles ont alternativement franchies suivant qu’elles ont été plus ou moins secondées des peuples indécis & flottans entre la superstition & le progrès des connoissances.

Un reste de respect & d’habitude ayant laissé subsister les anciens symboles de pierre & de métal qu’on auroit dû supprimer, puisque les symboles humains devoient en tenir lieu, ils resterent sous la direction de leurs anciens officiers, qui n’eurent plus d’autre occupation que celle de les faire valoir de leur mieux, afin d’attirer de leur côté par un culte religieux, les peuples qu’un culte politique & nouveau attiroit puissamment vers un autre objet. La diversion a dû être forte sans doute dès les commencemens de la royauté ; mais les desordres des princes ayant bien-tôt diminué l’affection qu’on devoit à leur trone, les hommes retournerent aux autels des dieux & aux autres oracles, & rendirent à l’ordre théocratique presque toute sa premiere autorité. Ces ministres dominerent bien-tôt sur les despotes eux-mêmes : les symboles de pierre commanderent aux symboles vivans ; la constitution des états devint double & ambiguë, & la réforme que les peuples avoient cru mettre dans leur premier gouvernement ne servit qu’à placer une théocratie politique à côté d’une théocratie religieuse, c’est-à-dire qu’à les rendre plus malheureux en doublant leurs chaînes avec leurs préjugés.

La personne même des despotes ne se ressentit que trop du vice de leur origine ; si les nations se sont avisées quelquefois d’enchaîner les statues de leurs dieux, elles en ont aussi usé de même vis-à-vis des symboles humains, c’est ce que nous avons déja remarqué chez les peuples de Saba & d’Abissinie, où les souverains étoient le jouet & la victime des préjugés qui leur avoient donné une existance funeste par ses faux titres. De plus, comme l’origine des premiers despotes, & l’origine de tous les simulacres des dieux étoit la même ; les ministres théocratiques les regarderent souvent comme des meubles du sanctuaire, & les considérant sous le même point du vue que ces idoles primitives qu’ils décoroient à leur fantaisie, & qu’ils faisoient paroître ou disparoître à leur gré ; ils se crurent de même en droit de changer sur le trône comme sur l’autel ces nouvelles images du dieu monarque, dont ils se croyoient eux seuls les véritables ministres. Voilà quel a été le titre dont se sont particulierement servis contre les souverains de l’ancienne Ethiopie les ministres idolâtres du temple de Meroë.

« Quand il leur en prenoit envie, dit Diodore de Sicile, liv. III. ils écrivoient aux monarques que les dieux leur ordonnoient de mourir, & qu’ils ne pouvoient, sans crime, désobéir à un jugement du ciel. Ils ajoutoient à cet ordre plusieurs autres raisons qui surprenoient aisément des hommes simples, prévenus par l’antiquité de la coutume, & qui n’avoient point le génie de résister à ces commandemens injustes. Cet usage y subsista pendant une longue suite de siecles, & les princes se soumirent à toutes ces cruelles ordonnances, sans autre contrainte que leur propre superstition. Ce ne fut que sous Ptolomée II. qu’un prince, nommé Ergamenes, instruit dans la philosophie des Grecs, ayant reçu un ordre semblable, osa le premier secouer le joug ; il prit, continue notre auteur, une résolution vraiment digne d’un roi ; il assembla son armée, & marcha contre le temple, détruisit l’idole avec ses ministres, & réforma leur culte. »

C’est sans doute l’expérience de ces tristes excès qui avoit porté dans la plus haute antiquité plusieurs peuples à reconnoître dans leurs souverains les deux dignités suprêmes, dont la division n’avoit pu produire que des effets funestes. On avoit vu en effet dès les premiers tems connus, le sacerdoce souvent uni à l’empire, & des nations penser que le souverain d’un état en devoit être le premier magistrat ; cependant l’union du diadème & de l’autel ne fut pas chez ces nations sans vice & sans inconvenient, parce que chez plusieurs d’entre elles le trône n’étoit autre chose que l’autel même, qui s’étoit sécularisé, & que chez toutes on cherchoit les titres de cette union dans des préventions théocratiques & mystiques, toutes opposées au bien-être des sociétés.

