L’Encyclopédie/1re édition/APOSTROPHE

La bibliothèque libre.
Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 537-538).

APOSTROPHE, s. f. (Belles-Lett.) figure de Rhétorique dans laquelle l’orateur interrompt le discours qu’il tenoit à l’auditoire, pour s’adresser directement & nommément à quelque personne, soit aux dieux, soit aux hommes, aux vivans ou aux morts, ou à quelqu’être, même aux choses inanimées, ou à des êtres métaphysiques, & qu’on est en usage de personnifier.

De ce dernier genre est ce trait de M. Bossuet dans son Oraison funebre de la duchesse d’Orléans : « Hélas, nous ne pouvons arrêter un moment les yeux sur la gloire de la Princesse, sans que la mort s’y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre ! O mort, éloigne-toi de notre pensée, & laisse-nous tromper pour un moment la violence de notre douleur par le souvenir de notre joie ».

Cicéron dans l’Oraison pour Milon, s’adresse aux citoyens illustres qui avoient répandu leur sang pour la patrie, & les intéresse à la défense d’un homme qui en avoit tué l’ennemi dans la personne de Clodius. Dans la même piece il apostrophe les tombeaux, les autels, les bois sacrés du mont Albain. Vos Albani tumuli atque luci, &c.

Enée dans un récit remarque, que si on avoit été attentif à un certain évenement, Troie n’auroit pas été prise.

Trojaque nunc stares, Priamique arx alta maneres.

Æneid. II.

L’apostrophe fait sentir toute la tendresse d’un bon citoyen pour sa patrie.

Celle que Démosthene adresse aux Grecs tués à la bataille de Marathon, est célebre ; le cardinal du Perron a dit qu’elle fit autant d’honneur à cet Orateur, que s’il eût ressuscité ces guerriers. On regarde aussi comme un des plus beaux endroits de Cicéron, celle qu’il adresse à Tubéron dans l’Oraison pour Ligarius : Quid enim, Tubero, tuus ille districtus in acie Pharsalicâ gladius agebat ? &c. Cette apostrophe est remarquable, & par la vivacité du discours, & par l’émotion qu’elle produisit dans l’ame de César.

Au reste il en est de l’apostrophe comme des autres figures. Pour plaire elle doit n’être pas prodiguée à tout propos. L’auditeur souffriroit impatiemment qu’on le perdît incessamment de vûe, pour ne s’adresser qu’à des êtres qu’il suppose toûjours moins intéressés que lui au discours de l’orateur.

Le mot apostrophe est Grec, ἀποστροφὴ, aversio, formé d’ἀπὸ, ab, & de στρέφω, verto, je tourne ; quia orator ab auditore convertit sermonem ad aliam personam. (G).

Apostrophe, s. m. est aussi un terme de Grammaire, & vient d’ἀπόστροφος, substantif masculin ; d’où les Latins ont fait apostrophus pour le même usage. R. ἀποστρέφω, averto, je détourne, j’ôte. L’usage de l’apostrophe en Grec, en Latin & en François, est de marquer le retranchement d’une voyelle à la fin d’un mot pour la facilité de la prononciation. Le signe de ce retranchement est une petite virgule que l’on met au haut de la consonne, & à la place de la voyelle qui seroit après cette consonne, s’il n’y avoit point d’apostrophe ; ainsi on écrit en Latin men’ pour mene ? tanton’ pour tantò-ne ?

....Tanton’ me crimine dignum ?

Virg. Æneid. v. 668.

....Tanton’ placuit coneurrere motu ?

Virg. Æneid. XII. v. 503.

viden’ pour vides-ne ? ain’ pour ais-ne ? dixtin’ pour dixisti-ne ? & en François grand’- messe, grand’- mere, pas grand’chose, grand’peur, &c.

Ce retranchement est plus ordinaire quand le mot suivant commence par une voyelle.

En François l’emuet ou féminin est la seule voyelle qui s’élide toûjours devant une autre voyelle, au moins dans la prononciation ; car dans l’écriture on ne marque l’élision par l’apostrophe que dans les monosyllabes je, me, te, se, le, ce, que, de, ne, & dans jusque & quoique, quoiqu’il arrive. Ailleurs on écrit l’e muet quoiqu’on ne le prononce pas : ainsi on écrit, une armée en bataille, & l’on prononce un armé en bataille.

L’a ne doit être supprimé que dans l’article & dans le pronom la, l’ame, l’église, je l’entends, pour je la entends. On dit la onzieme, ce qui est peut-être venu de ce que ce nom de nombre s’écrit souvent en chiffre, le XI. roi, la XI. lettre. Les enfans disent m’amie, & le peuple dit aussi m’amour.

L’i ne se perd que dans la conjonction si devant le pronom masculin, tant au singulier qu’au pluriel ; s’il vient, s’ils viennent, mais on dit si elles viennent.

L’u ne s’élide point, il m’a paru étonné. J’avoue que je suis toujours surpris quand je trouve dans de nouveaux livres viendra-t’il, dira-t’il : ce n’est pas là le cas de l’apostrophe, il n’y a point là de lettre élidée ; le t en ces occasions n’est qu’une lettre euphonique, pour empêcher le bâillement ou rencontre des deux voyelles ; c’est le cas du tiret ou division : on doit écrire viendra-t-il, dira-t-il. Les Protes ne lisent-ils donc point les grammaires qu’ils impriment ?

Tous nos dictionnaires François font ce mot du genre féminin ; il devroit pourtant être masculin quand il signifie ce signe qui marque la suppression d’une voyelle finale. Après tout on n’a pas occasion dans la pratique de donner un genre à ce mot en François : mais c’est une faute à ces dictionnaires quand ils font venir ce mot d’ἀποστροφὴ, qui est le nom d’une figure de Rhétorique. Les dictionnaires Latins sont plus exacts ; Martinius dit : Apostrophe. R. ἀποστροφὴ, figura Rhetoricæ ; & il ajoûte immédiatement : apostrophus, R. ἀπόστροφος, signum rejectæ vocalis. Isidore, au liv. I. de ses origines, chapitre xviij. où il parle des figures ou signes dont on se sert en écrivant, dit : apostrophos, pars circuli dextra, & ad summam litteram apposita, fit ita’, quâ notâ deesse ostenditur in sermone ultimas vocales (F)