Nous terminerons ici l’histoire du despotisme ; nous avons vu son origine, son usage & ses faux titres, nous avons suivi les crimes & les malheurs des despotes, dont on ne peut accuser que le vice de l’administration surnaturelle qui leur avoit été donnée.

La théocratie dans son premier âge avoit pris les hommes pour des justes, le despotisme ensuite les a regardé comme des méchans ; l’une avoit voulu afficher le ciel, l’autre n’a représenté que les enfers ; & ces deux gouvernemens, en supposant des principes extrèmes qui ne sont point faits pour la terre, on fait ensemble le malheur du genre humain, dont ils ont changé le caractere & perverti la raison. L’idolâtrie est venue s’emparer du trône élevé au dieu monarque, elle en a fait son autel, le despotisme a envahi son autel, il en a fait son trône ; & une servitude sans borne a pris la place de cette précieuse liberté qu’on avoit voulu afficher & conserver par des moyens surnaturels. Ce gouvernement n’est donc qu’une théocratie payenne, puisqu’il en a tous les usages, tous les titres & toute l’absurdité.

Arrivé au terme où l’abus du pouvoir despotique va faire paroître en diverses contrées le gouvernement républicain ; c’est ici que dans cette multitude de nations anciennes, qui ont toutes été soumises à une puissance unique & absolue, on va reconnoître dans quelques-unes, cette action physique qui concourt à fortifier ou à affoiblir les préjugés qui commandent ordinairement aux nations de la terre avec plus d’empire que leurs climats.

Lorsque les abus de la premiere théocratie avoient produit l’anarchie & l’esclavage ; l’anarchie avoit été le partage de l’occident dont tous les peuples devinrent errans & sauvages, & la servitude avoit été le sort des nations orientales. Les abus du despotisme ayant ensuite fait gémir l’humanité, & ces abus s’étant introduit dans l’Europe par les législations & les colonies asiatiques qui y répandirent une seconde fois leurs préjugés & leurs faux principes ; cette partie du monde sentit encore la force de son climat, elle souffrit, il est vrai, pendant quelques-tems ; mais à la fin, l’esprit de l’occident renversa dans la Grece & dans l’Italie le siege des tyrans qui s’y étoient élevés de toute part ; & pour rendre aux Européens l’honneur & la liberté qu’on leur avoit ravie, cet esprit a établi par tout le gouvernement républicain, le croyant le plus capable de rendre les hommes heureux & libres.

On ne s’attend pas sans doute à voir renaître dans cette révolution les préjugés antiques de la théocratie primitive ; jamais les historiens grecs ou romains ne nous ont parlé de cette chimere mystique, & ils sont d’accord ensemble pour nous montrer l’origine des républiques dans la raison perfectionnée des peuples, & dans les connoissances politiques des plus profonds législateurs : nous craindrions donc d’avancer un paradoxe en disant le contraire, si nous n’étions soutenus & éclairés par le fil naturel de cette grande chaîne des erreurs humaines que nous avons parcourue jusqu’ici avec succès, & qui va de même se prolonger dans les âges que l’on a cru les plus philosophes & les plus sages. Loin que les préjugés théocratiques fussent éteints, lorsque l’on chassa d’Athènes les Pisistrates & les Tarquins de Rome, ce fut alors qu’ils se reveillerent plus que jamais, ils influerent encore sur le plan des nouveaux gouvernemens ; & comme ils dicterent les projets de liberté qu’on imagina de toute part, ils furent aussi la source de tous les vices politiques dont les législations républicaines ont été affectées & troublées.

Le premier acte du peuple d’Athènes après sa délivrance fut d’élever une statue à Jupiter, & de lui donner le titre de roi, ne voulant point en avoir d’autre à l’avenir ; ce peuple ne fit donc autre chose alors que rétablir le regne du dieu monarque, & la théocratie lui parut donc le véritable & le seul moyen de faire revivre cet ancien âge d’or, où les sociétés heureuses & libres n’avoient eu d’autres souverain que le dieu qu’elles invoquoient.

Le gouvernement d’un roi théocratique, & la nécessité de sa présence dans toute société tenoit tellement alors à la religion des peuples de l’Europe, que malgré l’horreur qu’ils avoient conçue pour les rois, ils se crurent néanmoins obligés d’en conserver l’ombre lorsqu’ils en anéantissoient la réalité. Les Athéniens & les Romains en réleguerent le nom dans le sacerdoce, & les uns en créant un roi des augures, & les autres un roi des sacrifices, s’imaginerent satisfaire par-là aux préjugés qui exigeoient que telles ou telles fonctions ne fussent faites que par des images théocratiques. Il est vrai qu’ils eurent un grand soin de renfermer dans des bornes très-étroites le pouvoir de ces prêtres rois ; on ne leur donna qu’un faux titre & quelques vaines distinctions ; mais il arriva que le peuple ne reconnoissant pour maître que des dieux invisibles, ne forma qu’une société qui n’eut de l’unité que sous une fausse spéculation ; & que chacun en voulut être le maître & le centre, & comme ce centre fut partout, il ne se trouva nulle part.

Nous dirons de plus que, lorsque ces premiers républicains anéantirent les rois, en conservant cependant la royauté, ils y furent encore portés par un reste de ce préjugé antique, qui avoit engagé les primitives sociétés à vivre dans l’attente du regne du dieu monarque, dont la ruine du monde leur avoit fait croire l’arrivée instante & prochaine ; c’étoit cette fausse opinion qui avoit porté ces sociétés à ne se réunir que sous un gouvernement figuré, & à ne se donner qu’une administration provisoire. Or, on a tout lieu de croire que les républicains ont eu dans leurs tems quelque motif semblable, parce qu’on retrouve chez eux toutes les ombres de cette attente chimérique. L’oracle des Delphes promettoit aux Grecs un roi futur, & les sibylles des Romains leur avoient aussi annoncé pour l’avenir un monarque qui les rendroit heureux, & qui étendroit leur domination par toute la terre. Ce n’a même été qu’à l’abri de cet oracle corrompu que Rome marcha toujours d’un pas ferme & sûr à l’empire du monde, & que les Césars s’en emparerent ensuite. Tous ces oracles religieux n’avoient point eu d’autres principes que l’unité future du regne du dieu monarque qui avoit jetté dans toutes les sociétés cette ambition turbulente qui a tant de fois ravagé l’univers, & qui a porté tous les anciens conquérans à se regarder comme des dieux, ou comme les enfans des dieux.

Après la destruction des rois d’Israel & de Juda, & le retour de la captivité, les Hébreux en agirent à-peu-près comme les autres républiques ; ils ne rétablirent point la royauté, ni même le nom de roi, mais ils en donnerent la puissance & l’autorité à l’ordre sacerdotal, & du reste ils vécurent dans l’espérance qu’ils auroient un jour un monarque qui leur assujettiroit tous les peuples de la terre ; mais ce faux dogme fut ce qui causa leur ruine totale. Ils confondirent cette attente chimérique & charnelle avec l’attente particuliere où ils devoient être de notre divin Messie, dont le dogme n’avoit aucun rapport aux folies des nations. Au lieu de n’esperer qu’en cet homme de douleur, & ce dieu caché qui avoit été promis à leurs peres ; les Juifs ne chercherent qu’un prince, qu’un conquérant & qu’un grand roi politique. Après avoir troublé toute l’Asie pour trouver leur phantome, bientôt ils se dévorerent les uns les autres, & les Romains indignés engloutirent enfin ces foibles rivaux de leur puissance & de leur ambition religieuse. Cette frivole attente des nations n’ayant été autre dans son principe que celle du dieu monarque, dont la descente ne doit arriver qu’à la fin des tems, elle ne manqua pas de rappeller par la suite les autres dogmes qui en sont inséparables, & de ranimer toutes les antiques terreurs de la fin du monde : aussi vit-on dans ces mêmes circonstances, où la république romaine alloit se changer en monarchie, les devins de la Toscane annoncer dès le tems de Silla & de Marius l’approche de la révolution des siecles, & les faux oracles de l’Asie, semer parmi les nations ces allarmes & ces fausses terreurs qui ont agi si puissamment sur les premiers siecles de notre ére, & qui ont alors produit des effets assez semblables à ceux des âges primitifs.

Par cette courte exposition d’une des grandes énygmes de l’histoire du moyen âge, l’on peut juger qu’il s’en falloit de beaucoup que les préjugés de l’ancienne théocratie fussent effacés de l’esprit des Européens. En proclamant donc un dieu pour le roi de leur république naissante, ils adopterent nécessairement tous les abus & tous les usages qui devoient être la suite de ce premier acte, & en le renouvellant, ils s’efforcerent aussi de ramener les sociétés à cet ancien âge d’or, & à ce regne surnaturel de justice, de liberté & de simplicité qui en avoit fait le bonheur. Ils ignoroient alors que cet état n’avoit été dans son tems que la suite des anciens malheurs du monde, & l’effet d’une vertu momentanée, & d’une situation extrême, qui, n’étant point l’état habituel du genre humain sur la terre, ne peut faire la base d’une constitution politique, qu’on ne doit asseoir que sur un milieu fixe & invariable. Ce fut donc dans ces principes plus brillans que solides, qu’on alla puiser toutes les institutions qui devoient donner la liberté à chaque citoyen, & l’on fonda cette liberté sur l’égalité de puissance, parce qu’on avoit encore oublié que les anciens n’avoient eu qu’une égalité de misere. Comme on s’imagina que cette égalité que mille causes physiques & morales ont toujours écarté, & écarteront toujours de la terre ; comme on s’imagina, dis-je, que cette égalité étoit de l’essence de la liberté, tous les membres d’une république se dirent égaux, ils furent tous rois, ils furent tous législateurs ou participans à la législation. Pour maintenir ces glorieuses & dangereuses chimeres, il n’y eut point d’état républicain qui ne se vit forcé de recourir à des moyens violens & surnaturels. Le mépris des richesses, la communauté des biens, le partage des terres, la suppression de l’or & de l’argent monnoyé, l’abolition des dettes, les repas communs, l’expulsion des étrangers, la prohibition du commerce, les formes de la police & de la discipline, le nombre & la valeur des voix législatives ; enfin une multitude de lois contre le luxe & pour la frugalité publique les occuperent & les diviserent sans cesse. On édifioit aujourd’hui ce qu’il falloit détruire peu après, les principes de la société étoient toujours en contradiction avec son état, & les moyens qu’on employoit étoient toujours faux parce qu’on appliquoit à des nations nombreuses & formées des loix ou plutôt des usages qui ne pouvoient convenir qu’à un âge mystique, & qu’à des familles religieuses.

Les républiques se disoient libres, & la liberté fuyoit devant elles ; elles vouloient être tranquilles, elles ne le furent jamais ; chacun s’y prétendoit égal, & il n’y eut point d’égalité : enfin, ces gouvernemens pour avoir eu pour point de vue tous les avantages extrèmes des théocraties & de l’âge d’or, furent perpétuellement comme ces vaisseaux qui, cherchant des contrées imaginaires, s’exposent sur des mers orageuses, où après avoir été long-tems tourmentés par d’affreuses tempêtes vont échouer à la fin sur des écueils & se briser contre les rochers d’une terre déserte & sauvage. Le système républicain cherchoit de même une contrée fabuleuse, il fuyoit le despotisme, & partout le despotisme rut sa fin ; telle étoit même la mauvaise constitution de ces gouvernemens jaloux de liberté & d’égalité, que ce despotisme qu’ils haïssoient en étoit l’asile & le soutien dans les tems difficiles : il a fallu bien souvent que Rome, pour sa propre conservation se soumît volontairement à des dictateurs souverains. Ce remede violent, qui suspendoit l’action de toute loi & de toute magistrature, fut la ressource de cette fameuse république dans toutes les circonstances malheureuses, où le vice de sa constitution la plongeoit. L’héroïsme des premiers tems le rendit d’abord salutaire, mais sur la fin, cette dictature se fixa dans une famille ; elle y devint héréditaire, & ne produisit plus que d’abominables tyrans.

Le gouvernement républicain n’a donc été dans son origine qu’une théocratie renouvellée ; & comme il en eut le même esprit, il en eut aussi tous les abus, & se termina de même par la servitude. L’un & l’autre gouvernement eurent ce vice essentiel de n’avoir point donné à la société un lien visible & un centre commun qui la rappellât vers l’unité, qui la représentât dans l’aristocratie. Ce centre commun n’étoit autre que les grands de la nation en qui résidoit l’autorité, mais un titre porté par mille têtes, ne pouvant représenter cette unité, le peuple indécis y fut toujours partagé en factions, ou soumis à mille tyrans.

La démocratie dont le peuple étoit souverain fut un autre gouvernement aussi pernicieux à la société, & il ne faut pas être né dans l’orient pour le trouver ridicule & monstrueux. Législateur, sujet & monarque à la fois, tantôt tout, & tantôt rien, le peuple souverain ne fut jamais qu’un tyran soupçonneux, & qu’un sujet indocile, qui entretint dans la société des troubles & des dissentions perpétuelles, qui la firent à la fin succomber sous les ennemis du dedans & sous ceux qu’on lui avoit faits au-dehors. L’inconstance de ces diverses républiques & leur courte durée suffiroient seules, indépendamment du vice de leur origine, pour nous faire connoître que ce gouvernement n’est point fait pour la terre, ni proportionné au caractere de l’homme, ni capable de faire ici bas tout son bonheur possible. Les limites étroites des territoires entre lesquelles il a toujours fallu que ces républiques se renfermassent pour conserver leurs constitutions, nous montrent aussi qu’elles sont incapables de rendre heureuses les grandes sociétés. Quand elles ont voulu vivre exactement suivant leurs principes, & les maintenir sans altération, elles ont été obligées de se séparer du reste de la terre ; & en effet, un desert convient autant au-tour d’une république qu’autour d’un empire despotique, parce que tout ce qui a ses principes dans le surnaturel, doit vivre seul & se séparer du monde ; mais par une suite de cet abus nécessaire, la multitude de ces districts républicains fit qu’il y eut moins d’unité qu’il n’y en avoit jamais eu parmi le genre humain. On vit alors une anarchie de ville en ville, comme on en avoit vu une autrefois de particulier à particulier. L’inégalité & la jalousie des républiques entre elles firent répandre autant & plus de sang que le despotisme le plus cruel ; les petites sociétés furent détruites par les grandes, & les grandes à leur tour se détruisirent elles-mêmes.

L’idolâtrie de ces anciennes républiques offriroit encore un vaste champ où nous retrouverions facilement tous les détails & tous les usages de cet esprit théocratique qu’elles conserverent. Nous ne nous y arrêterons pas cependant, mais nous ferons seulement remarquer, que si elles consulterent avec la derniere stupidité le vol des oiseaux & les poulets sacrés, & si elles ne commencerent jamais aucune entreprise, soit publique, soit particuliere, soit en paix, soit en guerre, sans les avis de leurs devins & de leurs augures, c’est qu’elles ont toujours eu pour principe de ne rien faire sans les ordres de leur monarque théocratique. Ces républiques n’ont été idolâtres que par-là, & l’apostasie de la raison qui a fait le crime & la honte du paganisme, ne pouvoit manquer de se perpétuer par leur gouvernement surnaturel.

Malgré l’aspect désavantageux sous lequel les républiques viennent de se présenter à nos yeux, nous ne pouvons oublier ce que leur histoire a de beau & d’intéressant dans ces exemples étonnans de force, de vertu & de courage qu’elles ont toutes donnés, & par lesquels elles se sont immortalisées ; ces exemples, en effet, ravissent encore notre admiration, & affectent tous les cœurs vertueux, c’est là le beau côté de l’ancienne Rome & d’Athènes. Exposons donc ici les causes de leurs vertus, puisque nous avons exposé les causes de leur vice.

Les républiques ont eu leur âge d’or, parce que tous les états surnaturels ont nécessairement dû commencer par-là. Les spéculations théocratiques ayant fait la base des spéculations républicaines, leurs premiers effets ont du élever l’homme au-dessus de lui-même, lui donner une ame plus qu’humaine, & lui inspirer tous les sentimens qui seuls avoient été capables autrefois de soutenir le gouvernement primitif qu’on vouloit renouveller pour faire reparoître avec lui sur la terre la vertu, l’égalité & la liberté. Il a donc fallu que le républiquain s’élévât pendant un tems au-dessus de lui-même ; le point de vûe de sa législation étant surnaturel, il a fallu qu’il fût vertueux pendant un tems, sa législation voulant faire renaître l’âge d’or qui avoit été le regne de la vertu ; mais il a fallu à la fin que l’homme redevînt homme, parce qu’il est fait pour l’être.

Les grands mobiles qui donnerent alors tant d’éclat aux généreux efforts de l’humanité, furent aussi les causes de leur courte durée. La ferveur de l’âge d’or s’étoit renouvellée, mais elle fut encore passagere ; l’héroïsme avoit reparu dans tout son lustre, mais il s’éclipsa de même, parce que les prodiges ici bas ne sont point ordinaires, & que le surnaturel n’est point fait pour la terre. Quelques-uns ont dit que les vertus de ces anciens républicains n’avoient été que des vertus humaines & de fausses vertus ; pour nous nous disons le contraire : si elles ont été fausses, c’est parce qu’elles ont été plus qu’humaines ; sans ce vice elles auroient été plus constantes & plus vraies.

L’état des sociétés ne doit point être en effet établi sur le sublime, parce qu’il n’est pas le point fixe ni le caractere moyen de l’homme, qui souvent ne peut pratiquer la vertu qu’on lui prêche, & qui plus souvent encore en abuse lorsqu’il la pratique, quand il a éteint sa raison, & lorsqu’il a dompté la nature. Nous avons toujours vû jusqu’ici qu’il ne l’a fait que pour s’élever au-dessus de l’humanité, & c’est par les mêmes principes que les républiques se sont perdues, après avoir produit des vertus monstrueuses plûtôt que des vraies vertus, & s’être livrées à des excès contraires à leur bonheur & à la tranquillité du genre humain.

Le sublime, ce mobile si nécessaire du gouvernement républicain & de tout gouvernement fondé sur des vûes plus qu’humaines, est tellement un ressort disproportionné dans le monde politique, que dans ces austeres républiques de la Grece & de l’Italie, souvent la plus sublime vertu y étoit punie, & presque toujours maltraitée : Rome & Athènes nous en ont donné des preuves qui nous paroissent inconcevables, parce qu’on ne veut jamais prendre l’homme pour ce qu’il est. Le plus grand personnage, les meilleurs citoyens, tous ceux enfin qui avoient le plus obligé leur patrie, étoient bannis ou se bannissoient d’eux-mêmes ; c’est qu’ils choquoient cette nature humaine qu’on méconnoissoit ; c’est qu’ils étoient coupables envers l’égalité publique par leur trop de vertu. Nous concluerons donc par le bien & le mal extrème dont les républiques anciennes ont été susceptibles, que leur gouvernement étoit vicieux en tout, parce que préoccupé de principes théocratiques, il ne pouvoit être que très-éloigné de cet état moyen, qui seul peut sur la terre arrêter & fixer à leur véritable degré la sûreté, le repos & le bonheur du genre humain.

Les excès du despotisme, les dangers des républiques, & le faux de ces deux gouvernemens, issus d’une théocratie chimérique, nous apprendront ce que nous devons penser du gouvernement monarchique, quand même la raison seule ne nous le dicteroit pas. Un état politique où le trône du monarque qui représente l’unité a pour fondement les lois de la société sur laquelle il regne, doit être le plus sage & le plus heureux de tous. Les principes d’un tel gouvernement sont pris dans la nature de l’homme & de la planete qu’il habite ; il est fait pour la terre comme une république & une véritable théocratie ne sont faites que pour le ciel, & comme le despotisme est fait pour les enfers. L’honneur & la raison qui lui ont donné l’être, sont les vrais mobiles de l’homme, comme cette sublime vertu, dont les républiques n’ont pû nous montrer que des rayons passagers, sera le mobile constant des justes de l’empirée, & comme la crainte des états despotiques sera l’unique mobile des méchans au tartare. C’est le gouvernement monarchique qui seul a trouvé les vrais moyens de nous faire jouir de tout le bonheur possible, de toute la liberté possible, & de tous les avantages dont l’homme en société peut jouir sur la terre. Il n’a point été, comme les anciennes législations, en chercher de chimériques dont on ne peut constamment user, & dont on peut abuser sans cesse.

Ce gouvernement doit donc être regardé comme le chef-d’œuvre de la raison humaine, & comme le port où le genre humain, battu de la tempête en cherchant une félicité imaginaire, a dû enfin se rendre pour en trouver une qui fût faite pour lui. Elle est sans doute moins sublime que celle qu’il avoit en vûe, mais elle est plus solide, plus réelle & plus vraie sur la terre. C’est-là qu’il a trouvé des rois qui n’affichent plus la divinité, & qui ne peuvent oublier qu’ils sont des hommes : c’est-là qu’il peut les aimer & les respecter, sans les adorer comme de vaines idoles, & sans les craindre comme des dieux exterminateurs : c’est-là que les rois reconnoissent des lois sociales & fondamentales qui rendent leurs trônes inébranlables & leurs sujets heureux, & que les peuples suivent sans peine & sans intrigues des lois antiques & respectables que leur ont donné de sages monarques sous lesquels depuis une longue succession de siecles ils jouissent de tous les privileges & de tous les avantages modérés qui distinguent l’homme sociable de l’esclave de l’Asie & du sauvage de l’Amérique.

L’origine de la monarchie ne tient en rien à cette chaîne d’événemens & à ces vices communs qui ont lié jusqu’ici les uns aux autres tous les gouvernemens antérieurs, & c’est ce qui fait particulierement son bonheur & sa gloire. Comme les anciens préjugés, qui faisoient encore par-tout le malheur du monde, s’étoient éteints dans les glaces du Nord, nos ancêtres, tout grossiers qu’ils étoient, n’apporterent dans nos climats que le froid bon sens, avec ce sentiment d’honneur qui s’est transmis jusqu’à nous, pour être à jamais l’ame de la monarchie. Cet honneur n’a été & ne doit être encore dans son principe que le sentiment intérieur de la dignité de la nature humaine, que les gouvernemens théocratiques ont dédaigné & avili, que le despotique a détruit, mais que le monarchique a toujours respecté, parce que son objet est de gouverner des hommes incapables de cette vive imagination qui a toujours porté les peuples du midi aux vices & aux vertus extrèmes. Nos ancêtres trouverent ainsi le vrai qui n’existe que dans un juste milieu ; & loin de reconnoître dans leurs chefs des dons surnaturels & une puissance plus qu’humaine, ils se contentoient en les couronnant de les élever sur le pavoi & de les porter sur leurs épaules, comme pour faire connoître qu’ils seroient toujours soutenus par la raison publique, conduits par son esprit, & inspirés par ses lois. Bien plus : ils placerent à côté d’eux des hommes sages, auxquels ils donnerent la dignité de pairs, non pour les égaler aux rois, mais pour apprendre à ces rois qu’étant hommes, ils sont égaux à des hommes. Leurs principes humains & modérés n’exigerent donc point de leurs souverains qu’ils se comportassent en dieux, & ces souverains n’exigerent point non plus de ces peuples sensés ni ce sublime dont les mortels sont peu capables, ni cet avilissement qui les révolte ou qui les dégrade. Le gouvernement monarchique prit la terre pour ce qu’elle est & les hommes pour ce qu’ils sont ; il les y laissa jouir des droits & des privileges attachés à leur naissance, à leur état & à leur faculté ; il entretint dans chacun d’eux des sentimens d’honneur, qui font l’harmonie & la contenance de tout le corps politique ; & ce qui fait enfin son plus parfait éloge, c’est qu’en soutenant ce noble orgueil de l’humanité, il a su tourner à l’avantage de la société les passions humaines, si funestes à toutes les autres législations qui ont moins cherché à les conduire qu’à les détruire ou à les exalter : constitution admirable digne de tous nos respects & de tout notre amour ! Chaque corps, chaque société, chaque particulier même y doit voir une position d’autant plus constante & d’autant plus heureuse, que cette position n’est point établie sur de faux principes, ni fondée sur des mobiles ou des motifs chimériques, mais sur la raison & sur le caractere des choses d’ici bas. Ce qu’il y a même de plus estimable dans ce gouvernement, c’est qu’il n’a point été une suite d’une législation particuliere ni d’un système médité, mais le fruit lent & tardif de la raison dégagée de ces préjugés antiques.

Il a été l’ouvrage de la nature, qui doit être à bon titre regardée comme la législatrice & comme la loi fondamentale de cet heureux & sage gouvernement : c’est elle seule qui a donné une législation capable de suivre dans ses progrès le génie du genre humain, & d’élever l’esprit de chaque gouvernement à mesure que l’esprit de chaque nation s’éclaire & s’éleve ; équilibre sans lequel ces deux esprits cherchoient en vain leur repos & leur sûreté.

Nous n’entrerons point dans le détail des diversités qu’ont entr’elles les monarchies présentes de l’Europe, ni des événemens qui depuis dix à douze siecles ont produit ces variations. Dans tout, l’esprit primitif est toujours le même ; s’il a été quelquefois altéré ou changé, c’est parce que les antiques préventions des climats où elles sont venues s’établir, ont cherché à les subjuguer dans ces âges d’ignorance & de superstitions qui plongerent pour un tems dans le sommeil le bon sens des nations européennes, & même la religion la plus sainte.

Ce fut sous cette ténébreuse époque que ces mêmes préjugés théocratiques, qui avoient infecté les anciens gouvernemens, entreprirent de s’assujettir aussi les monarchies nouvelles, & que sous mille formes différentes ils en furent tantôt les fléaux & tantôt les corrupteurs. Mais à quoi sert de rappeller un âge dont nous détestons aujourd’hui la mémoire, & dont nous méprisons les faux principes ? qu’il nous serve seulement à montrer que les monarchies n’ont pu être troublées que par des vices étrangers sortis du sein de la nature calme & paisible. Elles n’ont eu de rapport avec les théocraties, filles de fausses terreurs, que par les maux qu’elles en ont reçu. Seules capables de remplir l’objet de la science du gouvernement, qui est de maintenir les hommes en société & de faire le bonheur du monde, les monarchies y réussiront toujours en rappellant leur esprit primitif pour éloigner les faux systèmes ; en s’appuyant sur une police immuable & sur des lois inaltérables, afin d’y trouver leur sureté & celle de la société, & en plaçant entre la raison & l’humanité, comme en une bonne & sure garde, les préjugés théocratiques, s’il y en a qui subsistent encore. Du reste, c’est le progrès des connoissances qui, en agissant sur les puissances & sur la raison publique, continuera de leur apprendre ce qu’il importe pour le vrai bien de la société : c’est à ce seul progrès, qui commande d’une façon invisible & victorieuse à tout ce qui pense dans la nature, qu’il est reservé d’être le législateur de tous les hommes, & de porter insensiblement & sans effort des lumieres nouvelles dans le monde politique, comme il est porté tous les jours dans le monde savant.

Nous croirions avoir obmis la plus intéressante de nos observations, & avoir manqué à leur donner le degré d’autenticité dont elles peuvent être susceptibles, si après avoir suivi & examiné l’origine & les principes des divers gouvernemens, nous ne finissions point par faire remarquer & admirer quelle a été la sagacité d’un des grands hommes de nos jours, qui sans avoir considéré l’origine particuliere de ces gouvernemens, qu’il auroit cependant encore mieux vu que nous, a commencé par où nous venons de finir, & a prescrit néanmoins à chacun d’eux son mobile convenable & ses lois. Nous avons vu que les républiques avoient pris pour modele l’âge d’or de la théocratie, c’est-à-dire le ciel même ; c’est la vertu, dit M. de Montesquieu, qui doit être le mobile du gouvernement républicain. Nous avons vu que le despotisme n’avoit cherché qu’à représenter le monarque exterminateur de la théocratie des nations ; c’est la crainte, a dit encore M. de Montesquieu, qui doit être le mobile du despotisme. C’est l’honneur, a dit enfin ce législateur de notre âge, qui doit être le mobile de la monarchie ; & nous avons reconnu en effet que c’est ce gouvernement raisonnable fait pour la terre, qui laissant à l’homme tout le sentiment de son état & de son existence, doit être soutenu & conservé par l’honneur, qui n’est autre chose que le sentiment que nous avons tous de la dignité de notre nature. Quoi qu’aient donc pu dire la passion & l’ignorance contre les principes du sublime auteur de l’esprit des lois, ils sont aussi vrais que sa sagacité a été grande pour les découvrir & en suivre les effets sans en avoir cherché l’origine. Tel est le privilege du génie, d’être seul capable de connoître le vrai d’un grand tout, lors même que ce tout lui est inconnu, ou qu’il n’en considere qu’une partie. Cet article est de feu M. Boulanger.